Beaumarchais (Hallays)/Chapitre III

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 115-144).

CHAPITRE III

FIGARO

Beaumarchais a beaucoup écrit, soit par nécessité, pour la défense de ses intérêts, soit par passe-temps, pour le délassement de son esprit. Ses drames sont justement oubliés : on ne s’avise plus de les représenter sur aucun théâtre. Quant aux Mémoires, on ne les lit guère ; on en cite parfois quelques pages éclatantes ; mais ils ont subi le sort de toutes les plaidoiries : le procès jugé, surtout lorsqu’il est jugé depuis cent ans, l’intérêt des débats est bien refroidi. Aujourd’hui le plus grand plaisir du lecteur c’est encore d’y chercher et d’y retrouver l’auteur du Figaro. Figaro ! le Figaro du Barbier ! le Figaro de la Folle journée ! Ne parlons pas de celui de la Mère coupable. On ne reconnaît plus dans ce vieil intendant vertueux et sermonneur le drôle spirituel et hardi qui a dupé Bartholo, et joué Almaviva.

Deux comédies, voilà donc pour la postérité le passeport de Beaumarchais.

Cessât-on de les représenter et même de les lire, Figaro n’en restera pas moins dans l’imagination populaire comme un être vivant et réel, parce qu’il est un type en quelque sorte national. Et d’autre part, quels que soient les révolutions politiques et même les bouleversements sociaux, telles reparties, tels « mots » trouvés par Beaumarchais demeurent les formules proverbiales de la protestation des faibles et des petits contre l’inégalité des conditions. Il y a dans l’œuvre de Beaumarchais deux choses éternelles : un type et une satire sociale.

I

En vertu du judicieux adage de Bridoison : « On est toujours le fils de quelqu’un », des critiques ont voulu rechercher les aïeux de Figaro. Celui-ci, a-t-on dit, est ledernier « des valets de comédie », il n’a point laissé de postérité, mais avant lui, quelle lignée ! On est remonté jusqu’à la comédie antique, à ces Dave, à ces Geta, à ces Liban qui mettaient gaiement au service des fils de famille leurs talents de filou et de proxénètes. On a suivi la descendance de ces esclaves dans la comédie de Machiavel, de Pierre de Larivey et de Molière. Enfin on a étudié le Crispin de Regnard et celui de Lesage qui, tout comme Figaro, est rival de son maître.

À ce moment, la généalogie de Figaro n’est plus seulement un heureux sujet de dissertation littéraire. Nous tenons là des personnages qui ont quelque ressemblance de famille avec le héros de Beaumarchais.

« Que je suis las d’être valet ! Ah ! Crispin, c’est ta faute ; tu as toujours donné dans la bagatelle ; tu devrais présentement briller dans la finance. Avec l’esprit que j’ai, morbleu ! j’aurais déjà fait plus d’une banqueroute. » Ainsi philosophe le Crispin de Lesage ; et, au dénouement, M. Orgon, pardonnant au fourbe et à son complice, leur tient ce discours : « Vous avez de l’esprit : mais il en faut faire un meilleur usage ; et pour vous rendre honnêtes gens, je veux vous mettre tous les deux dans les affaires ». Quelques années plus tard, Usbek rencontrera ces Crispin et ces Labranche, devenus riches, nobles et insolents, et il écrira à Ibben : « Le corps des laquais est plus respectable en France qu’ailleurs ; c’est un séminaire de grands seigneurs, il remplit les vides des autres états. Ceux qui le composent prennent la place des grands malheureux, des magistrats ruinés, des gentilshommes tués dans les fureurs de la guerre ; et quand ils ne peuvent pas suppléer par eux-mêmes, ils relèvent toutes les grandes maisons par le moyen de leurs filles, qui sont comme une espèce de fumier qui engraisse les terres montagneuses et arides. »

Au spectacle de pareilles fortunes, le laquais, resté laquais, perdait le goût de sa condition et, en attendant que M. Orgon le mît dans les affaires, dissertait volontiers sur les injustices de la destinée. Tout en continuant de conduire l’intrigue, de complicité avec Lisette, les valets de comédie au xviiie siècle ne sont jamais à court de réflexions sur les inégalités sociales. Par là, ils sont les précurseurs de Figaro ; et l’on a relevé telle tirade du Trivelin de Marivaux dont Beaumarchais s’est probablement souvenu. Mais quel est donc le personnage du théâtre qui alors s’abstient de philosopher ? Cependant, de tous ces raisonneurs, le seul qui soit toujours vivant et toujours écouté, c’est Figaro.

Pourquoi ? c’est que, au fond, il n’a presque rien de commun avec le personnage du « valet de comédie ». Il en porte le masque traditionnel ; dans le Barbier, il en remplit encore l’office : il mène une intrigue galante au profit d’un grand seigneur. Mais cela n’en fait ni un Mascarille, ni un Crispin. Dira-t-on qu’il est Andalou parce qu’il est affublé d’un costume de majo, parce qu’il a les cheveux pris dans une résille et porte une guitare en bandoulière ? Rien de plus simple, rien de plus vulgaire que la figure du laquais fourbe, escroc et proxénète qui est le joyeux deus ex machina de toutes nos vieilles comédies ; rien de plus nouveau, rien de plus riche en complexités morales que le Figaro de Beaumarchais.

On lui a cherché d’autres ancêtres, hors du théâtre ; on a évoqué le souvenir de Panurge et celui de Gil Blas. Entre eux et Figaro il y a quelques affinités. Figaro est hâbleur, gouailleur et ergoteur comme Panurge ; mais il n’est ni lâche, ni cynique : il a une morale, sa morale. Quant à Gil Blas, c’est un homme de ressources et d’esprit, mais il est le jouet des événements. « Ses vices, dit Nisard, lui viennent de ses maîtres », et il finit en homme de bien. Figaro, lui, est toujours supérieur aux événements ; il reste imperturbablement le même ; quelles que soient les traverses de sa vie aventureuse. Ses vices lui appartiennent en propre. Il a la passion de la liberté. Il est toujours prêt à la riposte et à la révolte, tandis que Gil Blas considère la marche du monde, attentif à exploiter les faiblesses de ses semblables, mais sans étonnement ni courroux. Mercier, qui n’aimait pas Beaumarchais, a dit une grande sottise en écrivant du Mariage de Figaro : « Cette comédie est tout entière dans Gil Blas ». À Lesage, Beaumarchais n’a emprunté que la fantaisie d’une mascarade espagnole. Figaro est bien à lui, et pour la meilleure des raisons : c’est lui-même.

En retraçant toute l’existence de Beaumarchais et en jugeant sa moralité, nous estimions que cette figure d’homme d’affaires et de lettres était en elle-même assez curieuse pour mériter l’attention. Mais nous avions, aussi, le dessein de découvrir la clef du Barbier et la clef du Mariage. Car dans ces deux comédies, Beaumarchais a mis tout ce que lui avait appris l’expérience de la vie, comme, dans le personnage de Figaro, il a mis toute son imagination, tout son esprit et tout son cœur.

« Supposez les fruits du souvenir ! » disait Beaumarchais pour défendre les hardiesses qu’on reprochait à sa Folle journée. Il disait vrai. Tout est souvenirs dans ses comédies. — Souvenirs d’adolescence ! Nous avons vu Beaumarchais à treize ans confiant à ses sœurs l’histoire de sa première passion, et jouant au naturel Chérubin, Cherubino d’amore, « le page vif, espiègle et brûlant, comme tous les enfants spirituels » ! — Souvenirs de la cour ! C’est à Versailles qu’il a appris le métier de courtisan, soit en le pratiquant pour soi-même, soit en déjouant ceux qui le voulaient pratiquer à ses dépens, métier dont Figaro donne le secret en ces trois mots célèbres : « Recevoir, prendre et demander ». — Souvenirs d’Espagne ! C’est de Madrid qu’il a rapporté les noms, les costumes de ses personnages, et aussi les airs de séguedilles qu’ils chantent. — Souvenirs du Palais de Justice ! C’est à l’audience qu’il a, d’après nature, crayonné Bridoison, comme Doublemain, et ses ressentiments de plaideur lui ont inspiré la fameuse tirade sur les excès de parole où s’emportent les avocats et qui « dégradent le plus noble institut »… On pourrait, de la sorte, presque à chacune des scènes du Barbier ou du Mariage, surprendre l’écho des colères et des rancunes de Beaumarchais ; et c’est bien là ce qui donne à son œuvre l’accent de la vie, l’éloquence de la passion.

Mais revenons à Figaro. Car, des pieds à la tête, Figaro c’est Beaumarchais. Celui-ci prête, sans doute, à son héros, des aventures fictives : lui-même n’était point un enfant trouvé : jamais il ne fut ni banquier de pharaon ni valet d’un Almaviva. Néanmoins, dans le roman de Figaro, il y a encore un peu du roman de Beaumarchais : essais littéraires et financiers, emprisonnements, démêlés avec les « feuillistes, les libraires et les censeurs », etc. Mais c’est surtout l’identité morale des deux personnages qui est frappante. Jamais auteur comique ne s’est livré au public avec un pareil abandon. Beaumarchais n’aimait pas Rousseau ; mais s’il est vrai que l’auteur des Confessions a inauguré en France la littérature personnelle, reconnaissons qu’à ce point de vue du moins, Beaumarchais a été son disciple.

Les contemporains ne s’y étaient pas trompés. Sedaine, bien avant la représentation de la Folle journée, avait eu connaissance du manuscrit et il écrivait à son « cher frère en Apollon » : « Votre Figaro m’a fait le plus grand plaisir, et vous vous êtes tellement et si bien rendu maître de ce caractère, qu’on vous croirait un peu Figaro ». Un peu, disait. Sedaine pour ne pas désobliger son ami qui ne se souciait pas qu’on trouvât la ressemblance trop criante. Mais les ennemis de Beaumarchais avaient moins de scrupule, et à une représentation du Mariage, il tomba du cintre une pluie de petits papiers où était écrite l’épigramme suivante :

 
 
Mais Figaro !… le drôle à son patron

Si scandaleusement ressemble,
Il est si frappant qu’il fait peur.
Et, pour voir à la fin tous les vices ensemble,
Le parterre en chorus a demandé l’auteur.

Beaumarchais, tout en protestant qu’on faisait trop d’honneur à Figaro, sentait bien que la parenté n’était pas niable. Dans-la Préface du Mariage, il y pensait sans nul doute quand il défendait son Sosie contre les malveillants : « Pourquoi, dans ses libertés sur son maître, Figaro m’amuse-t-il au lieu de m’indigner ? C’est que, l’opposé des valets, il n’est pas, et vous le savez, le malhonnête homme de la pièce ; en le voyant forcé, par son état, de repousser l’insulte avec adresse, on lui pardonne tout, dès qu’on sait qu’il ne ruse avec son seigneur que pour garantir ce qu’il aime et sauver sa propriété. » Au lieu de sauver sa propriété, mettez faire fortune, et voilà, du même coup, la justification du personnage et de l’auteur.

La morale de Figaro, c’est celle de Beaumarchais. Elle repose sur une heureuse conciliation de l’intérêt public et de l’intérêt privé : « Le comte : Punir un fripon en se rendant heureux…. — Figaro : C’est faire à la fois le bien public et particulier : chef-d’œuvre de morale, en vérité, Monseigneur. » Tous deux ont le même goût pour la politique et la même façon de la concevoir : « Figaro : Feindre d’ignorer ce qu’on sait, de savoir tout ce qu’on ignore, d’entendre ce qu’on ne comprend pas, de ne point ouïr ce qu’on entend, surtout de pouvoir au delà de ses forces ; avoir souvent pour grand secret de cacher qu’il n’y en a point ; s’enfermer pour tailler des plumes et paraître profond quand on n’est, comme on dit, que vide et creux ; jouer bien ou mal un personnage, répandre des espions et pensionner des traîtres, amollir des cachets, intercepter des lettres et tâcher d’ennoblir la pauvreté des moyens par l’importance des objets ; voilà toute la politique, ou je meurs ! — Le comte : Eh ! c’est l’intrigue que tu définis ! — Figaro : La politique, l’intrigue, volontiers ; mais comme je les crois un peu germaines, en fasse qui voudra. » Beaumarchais en avait fait beaucoup et à la manière de Figaro. Pour avoir racheté quelques libelles à des Morande, obtenu d’un ancien dragon qu’il s’habillât en femme, et procuré des armes aux « Bostoniens », il s’imaginait assez naïvement connaître le dernier mot de la politique, — comme il connaissait avec Goddam le fond de la langue anglaise.

Ayant ainsi donné à son héros ses vues sur la morale et les hommes, Beaumarchais lui prête encore son esprit et son impudence. Vous connaissez l’homme : lisez la scène du Mariage où Figaro, pour mieux nouer son intrigue, avertit tranquillement la comtesse qu’il l’a compromise, en faisant tenir au comte un billet anonyme, tandis qu’il prie Suzanne de se rendre sur la brune au jardin. Comme les deux femmes se récrient : « Écoutez donc, réplique-t-il, les gens qui ne veulent rien faire de rien, n’avancent rien et ne sont bons à rien. Voilà mon mot. » Et c’est vraiment le mot de Beaumarchais. Il a dû le répéter plus d’une fois aux ministres épouvantés de la hardiesse de ses fourberies.

Nous saisissons maintenant la grande originalité du type du Figaro : ce n’est point une création littéraire, comme Panurge, Tartufe, Turcaret, Gil Blas, Hulot, Homais et tant d’autres personnages fictifs que des écrivains ont composés à force d’observation et vivifiés à force d’art. C’est le portrait du peintre par lui-même. L’artiste pour se représenter a passé un habit de carnaval ; mais ce sont ses traits, c’est son regard et son sourire.

Comment un simple portrait a-t-il pu perdre son caractère individuel pour prendre une signification aussi large ? Certes, le talent de Beaumarchais n’y a pas été inutile ; cet écrivain avait la plus éminente des qualités d’un auteur comique : le don de la vie ; Almaviva, Bartholo, Suzanne, Rosine sont des personnages que Beaumarchais a rêvés et où il n’a rien mis de lui-même : ils vivent pourtant ; Basile et Bridoison sont d’admirables caricatures. Il ne pouvait pas traiter Figaro, c’est-à-dire lui-même, moins bien que les enfants de sa fantaisie, et c’est pour lui surtout qu’il a été prodigue de ces traits aigus et de ces mordantes reparties où il excellait. Dans la monnaie de nos conversations et de nos disputes, combien de pièces frappées à l’effigie de Figaro !

Cela pourtant n’eût pas suffi à faire de Figaro l’un des personnages les plus populaires de la littérature française. Avec toute sa science de la vie, avec toutes les ressources de son merveilleux esprit, Beaumarchais eût pu composer de ses souvenirs et de ses indignations un chef-d’œuvre dramatique ; mais il n’aurait pas transformé sa propre image en un type immortel, si, dans cette image, tout un peuple n’avait pas reconnu certains traits de sa propre physionomie.

Quand l’étude de Loménie sur Beaumarchais parut dans la Revue des Deux Mondes, Carlyle écrivit à Montégut une lettre qui se terminait ainsi : « Beaumarchais était après tout une belle et vaillante espèce d’homme et, dans son genre, un brillant spécimen du génie français ». Carlyle exagère. D’ailleurs, il ne connaissait le personnage que par le livre de M. de Loménie, et, depuis cette publication, on a mis en lumière certaines pages de la vie de Beaumarchais, dont la lecture eût obligé Carlyle à quelques réserves. Mais il reste vrai que Beaumarchais et Figaro (c’est tout un) sont singulièrement représentatifs.

Figaro a quelques-unes des qualités dont un Français tire vanité le plus volontiers, et il a quelques-uns des défauts qu’un Français se pardonne avec le plus de complaisance. Ajoutons tout de suite, pour être justes, qu’il est dénué de certaines vertus dont un Français peut s’enorgueillir.

Il a d’abord la gaîté, l’imperturbable gaîté, que ne lasse aucun revers, que ne rebute aucune infortune, cet optimisme gaulois qui fait l’étonnement et l’envie du monde. S’il s’empresse de rire, c’est, affirme-t-il, pour ne pas être obligé de pleurer. Il le dit : croyons-le. Mais ses larmes, lorsque par hasard il les laisse couler, sont vite séchées. Sa belle humeur est toujours la plus forte ; elle jaillit de source. Voilà un mélange de courage et de légèreté, qui est le fond même du tempérament français. Puis Figaro a de l’esprit, infiniment d’esprit. Toute idée prend chez lui la forme d’une raillerie. « Il n’est bon bec que de Paris », disait Villon : Figaro est trois et quatre fois Parisien. Or cette sorte de gouaillerie est la forme la plus caractéristique de la plaisanterie française. Il y a du Figaro dans Gavroche, il y en a dans Gaudissart, il y en a dans tous ces bohèmes joyeux et « débrouillards » qui peuplent nos comédies et nos romans. La « blague », c’est encore cet esprit-là, un peu dégénéré. Écoutez, pourtant, les innombrables diseurs de bons mots qui entretiennent la gaîté de la nation, journalistes, vaudevillistes, camelots, placiers, loustics d’atelier ou de chambrée : et dites si Figaro n’est pas leur patron.

Ce bon compagnon est fertile en expédients ; il a le goût de l’intrigue, la passion des ruses ingénieuses. Cela, non plus, n’est pas pour nous déplaire. Nous avons une sorte d’admiration pour les faiseurs de « bons tours ». Tout de suite nous leur découvrons cette excuse qu’il vaut mieux duper que d’être dupe : notre sentiment sur eux n’a pas changé depuis le Roman du Renart. Nous détestons le mensonge et l’hypocrisie, mais les fourberies d’un intrigant trouvent en nous des juges trop indulgents. Nous n’en voulons pas à Figaro des moyens qu’il emploie pour enlever Rosine ou défendre Suzanne. Il n’est pas méchant, donc il n’est pas malhonnête : c’est par un tel raisonnement que le public absout volontiers les personnages de théâtre et même les autres. Mauvaise tête et bon cœur, voilà le héros de tous les vaudevilles. Pas de bon mélodrame sans un chenapan cordial. Les historiens ont toujours un sourire en prononçant le nom de Talleyrand. Les badauds ne peuvent se défendre d’une certaine sympathie pour les « aimables canailles ». C’est la morale du cœur ; grâce à elle, nous pouvons admirer un homme sans cesser de le mépriser. Elle est favorable à Figaro. Et c’est ainsi qu’il est devenu une sorte de personnage symbolique.

Après la Révolution les mœurs nouvelles n’étaient pas faites pour rendre moins populaire le type créé par Beaumarchais. Délivré de la tyrannie des puissants, libre de toutes les entraves sociales qui le retenaient, Figaro s’est rapidement poussé dans le monde. On l’a bientôt vu occuper tous les emplois, tous les postes, toutes les fonctions. Il a en route perdu sa lancette, sa guitare et parfois aussi son esprit ; mais il n’a gagné ni délicatesse ni scrupules. Il s’est vite enrichi, ayant acheté le domaine d’Aguas Friscas, devenu bien national. Et depuis ! quelle fortune ! Il a fondé des sociétés, lancé des émissions, machiné des krachs. Sa grande œuvre, c’est le journalisme. On ne lui objecte plus maintenant que « l’amour des lettres est incompatible avec l’esprit des affaires ». Un journal a quatre pages ; du titre à la signature du gérant, il y a place pour tout : un barbier intelligent et avisé peut y injurier les ministres, tutoyer le Grand-Turc, raisonner sur l’esthétique et célébrer aussi les mérites de ses pâtes et de ses rasoirs. Les lettres et les affaires font excellent ménage. Figaro est dans son élément. C’est lui qui invente toutes les combinaisons de la réclame et toutes les roueries de la publicité, ce qui ne l’empêche pas de censurer les mœurs, de réprimander les gouvernants et de veiller à l’équilibre de l’Europe. Enfin, comme l’amour de la politique se concilie, non moins bien que celui des lettres, avec l’esprit des affaires, voici Figaro à la tribune. N’insistons pas sur ce dernier avatar….

L’œuvre de Beaumarchais est comme un triple miroir où se réfléchissent l’esprit de l’auteur, le tempérament d’un peuple et les mœurs d’un siècle.

II

Alexandre Dumas fils écrivait en 1869 : « Si Beaumarchais, en jetant le Mariage de Figaro au nez de son époque, n’a pas aidé au mouvement des idées et des faits extérieurs au théâtre, s’il n’a pas été révolutionnaire-émeutier comme un journaliste ou un tribun, comme Camille Desmoulins ou Mirabeau, je ne sais pas ce que je dis. » Il y a dans ce jugement une part de vérité. Certes le prodigieux succès du Mariage de Figaro ne fut pas seulement le symptôme d’un état d’esprit révolutionnaire : la comédie de Beaumarchais a profondément agi sur le sentiment public. Mais un Beaumarchais « révolutionnaire-émeutier » à la façon de Camille Desmoulins, ou même de Mirabeau, quelle légende !

Quand on recherche la portée politique et sociale d’un livre ou d’une comédie, il faut distinguer trois questions diverses, que Dumas semble avoir confondues : Qu’est-ce que l’écrivain a voulu mettre en son œuvre ? Comment les contemporains l’ont-ils comprise ? Comment l’histoire l’a-t-elle interprétée ?

En lisant les Mémoires et la correspondance de Beaumarchais, on est surpris de s’apercevoir, comme le dit Loménie, que « ses idées politiques se ressentaient peu de l’effervescence de son esprit ». L’auteur du Mariage de Figaro n’avait rien d’un émeutier. Il n’a jamais songé à abattre la maison où le sort l’avait fait naître. Il trouvait un peu étroit et un peu mesquin le logis qu’on y réservait aux fils d’horloger ; mais, après tout, il jugeait la demeure habitable.

En 1799, comme il désirait qu’on l’envoyât en Amérique pour y représenter la République et poursuivre le recouvrement de ses créances, il trouvait bon d’adresser à Talleyrand un de ses anciens mémoires en faveur des insurgés américains et il ajoutait : « Offrez-le de ma part au Directoire exécutif : il y reconnaîtra l’esprit libre et républicain qui m’animait dès ce temps-là, les vérités que j’y disais à nos incapables ministres, quand tout ce qui existe en France était à genoux devant eux ! »

Talleyrand dut sourire à cette lecture. Beaumarchais n’était ni un républicain ni un libéral de la veille.

En 1775 il écrivait au roi de France : « Le malheureux peuple anglais, avec sa frénétique liberté, peut inspirer une véritable compassion à l’homme qui réfléchit. Jamais il n’a goûté la douceur de vivre paisiblement sous un roi bon et vertueux. Ils nous méprisent et nous traitent d’esclaves, parce que nous obéissons volontairement ; mais si le règne d’un prince ou faible ou méchant a fait quelquefois un mal momentané à la France, jamais cette rage licencieuse que les Anglais appellent liberté n’a laissé un instant de bonheur et de vrai repos à ce peuple indomptable. » Voilà pour le libéral.

En 1778, dans un de ses mémoires contre le comte de la Blache, il écrivait : « Non qu’il faille oublier ce qu’on doit dans le monde aux rangs élevés ! Il est juste au contraire que l’avantage de la naissance y soit le moins contesté de tous, parce que ce bienfait gratuit de l’hérédité, relatif aux exploits, qualités ou vertus des aïeux de celui qui le reçoit, ne peut aucunement blesser l’amour-propre de ceux auxquels il fut refusé ; parce que si, dans une monarchie, on retranchait les rangs intermédiaires entre le peuple et le roi, il y aurait trop loin du monarque au sujet. » Voilà pour le républicain.

Fut-il même un libéral du lendemain ? Pas davantage. Dès septembre 1789, nous le voyons fort épouvanté des excès de la Révolution : « Ô citoyens ! s’écrie-t-il, quels fruits de la liberté ! Ce sauvageon amer a grand besoin d’être greffé sur de sages lois réprimantes. » L’immense succès du Charles IX de Chénier lui paraît un scandale et il engage vivement (9 novembre 1789) les comédiens à en cesser les représentations : « Nous avons plus besoin d’être consolés par le tableau de la vertu de nos ancêtres qu’effrayés par celui de nos vices et de nos crimes ». Et lorsqu’en 1790 l’Opéra reprend Tarare, Beaumarchais en modifie le dénouement avec une timidité qui lui mérite les sifflets des patriotes, bien qu’il ait célébré l’institution du divorce et le mariage des prêtres.

Beaumarchais, aventurier et homme d’affaires, est tout le contraire d’un spéculatif. Il se soucie peu de politique et encore moins de métaphysique. Comme le prince de Conti, à son lit de mort, refuse de recevoir l’extrême-onction et que les exhortations de l’archevêque de Paris demeurent inefficaces, Beaumarchais, à force d’éloquence, triomphe des résistances du moribond, ce qui ne l’empêche pas, quelques années plus tard, de chansonner les mandements de l’archevêque. Peu de temps avant sa mort, il publie dans le Journal de Paris deux lettres indécentes sur Voltaire et Jésus-Christ. Mais on a retrouvé une pétition adressée par lui, en 1791, aux officiers municipaux pour qu’on augmentât le nombre des messes dans les églises de son quartier.

Un tel homme n’est révolutionnaire ni par tempérament ni par intérêt. Au fond c’est un conservateur, anarchiste par boutade, comme beaucoup de conservateurs français.

Il ne veut ni bouleverser la société ni changer la constitution de l’État ; non ! mais il y a de grands abus dont il a souffert ! Il croit la noblesse une excellente institution ; mais à Versailles des nobles lui ont trop crûment rappelé l’état de son père, puis un gentilhomme a voulu le dépouiller de son bien ! Il respecte la magistrature ; mais des juges lui ont fait perdre ses procès ! Il ne croit pas que les lettres de cachet soient inutiles et lui-même en sollicite, au besoin ; mais, en vertu d’un ordre arbitraire, on l’a incarcéré au For-l’Évêque ! Et le voilà qui crible les abus d’épigrammes, s’élève contre les lettres de cachet, se venge des gentilshommes et berne les magistrats. Puis, un jour, il constate avec surprise que ses représailles ont dépassé le but. La Bastille est démolie. Gentilshommes et magistrats sont traques par les patriotes. Danton crie au parterre : « Figaro a tué la noblesse, Charles IX tuera la royauté. » Et le père de Figaro est incarcéré à l’Abbaye.

Beaumarchais n’était pas homme à faire son examen de conscience et à se demander s’il n’avait pas quelque responsabilité dans des excès qu’il détestait. Il s’est toujours contenté de dire : « Ceci n’est pas mon œuvre ». En avait-il le droit ? C’est l’éternelle question de la responsabilité morale de l’écrivain. Mais, à coup sûr, le Mariage ne fut pas l’ouvrage d’un révolutionnaire.

Et pourtant, Beaumarchais est, bel et bien, un précurseur de la Révolution française ! C’est que l’auteur propose et que le public dispose. Véritable collaborateur, par ses applaudissements et ses rires, le parterre donne aux satires de théâtre un sens et une portée auxquels le satirique n’avait pas toujours pensé. Le succès du Barbier avait été grand. Celui de la Folle journée fut prodigieux. Tâchons d’en démêler les causes et pénétrons le sentiment de la foule qui acclamait Figaro.

La philosophie avait depuis longtemps déjà envahi la scène. En 1763 on avait joué une tragédie de Manco-Capac où le principal rôle était celui d’un sauvage « qui, selon Bachaumont, débite en vers tout ce que nous avons lu épars dans l’Émile et le Contrat social sur les rois, sur la liberté, sur les droits de l’homme, sur l’inégalité des conditions ». À Paris, et même à Versailles, où la pièce fut représentée devant la cour, on applaudissait avec fureur le sauvage-philosophe. Et ces maximes ne se rencontraient pas seulement dans les tragédies ; les parades, les comédies, les opéras, les opéras-comiques en étaient encombrés. Cette philosophie de théâtre était apprêtée, ennuyeuse, glaciale. Mais, malgré tout, elle forçait les bravos du public et flattait la plus chère de ses manies.

Survient Figaro : celui-là n’est plus le raisonneur qui, à chaque moment, interrompt l’action dramatique pour dire son mot sur l’homme, la société et la liberté. Avec Beaumarchais, c’est du choc des caractères que jaillit l’étincelle ; la satire et l’intrigue ne sont plus juxtaposées ; elles se mêlent emportées par un même souffle de verve et de gaîté. Si par aventure la philosophie montre encore le bout de l’oreille, c’est, pour parler comme Sedaine, a une philosophie en Polichinelle à faire étouffer de rire ». Et voilà une première nouveauté qui transporte le parterre.

Ajoutez au charme de l’esprit et de l’intrigue un autre attrait, « le plus pénétrant de tous pour un monde qui raffole de Parny… C’est l’appel aux sens, l’éveil des sens qui fait toute la verdeur et toute la saveur de la pièce. Le fruit mûrissant, savoureux, suspendu à la branche, n’y tombe pas, mais semble toujours sur le point de tomber ; toutes les mains se tendent pour le cueillir, et la volupté, un peu voilée, mais d’autant plus provocante, pointe, de scène en scène, dans la galanterie du comte, dans le trouble de la comtesse, dans la naïveté de Fanchette, dans les gaillardises de Figaro, dans les libertés de Suzanne, pour s’achever dans la précocité de Chérubin. » (Taine, Ancien Régime.)

Enfin, applaudir Beaumarchais c’est fronder le pouvoir. À la première du Barbier de Séville, tout le monde connaît les interminables démêlés de l’auteur avec les censeurs. À la première du Mariage de Figaro, tout le monde sait que la pièce est depuis quatre ans interdite et que le roi ne l’a autorisée qu’à son corps défendant. La seule représentation est déjà un triomphe, dont Beaumarchais n’a pas tout l’honneur. La foule a conscience qu’elle-même a plus fait pour l’issue de la bataille que l’auteur avec toutes ses démarches, ses ruses et ses intrigues. Et cette bataille c’est, selon le mot de Monsieur, frère du roi, « contre le gouvernement » qu’elle a été engagée et gagnée. Le parterre, en applaudissant la Folle journée, célèbre sa propre victoire. C’est l’avènement d’un pouvoir nouveau qui a peu à peu grandi dans l’État depuis la mort de Louis XIV. C’est vraiment le sacre de l’opinion publique.

Gaîté de l’intrigue et scandale du succès, tout séduit, tout amuse les spectateurs et ils ont vite fait de tirer de la comédie de Beaumarchais la conclusion que l’auteur a seulement entrevue. Ils vont droit au fond même du sujet : l’antithèse de Figaro et d’Almaviva. Beaumarchais a beau protester qu’on se méprend sur son intention et qu’Almaviva « se voit toujours humilié sans être jamais avili », on ne l’écoute pas. Il n’y a pour personne ni doute ni hésitation : une satire de la noblesse de naissance, voilà l’essentiel du Mariage de Figaro. C’est ainsi que les bourgeois le comprennent : Figaro vient à point pour surexciter leur amour blessé ; en leur donnant l’occasion d’une première revanche, celle du rire, il les met en goût de représailles. Les nobles l’interprètent de la même façon. « Les grands seigneurs, dit la baronne d’Oberkirch, ont ri à leurs dépens et, ce qui est pis encore, ils ont fait rire les autres. Ils s’en repentiront plus tard… Beaumarchais leur a présenté leur propre caricature et ils ont répondu : « C’est cela, nous sommes fort ressemblants ». Étrange aveuglement ! »

Ils s’en repentirent. Ce fut contre eux, et non contre le gouvernement royal, que se fit la Révolution. « Qui le croirait ? dit Rivarol. Ce ne sont ni les impôts, ni les lettres de cachet, ni tous les autres abus de l’autorité, ce ne sont point les vexations des intendants et les longueurs ruineuses de la justice qui ont le plus irrité la nation, c’est le préjugé de la noblesse, pour lequel elle a manifesté plus de haine. » Or c’était tout justement ce préjugé qu’en 1784 bafouaient, ruinaient et le rire insultant des plébéiens du parterre et le rire inconsidéré d’une aristocratie en déroute.

Le rôle de l’histoire est toujours de choisir, dans la confusion des événements, certains faits ou certaines œuvres afin de leur donner un aspect symbolique. C’est ce qui est advenu pour le Mariage de Figaro. Incertain dans la pensée de l’auteur, déjà plus net dans l’esprit des premiers spectateurs, le caractère révolutionnaire de cette comédie a frappé plus vivement encore les témoins de la Révolution française. Geoffroy, réactionnaire en politique comme en littérature, écrivait un jour dans le feuilleton des Débats : « Figaro représente le tiers état, le comte Almaviva la noblesse. Telle est la clef de toutes les balivernes qu’on a si ridiculement exaltées et qu’on eût renvoyées aux tréteaux de la foire, si elles n’eussent caché un sens mystique cher aux penseurs de ce temps-là ». Au temps où écrivait Geoffroy ce sens n’avait plus rien de mystique. Et, depuis, ni les spectateurs ni les gouvernements ne s’y sont jamais trompés. Durant près d’un siècle, jusqu’aux dernières années du second empire, on n’a jamais représenté la Folle journée sans coupures.


Que reste-t-il aujourd’hui de la satire de Beaumarchais ?

Les attaques contre la noblesse n’ont plus maintenant qu’un intérêt historique. Le privilège de la naissance persiste dans nos mœurs ; en pleine démocratie, nous en avons chaque jour la preuve ; mais s’il assure encore à certains hommes une prééminence mondaine, il ne peut redevenir le lien d’une caste. Les lois de la Révolution, la création d’une aristocratie nouvelle par Napoléon et surtout l’empire de l’argent ont achevé l’œuvre des philosophes du xviiie siècle.

Toutes les indignations de Figaro en faveur de la liberté de la presse nous laissent aussi terriblement froids. Cette liberté-là, nous la possédons sans réserve. On s’en accommode ; on s’y résigne. Mais on ne peut s’empêcher de reconnaître que les « sottises imprimées » ont une certaine importance, même « aux lieux où l’on n’en gêne pas le cours ». Il faut bien avouer aussi que « la liberté de blâmer » n’a pas toujours rendu l’éloge beaucoup plus flatteur. Et ces réflexions mélancoliques nous gâtent un peu l’éloquence de Figaro.

Heureusement pour la mémoire de Beaumarchais, malheureusement pour l’humanité, il reste dans la satire des parties qui ne périront pas. Ces comédies, déjà vieilles d’un siècle, sont encore actuelles et le seront probablement toujours.

Bridoison n’a point cessé de faire rire le parterre. La France a chassé ses rois, guillotiné son aristocratie, fait des émeutes, des révolutions, bouleversé ses lois civiles, ses finances, sa constitution : la forme est demeurée sacrée. On ne vend plus les charges ; comme le souhaitait Bridoison, on les donne : la forme des procédures est intangible. Ce bon juge avait de l’expérience, il savait que « tout finit par des chansons ». Les spectateurs de 1789 avaient peut-être la bonhomonie de croire à l’efficacité des couplets ; ceux de 1897 n’ont plus de ces illusions ; seulement les chansons continuent de les divertir.

Ce qui fait, par-dessus tout, l’éternel à-propos de la comédie de Beaumarchais, c’est qu’elle demeure la plus ardente comme la plus vaine des protestations contre l’inégalité des conditions. Tant qu’il y aura des grands et des petits, des riches et des pauvres, des hommes d’esprit dans la bohème et des médiocres au pouvoir, Figaro gardera son prestige. Il n’est donc pas près de le perdre.

Des rêveurs avaient pu croire qu’en abolissant le préjugé de la naissance, ils fondaient l’égalité. Le préjugé de l’argent a eu vite fait de créer des inégalités nouvelles, et la plainte de Figaro est toujours opportune. Si quelque auteur dramatique avait su exprimer les jalousies, les colères et les indignations qu’a déchaînées la tyrannie de l’argent, peut-être aujourd’hui la diatribe de Beaumarchais nous semblerait-elle démodée. Mais peu d’écrivains ont tenté de le faire, aucun n’y a réussi. L’entreprise passait-elle les forces de ceux qui l’ont essayée ? ou bien serait-ce une loi du théâtre, qu’on ne peut attaquer sur la scène que des abus ou des préjugés à demi condamnés déjà par les mœurs ? Quoi qu’il en soit, l’unique personnage du théâtre français qui reste l’interprète des humiliés, c’est Figaro — interprète peu recommandable, nous l’avons montré — mais le seul, après tout, qui ait su traduire la plainte de l’orgueil humain meurtri par les lois et la société. Sous le second empire, Giboyer a figarisé avec plus d’esprit que d’à-propos contre des hobereaux ridicules et des bourgeois bouffis d’orgueil ; il n’a pas fait oublier son modèle.