Beautés de la poésie anglaise/Les Changements du Monde

Anonyme
Traduction par François Chatelain.
Beautés de la poésie anglaiseRolandivolume 1 (p. 3-5).

ANONYMES.

Les Changements du Monde.


L’Ombre au port solennel qui retient dans ses mains
Le sablier, la faulx, l’avenir des humains,
Une fois s’arrêta dans son vol sur la terre,
Sur les créneaux poudreux d’une cité guerrière,
Demandant au soldat veillant seul à l’écart :
Depuis combien de temps vivait là ce rempart ?
Et le barde de fer qui faisait sentinelle,
Lui dit, l’orgueil au front : — « Là, cette citadelle
Est debout depuis l’heure où le soleil a lui,
Telle elle était jadis, telle elle est aujourd’hui,
Et telle elle sera tant que le glas funèbre
Du monde, n’aura pas tinté ;
Ainsi que le dira ce narrateur célèbre
L’Éternité ! »

Et puis après mille ans passés voila que l’Ombre
Aux mêmes lieux descendit sombre.

Et la n’existait plus traces d’une cité,
Mais une immense plaine—un beau lac argenté ;
Dans la plaine le blé rangé comme une armée,
Au vallon le berger chantant sa bien aimée.
« Comment, » dit soudain l’Ombre, « et temples et remparts
Peuvent-ils se dissoudre ainsi qu’épais brouillards ? »
Mais alors dégageant ses cheveux de sa tête,
En ces mots le berger répondit à l’enquête :
« Le monde est tout rempli de brebis et de blé,
Ainsi c’était jadis sous le ciel constellé,
Ainsi c’est maintenant, ainsi sera sans cesse,
Tant qu’à leur tour, en vérité,
Viendront le jour la nuit :—car la Nature qu’est-ce ?
Une unité ! »

Et puis après mille ans passés, voilà que l’Ombre
Aux mêmes lieux descendit sombre.

Et voyez ! où trônaient ce lac et ces beaux blés,
Une mer écumait sur des sables salés,
Au midi scintillant d’une vive étincelle ;
Un pêcheur y jetait les rêts de sa nacelle ;
Que l’Ombre était surprise !… æ Où donc était le lac ?
Où les épis dorés ? »… Mais lui sur le tillac
Le pêcheur, de son front ôtant des flots l’écume :
« Autour de l’univers les eaux font un volume, »
A-t-il dit, « et la mer roule, roule toujours,
Hier comme aujourd’hui dans son vaste parcours,
Que me chantes-tu donc et d’épis et de plaines ?
Les nuits aussi bien que les jours,
L’homme cherche en la mer des poissons par centaines,
Toujours ! toujours !… »

Et puis après mille ans passés, voilà que l’Ombre
Aux mêmes lieux descendit sombre.

Et les rouges rayons d’un couchant de soleil
D’une vaste forêt doraient l’éclat vermeil ;
Les arbres archi-vieux d’une archi-vieille mousse
Étaient partout vêtus à la hauteur d’un pouce ;

Et colline et vallon étaient aussi couverts
De superbes gazons, ces manteaux toujours verts ;
Un bûcheron chantait en abattant un chêne,
L’ombre l’interpella de sa voix souveraine :
« Vieux ! te rappelles-tu les traces d’une mer
En ces lieux où surgit l’arbre de Jupiter ? »
Mais le vieux bûcheron : « Si l’arbre séculaire
Fait ici bas un temps d’arrêt,
Ce n’est parmi les mers ; car qu’est-ce que la terre ?
Une forêt ! »

Et puis après mille ans passés, voilà que l’ombre
Aux mêmes lieux descendit sombre.

Et que vit l’Ombre alors ? Encor une cité,
Mais d’ouvriers peuplée. Et pour vitalité
Ayant dépôts, prisons, et marchés et gendarmes,
Et cadavres vivants suant et sang et larmes.
Oh ! le triste tableau ! se dit l’Ombre soudain,
Puis près d’elle avisant un homme sous sa main,
Elle voulut se mettre en quête d’aventure
Du pourquoi, du comment de si mauvais augure
Qui de ces lieux jadis plaine, lac et forêt,
Faisaient maisons de jeux, ou bien maisons de prêt ;
Mais l’homme relevant son front usé de peine :
« Changement dà ! non pas, " dit-il,
« La douleur chaque jour élargit son domaine
Depuis l’an mil. »

« Assez ! » quittant ce lieu dit l’Ombre :
« Sans lendemain la terre est à présent bien sombre
Car tous ses changements ont du sort des humains
Modifié sans cesse les destins :
Mais ce dernier coup de baguette
Est le dernier mot du malheur,
Science et vérité mènent à l’aveuglette
L’homme au temple de la douleur ! »