Librairie Renouard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 9-20).

PREMIÈRE PÉRIODE

JUSQU’À 1801

I

LA VIE

À Bonn, c’était fête ce soir là au numéro 934 de la petite rue qu’on appelle Rheingasse (rue du Rhin). Au logis des Beethoven, on célébrait la Sainte-Madeleine en l’honneur de la maîtresse de la maison, née Madeleine Kewerich, et bon nombre de musiciens de la chapelle électorale s’étaient donné rendez-vous chez le ténor de la Cour, leur camarade Johann van Beethoven, pour l’aider à régaler ses invités d’un peu de musique entremêlée de saucisses grillées, de rafraîchissements et de gais propos.

Dans la chambre d’honneur on a disposé un clavecin et des pupitres. Sous le baldaquin garni de feuillages où va prendre place Mme van Beethoven apparaît dans un cadre doré le portrait du Capellmneister Ludwig van Beethoven, le dieu lare de la maison, l’homme illustre de la famille[1].

Radoux, le portraitiste de la Cour, l’a représenté de grandeur naturelle, vêtu de fourrure avec un pardessus à brandebourgs, assis dans un fauteuil, un bonnet de velours à gland d’or sur la tête, un rouleau de musique à la main, sous l’aspect d’un petit homme au front large, aux yeux vifs, au teint basané.

Au clavecin, voici un autre Ludwig. C’est l’aîné de ses petits enfants, un bambin de huit ans à peine (il est né le 16 décembre 1770) qui s’apprête à jouer une sonate de Mozart ou de Ph.-Emmanuel Bach sous les yeux bienveillants des musiciens de sa corporation, les Reicha, les Ries, les Romberg, les Simrock, l’acteur Lux, etc. Son corps chétif, ses courtes jambes semblent supporter avec peine une énorme tête qu’on dirait descendue du portrait rajeuni. Lui aussi a les cheveux noirs et le teint basané qui lui vaudront le sobriquet de l’espagnol. Ses précoces dispositions promettent déjà un nouvel anneau à la chaîne ininterrompue des Capellmeister.

À côté, le regardant avec tendresse, voici Mme van Beethoven, jeune et belle encore malgré ses traits fatigués. Issue d’honorable souche bourgeoise, fille d’un premier maître-queux, fonctionnaire de la maison du Prince-électeur, cette excellente ménagère, qui est en même temps une femme distinguée, « sait parler comme il sied aux plus humbles et aux plus grands personnages ». Elle est l’idole des trois petits garçons, Louis, Charles et Jean, et, bien que son mari ait hérité du côté maternel un goût exagéré pour le jus de ses vignes rhénanes, aucune dispute n’a troublé l’harmonie du ménage. Plus tard, quand elle mourra phtisique, le père tombera, désemparé, et dans une lettre célèbre, le jeune Louis épanchera la première affliction de son cœur, de ce « cœur où tout résonne[2] ».

Dans un coin de la chambre, un moine porte la plus grande attention au concert de famille. C’est un organiste, le Père Hanzmann, qui ne manque jamais d’y assister. Lui et le frère franciscain Willibald Koch se partageront l’honneur d’avoir été les premiers maîtres d’orgue de Beethoven.

Enfin, par derrière, un grand bel homme au visage allongé, au regard un peu sévère, une perruque poudrée sur la tête. C’est le père.

Voilà le tableau que nous a laisse le bonhomme Fischer[3], boulanger de la famille et fournisseur de la corporation des musiciens, qui, en cette qualité, était parfois invité à se joindre aux amis. Tableau bien différent, on l’avouera, de celui que nous ont présenté des romantiques un peu trop atteints de la passion du malheur. Au lieu d’un Beethoven rudoyé, battu, toujours en larmes, on voit un enfant énergiquement poussé au travail par son père qui reconnaissait ses grandes facultés et qui, par un orgueil bien pardonnable, le produisait dans un concert en le rajeunissant.

C’était, à la vérité, un enfant rêveur ; les voisins qui venaient l’écouter sous la fenêtre avaient pu le voir souvent, perdu dans la contemplation du grand Rhin et des Sept Montagnes. Mais, à part cela, il avait le loisir et le goût des jeux de son âge, décrochant les volets de son propriétaire pour les faire grincer, maraudant les œufs de la mère Fischer, — (« Je ne suis qu’un « croque-notes, » lui répondait-il en riant, lorsqu’elle l’accusait d’être un croque-œufs) — courant, pendant les vacances, dans sa chère campagne et attrapant, deci, delà, quelques pâtés de grives dont les curés du voisinage le régalaient en récompense d’une improvisation sur l’orgue.

Ses premiers professeurs furent : son cousin, le pieux Rovantini, la douceur même, Pfeiffer, dont les prétendus mauvais traitements ne laissèrent pas d’aigreur dans l’âme de son élève puisque celui-ci n’hésitait pas, quelques années plus tard, à secourir son vieux maître tombé dans la misère, enfin Neefe, l’organiste de la Cour, qui avait fait du petit virtuose, du jeune amateur âgé de douze ans, son suppléant à la chapelle électorale. Grâce à ce dernier, Beethoven sera bientôt titulaire d’un emploi de 150 florins. Quelle fierté alors pour le père, de conduire le dimanche, à travers les rues de Bonn, ce petit bonhomme en costume de gala : frac vert d’eau, veste de soie brodée aux grandes poches galonnées d’or, jabot qui l’engonce et perruque bien lissée sous laquelle sa chevelure rebelle a tant de peine à se tenir tranquille.

Quelle satisfaction d’entendre Ludwig improviser audacieusement sur le thème du Credo et s’amuser parfois à faire détonner un célèbre chanteur dans les lamentations de Jérémie, à la grande joie de ses camarades !

Aussi le jeune homme restera-t-il toujours reconnaissant à son véritable initiateur dans l’art musical, ce Neefe, esprit cultivé, philosophe à ses heures, mais surtout clairvoyant pédagogue. « Si jamais je deviens
SILHOUETTE DE BEETHOVEN ENFANT
(1786)


L’ORGUE DES MINIMES DE BONN
sur lequel Beethoven fit son apprentissage d’organiste.
(Musée Beethoven, à Bonn.)
« quelqu’un », lui écrivait-il, « c’est à vous que je le devrai ».

Neefe a fait passer sous les yeux du futur compositeur tout ce dont sa bibliothèque musicale est largement pourvue, œuvres allemandes, françaises, italiennes. Mais, à l’étude théorique des formes, il veut que Ludwig joigne la pratique ; c’est le Clavecin bien tempéré, dont il lui fait jouer les préludes et fugues dès l’âge de treize ans ; c’est l’accompagnement sur la basse des partitions d’opéras qu’il lui confie en qualité de répétiteur au cembalo ; c’est l’emploi d’altiste à l’orchestre auquel il le fait nommer et dont Beethoven retirera sa profonde connaissance de l’instrumentation.

Si la formation artistique du jeune musicien se développait rapidement à ce contact, le milieu qu’il fréquentait obligatoirement aurait peut-être pu gâter son esprit et son cœur ; mais, comme le dit de Lenz : « Dieu veillait sur l’âme à laquelle il avait confié de conter un jour aux hommes la Symphonie pastorale. »

Voyez, sous les tilleuls de la place de l’Église, cette grande maison entourée d’une grille à laquelle grimpent des rosiers. Derrière les blancs rideaux de mousseline habitent la paix et le bien-être ; c’est la maison familiale des Breuning. Elle deviendra maternelle pour Beethoven, maintenant qu’il connaît le malheur.

Nous sommes en 1787 ; Mme van Beethoven est morte, le père, livré par le chagrin à son malheureux penchant, ne peut plus être un guide pour le jeune Ludwig. Celui-ci va retrouver dans cette maison comme une vision du passé. On y fait de la musique, mais aussi de la littérature et de la philosophie, sous l’œil grave de la veuve de l’archiviste von Breuning. « Ce fut mon ange gardien », écrira plus tard Beethoven. Son ami Wegeler, le futur époux d’Éléonore, l’a introduit dans cet intérieur dont il va devenir l’hôte assidu ; la petite Éléonore se plaît à écrire des vers lorsqu’elle ne brode pas sous la lampe, tandis que ses oncles, les chanoines Lorenz et Philip, lisent Klopstock aux jeunes gens, en attendant que violon et clavecin entrent en scène.

Combien le cœur du pauvre orphelin se réchauffe auprès de ces natures distinguées qui, de suite, l’ont compris et l’ont aimé, sans toutefois le flatter ! « Madame de Breuning », dira un jour Beethoven, « sut écarter du bourgeon les insectes malfaisants ». Elle lui parlait travail et modestie tandis que les jeunes enfants contribuaient à donner au musicien ce vernis d’éducation qu’on peut observer dans ses lettres aux princes.

Il avait déjà, dans la ville de Bonn, où les leçons de son père étaient appréciées, toute l’aristocratique clientèle de celui-ci, les Hatzfeld, les Honrath, les Westerholdt ; mais voilà qu’une chance inespérée lui fait rencontrer ici celui qui devait donner un élan définitif à sa vocation.

Le comte Waldstein, invité des Breuning, se trouvait, par une similitude d’âge et de goûts, tout porté à se lier d’amitié avec l’artiste. Il avait été frappé de la façon dont le jeune homme savait faire, au clavecin, des portraits musicaux, récréation en honneur chez les Breuning à l’égal des découpures en ombres chinoises. Il avait admiré le jeu expressif du jeune Ludwig et sa façon particulière d’attaquer le clavier. Il tint à lui offrir son premier piano à queue, et les visites du charmant grand seigneur dans la modeste chambre de la Wenzelgasse comptèrent parmi les meilleurs souvenirs de Beethoven à Bonn.

Par toutes ces relations, le renom du jeune homme s’étend et se fortifie ; on commence à parler des concerts qu’il donne à la Cour. Waldstein lui a commandé la musique d’un ballet chevaleresque et des variations sur un thème de son cru. Beethoven compose des cantates à l’occasion de la mort et de l’avènement des empereurs d’Autriche, frères de son Prince-évêque. Max Franz, Mécène des artistes comme l’avait été sa sœur Marie-Antoinette, s’intéresse de plus en plus à l’astre naissant ; Mozart n’a-t-il pas dit de lui : « Vous entendrez parler de ce gaillard-là » ? Et le « papa Haydn », passant à Bonn à son retour d’Angleterre, ne s’est-il pas étonné de le voir encore en province, loin des conseils des maîtres ?

Aussi, sur les instances de Neefe et de Waldstein, le Prince-électeur se décide-t-il à se priver des services de son concertiste favori et à l’envoyer, à ses frais, compléter ses études à Vienne, auprès de Haydn.

Grande rumeur dans la petite ville : son grand homme va la quitter ! C’est à qui apportera au bon Beethoven un souvenir, un dessin, un mot pour son album. Chacun, jusqu’au sacristain de la chapelle électorale, tient à figurer sur cette précieuse liste d’amis.

Entre temps, Waldstein a nanti son protégé de nombreuses recommandations et s’est employé à lui ouvrir les salons de la haute aristocratie viennoise, des Fries, des Liechtenstein, des Schwarzenberg. On verra bientôt Beethoven admis dans l’intimité du prince Lichnowsky, avec une pension de 600 florins et un domestique qui a ordre d’obéir à son coup de sonnette plutôt qu’à celui du prince. On assistera à ses ébats sportifs sur le cheval que lui a offert le général de Browne ; une comtesse de Thun, mère des « trois grâces », se mettra à ses genoux pour le décider à s’asseoir au piano ; on excusera ses brusqueries qui lui font casser des faïences ou estropier des meubles ; le baron Pasqualati, dont il devait chanter si splendidement la douleur, supportera ses caprices de locataire : percements de murailles, ablutions désastreuses pour les parquets. Beethoven aura des villégiatures d’été, il s’y transportera à grands frais avec son piano à queue et toutes sortes d’objets encombrants comme cages à poulets, etc. L’impératrice, à qui il dédiera son Septuor, assistera à ses concerts ; il deviendra enfin le commensal de l’archiduc Charles, le professeur et l’ami du plus jeune frère de l’Empereur, le « cher petit archiduc » Rodolphe.

Mais, pour le moment, notre héros transplanté à Vienne, n’en est pas encore là ; il figure un peu le grand homme de province dans la capitale, tel, Lucien de Rubempré, avec, hélas ! la beauté en moins. Il est toujours aussi ébouriffé. Sa petite taille, sa figure rougeaude, grêlée, son air bourru, son accent des bords du Rhin qui fait sourire, sa mise négligée, arrachent à son ancienne camarade de Bonn, l’actrice Magdalena Willmann, ce cri du cœur : « Je ne veux pas l’épouser, il est trop laid et à demi toqué ! »

N’étaient ses yeux, dont l’expression inoubliable illumine son visage, l’homme n’aurait, certes, rien de séduisant. Cependant, il suffit de le connaître pour l’aimer ; sa brusquerie cache un cœur d’or. Après la mort de son père, il aidera ses frères à se caser, l’un comme fonctionnaire à Vienne, l’autre comme pharmacien : un pauvre diable de musicien vient-il à tomber dans la misère, Beethoven sera là, la main ouverte ; même il trouvera le temps de donner des leçons au fils de Franz Ries, le vieil ami de sa famille.

Depuis son arrivée à Vienne, Beethoven, redevenu écolier, n’a pas chômé. De 1792 à 1796, il a approfondi la fugue avec Albrechtsberger, ce contrepoint à face humaine, et perpétré nombre de « squelettes musicaux » ; il a étudié avec Salieri les lois de la déclamation, a appris de Förster l’art d’écrire un quatuor et de Haydn celui de composer.

Que pareille discipline ait mis à l’épreuve l’amour-propre du jeune homme que Haydn appelait en riant son grand Mogol, on n’en saurait douter, mais le futur auteur des neuf symphonies pouvait-il méconnaître la nécessité de solides études techniques ?

Aussi l’élève se montre-t-il assidu aux leçons de ses maîtres : « Est-ce permis ? » écrit-il en marge d’un de ses devoirs, et, sur la table de Salieri, il trace cette inscription : « L’élève Beethoven a passé ici. »

Au surplus, ses études lui coûtent assez cher : il paie ses maîtres, et, à Vienne, la vie n’est pas pour rien.

Il donnera donc des leçons pour vivre : on le verra loger tantôt sous les toits, tantôt sur la cour.

En réalité, on ne connaît guère en lui que le virtuose ; et pourtant, malgré ses tournées triomphales à Prague, à Pesth, à Berlin d’où il a rapporté une tabatière en or, cadeau du roi de Prusse, malgré l’effroi qu’inspire à ses rivaux son prodigieux talent de pianiste : « C’est un démon », disait l’abbé Gélinek, « il nous fera mordre la poussière à tous ! » malgré tout cela, on cause, on rit,

BEETHOVEN À 26 ANS (1796)
Dessin de Stainhauser.
Gravé par Neidl pour l’éditeur Artaria.
on remue des tasses, on fait du bruit dans les salons où il joue…

« Le lion n’a pas encore fait trembler les barreaux de sa cage[4]. »

  1. C’est par lui que les Beethoven se rattachent à cette patrie néerlandaise d’où les a tirés la fantaisie d’un Mécène ecclésiastique, Clément-Auguste, prince électeur de Cologne. Le Capellmeister Ludwig, né à Anvers en 1712, était le descendant d’une lignée d’artistes parmi lesquels on comptait des peintres et des sculpteurs.
  2. Tous les passages contenus entre guillemets sont des citations authentiques de paroles ou d’écrits de Beethoven, sauf indication d’une autre provenance.
  3. Voy. le manuscrit de Fischer, au Beethovenhaus de Bonn, et Thayer-Deiters, t. I 2e  éd., p. 117-125, et Sup., VII, p. 415-448.
  4. G. de Lenz : Beethoven et ses trois styles.