Beaumarchais (Hallays)/Chapitre II

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 81-114).

CHAPITRE II

LES DEUX RÉPUTATIONS
DE BEAUMARCHAIS

Peu d’hommes, autant que Beaumarchais, furent « ballottés au scrutin de l’opinion publique ». Telles sont ses expressions. De son vivant, il fut diffamé, outragé, déchiré. Aux heures mêmes où il parut populaire, il ne soulevait dans la foule qu’un bruyant engouement, dont l’estime était absente.

Selon l’auteur du Mémorial de Sainte-Hélène, « l’empereur avait constamment repoussé Beaumarchais, en dépit de tout son esprit, lors de son consulat, à cause de sa mauvaise réputation et de sa grande immoralité ». On a fait remarquer justement que Beaumarchais était mort sous le Directoire. Les souvenirs de Napoléon ou ceux de Las Cases n’étaient donc pas tout à fait exacts. Il n’en est pas moins vrai que l’opinion exprimée dans le Mémorial était partagée par presque tous les contemporains de Beaumarchais. Là-dessus, le Mémorial a raison.

La belle étude de Loménie, Beaumarchais et son temps, a détruit des calomnies et revisé des jugements ; a-t-elle réhabilité le personnage ? Jules Sandeau, recevant Loménie à l’Académie française, disait : « Il manquera toujours à la mémoire de Beaumarchais cette fleur d’estime que ne remplacent ni la renommée ni la gloire, et qui s’appelle tout simplement la considération ». Et les historiens ont continué d’instruire le procès de Beaumarchais. Ils ont fait dans les Archives autrichiennes de fâcheuses découvertes. Un Allemand, M. Bettelheim, a composé une biographie volumineuse, consciencieuse, et d’une sévérité un peu lourde. En France, M. Lintilhac a répondu par une ardente apologie. Et je passe bien d’autres publications de moindre importance. Or, après avoir tout lu et tout pesé, nous demeurons de l’avis de Jules Sandeau.

Défendant la mémoire de Beaumarchais contre ses détracteurs, Fontanes écrivait dans le Mercure : « Tout homme qui a fait du bruit dans le monde a deux réputations. Il faut consulter ceux qui ont vécu avec lui pour savoir quelle est la bonne et la véritable. »

Suivons le conseil de Fontanes : interrogeons ceux qui ont vécu dans l’intimité de Beaumarchais ; nous connaîtrons ainsi l’une de ses réputations. Mais, ensuite, examinons l’autre, la mauvaise ; elle est, hélas ! tout aussi justifiée.

I

« On ne pouvait l’aimer médiocrement, dit Gudin, quand on le voyait dans l’intérieur de sa maison. » Ce grand coureur d’aventures fut en effet l’homme de famille le plus tendre et le plus dévoué. Tous les siens témoignent en sa faveur. Son père, le vieil horloger, ne se lassait pas de vanter son amour filial : « Tu me recommandes modestement de t’aimer un peu, lui écrivait-il en 1764, cela n’est pas possible, mon cher ami : un fils comme toi n’est pas fait pour n’être aimé qu’un peu d’un père qui sent et qui pense comme moi…. Honneur de mes cheveux gris, mon fils, mon cher fils, par où ai-je mérité de mon Dieu les grâces dont il me comble dans mon cher fils ?… Père de tes sœurs, ami et bienfaiteur de ton père, si l’Angleterre a son Grandisson, la France à son Beaumarchais…. » Et la dernière lettre, écrite à son fils par le père Caron, âgé de soixante-dix-sept ans, se termine ainsi : « Je prie le Seigneur tous les jours de ma vie de te bénir, de te récompenser, de te préserver de tout accident ; ce seront toujours les vœux de ton bon ami et affectionné père ».

Il fut excellent pour ses sœurs ; il les établit et les dota. L’une d’elles, Julie, ne se maria point afin de demeurer auprès de lui. Elle mourut peu d’années avant son frère et, dans son testament, elle disait : « Quant à toi, mon excellent frère, toi de qui je tiens tout et à qui je ne puis rien rendre que des grâces immortelles pour tout le bien que tu m’as fait, s’il est vrai, comme je n’en doute pas, qu’on survive au tombeau par la plus noble partie de son être, mon âme reconnaissante et attachée ne cessera de t’aimer dans l’infinie durée des siècles. »

Il eut des amis fidèles comme Arnault, La Harpe et bien d’autres : ils vantent la sûreté de son commerce, sa bonté, sa générosité. « Le tableau de ton intérieur — écrivait l’un d’eux, d’Atilly, — celui du bonheur de tes femmes, dont j’ai été témoin, tant d’autres détails sont précieux à mon amitié. »

Le plus bienveillant des témoins de son existence fut l’excellent Gudin de la Brenellerie. Dans toutes les circonstances de sa vie de commerçant et d’homme de lettres, Beaumarchais trouva en cet ami un compagnon dévoué, prudent, raisonnable, un peu à la façon de Sancho Pança. On a été, sur la foi du Journal de Collé, jusqu’à prétendre que Gudin fut le véritable auteur des écrits attribués à Beaumarchais. En émettant cette idée saugrenue, on avait, sans doute, négligé de lire les élucubrations dramatiques ou historiques de cet honnête écrivain : elles sont rassurantes pour la gloire de son ami.

Éditeur des œuvres de Beaumarchais, Gudin défendit son souvenir, le mieux qu’il put. Il avait composé pour son buste le quatrain suivant :

Bon père, bon mari, bon maître, ami sincère,
Simple dans le procès, fier dans l’adversité,
Auteur original, homme à grand caractère,
Il sut dans tous les temps garder sa liberté.


Mais il ne s’en tint pas à cette épigraphe. Il rédigea une histoire complète de Beaumarchais : ce manuscrit a été publié seulement il y a quelques années. L’exactitude des détails n’en fait pas toujours le mérite. Mais on y sent une telle chaleur d’affection, une telle sincérité d’admiration, qu’il est glorieux pour Beaumarchais d’avoir éveillé cet enthousiasme dans le cœur de Gudin.

Retiré de la mêlée, l’homme d’affaires était d’une bonhomie cordiale et charmante. En voici un trait rapporté par Loménie. Lorsque Beaumarchais fut emprisonné au For-l’Évêque, un petit garçon de six ans et demi, fils d’un de ses amis, lui avait envoyé sa bourse « parce que, dans une prison, on est toujours malheureux », et en même temps il lui avait promis de « dire tous les soirs et tous les matins un Ave Maria à son intention ». — « Mon petit ami Constant, répondit le prisonnier, j’ai reçu avec bien de la reconnaissance votre lettre et la bourse que vous y avez jointe ; j’ai fait le juste partage de ce qu’elles contiennent selon les besoins différents des prisonniers mes confrères et de moi, gardant pour votre ami Beaumarchais la meilleure part, je veux dire les prières, les Ave Maria, dont, certes, j’ai grand besoin, et distribuant à des pauvres gens qui souffrent tout l’argent que renfermait votre bourse. »

Beaumarchais, qui tenait à passer pour un « brave homme », aimait à mettre le public dans la confidence de ses enfantillages. Il avait une petite chienne : elle portait à son collier une médaille où était gravé le nom de son maître. Quelqu’un ayant inexactement rapporté cette inscription, lui-même releva l’erreur et c’est par lui que nous connaissons le texte : « Je suis Mlle Follette. Beaumarchais m’appartient. Nous demeurons sur le boulevard. »

Allez donc croire aux calomnies des libellistes contre un homme qui manifeste si puérilement sa tendresse pour les animaux ! Et, à la vérité, Beaumarchais n’était point un méchant. Il a pu cruellement blesser ceux qui se sont mis en travers de sa route ; il ne s’est acharné sur aucun d’eux. Il n’était l’homme ni des noirs desseins ni des longues rancunes. « Tous les goûts agréables, disait-il, se sont trop multipliés chez moi pour que j’aie eu jamais le temps ni le dessein de faire une méchanceté. » Il disait vrai : il y avait en lui une bonne humeur active qui le poussait toujours en avant, sans lui laisser le loisir d’être jaloux, avare ou malveillant. Il était inépuisablement gai : voyez la joie que respirent ses comédies et l’ennui qui se dégage de ses drames. Dans ses mésaventures, dans ses procès, dans ses affaires même les plus graves, il trouva toujours matière à facéties, à chansons et à calembours. Ses amis, qui voyaient les périls de ce rire incessant, l’exhortaient à prendre sérieusement les choses sérieuses. Mais il n’avait pas assez médité cette remarque de La Bruyère : « Il n’est pas ordinaire que celui qui fait rire se fasse estimer ». Il repoussait les conseils. Le pire des dangers, selon lui, était d’ennuyer. Sa gaîté ! c’était le grand argument qu’il invoquait toujours contre les diffamateurs.

Il était généreux. Il laissait rarement sans y répondre les demandes de secours dont il était assailli. Dans l’inventaire dressé après sa mort, il resta plus de neuf cent mille francs de créances, pour sommes prêtées à des malheureux qui appartenaient à toutes les classes de la société. Ses aumônes n’étaient pas toujours désintéressées ; et il avait souvent la charité terriblement tapageuse. On a cependant retrouvé dans ses papiers la trace de quelques bonnes actions dont il ne s’était jamais vanté. On a fouillé toute sa vie, on ne l’a jamais accusé d’avoir offensé quelqu’un sans y avoir été provoqué. Il a beaucoup trafiqué, beaucoup spéculé, jamais personne ne lui a reproché sa ruine ou celle des siens.

Il n’avait point de ressentiment. Il est venu au secours de Mme Goëzman dans la misère.

Nous avons conté sa querelle avec Mirabeau. Or, quatre ans plus tard, il reçoit une lettre de son ennemi. Le couvent des Minimes de Vincennes, devenu bien national, est à vendre ; Mirabeau songe à l’acheter, mais il a appris que Beaumarchais a manifesté la même intention. « Il n’est pas douteux, écrit-il, que si vous désirez ce joli séjour, vous le paierez beaucoup plus cher que moi, parce que vous êtes beaucoup plus en état de le faire, et, cela posé, je trouverais très désobligeant de hausser à votre désavantage le prix d’un objet auquel je ne pourrais plus atteindre. » La réponse de Beaumarchais est spirituelle : « Je vais répondre à votre lettre, monsieur, avec franchise et liberté. Depuis longtemps je cherchais une occasion de me venger de vous ; elle m’est offerte par vous-même et je la saisis avec joie. » Oui, il a pensé à acquérir les Minimes : de précieux souvenirs d’enfance l’attachent à ce vieux couvent. Mais que Mirabeau lui laisse seulement le Jugement dernier de Jean Cousin placé dans la sacristie et il se gardera bien de couvrir les enchères. « Si vous avez besoin de bons renseignements ou même de mon concours pour la facilité de votre acquisition, parlez, je ferai là-dessus tout ce que vous voudrez, car, si je suis, monsieur, le plus implacable de tous vos ennemis, mes amis disent en riant que je suis le meilleur de tous les méchants hommes. » Mirabeau remercie et promet que, s’il devient propriétaire du clos, le Jugement dernier appartiendra à Beaumarchais : « Mon ambition à cet égard s’augmente d’un vœu ; c’est de vous y voir venir chercher les vestiges de la sacristie et avouer qu’il n’est point de fautes inexpiables, ni de colères éternelles ». Et, là-dessus, Beaumarchais donne à Mirabeau « l’assurance la plus sincère d’un total oubli du passé ».

La haine chez lui n’était pas vivace. Une seule fois, il se complut à d’inutiles représailles : ce fut contre Bergasse, qu’il mit en scène sous le nom de Bégearss dans la Mère coupable. Mais, pour son excuse, il faut se rappeler que Bergasse l’avait, sans raison, couvert d’outrages ; à l’heure même où Beaumarchais écrivait et faisait représenter ce drame, on exploitait contre l’auteur les calomnies de l’avocat dans l’Assemblée comme dans la rue.

Parents, amis, ennemis même, témoignent donc de la bonté de Beaumarchais, de sa sensibilité. Pour ne négliger aucun témoin, il faudrait encore consulter les femmes dont il fut aimé. Mais, ici, l’enquête devient délicate parce que, sous le roi Louis XV, la sensibilité s’accordait à merveille avec le cynisme des mœurs, et Beaumarchais fut jusqu’aux moelles un homme de ce temps-là.

Un jour, comme ses adversaires insinuaient que son dévouement à Mme Kornman n’était point désintéressé et que tout était suspect d’un homme qui avait tant aimé les femmes, il leur répondit : « Eh ! pourquoi rougirais-je de les avoir aimées ? Je les chéris encore. Je les aimai jadis pour moi, pour leur délicieux commerce, je les aime aujourd’hui pour elles, par une juste reconnaissance. Des hommes affreux ont bien troublé ma vie ! quelques bons cœurs de femmes en ont fait les délices. Et je serais ingrat au point de refuser dans ma vieillesse mes secours à ce sexe aimé qui rendit ma jeunesse heureuse ! »

Beaumarchais ne disait pas toute la vérité. À l’époque même où il écrivait ces lignes, il avait, dit-on, clouée sur son bureau, une pantoufle en or, celle de sa maîtresse ; et, au moment de travailler, il la baisait pour trouver l’inspiration. Plus sûrement encore que la légende de la pantoufle en or, les lettres à Mme Houret de la Marinière prouvent que les hommages rendus par Beaumarchais au « sexe aimé » n’étaient pas inspirés seulement par « une juste reconnaissance ».

Il avait treize ans lorsqu’il fut amoureux pour la première fois, et amoureux il resta jusqu’à sa mort. C’était sa destinée. D’ailleurs la passion n’était pour rien dans ses innombrables aventures. Il aimait par goût de l’intrigue, par allégresse de vivre. Loménie a exhumé la correspondance de Beaumarchais avec une jeune et charmante créole, Pauline de B… : c’est un triste échantillon de rhétorique amoureuse, tour à tour sensuelle et sentencieuse. À vrai dire, dans le sentiment, il est furieusement empêtré. C’est un bon païen, à la façon des rimeurs de couplets. Sa philosophie de vaudevilliste s’exprimait en ces deux vers :

Toute femme vaut un hommage,
Bien peu sont dignes d’un regret.


Puis, cet éternel besoin de changement est le fond même de sa nature. La diversité des objets stimule ses sens de même que son esprit. Il court après le plaisir, comme après la fortune, sur toutes les routes ; et il mène ses entreprises, galantes ou financières, avec le même entrain, la même hardiesse, la même gaîté.

Lorsque la rumeur publique accuse Beaumarchais d’avoir empoisonné ses deux premières femmes, Voltaire écrit à d’Argental : « Un homme vif, passionné, impétueux comme Beaumarchais donne un soufflet à sa femme et même deux soufflets à ses deux femmes ; mais il ne les empoisonne pas ». Plus tard, lorsque Beaumarchais publie les œuvres complètes de Voltaire, il ajoute en note, au-dessous de cette lettre : « Je certifie que ce Beaumarchais-là, battu quelquefois par les femmes, comme la plupart de ceux qui les ont bien aimées, n’a jamais eu le tort honteux de lever la main sur aucune ».

Et nous le croyons sur parole. Pour se faire aimer il n’avait nul besoin d’en venir à ces expédients. Son esprit, sa belle stature, le charme de son visage et son insolence de parvenu suffisaient à le rendre irrésistible dans les salons des financiers comme dans les coulisses de l’Opéra. « Il fut aimé, assure Gudin, avec passion de ses maîtresses et de ses trois femmes. » Ses maîtresses, nous les avons entrevues : la charmante marquise de la Croix, qu’il jugea digne d’un roi et dont la miniature fut retrouvée ensevelie sous des dossiers de procès et d’affaires, enveloppée dans un papier où on lisait ces mots d’une écriture très fine : « Je vous rends mon portrait » ; — la comédienne Ménard, qu’il voulut tirer des griffes du duc de Ghaulnes, et dont l’amour lui valut d’aller en prison ; — Mme Houret de la Marinière, qui émut si follement sa verte vieillesse et dont l’amour le sauva des massacres révolutionnaires — et combien d’autres, s’il faut en croire les Mémoires secrets ! Mais, sur ce sujet-là, contentons-nous de cette remarque de Sainte-Beuve : « Chez Beaumarchais il y aura toujours un cabinet secret où le public n’entrera pas ; au fond il a pour dieux Plutus et le Dieu des Jardins, ce dernier tenant une très grande place jusqu’au dernier jour ».

Ses trois mariages débutent ainsi que de galantes aventures. On se rappelle comment Mme Francquet s’en fut un jour demander au jeune horloger Caron de « réparer le désordre d’une montre » et ce qui s’ensuivit. Le roman du second mariage est du même genre. Une amie confie à Beaumarchais qu’une aimable femme, veuve depuis peu, Mme Lévêque, l’a remarqué : on l’invite donc à se trouver le lendemain dans une allée écartée des Champs-Élysées appelée, non sans raison, l’allée des Veuves. Le lendemain, il est au rendez-vous, monté sur un cheval superbe qu’il manie avec grâce, croise le carrosse des deux dames, met pied à terre et demande la faveur de monter dans la voiture. On cause ; on se plaît. Beaumarchais propose de venir dîner chez lui ; on accepte ; on visite sa maison ; et en le voyant « entouré de vieux domestiques, entre son père et sa sœur », la jeune veuve comprend, au dire de Gudin, « qu’on peut s’honorer d’un tel mari ». Mais avant de rien terminer, elle fait à Beaumarchais le discours suivant : « Monsieur de Beaumarchais, je suis veuve ; je n’ignore pas combien la plupart des hommes sont peu retenus par les serments qu’ils font aux autels. Je sais combien vous chérissez les femmes ; mais vous êtes homme d’honneur, promettez-moi — et je vous en croirai — que vous ne me laisserez pas pleurer dans un lit solitaire en proie à tous les soupçons de la jalousie. » Beaumarchais promet. La veuve le croit. Le mariage est conclu ; et, comme il ne dure que trois ans, Beaumarchais tient peut-être sa promesse. Et maintenant, voici comment il rencontre sa troisième femme. C’est après le procès Goëzman et après la représentation du Barbier : il est alors dans tout l’éclat de sa popularité. Mlle Willermaula envoie un homme de sa connaissance demander à Beaumarchais de lui prêter une harpe. Beaumarchais répond qu’il ne prête rien, mais que si on veut venir chez lui, il serait heureux de se faire entendre. Mlle Willermaula comprend et se rend chez le musicien. « Leurs cœurs, dit Gudin, témoin attendri de l’entrevue, furent unis dès ce moment d’un lien que nulles circonstances ne purent rompre et que l’amour, l’estime, le temps et les lois rendirent indestructible. »

Cette dernière femme était bonne et spirituelle : sa correspondance avec une de ses amies, naguère publiée, contient quelques pages charmantes. Les infidélités de Beaumarchais ne rebutèrent jamais sa tendresse. Les terribles épreuves qu’elle traversa durant la Révolution ne lassèrent jamais son courage. De tous les témoignages auxquels Fontanes voulait qu’on recourût pour rétablir la « bonne réputation » de Beaumarchais, nul n’est à la fois plus précieux et plus honorable que celui de cette veuve écrivant peu de jours après la mort de son mari : « Notre perte est irréparable. Le compagnon de vingt-cinq ans de ma vie a disparu et ne me laisse que d’inutiles regrets, une solitude affreuse et des souvenirs que rien n’effacera. Il pardonnait de bonne grâce et oubliait volontiers les injures et les mauvais procédés. Il était bon père, ami zélé et utile, défenseur-né de tous les absents qu’on attaquait devant lui. »

II

Chaque fois que Beaumarchais a entendu autour de lui la rumeur de la mésestime publique, il s’est demandé comment, après avoir tant aimé les siens et tant obligé ses amis, il était le plus décrié et le plus calomnié des hommes. Vingt fois dans ses Mémoires contre Goëzman, contre Kornman, contre Lecointre, il a fait son examen de conscience et toujours il a conclu par cette interrogation qui n’était pas un simple artifice oratoire : « Comment donc arrive-t-il qu’avec une vie et des intentions toujours honorables, un citoyen se voie aussi violemment déchiré ? qu’un homme gai, sociable hors de chez lui, solide et bienfaisant dans ses foyers, se trouve en butte à mille traits envenimés ? C’est le problème de ma vie ; je voudrais en vain le résoudre. » Essayons de découvrir la solution qu’il n’a pas trouvée, et pour cause.

Beaumarchais a vécu dans un temps où la diffamation était effrontée contre les particuliers ; des libelles clandestins circulaient alors dans toutes les classes de la société ; ils agissaient sur l’opinion d’une façon profonde et redoutable. Ce fut ainsi que se répandirent contre Beaumarchais quelques abominables accusations dont l’histoire a, depuis, fait justice. Mais, dès cette époque, les diffamateurs n’étaient pas assez sots pour s’attaquer à des hommes irréprochables : c’était toujours contre des personnages déjà suspects qu’ils exerçaient leur industrie. Nous connaissons cette tactique. On porte contre un homme une accusation mensongère ; mais, le jour où l’on est confondu, on s’est d’avance ménagé une ligne de retraite : « Il n’est pas coupable, c’est possible. Cependant c’était si vraisemblable ! » Parfois, pour Beaumarchais, on est sorti de la vraisemblance. Mais il était bien de ceux qui appellent la diffamation, non seulement par le tapage qu’ils font dans le monde, mais aussi par ce je ne sais quoi d’impudent et de louche dans la conduite de la vie, qui tout de suite donne crédit aux pires calomnies.

À force de « s’arraisonner », lui-même crut, un jour, avoir découvert le mot de l’énigme. S’il avait subi tant d’injures, c’était qu’à cause de ses aptitudes diverses, il n’avait été d’aucun état, d’aucune profession, d’aucune coterie ; il avait donc été partout un objet de mépris ou de jalousie pour les hommes spéciaux. Musicien, les gens de l’art le détestaient. Inventeur, il n’était pas du corps des mécaniciens. Poète, on le renvoyait à l’horlogerie. Auteur dramatique, on le traitait d’homme d’affaires. Plaideur, les avocats le jalousaient. Financier, on lui objectait ses chansons. Imprimeur, il avait pour ennemis les fabricants et les marchands. Commerçant, il était dénigré par les armateurs. Négociateur, il était méprisé par les bureaux des ministères… Et il s’écriait : « Qu’étais-je donc ? je n’étais rien que moi, et, moi, tel que je suis resté, libre au milieu des fers, serein dans les plus grands dangers, faisant tête à tous les orages, menant les affaires d’une main et la guerre de l’autre, paresseux comme un âne et travaillant toujours, en butte à mille calomnies, mais heureux dans mon intérieur, n’ayant jamais été d’aucune coterie, ni littéraire, ni politique, ni mystique, n’ayant fait de cour à personne, et partout repoussé de tous. »

Le jour où il crut avoir enfin résolu le « problème de sa vie », Beaumarchais, on le voit, n’était pas en veine de modestie. Et il s’avançait un peu, le musicien des petits concerts de Versailles, le protégé de Paris-Duverney, l’agent du vieux Maurepas, quand il affirmait n’avoir jamais fait de cour à personne. Il y a tout de même un peu de vérité dans cet essai d’apologie. Quelque métier qu’il fît, Beaumarchais était un « amateur » et, comme tel, odieux aux gens du métier. Il a donc connu les inimitiés implacables que toujours excite une intelligence souple, propre à des tâches diverses. Ceux que leurs goûts ou leur médiocrité parquent dans un compartiment de la société font payer cher les joies de la liberté aux esprits nomades et, en toute occasion, les traitent avec la haine qu’on doit aux intrus ou le mépris que méritent les transfuges.

Voilà sans doute bien des attaques expliquées. Mais, tout en confessant ses ennemis, Beaumarchais s’est bien gardé de se confesser soi-même.

On sait jusqu’où l’a entraîné sa manie d’intriguer. On connaît quelques-unes de ses machinations les plus hardies : le déguisement ecclésiastique pour duper les créanciers de Mme Francquet, la tragi-comédie des brigands d’Allemagne pour mystifier Louis XVI, Marie-Thérèse et le public, l’invention des faux corsaires pour tromper les Anglais. Il avait la rage de l’artifice. Or, lorsqu’on a surpris un homme en flagrant délit de mensonge et de fourberie, on ne peut s’empêcher de suspecter tous ses dires et tous ses actes, même ceux dont l’apparence est la plus honnête. Les nécessités de la vie ont obligé Beaumarchais à des tâches assez répugnantes, — disons le mot, à des besognes de policier. La manière dont il s’en est acquitté ne démontre pas avec une suffisante évidence que son caractère fût supérieur à ces bas emplois.

Un de ses amis lui écrivait un jour : « Avec le cœur d’un honnête homme, tu as eu toujours le ton d’un bohème ». Il en avait le ton et il en avait aussi les attitudes et les mœurs. L’effronterie de sa vie épouvantait les gens les moins austères. Il était, comme il l’a cent fois répété, « heureux dans son intérieur ». Mais il l’était sans discrétion, sans tact, sans vergogne. Il faisait au public les honneurs de ses félicités domestiques avec un mauvais goût infatigable ; il ouvrait à deux battants les portes de sa maison ; il parlait à tout propos de sa vie privée ; il racontait aux passants qu’il aimait son père, qu’il aimait ses sœurs, qu’il aimait sa fille, et donnait libéralement le spectacle de ses affections, de ses intimités et de ses faiblesses. Plus d’une fois ce fut la calomnie qui le provoqua à ses épanchements. Mais à voir la joyeuse complaisance avec laquelle il insistait alors sur sa défense, on devine combien il lui plaisait de vivre, d’écrire et d’aimer sur la place publique. Il avait pris comme emblème un tambour avec cette devise : Silet nisi percussus. L’emblème était bon, mais la devise ne valait rien : il y avait des jours où le tambour roulait tout seul. Quand, après dix années de liaison, Beaumarchais se résolut à épouser Mlle Willermaula et à légitimer ainsi sa fille Eugénie, rien ne l’obligeait à porter cette action honorable à la connaissance du public. Il trouva bon pourtant d’écrire une lettre emphatique à sa femme et de faire circuler dans tout Paris les copies de cet étrange billet de faire-part. Il avait la nostalgie du scandale.

Avec l’impudeur d’un bohème, il avait aussi l’insolence d’un parvenu. Là-dessus, ses contemporains sont unanimes et lui-même s’est défendu contre ce reproche sans énergie. Il se reconnaissait de la « fatuité ». Il supportait mal l’ivresse des victoires et, malgré sa rare adresse, poussait trop loin ses avantages. Souvent ses générosités sentaient le parvenu.

Mais sur ce mot de parvenu, appliqué à Beaumarchais, quelques éclaircissements sont indispensables.

Il était noble, ayant payé la somme qu’il fallait pour sortir de roture. Son parchemin pouvait, à la rigueur, le protéger contre quelques avanies de courtisans. C’était, du reste, tout ce qu’il en attendait. Il savait bien qu’au temps où il vivait, la noblesse ne conférait plus que de rares avantages dans l’État ou dans la société. Rien dans les coutumes ni dans les costumes ne distinguait plus alors le gentilhomme de l’homme du Tiers. Dans les salons, de simples plébéiens comme Voltaire, d’Alembert ou Chamfort faisaient aussi bonne figure que les gens de cour. L’esprit au xviiie siècle avait presque les mêmes droits que la naissance. La noblesse n’était donc plus qu’une sorte de préjugé platonique, d’autant plus choquant, il est vrai, qu’il ne répondait à rien dans la réalité sociale.

Si Beaumarchais n’avait été qu’un littérateur, s’il n’avait été que l’auteur de Figaro, il n’eût pas été à proprement parler un parvenu. N’ayant point subi les rebuffades de la société, il n’aurait eu besoin, pour s’imposer, ni d’arrogance, ni d’ostentation. Mais il ne fut dramaturge qu’à ses heures de loisir ; le théâtre ne fut pour lui qu’un simple divertissement. C’était non par les lettres, mais par l’argent qu’il prétendait se faire une place dans le monde. Or les temps n’étaient pas révolus : à la fin du xviiie siècle, la richesse n’inspirait encore par elle-même ni estime ni considération. Sans doute, depuis le commencement du siècle, par le trafic et la spéculation, le Tiers État s’était enrichi ; comme il s’était fait le banquier de la royauté et de la noblesse, il les tenait l’une et l’autre à sa merci, et à ce point de vue, la Révolution ne devait être que l’expropriation forcée de débiteurs mis en état de banqueroute. Mais si l’argent était déjà puissant, il avait encore contre lui le préjugé de tous ; et de ce préjugé-là Beaumarchais n’a jamais triomphé.

Peu d’hommes à cette époque ont vu d’une façon aussi claire que l’avènement de l’argent était proche. Élevé à l’école d’un des plus remarquables financiers de son temps, Paris-Duverney, Beaumarchais fit honneur à son maître. Il n’apoint réussi dans toutes ses spéculations ; en maintes circonstances, il fut égaré par une imagination trop chimérique. Mais tout, dans le monde et dans la vie, lui apparaissait sous l’aspect d’une affaire, d’une « bonne affaire ». Et à ce tour d’esprit on reconnaît le véritable « homme d’argent ».

Sainte-Beuve a finement observé « à quel point l’argent prend d’importance dans sa manière de prouver et de raisonner » ; et il a relevé dans ses Mémoires de la période révolutionnaire toute une série de gageures et de défis à l’anglaise : « Je déclare que je donnerai mille écus à celui qui prouvera que j’aie jamais eu chez moi, depuis que j’ai aidé généreusement l’Amérique à recouvrer sa liberté, d’autres fusils que ceux qui m’étaient utiles à la chasse ; autres mille écus si l’on prouve la moindre relation de ce genre entre moi et M. de Flesselles… Je déclare que je paierai mille écus à qui prouvera que j’ai des souterrains chez moi qui communiquent avec la Bastille… Que je donnerai deux mille écus à celui qui prouvera que j’aie eu la moindre liaison avec aucun de ceux qu’on désigne aujourd’hui sous le nom d’aristocrates… Et je déclare, pour finir, que je donnerai dix mille écus à celui qui prouvera que j’ai avili la nation française par ma cupidité quand je secourus l’Amérique… » Cette façon de faire sonner ses écus à tout propos est déjà significative.

Mais voici qui, mieux encore, va déceler « l’homme d’argent » : c’est son goût artistique. Il avait fait construire une belle maison qui était une des curiosités de la capitale : les étrangers de passage à Paris venaient, tous, la visiter, et l’on pense bien que le propriétaire n’était pas d’humeur à fermer sa porte. Elle a été démolie en 1818. Mais on en possède la description et l’inventaire. On peut donc connaître l’esthétique de Beaumarchais : c’était l’esthétique de ces fermiers généraux qui ont été, au siècle dernier, les véritables initiateurs du bric-à-brac moderne, esthétique d’enrichi qui entasse dans son logis les objets d’art de tous les temps et de tous les styles. Dans cette maison, pêle-mêle, on voyait des statues antiques, des paysages d’Hubert Robert, des cariatides italiennes, des marqueteries françaises, etc., et dans le jardin des pelouses à l’anglaise, des berceaux, des temples grecs, des ponts chinois ornés de clochettes. Aujourd’hui cette façon d’entendre la décoration est si bien d’accord avec le goût général, que sa paradoxale incohérence ne nous choque presque plus. Mais, au xviiie siècle, elle n’était pas encore tombée dans le domaine public. Les financiers en conservaient le désastreux privilège. Avec ses bibelots de prix et son luxe disparate, la maison de Beaumarchais trahissait les sentiments et les ambitions de celui qui en avait conçu le plan et dirigé l’ornement.

Il n’avoua jamais — peut-être ne s’avoua-t-il jamais à lui-même — que le désir de s’enrichir avait été le grand mobile de sa vie. Dans une sorte de dialogue des morts, on lui a prêté cette parole : « J’ai toujours eu pour but, durant toute ma vie, de ne rien faire ni rien dire qui ne me conduisît à quelque détermination utile à mes intérêts. » Mais cet aveu, d’ailleurs véridique, est un propos de dialogue des morts. Vivant, Beaumarchais protesta toujours de son zèle pour le bien public : « Ce qui m’anime, en tout, disait-il, c’est l’utilité générale ».

Il est certain que, parfois, son intérêt particulier se trouve d’accord avec l’intérêt général.

Lorsque, durant la guerre avec les Anglais, au lendemain de nos désastres maritimes, il va dans tous les ports de France pour relever le courage et échauffer le patriotisme des armateurs, il s’abandonne à un généreux élan de cœur, — qui d’ailleurs ne nuit en rien aux affaires de la maison Rodrigue Hortalez et Cie.

Lorsqu’il défend la cause des auteurs dramatiques et se jette, pour assurer leurs droits, dans le plus terrible des guêpiers, lorsque, à la tête de la société qu’il a fondée, il obtient des assemblées révolutionnaires des lois sur la propriété littéraire, là, comme partout, il obéit à son éternel souci des questions d’argent ; mais en cette affaire il est désintéressé. Lui-même est hors cause lorsqu’il écrit dans un de ses Mémoires : « On dit aux foyers des théâtres qu’il n’est pas noble aux auteurs de plaider pour le vil intérêt, eux qui se piquent de prétendre à la gloire : on a raison, la gloire est attrayante ; mais on oublie que, pour en jouir seulement une année, la nature nous a condamnés à dîner trois cent soixante-cinq fois ; et si le guerrier, le magistrat ne rougissent pas de recueillir le noble salaire dû à leurs services, pourquoi l’amant des Muses, obligé de compter avec son boulanger, négligerait-il de compter avec les comédiens ? » Or Beaumarchais n’est pas obligé de compter avec son boulanger. Il n’est « l’amant des Muses » qu’entre deux affaires. Et que sont les recettes de ses comédies auprès des millions qui passent par les caisses de sa maison de commerce ?

Pareil désintéressement est rare dans la vie de Beaumarchais. Est-il besoin de rappeler son voyage en Espagne, ses missions en Angleterre, ses trafics avec l’Amérique et tant d’autres affaires où la pensée de faire fortune fut, bel et bien, la seule règle de sa conduite ?

Était-il donc de mauvaise foi quand il affirmait n’avoir jamais été inspiré que par l’intérêt public ? Assurément non. Mais il appartenait à la race de ces hommes qui ont pullulé depuis la Révolution et qu’on appelle des « hommes d’affaires ». Pour eux, il ne saurait y avoir de conflit entre l’intérêt public et l’intérêt privé ; car, sincèrement, ils jugent que le succès de leurs propres affaires profite à tout le monde et qu’ils rendent service à l’État lorsqu’ils s’enrichissent. S’ils sont politiciens, un heureux hasard veut qu’en toute occasion les destinées de la patrie soient liées à la prospérité de leur fortune ; s’ils sont financiers, seuls de mauvais Français peuvent dédaigner les prospectus de leur banque ; s’ils sont entrepreneurs de journaux, dès que le tirage de leurs feuilles s’élève, ils s’écrient qu’il ne faut désespérer ni du bon sens ni de l’avenir de la France. Dans cette conviction généreuse ils puisent, d’ailleurs, la force de mépriser, au besoin, l’honnêteté commune, car on doit au bien public le sacrifice de quelques scrupules. C’est une morale spéciale, une conception particulière de l’intérêt général qui, avant 1789, n’était pas encore très répandue. Beaumarchais fut un précurseur.

On a souvent tenté d’expliquer d’une autre façon le caractère de ce joyeux aventurier : on a découvert, pour son immoralité, des excuses tirées de l’histoire. Après tout, a-t-on dit, Beaumarchais fut victime du temps et des circonstances ; ses faiblesses sont celles de tous les hommes de son époque ; il a subi la contagion de l’exemple ; il a accepté, comme il a pu, les nécessités de l’état social où il a vécu ; ses facultés étaient supérieures à sa condition et s’il a, plus d’une fois, passé par les portes basses, c’est que les autres étaient fermées au fils d’un horloger ; de notre temps, Beaumarchais eût pu donner libre carrière à son génie d’entreprise et satisfaire ses grandes ambitions, tout en demeurant le plus droit et le plus délicat des hommes….

C’est un jeu d’imagination bien scabreux que de transporter un personnage historique dans un milieu différent de celui où il a vécu et de raisonner ensuite sur une telle conjecture. Mais, l’hypothèse admise, nous serions enclins à en tirer des conclusions beaucoup moins favorables à la gloire de Beaumarchais.

L’argent, depuis la Révolution, a vaincu bien des défiances. La richesse donne plus sûrement le pouvoir et la considération ; aussi excite-t-elle davantage la convoitise des ambitieux. Les tentations sont devenues plus fortes. Les mœurs sont aussi peut-être devenues plus faciles. Méditez cette anecdote contée par Mme Lebrun dans ses Souvenirs :

« Le comte de Vaudreuil dut se repentir d’avoir accordé sa protection à l’auteur du Mariage de Figaro. Peu de temps après cette représentation, Beaumarchais lui fait demander un rendez-vous, qu’il obtient aussitôt, et il arrive à Versailles de si bonne heure que le comte venait à peine de se lever. Il parle alors d’un projet de finance qu’il vient d’imaginer et qui devait lui rapporter des trésors ; il finit par proposer à M. de Vaudreuil des sommes considérables s’il veut se charger de faire réussir l’affaire. Le comte l’écoute avec le plus grand calme, et quand Beaumarchais a tout dit : « Monsieur de Beaumarchais, lui répond-il, vous ne pouviez venir dans un moment plus favorable, car j’ai passé une bonne nuit, j’ai bien digéré, jamais je ne me suis mieux porté qu’aujourd’hui ; si vous m’aviez fait hier une pareille proposition, je vous aurais fait jeter par la fenêtre ».

En ce siècle-ci, lorsque des spéculateurs s’avisent de proposer des marchés pareils à celui qu’offrait Beaumarchais au comte de Vaudreuil, on a un peu perdu l’habitude de les jeter par la fenêtre ou même de les pousser à la porte. Sans doute, on trouve aujourd’hui beaucoup de braves gens capables d’imiter sinon l’esprit du moins la probité de M. de Vaudreuil ; on en trouve plus qu’on ne croit et surtout plus qu’on ne dit. Mais j’imagine, malgré tout, que Beaumarchais n’eût pas été très différent de lui-même dans une société qui, comme la nôtre, est peu disposée à décourager l’impudence de ceux qui aiment l’argent et méprisent l’humanité.

Il n’est point équitable, non plus, de rejeter sur l’universelle corruption les défaillances de Beaumarchais. Certes, la cour de Louis XV n’était pas une école de morale ; et quand, avec un rare cynisme, Beaumarchais expose à Choiseul par quelles roueries il a, pour le bien de la France, procuré une maîtresse au roi d’Espagne, il sait, sans doute, comme tout le monde, quelle basse intrigue de cour a mérité à ce même Choiseul, avec l’amitié de Mme de Pompadour, l’ambassade de Rome, premier échelon de sa fortune : il doit donc juger qu’un pareil ministre sera indulgent aux jeux de l’amour et de la diplomatie. Mais, après la mort de Louis XV, les mœurs publiques se transforment et le gouvernement de Louis XVI est un des plus honnêtes que la France ait connus. Beaumarchais ne paraît pas s’en apercevoir.

Enfin, ce ne sont pas seulement d’indignes libellistes qui l’ont jugé avec sévérité. Nous avons consulté les témoins de sa vie privée, voici maintenant un témoin de sa vie publique. On ne récusera pas son autorité : c’est Malesherbes. Il écrivait à Beaumarchais, le 31 décembre 1790 :

« Je n’ai jamais pu concevoir, monsieur, pourquoi vous m’avez choisi, depuis trois ou quatre ans, pour le plastron de votre mauvaise humeur, et pourquoi vous ne cessez de m’écrire des lettres très étonnantes sur vos affaires qui ne me regardent pas et dont vous savez que je ne veux pas me mêler.

« Il est encore plus singulier qu’aujourd’hui vous veniez me demander froidement de vous recommander aux gens dont vous avez besoin.

« Est-ce que vous voulez que je vous dise en termes exprès pourquoi je ne veux pas me mêler de vos affaires ? Puisque vous m’y forcez, je vais m’expliquer.

« Vous ne pouvez pas douter que je vous connaisse parfaitement depuis quinze ans, car vous n’avez pas oublié les fâcheuses affaires dans lesquelles vous étiez impliqué et dont il a fallu que je prisse connaissance pour chercher de vous en tirer.

« Je venais de passer trois mois avec vous, vous étiez dans le malheur, je vous donnai des soins pour vous rendre service, je ne pouvais me dissimuler le genre de fautes qui vous avait conduit dans la situation où vous étiez. J’évitai de vous dire ce que j’en pensais, je ne voulais pas humilier un homme très malheureux, vous auriez dû me deviner et me savoir gré de ce ménagement. Depuis ce temps-là, vous avez toujours eu recours à moi dans les occasions où vous avez cru avoir besoin de mon témoignage. Je vous ai toujours rendu ce que je vous dois sur vos talents dont j’ai grande opinion.

« Mais je me suis abstenu de parler de vous sur aucun autre article, je ne voulais ni vous desservir, ni tromper ceux à qui je parlais.

« Dans ce moment-ci vous sentez bien que, ceux à qui vous avez affaire n’ayant pas besoin de mon suffrage pour savoir ce qu’on doit penser de vos talents, je ne puis vous donner aucune recommandation.

« Puisque vous m’avez obligé de vous donner ma façon de penser en termes si clairs, vous sentez aussi qu’il ne peut plus y avoir de relations entre vous et moi. Ne vous donnez plus la peine de m’écrire, non seulement je ne vous répondrais pas, mais je ne lirais pas vos lettres. Je suis, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. »

Cette lettre est claire. Il ne s’agit plus ici des outrages payés d’un Mirabeau. C’est l’opinion d’un honnête homme que Ségur appelait « l’un des plus populaires des hommes illustres, le plus juste des ministres, le plus intègre des magistrats ». À quelles « fâcheuses affaires » fait-il allusion ? Peut-être aux négociations avec d’Éon. Quoi qu’il en soit, quinze ans avant cette lettre, durant les derniers mois de 1775 et les premiers de 1776, Malesherbes était ministre et avait dans son déparlement la police du royaume. Il avait donc pu voir Beaumarchais à l’œuvre et le juger.

En présence d’un pareil témoignage on ne soutiendra plus que les contemporains de Beaumarchais furent tous, par leur propre immoralité, les complices de ses faiblesses.

Beaumarchais mérita donc ses deux réputations : la bonne, comme la mauvaise. Un brave homme, excellent pour les siens, d’humeur joyeuse et de mœurs faciles, mais en même temps amoureux du tapage, possédé du démon de l’intrigue et de la spéculation, vaniteux et hardi, riche d’esprit et dépourvu de sens moral ; des vertus de chansonnier avec l’inconscience d’un homme d’affaires ; — bref, une nature riche et compliquée de flibustier bon enfant, cordial et retors, voilà tout le personnage.