Éditions Prima (Collection gauloise ; no 27p. 1-6).
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Équivoque, l’allure à la fois veule, souple et circonspecte, M. Jojo, qu’on appelait Beau-Môme à Charonne, en raison d’un physique avantageux, entra dans le bar qu’exploite l’auverpin Teyssèdre, rue de la Folie-Regnault, à la Roquette.

Il toucha sans l’ôter la fine casquette posée sur ses cheveux lustrés de cosmétique et rasés sur la nuque.

— Soir, les potes… fit-il.

— Soir, mon vieux… souhaita le bistrot.

— Ça roule ?…

— Ça s’maintient…

M. Jojo prit sur le comptoir l’Auvergnat de Paris, le déplia…

— Qu’est-c’que ça s’ra ?… s’informa le bistrot.

— Un picon… non, un mandarin-curaçao…

Il ajouta, ayant le goût du pittoresque :

— Et bien tassé, c’est pour un tuberculeux…

C’était un brun de dix-neuf ans, aux traits assez jolis bien que vannés. On le disait — un petit mec bien balancé — Il faisait des poids et luttait quelque peu chez Deriaz, se savait costaud, ne dédaignait point les effets de torse. Bien chaussé, un petit veston noir sur un maillot cycliste beige ; il se montrait toujours parfaitement rasé et orgueilleux de ses mains très soignées.

Ouvrier électricien, il travaillait de loin en loin, aux heures de purée et parce qu’il est toujours utile de pouvoir se prévaloir, à l’occasion, d’une profession avouable. Au surplus, il disposait de ressources appréciables et mystérieuses…

Tout en tétant lentement son mandarin, il demanda :

— À part ça, quoi d’neuf ?… Y a longtemps qu’t’as vu Charlot ?…

— Ben voilà déjà que’ q’jours…

— La tante. Quand on l’cherche, ce frère’-là, y a pas d’pet, qu’i’ se fas’ voir…

Il but, songea quelques instants, reprit :

— La gosse est passée me d’mander ?…

— Non, j’l’ai pas r’vue depuis l’autr’soir, qu’t’étais avec…

— Ah !… Ben j’vas la chercher, ça va être l’moment… Quelle heure qu’t’as ?… Sept heures moins l’quart… ça va, je m’barre…

Il vida son verre, paya sa consommation.

— R’oir ’sieur’ dames…

Par la courte rue Mont-Louis, boulevard de Charonne, il atteignit la rue de Bagnolet, s’y engagea. La nuit tombante allumait les réverbères, enveloppait d’ombre la décrépitude du quartier populeux. Le tramway surchargé ramenait les travailleurs de la banlieue. De tristes boutiques s’éclairaient. Chez le marchand de vin de pauvres bougres, las de leur journée boulottaient en lisant les feuilles du soir. Un brocanteur rentrait son crasseux bric-à-brac. D’infâmes meublés, à cent sous la passe, par les couloirs desquels venaient des relents de chiottes et d’éviers, évoquaient des souvenirs de faits divers sinistres, de bonnes femmes coupées en morceaux, de malle à Gouffé. Quatre agents cyclistes passèrent silencieux. M. Jojo grogna, hostile, méprisant.

— La volante… Bourriques…

Il arriva rue des Pyrénées, remonta à gauche vers la place Gambetta. À quelque distance un large vitrage s’illuminait, dans la devanture badigeonnée de bleu clair d’une blanchisserie.

Là, les manches retroussées, le col dégrafé, une demi-douzaine de jeunes femmes maniaient le fer avec entrain, au milieu des bavardages et des rires. Au passage de M. Jojo, l’une d’elles, une grande blonde, lui fit un signe de tête et lui sourit.

On l’appelait Mémaine ; elle était réputée du faubourg Antoine à Ménilmontant et de la rue d’Avron à la rue Basfroi, dans les lavoirs, dans les guinches et dans les bars.

De lourds cheveux, des yeux larges, hardis, une menue bouche rouge, sensuelle et cruelle, une gorge dure, une taille flexible et libre de corset, une croupe ample. Elle aimait les hommes forts, les rixes, la danse et les chansons réalistes, l’aramon, les alcolos, les caresses. Elle respirait la luxure. Elle avait rencontré Beau-Môme un samedi soir dans un bal-musette, Un caprice les avait unis ; la joie profonde qu’ils avaient goûtée l’un par l’autre avait prolongé l’aventure, leur liaison durait depuis quelques mois.

Une autre, n’importe quelle autre, il l’eût mise sur le tas, il lui eût — loué vingt mètres de bitume et deux bec’ ed’gaz — car dures et impérieuses sont les nécessités de la vie. Mais depuis qu’il connaissait Mémaine la jalousie, sentiment nouveau, était née en son cœur. L’idée lui était intolérable qu’un autre eût pu désormais posséder la blonde fille. Il lui disait, avec, dans le regard, une lueur de folie meurtrière :

— Un mec que t’aim’rais, que tu m’tromperais avec, le l’saignerais comme un cochon, j’i’  bouff’rais les foies…

Et quand il l’apercevait dans les rues du faubourg, l’épaule courbée sous un lourd paquet de linge, son grand panier de blanch’caille au bras, il sentait un sang plus chaud courir dans ses veines, une poussée de désir le faisait s’étirer, frémissant, l’esprit soûl de souvenirs, de visions… Vers sept heures et quart, elle sortit. Elle avait une longue blouse blanche, un fichu de laine noir sur les épaules.

— Soir, la gosse… dit M. Jojo, tendre.

— Quiens, te v’là ?… Soir, mon p’tit homme… C’est gentil d’être v’nu… J’suis vannée… Ah ! c’boulot, c’que j’en ai marre… T’as croûté ?…

— J’crois pas…

— Bath ! On dîne ensemble, pas ?

— J’pense bien…

Ils s’en furent chez un marchand de vin où ils s’installèrent. Les sièges étaient durs, une toile cirée tenait lieu de nappe. Près du comptoir, où trônait une énorme femme à moustache, un bougnat et deux terrassiers trinquaient en discutant. Dans un coin se repaissait un cocher taciturne.

— Mémaine, lis voir c’qu’y a sur la carte…

La blanchisseuse énonça la liste courte et simple des plats. M. Jojo conclut :

— C’est pas lerch…

Une fille de salle surgit des profondeurs de la cuisine, Mémaine commanda :

— Un potage… Après ça s’ra une escalope de veau et une salade !

— C’est ça, approuva Beau-Môme, même chose pour moi, et puis deux demi-s’tiers, rouge et blanc, quat’sous d’pain…

Ils mangèrent en échangeant d’indifférents propos.

— Qu’est’ q’t’as fait, môme c’t’après-midi ?…

— Pas grand’chose… J’voulais voir Charlot, j’aurais b’soin d’y causer, mais j’ai pas pu l’dégotter…

— Te bil’pas, mon p’tit, demain i’ fra jour… Alors c’est tout c’ que t’as fait, t’as pas été voir d’poule ?…

Il haussa les épaules.

— Pens’s-tu ?… Tu m’dis toujours ça, c’que t’es gosse…

Elle lui versa du vin.

— Tu bois pas, môme… Oh ! il faut que j’te raconte… Dis ? tu t’souviens la p’tite Alice, l’apprentie d’chez nous, que j’t’ai déjà causé ?…

— Oui, eh bien ?…

— Ben, a’s’est barrée avec un type…

— C’te petit’ môme qu’était avec toi l’aut’fois ? sans blague…

— Sans blague, c’te môme-là… Et quatorze piges… Y a pas, y a p’us d’gosses… Et c’qu’i’faut qu’y ait des types dégoûtants…

— C’est marrant…

Ils achevèrent leur repas, partirent. Ils revirent la rue noire, vide, les hautes bâtisses où des lueurs marquaient les croisées.

Un éblouissement d’ampoules électriques annonça l’entrée d’un cinéma. De truculentes affiches y promettaient, outre des — films sensationnels — les débuts d’un chanteur de qui elles offraient l’imbécile physionomie. Plus loin, dans un bar peuplé de blêmes voyous en casquettes et de poules en cheveux, un phonographe nasillait :

Tu voudrais me voir pleurer
Tu cherches à me faire de la peine

À l’appel de son nom lancé d’une voix grasse, M. Jojo s’arrêta.

— Bon v’là Charlot… Non, mais tu t’fais rien rare ; j’t’ai cherché tout c’soir…

— Ben quoi ! te fâch’pas, tu m’trouves…

C’était un grand type maigre, blond, ni beau ni laid, blagueur, vêtu sans recherche. Doué de finesse et d’industrie, il exerçait toutes sortes de petits métiers vagues. Parce qu’il était d’humeur égale et que, vigoureux, il ne redoutait pas les escarmouches, M. Jojo lui accordait de l’estime et quelque amitié.

— Un p’tit café, Mémaine ?… offrit Charlot.

— Mince, la gosse, rigola Beau-Môme, i’rince… T’es aux sous à c’qui paraît…

— J’suis pas aux sous, ballot, mais on sait viv’ quoi… C’est pas tout ça, t’avais à m’causer ?…

M. Jojo baissa la voix :

— Heu… oui… Voilà, j’ai pas l’rond… Alors quoi… un d’ces jours on pourrait chercher à nous deux que’q’filon, qué’q’combine…

— Ça pourrait s’faire… condéda Charlot, j’dis pas non les temps sont durs, la vie chère…

Il resta pensif un moment.

— J’connaîtrais p’t’être quéq’chose… Y a longtemps qu’j’ai visé à Romainville un pavillon… isolé et chic… où n’y a qu’un vieux bipède, sourd comme un pot et plein aux as… Y a bien aussi une boniche mais a’s’barre tous les soirs en douce r’trouver son gigolo. Ça s’rait du boulot d’choix…

En dégustant leur café, ils s’entretinrent, discrets, en fin de quoi :

— Dix plombes… remarqua M. Jojo, on s’débine, tu viens Charlot ?…

— Non, j’peux pas, j’attends des copains.

— Alors, à r’voir, vieux ; on r’caus’ra… T’t’en viens, la gosse ?…

Par la rue des Pyrénées ils regagnèrent la rue des Orteaux. Là, Beau-Môme avait sa demeure, au dernier étage de l’Hôtel du Progrès, un garni assez humble.

Un bec de gaz parcimonieux éclairait le couloir, à droite une porte vitrée s’ouvrait sur une salle de marchand de vin. M. Jojo prit sa clé au tableau, ils montèrent. L’escalier était raide, plein d’obscurité. Un enduit de crasse isolait la rampe, on frôlait des murs gluants. Au quatrième étage Beau-Môme ouvrit sa porte, fit craquer une allumette. Sybarite, épris de confort, il possédait une lampe à pétrole achetée d’occase au marché de la place d’Aligre ; une maigre clarté régna.

La chambre s’encombrait d’un mobilier sordide. Deux chaises boîteuses flanquaient une commode à moitié disloquée. Sur la table de toilette dont un mégot décorait le coin, un pot à eau blanc, veuf de son anse, surmontait une cuvette à fleurs. Un lambeau de carpette couleur de poussière, s’efforçait de masquer les ruines du carrelage. Au mur, M. Jojo avait disposé des cartes postales où se voyaient des femmes nues, car il se piquait d’esthétique et de goùt… Par la fenêtre, on n’apercevait que des murs noirs, des croisées mal éclairées aux vitres sales, aux rideaux en loques.

Beau-Môme s’assit au bord du lit, alluma une cigarette. Mémaine enlevait sa blouse blanche, la suspendait au porte-manteau.

Debout devant la glace, elle retira lentement ses peignes de celluloïd. Ses superbes cheveux blond-roux croulèrent sur ses blanches épaules. Dans le geste qu’elle fit pour les tordre et les fixer sur sa nuque, ses beaux bras relevés découvrirent les mousses nichées au creux de ses aisselles.

M. Jojo bondit, y colla ses lèvres, se grisa, s’étourdit de l’exquise et fauve âcreté de leur parfum ; puis remonta, parcourut de baisers ses épaules, ses seins fermes et droits Elle riait.

— Ah ! cesse, Môme, tu m’chatouilles…

Mais il la serrait, la respirait, buvait son odeur énervante et chaude de repasseuse.

— Ah ! c’que j’taime, gosse, j’te mangerais…

Elle laissa tomber son jupon, s’allongea sur le lit, frotta des deux mains ses hanches, son ventre, ses cuisses, joyeuse de se sentir forte, ardente et nue…

Lui se dévêtait avec soin, délaçait ses bottines. Mémaine enleva sa chemise, la lança dans la chambre, étira son corps voluptueux, soupirante et toute vibrante, les seins gonflés, les cuisses élargies…

Elle dit, la voix changée, rauque, passionnée :

— Ah ! magne-toi, môme, mon p’tit homme, viens quoi !… Ah ! c’que je suis amoureuse, c’soir…