Bernard Grasset (p. 19-50).


II


Le Wonderland de Whitechapel Road… Le quartier, la salle, le public, le spectacle offert, résument d’une façon aussi complète et aussi saisissante la boxe populaire que la salle et le public du National Sporting Club résument la boxe aristocratique.

Sous la clarté aveuglante des lampes à arc, les milliers de figures tournées vers le ring ont la même expression d’attention haletante, les mêmes contractions involontaires des mâchoires toutes les fois qu’un coup qui semble décisif est frappé, les mêmes mouvements des lèvres qui articulent inconsciemment, sans bruit, des imprécations ou des souhaits. Des casquettes crasseuses tirées bas sur le front coiffent presque toutes les têtes ; tous les cous sont ornés de foulards décolorés qui servent à la fois de cravate et de linge ; çà et là seulement un faux-col se remarque et fait sensation, bien que sa teinte soit un gris foncé sur laquelle ressortent des empreintes plus noires, que des doigts sales y ont laissées.

Toutes ces faces semblent au premier coup d’œil pareilles ; ce n’est qu’en les regardant plus attentivement qu’on remarque les contours hâves ou distendus, la pâleur moite des uns et la teinte vineuse, presque violacée, des autres, le menton lisse des très jeunes gens et les mâchoires des hommes faits où une barbe de cinq jours se hérisse, en attendant le coup de rasoir hebdomadaire. Et voici que si l’on étudie les types avec plus d’acuité on finit par reconnaître que la première impression était la vraie, que tous ces visages alignés en rangées ont un air de parenté étroite, non seulement un aspect commun de race, mais une unité de caractère et d’expression.

Le type qui domine est le type sanguin, massif, un peu bestial, des Anglais d’autrefois tels que les représentent les estampes d’il y a cent ans. Des cous épais, crevant de sang ; des mâchoires de dogues ; les méplats accentués où la sueur luit sous la lumière crue des lampes électriques ; les yeux enfoncés, ternes, injectés de sang, et surtout un caractère général de simplicité brutale, de force rudimentaire, bon-enfant pourtant, mais toujours prête à la poussée de colère qui, en vraie colère britannique, est muette et se traduit par d’immédiates violences. Dans d’autres couches sociales le type s’est modifié, affiné ; mais le type des bas-fonds s’est conservé intact, depuis l’époque que décrivent les gravures coloriées du John Bull du temps de Napoléon, cet individu massif, stupide, brutal, mais courageux et sublimement obstiné, qui a fait la force d’Albion.

Au milieu de cette foule, au centre de toutes ces rangées parallèles de figures qu’une même impression un peu féroce anime, le ring s’élève, et dans ce ring il y a deux garçons aux pectoraux meurtris, aux visages ensanglantés, qui se martèlent furieusement l’un l’autre, avec des « Han » de bûcheron et de grands coups qui sonnent mat sur la chair des épaules et sur les os du thorax. Le public de Whitechapel fait fi de la science pugilistique et de l’adresse ; ce qu’il veut voir, c’est le simulacre réaliste de la rixe, l’ardeur au combat de deux hommes aux fortes charpentes qui voient rouge et échangent de sauvages horions, tombent, se relèvent, retombent et se relèvent encore avec un farouche et magnifique entêtement, tant qu’un vestige de force leur reste.

Sur une estrade séparée du reste de la salle, dont l’abord est défendu par des gardiens aux mines patibulaires, un petit nombre de gentlemen élégamment habillés, certains même en habit, suit aussi des yeux les combats. Quelques-uns sont venus là par curiosité de dilettantes du sport, pour s’encanailler un soir ; d’autres ont été attirés par le seul intérêt du programme, qui est invariablement copieux et souvent comporte quelque morceau de choix. Parmi ces derniers se trouvait Lord Westmount, accompagné de son ami le Major. Ils suivaient des yeux avec attention le combat qui se livrait, faisant parfois une moue méprisante de connaisseurs en présence de maladresses trop grandes.

Enfin Jim de Baxter (de Southwark) parvint à acculer Bill Jordan (de Stepney) contre les cordes du ring, et là lui plaça une série de si durs crochets à l’estomac que l’espoir de Stepney se laissa tomber à genoux, littéralement asphyxié par ce que les hommes du métier dénomment le « solar plexus punch ».

À peine la voix du referee eut-elle compté la dixième seconde que les vociférations des spectateurs s’arrêtèrent, se muèrent en un murmure de conversations et de critiques, murmure au milieu duquel s’éleva aussitôt la voix glapissante des boys qui vendent dans la salle les rafraîchissements favoris des habitués.

«… Apples !… Apples !… Nice Apples !.. Jellied Eels !… Banbury Cakes !… »

Les consommateurs faisaient leur choix entre les pommes, les gâteaux gluants de sucre, et les soucoupes où des morceaux d’anguille nageaient dans une gelée tremblotante. Avec ces dernières on leur donnait un trognon de pain, et ils mâchaient à grand bruit les tronçons d’anguille, crachant les arêtes au loin et léchant la gelée restée dans les soucoupes. Puis les pipes se bourraient de tabac en carrotte haché sur des paumes calleuses, et l’atmosphère déjà opaque de la salle s’obscurcissait encore un peu, formant un voile où les figures devenaient de simples taches blafardes ou violacées.

«…Apples !… Oranges !… Banbury !… »

Lord Westmount promenait ses regards sur toute cette plèbe crasseuse avec un sourire de mépris amusé. Son habit de coupe impeccable, son plastron dont le blanc éblouissant surprenait auprès de cette foule sordide, sa mine et ses manières d’aristocrate de race : tout cela le désignait naturellement à l’attention du public. Mais les regards que les hommes du bas peuple jetaient au lord étaient pleins du respect le plus profond, car plus bas l’on descend à travers les couches sociales du peuple anglais, et plus fort, plus aveugle, devient le respect des différences de caste, la soumission presque satisfaite à la supériorité reconnue des nobles et des riches qui les fréquentent, élite que la plèbe considère encore comme une race à part, différente du commun des hommes de peine.

Le Major, qui consultait le programme, grogna tout à coup :

« Enfin ! C’est le tour de notre homme. »

Au brouhaha de curiosité et d’attente qui s’éleva à ce moment tant dans la foule de la salle que parmi les gentlemen de l’estrade, il était facile de deviner que le combat qui se préparait était le clou de la soirée, la grande rencontre que des affiches distribuées à profusion dans tout l’Est de Londres avaient annoncée avec force adjectifs mirobolants.

« Grand Contest Extra Spécial — En Quinze Rounds de trois minutes — Servant de Demi-Finale du Championnat d’Angleterre — entre le Futur Champion Poids Plume Joe Mitchell, de Stratford — et le héros de cent combats Bill White, de Manchester.

Tous les matches de boxe de Wonderland sont, sans exception, « de grands matches extra spéciaux », et la bourse est toujours indiquée sur les affiches et le programme comme une somme colossale, dont la vue fait ouvrir des yeux ronds aux amateurs naïfs. Seuls, les gens qui connaissent les coulisses de la boxe dans l’East End sourient et savent ce qu’il faut en croire.

Pourtant le combat dont il s’agissait ce soir-là avait réellement éveillé quelque intérêt dans le Landerneau du pugilat, et la présence de Lord Westmount et du Major en était une preuve. Joe Mitchell était un tout jeune garçon qui venait de remporter une série de victoires dans le Nord de l’Angleterre, où il résidait, et les critiques sportifs s’étaient pris d’un si vif enthousiasme pour lui qu’ils l’acclamaient déjà comme le digne successeur du grand Driscoll, l’homme qui devait conserver à la vieille Angleterre au moins un des championnats du monde qui s’en étaient allés l’un après l’autre vers l’Amérique ou la France.

Lord Westmount et son ami n’étaient pas venus dans l’East End en simples particuliers : ils représentaient là toute l’opulente majesté du « British Champion Research Syndicate », et d’autres membres du Syndicat assistaient le même soir à d’autres rencontres pugilistiques dans divers coins de Londres, tous à l’affût de combattants d’avenir susceptibles de relever le prestige un peu terni de Britannia. Les journaux sportifs, le Sporting Life en tête, avaient parlé à mots couverts et de façon assez mystérieuse de la formation et de l’existence de ce Syndicat, qui comptait parmi ses membres les porteurs de quelques-uns des plus grands noms du Royaume-Uni, et entrait dans la vie doté d’une fortune. Aussi le public du Wonderland, jusqu’à qui ces rumeurs étaient parvenues, jetait-il sur les deux aristocrates assis au premier rang de l’estrade des regards empreints d’une vénération presque superstitieuse.

Des murmures couraient dans la salle ; on se citait à l’oreille des noms, des chiffres fabuleux :

« Rien que des lords, ou presque… Ils ont des millions derrière eux, et le premier de nos garçons qui bat les Américains et les Français proprement, eh bien, il sera riche pour la vie !…

« C’est-il vrai, ce qu’on dit, que le premier qui ramènera au vieux pays un championnat du monde sera fait baronet ? »

Des sceptiques s’esclaffaient ; mais d’autres continuaient à hocher leurs têtes massives, bourrées d’enfantine crédulité, et répétaient doucement :

« On dit çà !… On dit çà ! »

Des soigneurs, vieux pugilistes retirés dont les torses épais semblaient vouloir crever leurs sweaters blancs, étaient montés sur le ring et s’efforçaient de renouveler et de purifier l’air en agitant des serviettes. Le propriétaire de la salle, le légendaire Jack Woolf, tenant comme toujours son petit chien sous le bras, franchit à son tour les cordes du ring et demanda à tous les spectateurs d’éteindre leurs pipes et leurs cigares et de maintenir pendant la durée du combat l’ordre et le silence le plus parfaits.

« Il y a ici des gentlemen — fit-il d’un air important et mystérieux — qui sont venus du West End remplir dans Whitechapel une mission, une vraie mission qui intéresse tous les sportsmen britanniques, de quelque rang qu’ils soient. Hommes de Whitechapel, montrez-leur votre respect de l’ordre et votre amour du sport, et souhaitons tous, lords et roturiers, que cette soirée nous révèle un champion ! »

Une clameur d’enthousiasme s’éleva ; tous les regards se tournèrent vers Lord Westmount et son compagnon, qui restaient impassibles, et de nouveau des murmures circulèrent, qui cette fois ne trouvèrent pas de contradicteurs.

« Des millions et des millions, je vous dis !… Les mangeurs de grenouilles n’ont qu’à bien se tenir… Si le petit Mitchel travaille bien ce soir, ils vont le prendre en main et en faire un champion ; et après cela ils en feront un vrai gentleman et riche pour la vie !… »

Débardeurs des docks, ouvriers de Stepney et de Shoreditch, pauvres gueux qui avaient dîné d’un verre d’ale et d’un cervelas pendant trois jours pour économiser le prix d’une place au Wonderland, regardaient les représentants du tout-puissant syndicat avec une sorte de reconnaissance humble, et se félicitaient dans leurs cœurs qu’il y eût au monde des gens si riches, et qu’ils voulussent bien faire un usage si noble de leur argent.

Mais soudain les combattants entrèrent dans le ring, et quelques instants plus tard ils étaient aux prises.

Le favori du public était naturellement ce Joe Mitchell, enfant de l’East End puisqu’il y était né, et bien que la plupart de ses victoires eussent été remportées dans le Lancashire. Aussi tous les regards se fixaient-ils sur lui. Svelte, blond, avec un visage de fille, il semblait peu fait pour le dur métier des coups, et tous ses partisans ne pouvaient s’empêcher de le comparer avec une nuance de crainte à son adversaire Bill White, un vétéran du pugilat bien qu’à peine âgé de vingt-cinq ans, massif, solide, dont la figure ne semblait être qu’un masque façonné pour recevoir les coups sans en souffrir, tant l’ossature était épaisse, le nez aplati, les yeux petits et rusés profondément enfoncés entre les proéminences du front et des pommettes. Une oreille en « chou-fleur », vestiges des horions qui défigurent, le rendait plus hideux encore. Il combattait les mains basses, la tête en avant comme un taureau, offrant à toutes les attaques son masque où il ne restait plus rien de vulnérable. Les regards des spectateurs se posaient une seconde sur lui, et ensuite sur son adversaire svelte et joli, avec une sorte de pitié.

Mais les habitués du Wonderland sont tous des connaisseurs, et quelques feintes esquissées, quelques entrechats des deux hommes qui se guettaient, les premiers coups qui portèrent, suffirent à leur faire une opinion. Ils suivirent des yeux le corps mince et musclé qui semblait se mouvoir au rythme d’une mesure mystérieuse, toujours harmonieusement, sans aucune faute d’équilibre ni aucun geste inutile ou exagéré, et chacun d’eux se dit doucement à lui-même : « Il est vite ! » Puis, un peu plus tard : « Il a le punch ! » ; et enfin, après deux minutes de combat : « C’est un damné bon garçon ; il fera l’affaire ! »

Le gong qui annonça la fin de la reprise donna le signal d’un tumulte soudain. On commentait la tactique du nouveau champion ; l’on ne tarissait pas d’éloges sur son style, la rapidité de ses attaques, sa défense impénétrable, son agilité de ballerine dans les esquives. Une fois toutes les formules d’éloges épuisées, les spectateurs se répétaient l’un à l’autre cinq et six fois de suite, avec des hochements de tête sans fin et une expression de bœufs qui ruminent :

« C’est un damné bon garçon !… Un damné bon garçon ! »

Lord Westmount et le Major avaient perdu leur expression d’aristocratique indifférence et se penchaient en avant, fixant sur le jeune garçon qui maintenant se reposait dans un coin du ring, des yeux d’experts qui soupèsent et évaluent. Bien bâti : un peu frêle peut-être, mais il épaissirait avec l’âge ; la science innée, la vitesse, et, malgré son apparence svelte, un développement des muscles dorsaux qui lui faisaient un torse en triangle, apanage des durs cogneurs.

« Pas mauvais, hein, Major ? — dit Lord Westmount à voix basse. — Qu’en pensez-vous ? »

Le Major grogna sans répondre.

Dès le début du deuxième round Joe Mitchell, d’un furieux swing du droit fendit l’arcade sourcilière de son adversaire, et un mince filet de sang coula le long du masque écrasé, tandis qu’une enflure apparaissait qui devait boucher l’œil peu à peu.

Alors le svelte athlète au visage de fille, se rendant compte de son avantage et prompt à en tirer parti, prit pour cible cette enflure sanglante et s’acharna à la marteler des deux poings. Semblable à un piston par sa régularité et sa vitesse, son bras gauche envoya vingt fois de suite le dur gant de quatre onces qui cuirassait ses phalanges meurtrir et remeurtrir cette boursouflure du front et de la pommette. Toujours en mouvement, agile comme une guêpe, esquivant avec une facilité dérisoire toutes les attaques de l’adversaire à moitié aveuglé, il s’appliqua en bon ouvrier à parachever son travail, et sous ses coups inlassables, précis, Bill White sembla le taureau lent, maladroit, qu’un banderille agace et torture.

Quand le second round prit fin la plèbe hurla d’enthousiasme, acclamant les meurtrissures et le sang, qui prouvent la loyauté du combat et la rude virilité des hommes aux prises. Les gentlemen de l’estrade restaient corrects et presque muets ; mais ils se penchaient en avant, la bouche entr’ouverte, et malgré eux leurs yeux commençaient à flamber aussi.

Le Major grogna :

« Ce garçon a été éduqué comme il faut… il sait faire mal ! »

Lord Westmount hocha la tête sans détourner les yeux du ring, en juge qui craint de se prononcer trop tôt.

Pendant trois reprises encore, trois reprises de trois minutes qui tinrent la foule haletante, fascinée, les yeux rivés sur les deux corps presque nus qui dansaient sous la lumière crue des lampes à arc, Joe Mitchell continua la tâche commencée. Toujours frais et agile comme aux premières secondes, presque souriant, joli, sans que son visage se départit un instant de son expression candide et pure, il fit de l’œil gauche de son adversaire une chose sans nom, ensevelie sous des replis de chair tuméfiée, une simple fente désormais incapable de s’ouvrir, un contour hideux d’où le sang ne coulait même plus, sur lequel les coups continuaient à pleuvoir, méthodiques.

Ensuite il combattit de plus près, sans toutefois se départir de sa prudence, frappa du poing droit à la mâchoire, une fois, deux fois, trois fois… de toutes ses forces ; puis voyant que Bill White se contentait de secouer la tête avec un grognement chaque fois et restait sur ses pieds, il reprit de la distance et, toujours avec des gestes précis et harmonieux et des entrechats de ballerine, il commença à boucher l’autre œil.

Pendant les repos d’une minute qui séparaient les reprises, le brouhaha des commentaires enfiévrés faisait un tumulte qui couvrait presque les voix suraiguës des boys qui promenaient toujours dans la salle leurs pommes, leurs trognons de pain et les tasses pleines de gelée et de morceaux d’anguilles. Les verres d’ale et les bouteilles de ginger-beer circulaient ; les débardeurs des docks et les manœuvres des brasseries de Stepney tiraient de leur poche de larges flacons pleins de leur mélange favori et buvaient à tête renversée, la bouche collée au goulot, avec des claquements de lèvres humides ; puis ils soupiraient bruyamment, un filet de bière et de bave mêlées leur coulant, le long du menton, et passaient le flacon aux camarades qui à leur tour collaient avidement les lèvres au goulot. La défense de fumer était déjà oubliée, et l’atmosphère redevenait opaque et embrumée de fumée âcre.

Et toujours, dans le ring, par reprises de trois minutes, le petit Joe Mitchell continuait à charcuter son homme en artiste, sans recevoir lui-même un seul coup. Tout à l’heure Bill White semblait un taureau maladroit qu’on houspille ; maintenant il ne ressemblait plus qu’à une bête d’abattoir, en partie estropiée, qui attend le dernier coup. Mais toujours l’endurance de sa charpente massive et de sa chair presque insensible à la douleur, et son entêtement de bête de combat, le maintenaient debout.

À la fin de la neuvième reprise il était presque complètement aveugle des deux yeux. La pommette et l’arcade sourcilière droites, enflées à leur tour sous les coups incessants, ne formaient plus qu’une masse unique, tuméfiée, crevant de sang noirâtre. Il ne pouvait plus que lancer au hasard des coups furieux, trébucher, se guider de la main le long des cordes et, percevant confusément devant lui la tache claire d’un torse, foncer rageusement dans cette direction, pour ne jamais frapper que le vide. Mais quand un de ses soigneurs lui offrit de jeter dans le ring la serviette qui est le signal de la défaite acceptée et de l’abandon, il cracha une gorgée de sang et se répandit en imprécations féroces.

Après la onzième reprise un de ses seconds demanda un couteau, lui fit une incision à la pommette et, collant ses deux lèvres à la plaie, aspira de toute la force de ses poumons, suçant ainsi pour le cracher ensuite le flot de sang meurtri, à moitié décomposé, qui enflait ses chairs et l’aveuglait. C’est là un des remèdes traditionnels de la chirurgie du ring, et l’opération ne surprit personne. On se demanda :

« Croyez-vous qu’il puisse tenir jusqu’à la fin… Il est encore solide sur ses jambes…

Or, quand le gong sonna le commencement de la douzième reprise, Bill White voyait d’un œil, et sa charge initiale fut celle d’un dogue fou de colère qu’on déchaîne et qu’on démusèle. Pris par surprise, son adversaire fut bousculé jusque dans les cordes du ring, et, avant qu’il ait pu reprendre son équilibre et sa garde, quatre coups terribles venaient lui marteler l’estomac et faire plier ses côtes. Il s’échappa pourtant ; mais les spectateurs placés près du ring virent que ses yeux chaviraient un instant et deux taches livides, presque verdâtres, apparaissaient et s’étendaient des ailes du nez aux commissures des lèvres.

En une seconde le vétéran était sur lui de nouveau, frappant des deux mains un peu à l’aveuglette mais avec assez de précision pour que la plupart de ses coups atteignissent les flancs ou l’estomac. Tout à coup Joe Mitchell chancela, laissa retomber les poings le long des cuisses, et se laissa aller sur les genoux.

Une grande clameur était montée de la salle ; la moitié des spectateurs s’étaient instinctivement levés pour mieux voir, mais des cris féroces et des imprécations venant des bancs du fond les firent rasseoir. Puis le tumulte mourut soudain et dans un silence de mort on entendit la voix du chronométreur compter les secondes.

« Four… five… six… seven… »

Joe Mitchell était debout. Son adversaire, qui attendait à cinq pieds de là, penché en avant, ramassé pour une nouvelle attaque immédiate dès que ses genoux ne toucheraient plus terre, fonça en catapulte et ne trouva que le vide devant lui. D’un saut de côté le favori avait esquivé l’attaque, regagné le centre du ring, et voici qu’aussitôt il reprenait sa tactique primitive, fuyant les corps à corps, se contentant de coups légers du poing gauche qui cherchaient à maintenir à distance l’adversaire. Mais bien que toujours rapide et agile d’apparence, ses coups manquaient de détente, et tous ses mouvements donnaient l’impression d’un ressort presque à bout de course et qui va s’affaiblissant.

Bill White était comme un bull-terrier que le combat et la victoire possible saoulent et qui s’acharne avec une férocité simple. Collé à son homme, il le suivait d’un bout à l’autre du ring comme une mauvaise ombre et frappait sans répit des deux mains. L’idée du triomphe proche l’aveuglait plus encore que l’enflure de ses tempes et de ses pommettes, et quelques-uns de ses coups, mal dirigés, portèrent au-dessous de la ceinture, atteignant l’aine.

Alors le tumulte qui s’était élevé de nouveau et ne cessait plus devint une sorte de hurlement continu, une imprécation jetée à la fois par mille bouches.

« Foul !… criaient-elles… Foul !… Il a frappé au-dessous de la ceinture… L’arbitre, arrêtez le combat !… »

L’arbitre se contenta de crier aux boxeurs un avertissement qui se perdit dans le vacarme, et la foule maintenant enragée, voyant son favori faiblir de seconde en seconde et plier sous les coups qui lui enfonçaient les côtes, devint une clameur vivante, une effroyable colère déchaînée. Des hommes se levaient de leurs chaises, apoplectiques, les veines du front saillant comme des câbles, et mugissaient des injures et des blasphèmes, secouant les poings, prêts à se ruer. Le vétéran défiguré qui était en train d’abattre leur nouvelle idole, de punir de coups vicieux l’adolescent blond au visage de fille, fut un objet de haines meurtrières, réunit contre lui tout ce qu’il y avait là de violence latente.

Après avoir épuisé toutes les injures et tous les qualificatifs obscènes de leur vocabulaire, les spectateurs ivres de rage crachaient en écumant la suprême insulte :

« Bâtard ! Damné bâtard ! »

Et comme un refrain revenait la protestation exaspérée :

« Foul !… Il a frappé au-dessous de la ceinture… Foul ! »

Autour des cordes du ring il y eut de courtes et violentes bousculades ; des furieux qui tentaient d’intervenir s’écroulèrent sous les poings massifs des soigneurs et des satellites.

Sous la lumière aveuglante des lampes électriques, au milieu du tumulte à son paroxysme, sous les cris incessants de : « Foul ! » et de : « Bâtard !… Damné bâtard ! », Bill White, oublieux de tout cela, tout entier à son ouvrage, acheva l’adolescent blond qui titubait. Trois fois il l’envoya rouler à terre ; la troisième fois sa tête sonna contre les planches du ring et il resta couché, les bras en croix, svelte et blond, pareil à un éphèbe que la fatigue a surpris et terrassé au milieu d’une tâche trop dure.

Pendant quelques instants le tumulte redoubla de violence, remplissant la salle d’un tintamarre tel qu’aucun cri ne s’y distinguait plus ; puis en peu de secondes et comme par enchantement, il tomba. Tous les yeux étaient tournés vers le ring ; l’on avait vu Bill White, après un regard jeté sur son adversaire vaincu, relever la tête et regarder autour de lui avec un sourire de bonheur simple ; et quand la lumière crue tomba sur son visage elle éclaira un masque si hideux, si épouvantablement défiguré par le combat, si semé de boursouflures noirâtres et de plaques de chair à vif, que toute la fureur montée vers lui tomba soudain.

Il y eut un silence ; puis des voix dirent doucement :

« Tout de même ! C’est un garçon qui a du courage… »

La banqueroute inattendue du jeune champion, la défaite de leur favori devinrent quelque chose de juste, un verdict selon leur cœur, en regard de l’entêtement héroïque et brutal qui avait apporté la victoire à Bill White le défiguré.

On répéta : « Il a bien mérité de gagner, voyez-vous, parce qu’il s’est bien obstiné. »

Cet éloge de la suprême vertu britannique sortait des bouches qui tout à l’heure hurlaient des menaces et des injures forcenées. Bill White, que ses soigneurs entraînaient vers son coin du ring avec des cris de triomphe, souriait toujours d’un sourire enfantin, hideux et magnifique, de sa bouche aux lèvres écrasées d’où coulait un mince filet de sang.


Lord Westmount et le Major se trouvèrent sur le trottoir de Whitechapel Road. Il restait encore un combat à livrer et le gros du public, qui tenait à ne rien perdre du spectacle, n’était pas encore sorti. Leur auto les attendait ; ils donnèrent au chauffeur l’adresse d’un de leurs clubs.

En se laissant tomber sur les coussins, le Major dit d’un ton de mépris profond :

« Des femmelettes, je vous le dis ! On ne fait plus que des femmelettes aujourd’hui ! Vous avez vu ce garçon qui ressemblait à un boxeur et qui est tombé en pâmoison dès qu’il lui est arrivé une pichenette ou deux dans le panier à pain. Ah ! Que diraient de tout cela les grands ancêtres : Tom Cribb et Jem Belcher, et les autres ? »

Mélancoliques, ils regardaient tous les deux les maisons de Whitechapel Road défiler des deux côtés de leur voiture. Ce n’était pas le petit Joe Mitchell qui rosserait les mangeurs de grenouilles ni les mâcheurs de chewing-gum. Il ne savait pas encaisser : vice rédhibitoire ! En songeant à tout l’argent du Syndicat, qui restait encore inutilisé, et à la décadence pugilistique des hommes de leur race, une tristesse rageuse les accablait. Et de l’autre côté du détroit les champions poussaient en France comme des champignons, jeunes, ardents, déjà pleins de mépris pour les cogneurs d’Albion.

Un rassemblement sur la chaussée, autour d’une grappe humaine qui oscillait, fit ralentir et arrêter l’auto. Curieux, ils se penchèrent hors de la portière pour voir.

Deux policemen, hauts de six pieds, tenaient un homme entre eux, lui tordaient les bras et le poussaient de toutes leurs forces pour le faire avancer, et lui s’arcboutait et résistait avec des coups de reins qui secouaient les deux colosses de la tête aux pieds. Autour d’eux la populace de Whitechapel se bousculait, insultant et maudissant à mi-voix les policiers, mais craignant d’intervenir, car les ruffians de Londres n’ont presque jamais d’armes : dans une rixe ils ne se servent guère que de leurs poings ou de la boucle de leurs ceintures, et à ce jeu-là il faut être de première force pour oser résister aux géants de la Police métropolitaine, qui connaissent comme personne et utilisent sans vergogne les coups mauvais et les prises qui disloquent les membres.

D’ailleurs les coups de sifflet d’appel avaient déjà retenti, et au moment où l’auto de Lord Westmount et du Major s’arrêtait près du groupe, un troisième policeman à carrure formidable arrivait en courant, trouant la foule à coups de poing sans se soucier des cris et des plaintes.

« Tiens ! — fit le jeune lord — Johnson, l’amateur ! »

On sait que la police de Londres a de tout temps fourni au monde du sport nombre d’athlètes poids lourds de marque, et le troisième policeman n’était autre en effet que « Seize-stone Johnson », second des championnats amateurs de cette année.

Un de ses collègues, le voyant arriver, voulut lui céder la place ; mais il desserra son étreinte une seconde trop tôt, et l’homme qu’il tenait en profita. D’un geste brusque il se dégagea de ce côté ; libre d’un bras, il virevolta sur le talon avec une torsion rapide des reins, lançant son poing en demi-cercle si vite et si juste que le policeman qui le tenait encore, atteint à la mâchoire, tituba et le laissa s’échapper. Déjà les deux autres se jetaient ensemble sur lui ; mais ce qui se passa alors laissa les spectateurs stupéfaits, intrigués comme par un escamotage.

Une volte ; deux gestes ; sans plus, accompagnés d’un déplacement rapide des pieds. Deux gestes courts, faciles d’apparence comme les mouvements d’un jongleur, si prestes qu’aucune force ne s’y laissait voir, mais dont l’effet fut incompréhensible et soudain.

Le premier des policemen, touché à l’estomac, à deux pouces au-dessous du troisième bouton de son uniforme, par un poing qui jaillit et disparut comme un piston de moteur, tomba en avant, la figure contre terre, avec un hoquet bref ; et « Seize-stone Johnson » vint se jeter de tout son élan et de tout son énorme poids contre un autre poing qui parut lui accrocher la pointe du menton, fit faire à sa tête un quart de cercle et le coucha sur l’asphalte, aussi parfaitement inanimé que le bloc de granit des carrières de Portland qui bordait le trottoir voisin.

La dernière scène de cette tragi-comédie resta toujours incompréhensible pour bien des gens.

Le gaillard qui venait de maltraiter aussi brutalement les constables de Sa Gracieuse Majesté était un pauvre hère mal vêtu, évidemment de basse origine et n’ayant assurément aucune parenté avec le plus humble des baronets. Pourtant des témoins dignes de foi affirment avoir vu une somptueuse limousine, portant des armoiries sur la portière, recueillir presque aussitôt ce déguenillé et l’emporter à une allure vertigineuse, cependant que deux impeccables gentlemen en habit noir lui tapaient sur l’épaule avec toutes les marques du plus fol enthousiasme et de la plus tendre amitié.