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IV

LA MUSIQUE

2e  période (Transition).

Pour peu que l’on veuille établir un schème chronologique de l’œuvre beethovénien en inscrivant dans trois colonnes séparées les productions pour piano seul, celles avec orchestre et celles pour musique de chambre, on pourra constater, non sans une certaine surprise, la disparition presque complète dès 1805, totale, de 1809 à 1816 (deux sonates exceptées) de toute œuvre importante pour piano. Par contre, la production orchestrale, timide et rare dans la première période, se fait tout d’un coup exubérante, à partir de cette même année 1805, et absorbe la pensée du maître au point de lui faire presque négliger la musique de chambre dans laquelle il excelle. Trois trios et cinq quatuors, voilà tout ce qu’on découvre de 1804 à 1812, tandis que les mêmes huit années n’ont pas produit moins de vingt-quatre œuvres considérables pour orchestre. Presque subitement, Beethoven extériorise sa musique et cherche à atteindre la sensibilité de l’auditeur par l’effet sonore lui-même. Il serait donc tentant de dater le changement de style de cette année 1804 où la transformation se manifeste par une si rapide et si complète évolution vers la symphonie instrumentale. Toutefois, un observateur attentif découvrira sans peine que c’est à l’année 1801 qu’il faut faire remonter cette rupture avec les procédés précédemment employés, comme avec toute velléité imitative. C’est, en effet, surtout dans les sonates composées de 1801 à 1804 que se feront remarquer ces hésitations, cette incertitude tantôt infiniment triste, tantôt fougueusement emportée qui dénotent, dans l’âme créatrice, une orientation nouvelle, on pourrait presque dire un combat, dont les Sonates, op. 57 et 53 et la troisième symphonie marqueront le terme.

Avant de chercher à déterminer les causes de ce brusque changement, que l’on nous permette d’en énumérer les effets, au point de vue de la composition ; l’intérêt captivant qui s’attache à cette époque, jusqu’ici assez peu étudiée, pourra, nous l’espérons, justifier aux yeux des lecteurs ce qu’une digression technique présente d’un peu aride.

On sait que la Sonate, forme de composition issue de l’ancienne Suite de danses, est constituée par un ensemble de trois ou de quatre pièces de type différent. La première établit un conflit entre deux thèmes, ou idées musicales qui, se présentant successivement, chacune à l’un des deux pôles de la tonalité adoptée, se recherchent, se fuient, s’expliquent, et finissent par se rejoindre dans un même lieu musical : la tonalité dont nous avons parlé tout à l’heure. Ceci est la forme-sonate, établie par Corelli et Emmanuel Bach. Elle sert encore à l’heure qu’il est à toute construction musicale sérieuse.

La deuxième pièce, ordinairement la partie lente, présente le type lied, divisé en trois ou cinq sections, et basé sur un thème essentiellement différent de ceux qu’on emploie dans le morceau du type-sonate. La troisième, d’un mouvement modéré, conserve de l’ancienne Suite la forme menuet. La quatrième, vive et alerte, avait adopté, durant la plus grande partie du xviiie siècle, le type du rondeau français à refrains et couplets périodiques.

L’ensemble de ces quatre types constituait alors (avec quelques variantes, chez Haydn notamment) ce que l’on était convenu d’appeler une Sonate. C’est sur cette forme que se modelèrent la naissante Symphonie (sonate d’orchestre) et la musique de chambre.

Au cours de sa première manière, Beethoven s’était scrupuleusement conformé à la coutume, se bornant à imiter parfois Haydn qui bâtit plus volontiers sa sonate en trois pièces.

Mais, dès l’année 1801, tous ces principes semblent abandonnés, Beethoven paraît s’engager sur une route nouvelle. Par deux fois il tente d’écrire des sonates dans lesquelles il ne reste même plus trace de la forme-sonate : op. 26 et 27, no 1. Un peu plus tard, sentant bien la nécessité, en composition, d’une ossature solide, il se rejettera, presque furieusement, sur cette forme-sonate et semblera vouloir la proclamer à l’exclusion de toute autre : Sonate op. 57, VIIe, VIIIe, IXe quatuors ; les quatre pièces du VIIe quatuor sont écrites dans cette forme. Déjà, en 1802, il a proscrit le rondeau qui ne fera que de rares apparitions dans ses œuvres de la deuxième manière ; il l’abolira bientôt tout à fait dans ses sonates et ses quatuors, n’osant encore toucher à la structure de la symphonie ; mais il remplace à la fois le vétuste menuet et l’espiègle rondeau par le scherzo, type bien à lui, et qu’il saura exalter jusqu’à l’épopée.

Jusqu’alors, il a marché sûrement et docilement dans les traces de ses aînés, et le voilà tout à coup rompant avec ces modèles et ballotté, comme par un ouragan, de l’un à l’autre bord de la route, sans pouvoir, au moins pendant quelque temps, se fixer sur une constante direction. Jusqu’alors, la signification de ses thèmes est restée purement musicale, et lorsqu’il s’intitule « pathétique », le souci de l’arrangement l’emporte sur l’expression, tandis qu’à l’époque où nous nous trouvons, thèmes et disposition semblent procéder d’errements inconnus qui le conduiraient au désordre s’il n’était pas armé, dès l’enfance, d’une éducation solide et saine.

Jusqu’alors il n’a écrit que de la musique, maintenant il écrit de la vie.

Qu’est-il donc advenu pour que se produise chez Beethoven un pareil changement ? Mais simplement ceci : au cours de la trente et unième année, les passions, qui n’avaient fait, pour ainsi dire, qu’effleurer sa prime jeunesse, se sont abattues sur lui et l’ont entraîné dans leur tourbillon.

Il a senti, il a aimé, il a souffert. Et, sans peut-être même en avoir pleine conscience, il s’est vu, en quelque sorte, forcé de fixer en sa musique ses sentiments, ses émotions, ses souffrances. Sa musique laisse, comme à travers une surface transparente, notre regard pénétrer jusqu’au fond de son âme. Il nous dévoile éperdument les trois amours dont cette âme est toute remplie en cette seconde période de sa vie : la femme, la nature, la patrie. Et ces trois amours furent ce qu’ils devaient être chez un aussi puissant génie, véhéments jusqu’à la passion, jusqu’au délire. Que l’on ajoute à ces élans du cœur, l’inquiétude causée par les premières atteintes de l’infirmité qui bientôt lui fermera — peut-être pour le plus grand bien de l’Art — toute communication avec ses semblables, alors, on pourra comprendre l’expansion, l’exubérance de cette seconde manière.

Seul, le largo de la sonate op. 10, no 3, écrit dans les premiers mois de 1798, alors que la surdité, jusque-là bénigne, commence à s’aggraver, ce largo bien plus « pathétique » que toute la sonate pathétique, nous donne, en pleine première manière, un avant-goût de ce que sera la seconde.

Mais à partir de 1801, c’est presque pas à pas que l’on pourrait reconstituer la vie de Beethoven par ses œuvres.

Nous n’entreprendrons pas cette chronologie autobiographique, nous contentant de signaler les manifestations principales des trois grands amours.