Bases de la politique positive/Chapitre 3
CHAPITRE III.
CONDITIONS DE L’ORDRE ET DE LA LIBERTÉ.
I.
Caractère intrinsèque de la Doctrine Sociétaire.
Les Principes précédents étant bien établis, parlons de notre Hypothèse sociale en elle-même, ou du Plan spécial de Réforme proposée par Fourier et par son École pour transformer l’Ordre social actuel.
Quel que soit ce Système nouveau, il est acquis à l’École sociétaire, que cette École n’entend l’imposer à la Société actuelle par aucune force prise en dehors de la Bienfaisance intrinsèque et démontrée de ce Système ; qu’elle entend seulement le faire connaître par voie de Propagation, le faire juger par voie d’Expérience, et que, d’avance, elle passe condamnation, si la Société ne le réalise pas d’elle-même et librement lorsqu’elle aura été dûment édifiée par des Expériences locales convenablement faites.
Que le Système découvert par Fourier et proposé par l’École sociétaire soit bon ou mauvais, juste ou faux, nous occupons donc à priori, relativement à la Propagation que nous en faisons dans la Société actuelle et à la défense théorique que nous en soutenons, une position absolument légitime, puisque nous ne proposons nullement l’Application générale, mais seulement l’Expérience locale de notre Système devant la Société : — la Généralisation pratique de ce Système devant être exclusivement l’œuvre spontanée et volontaire de l’Humanité, si, comme nous en sommes convaincus, l’Humanité l’accueille quand elle en aura bonne connaissance.
Voici donc ce que l’on ne pourra, sans erreur ou sans mauvaise foi, refuser de reconnaître comme Caractère distinctif de l’École de Fourier, et ce dont il nous importe au plus haut degré de prendre acte :
C’est que Fourier et son École procèdent à la manière des Savants et des Ingénieurs qui apportent une Découverte et en demandent la Vérification expérimentale ; et non à la manière des Réformateurs Politiques ou Religieux, qui ont agi ou prétendu agir sur la Société en formulant des Lois, des Croyances, des Obligations, un Culte, des Droits, des Devoirs nouveaux, et en imposant leurs Réformes par une Législation ou par une Foi nouvelles[1].
Si le Système sociétaire se généralise à la suite des Expériences qui en auront fait connaître définitivement la valeur réelle, il est incontestable, suivant nous, qu’une Transformation sociale aussi profonde, en faisant triompher la Vérité et l’Unité, amènera sur toute la terre des Mœurs, des Idées, des Règles, des Coutumes civiles et morales, et des Croyances philosophiques et religieuses généralement différentes de celles, très-diverses, qui règnent aujourd’hui chez les différents Peuples. Mais, à l’inverse de tous les autres Réformateurs politiques, sociaux ou religieux, Fourier et ses Disciples ne demandent nullement à la Société actuelle de remplacer aujourd’hui les Croyances, les Lois, les Coutumes et les Cultes qui existent, par les Coutumes, par les Règles, par le Culte qui, suivant leur Hypothèse scientifique, seront un jour généralisés sur le Globe.
Il y a plus : c’est que, quelles que soient, à l’égard de ces différents sujets, les opinions, fondées ou non, de l’École sociétaire, cette École ne demande pas même l’Expérience locale de ces Coutumes et de ces Règles qu’elle prévoit devoir se réaliser un jour. — Ces points extrêmement importants exigent une élucidation précise pour laquelle nous réclamons toute l’attention du lecteur.
II.
Des Lois et de la Forme sociale.
Énonçons d’abord deux faits généraux.
1o En tant que Conception théorique, le Système de Fourier comprend toutes les Relations sociales, c’est-à-dire tous les rapports des hommes entre eux et des hommes avec les choses ; en d’autres termes, ce Système embrasse virtuellement et théoriquement le Règlement de tous les Rapports, industriels, civils, politiques, moraux et religieux, que l’on peut concevoir dans l’Humanité.
2o En tant que Théorie scientifique, le Système de Fourier présente, pour régler tous ces rapports, un seul et unique Principe organique, le Principe de l’Ordonnance Sériaire[2].
L’application de la Loi Sériaire à la combinaison et à l’ordonnance de tous les Rapports sociaux, telle est donc dans son intégralité la Conception organique de Fourier. Et l’Hypothèse de Fourier et de son École consiste en ceci : que l’Application de la Loi Sériaire à la Combinaison de tous les Rapports sociaux établit l’harmonie dans tous ces Rapports : c’est-à-dire que cette Application produit dans la Société humaine, à la limite théorique, l’Ordre absolu par la Liberté absolue.
Il résulte manifestement de là que, si l’Hypothèse de Fourier est sanctionnée par l’Expérience, les Prescriptions morales, civiles, politiques et religieuses, qui portent aujourd’hui, chez les différents Peuples, un caractère impératif de Prévention et de Répression, tout en continuant d’exister virtuellement[3], deviendront inutiles et cesseront d’être moyen pratique d’ordre dans la Société. En effet, ces Lois, qui imposent moralement ou physiquement aux hommes des Obligations restrictives de la Liberté, en vue du maintien de l’Ordre, dans des conditions sociales où la Liberté est généralement incompatible avec l’Ordre, n’auraient aucun objet dans les conditions sociales nouvelles qui produiraient l’Ordre par l’Essor harmonique de la Liberté elle-même.
Les Prescriptions ou les Lois morales, civiles et religieuses, sont de deux genres :
Le premier genre comprend les Lois fondées sur des Principes absolument et éternellement obligatoires : telles sont les prescriptions revêtues de formes juridiques, morales ou religieuses, qui interdisent, répriment et punissent ce qui est mal en soi, ou qui commandent ce qui est bien en soi. Ces Lois, comme nous l’avons établi, peuvent devenir inutiles dans un bon Système social. Elles cesseront de fonctionner et dormiront quand leur But sera atteint ou dépassé par le Fait ; mais il ne saurait jamais y avoir prescription contre elles. Les Lois dont nous parlons ici sont donc impérissables, quant aux données qui en constituent le fond. Il est excellent de rendre pratiquement superflue leur intervention impérative ; il serait sacrilège et absurde de songer à en invalider les principes.
Le second genre comprend les Lois disciplinaires, lesquelles ne sauraient comporter qu’un caractère d’obligation purement relatif, et qui sont essentiellement variables. Ces Lois sont celles qui prescrivent les dispositions des Règles politiques, civiles, morales ou religieuses que le Législateur, dans un État donné de Société, a crues les plus propres à établir ou à maintenir l’Ordre tel qu’il le conçoit, ou tel qu’il est conçu dans cet État de Société. Ces Lois ne couvrent que des Procédés d’Ordre plus ou moins imparfaits, des Formes qui changent généralement avec les lieux et avec les temps. Ces Coutumes, ces Institutions, ces Formes disciplinaires, jugées favorables à l’Ordre, dans un État social particulier, et sanctionnées par l’autorité de la Loi, de la Morale ou de la Religion, n’ont donc rien d’absolu en elles-mêmes : elles dépendent exclusivement de l’Autorité qui les crée, qui les impose, qui les modifie, et elles ne sont obligatoires qu’autant qu’elles subsistent comme Règles d’Ordre, et qu’elles ne sont point abrogées et remplacées par d’autres Institutions, par d’autres Coutumes, par d’autres Formes reconnues plus favorables au But Social.
Ainsi, toute Loi est impérative et obligatoire tant qu’elle existe comme Règle d’Ordre : mais il est des Lois fondées sur des Principes absolus et éternels ; il en est qui dépendent des Conditions variables du Milieu social, et qui changent au gré du Pouvoir législatif politique ou religieux.
Or, une Société parfaite serait celle dans laquelle les prescriptions des Lois du premier genre, les prescriptions des Lois absolues, incréées et éternelles, seraient réalisées ou dépassées par effet d’Attrait, d’Amour, de pleine Liberté ; et dans laquelle, en même temps, les Institutions, les Coutumes, les Formes employées pour régler les Relations humaines et les coordonner au But social, seraient en telle harmonie avec la Nature de l’Être humain qu’elles favoriseraient la Liberté, bien loin de la gêner. — Or, de telles Formes réglementaires sont de nature à subsister sans le secours d’aucune coërcition morale ou religieuse, sans l’appui d’aucune Loi impérative.
Il est certain que les Institutions, les Coutumes, les Formes disciplinaires très-diverses, et le plus souvent contradictoires, qui règlent aujourd’hui, chez les différents peuples, les relations des hommes, ne peuvent généralement se soutenir que par le secours des prescriptions religieuses et de la coërcition légale. Ces formes sont donc encore loin d’avoir atteint le caractère de la perfection, ou de réaliser l’Ordre par des moyens tellement favorables à la Liberté, qu’elles n’aient besoin de s’appuyer sur aucune sorte de contrainte pour se soutenir.
S’il est quelque chose d’incontestable au monde, c’est qu’un Système social, dans lequel la Réalisation absolue du Bien Général résulterait de la Liberté absolue de l’Individu, serait le Système social le plus parfait que l’on puisse concevoir, c’est-à-dire le Bien Social Absolu lui-même.
Or, il n’est pas moins incontestable que, pour déterminer théoriquement les conditions de ce Système social parfait, il faut de toute nécessité spéculer théoriquement sur une Liberté absolue de l’Homme, et calculer les combinaisons sociales aptes à produire l’Ordre, dans l’Hypothèse de cette Liberté absolue. C’est précisément ainsi que Fourier a opéré pour calculer et déterminer les Combinaisons dont il n’a cessé jusqu’à son dernier jour de proposer à la Société la Vérification expérimentale.
Ainsi, jusqu’à Fourier, on a cherché seulement à réduire la somme du Mal et à obtenir une Garantie relative de l’Ordre contre les attaques de la Liberté, en agissant par contrainte sur l’Être humain, c’est-à-dire en enfermant purement et simplement la Liberté passionnelle[4] de chaque individu dans un cercle d’obligations et de prescriptions que la Loi, la Morale et la Religion lui défendaient, et avec raison, de franchir, parce qu’au-delà de ce cercle, le développement de sa Liberté devenait ou pouvait devenir funeste. En suivant cette voie de Réaction contre la Liberté au nom de l’Ordre, on n’est parvenu, — c’est un fait, — qu’à contenir la production du Mal dans certaines limites, sans obtenir la Réalisation générale et régulière du Bien.
Fourier, pour résoudre le Problème de l’annihilation du Mal, de la production régulière du Bien, et de la garantie absolue de l’Ordre, a spéculé sur la Liberté elle-même : il s’est donné pour tâche de déterminer une Combinaison des Relations sociales telle que, dans cette Combinaison nouvelle, la Liberté fût toujours intéressée à l’Ordre, la Passion individuelle toujours dans le parti du Bien. — En suivant cette voie, il est parvenu à une Combinaison qui, dans notre conviction, résout ce Problème immense.
Les Philosophes, les Moralistes, les Législateurs, les Réformateurs religieux, se sont préoccupés surtout d’agir sur l’individu par l’impératif du Devoir ou de la Loi, par la contrainte morale ou par la répression physique, pour enchaîner les Passions et les Intérêts dans des limites où ils ne fussent point malfaisants.
Fourier n’a nullement entendu contester l’impératif du devoir et de la Loi ; bien au contraire, il est allé fort au-delà des régions du Devoir et de la Loi en se proposant de déterminer des Combinaisons sociales telles que les Passions et les Intérêts individuels se dirigeassent toujours d’eux-mêmes au But social qui fait la Légitimité du Devoir et de la Loi.
Les uns ont voulu agir sur l’Homme pour enchaîner ses essors et ses réactions, et le plier au Mécanisme de la Forme sociale existante, quelle qu’elle fût ;
L’autre entend agir sur la Forme Sociale pour en transformer le Mécanisme et le plier aux exigences de la Nature humaine.
Fourier ne vient donc pas attaquer le But social de la Morale, de la Religion, de la Loi ; il offre le moyen de faire accomplir par la Liberté et par l’Attrait ce que la Morale, la Religion, la Loi, ont toujours été impuissantes à réaliser chez tous les peuples, par la simple voix des injonctions, des flétrissures, des menaces et de la Pénalité juridique.
Enfin, ce que Fourier et ses Disciples trouvent extrêmement faux, extrêmement absurde, de la part des Moralistes, des Philosophes et des Législateurs, ce n’est pas d’avoir agi par Contrainte contre les Essors Subversifs en fait, de la Liberté ou des Passions, pour diminuer le Mal ; mais c’est de n’avoir pas cherché les Moyens de réaliser pleinement le Bien en intéressant toujours au Bien la Liberté et les Passions elles-mêmes. Ce que Fourier et ses Disciples condamnent hautement, ce n’est pas (quel homme assez insensé pour concevoir une opinion aussi stupide ?) que l’on ait fait effort contre les écarts et les désordres de la Passion, mais c’est qu’on en soit resté, par rapport à la Passion, à ce seul système de la Répression des Essors faux, quand il fallait s’ingéniera trouver des Conditions sociales qui ouvrissent à la Passion un champ immense d’Essors toujours justes, toujours bons, toujours harmoniques, — Conditions qui, d’ailleurs, ne désarment aucunement la Société de son Droit légitime de Répression contre les Essors faux, s’il s’en produisait exceptionnellement encore, et qui n’affaiblissent nullement l’Impératif des Lois morales absolues.
III.
Corrélation et Union absolue de l’Ordre et de la Liberté.
Voici donc la Conception de Fourier et de son École sur la Forme sociale, et sur le grand Problème de l’Ordre et de la Liberté :
La Forme sociale peut être fausse ou juste, non convenante ou convenante à la Nature humaine et aux conditions du Développement normal de celle-ci.
La Forme sociale la plus fausse, la plus imparfaite, est celle qui établit la plus grande incompatibilité entre l’Ordre et la Liberté.
La Forme sociale la plus juste, la plus parfaite, est celle qui établit la plus grande compatibilité entre l’Ordre et la Liberté.
La Forme sociale la plus imparfaite a donc pour caractère que l’Ordre y exige l’arsenal le plus complet de Lois répressives, civiles, politiques, morales et religieuses, pour refréner le plus énergiquement la Liberté ;
Et la Forme sociale la plus parfaite a pour caractère que l’Ordre n’y exige plus aucun usage des Lois de répression ou de compression, civiles, politiques, morales ou religieuses contre la Liberté.
Deux conséquences également impératives résultent de cette Conception.
La première oblige à reconnaître, en principe, la Légitimité théorique des Lois disciplinaires[5], préventives ou répressives, établies par la Société pour maintenir l’Ordre dans son sein ; et elle impose à chacun le devoir de conformer pratiquement sa conduite à ces Lois aussi longtemps que la Société les juge nécessaires à la garantie de l’Ordre relatif et imparfait qu’elles lui procurent.
La seconde oblige à reconnaître la Nécessité de rechercher théoriquement les conditions sociales dans lesquelles la répression et la contrainte cesseraient d’être les Moyens d’un Ordre imparfait et relatif, c’est-à-dire à rechercher la Combinaison naturelle où l’Ordre résulterait du plein développement de la Liberté elle-même, et à vérifier pratiquement les Combinaisons qui pourraient être proposées pour résoudre ce Problème suprême.
Ce que nous disons des deux limites virtuelles absolues du Faux et du Vrai, en fait de Forme sociale, s’applique pratiquement et proportionnellement à toutes les phases intermédiaires, les deux termes extrêmes fussent-ils ou ne fussent-ils pas susceptibles d’une Réalisation absolue.
Voici donc qui est bien entendu :
L’École sociétaire vise à l’établissement du plein Développement de la Liberté humaine, mais ce, dans l’Hypothèse de Conditions sociales, pratiquement vérifiées, dans lesquelles le Développement de la Liberté individuelle se concilierait pleinement avec l’Ordre général.
En même temps, et par les mêmes principes, la Doctrine sociétaire, d’accord avec le Bon sens pratique, proclame plus fortement qu’aucune autre Doctrine la Nécessité sociale du Sacrifice plus ou moins complet de la Passion et de la Liberté individuelles, la Nécessité de la Contrainte et de la Répression (sauf mesure), comme barrières obligées contre le Désordre, comme conditions obligées et obligatoires du Bien, tant que la Forme sociale n’est point assez parfaite pour harmoniser pleinement la Liberté ou les désirs de la Passion individuelle, avec les exigences de l’Ordre collectif.
S’il est un Principe évident, c’est que l’Ordre est d’autant moins garanti dans la Société qu’il est sujet à de plus violentes attaques de la part de la Liberté, autrement dit, que la Forme sociale exige et est forcée d’exercer une plus grande contrainte virtuelle ou effective contre la Liberté. L’Ordre ne peut donc être absolument réalisé dans la Société qu’à la condition d’une telle Combinaison des Relations sociales, que cette Combinaison utilise pratiquement, pour l’Ordre et pour le Bien général, toutes les Tendances virtuelles de la Passion individuelle, toutes les Aspirations naturelles de la Liberté humaine.
C’est donc parce que l’École sociétaire conçoit les conditions absolues de l’Ordre et celles de la Liberté, et démontre l’identité de ces conditions, que cette École seule défend, avec une Logique vraiment rigoureuse, et avec une Certitude vraiment scientifique, l’Ordre pratique contre les empiétements de la Liberté dans la Forme sociale actuelle, où le Développement de cette Liberté tend au désordre. Et c’est pour la même raison que cette École défend spéculativement la cause du plein Développement de la Liberté humaine, sauf Découverte et Vérification pratique de la Forme sociale, encore irréalisée, où la Liberté passionnelle de l’individu coïnciderait de tous points avec les exigences de l’Ordre.
Ainsi, en énonçant ce Principe : que la Conception absolue de l’Ordre est inséparable de la Conception absolue de la Liberté ; que ces deux Faits sont corrélatifs, et, conséquemment, que la Liberté ne saurait être réalisée plus ou moins largement qu’autant que l’on réaliserait des Conditions sociales où elle tendrait plus ou moins complétement à l’Ordre ; en énonçant ce Principe entièrement nouveau, quoique vaguement pressenti, l’École sociétaire couvre aussi positivement les Nécessités pratiques de la Compression et de la Répression morales, religieuses et juridiques, contre toute Liberté désordonnée, qu’elle défend énergiquement les Droits absolus de la Liberté ordonnée.
Or, c’est précisément cette conception combinée ou composée, de l’Ordre et de la Liberté, qui donne encore lieu contre l’École sociétaire à des Méprises ou à des Calomnies très-absurdes de la part des défenseurs simplistes de l’Ordre, qui ne connaissent pas seulement les conditions les plus élémentaires de l’Ordre, et de la part des défenseurs simplistes de la Liberté, qui ignorent, de même, les premières conditions de la Liberté.
En effet, d’une part, les différents défenseurs de la Liberté, nous voyant faire opposition à certains développements immédiats de la Liberté dans un Régime social qui, vu l’imperfection de ses conditions actuelles, jouit déjà sous quelques rapports d’une dose beaucoup trop forte de Liberté (notamment dans l’ordre industriel et commercial), et qui tend, dans l’ordre politique et même dans l’ordre moral, à une exagération de Liberté, très-dangereuse eu égard à ces mêmes conditions imparfaites actuelles ; ces différents défenseurs simplistes[6] du Principe libéral, nous accusent très-aveuglément et très-faussement d’Illibéralisme.
D’autre part, les défenseurs du principe de l’Ordre s’entendant accuser par nous de n’avoir que très-étroitement compris l’Ordre pour n’avoir demandé qu’à la Répression et à la Compression politique, légale, religieuse ou morale, des garanties d’Ordre incomplètes et relativement fausses, au lieu d’avoir recherché des garanties d’Ordre, complètes et justes, en recherchant des Combinaisons sociales favorables au Développement ordonné, plein et harmonique de la Liberté ; ces défenseurs simplistes[7] du principe de l’Ordre nous accusent, tout aussi aveuglément et tout aussi faussement, d’ouvrir la porte au Désordre et au Vice, et de vouloir déchaîner sur la Société une Liberté furieuse et désordonnée.
Ainsi, relativement aux principes de l’Ordre et de la Liberté, de même que pour les principes de la Stabilité et du Progrès, nous nous voyons assaillis par des accusations calomnieuses, erronées ou mensongères, basées sur une Inintelligence profonde ou sur une Défiguration malveillante de ces principes et de notre Doctrine.
Que pouvons-nous donc faire autre chose, en présence de ces accusations absurdes ou hypocrites, sinon protester contre la Défiguration que l’on fait subir à nos principes, proclamer ces principes dans toute leur Réalité, dans toute leur Pureté, et donner un démenti formel et absolu à toutes les fausses interprétations que l’on en fait autour de nous ?
Qu’on le sache donc :
Nous défendons synthétiquement les Principes corrélatifs et identiques, en Théorie absolue, de la Stabilité et du Progrès, de l’Ordre et de la Liberté :
Nous subordonnons pratiquement les besoins virtuels du Progrès et de la Liberté aux exigences actuelles[8] de la Stabilité et de l’Ordre.
Enfin, par cela même que nous connaissons les Conditions dans lesquelles seules l’Ordre général est compatible avec une pleine Liberté individuelle, nous nous trouvons les seuls adversaires véritablement logiques d’un Développement imprudent et exagéré de la Liberté dans la Société actuelle, où nous savons qu’il est impossible que la Liberté ne tende pas au Désordre.
Si donc nous sommes théoriquement partisans absolus du Progrès et de la Liberté, nous sommes au préalable, théoriquement et pratiquement, partisans de la Stabilité, de l’Ordre et même de leurs Nécessités rigoureuses, contre les tendances fausses, illégitimes et désordonnées du Progrès et de la Liberté.
On ne peut rien de plus catégorique que cette Déclaration ; — Nous ajoutons :
Tous ceux qui entendent la Doctrine de Fourier autrement que nous l’expliquons ici, ne l’entendent pas comme nous savons que Fourier l’entendait, ne la comprennent pas comme nous la comprenons, ne la comprennent pas comme nous la professons.
Eu conséquence, nous nous séparerions formellement de tous ceux qui, en dehors de nous, se poseraient en défenseurs de cette Doctrine, et prétendraient en tirer des déductions contraires aux Principes que nous venons d’exposer. Non-seulement nous laisserions à de semblables défenseurs la responsabilité de leurs opinions, mais nous combattrions ces opinions à outrance.
Enfin, nous déclarons erronées ou mensongères, et, généralement, calomnieuses, toutes les attaques, toutes les critiques dirigées contre nous, qui nous imputeraient ou tendraient à nous imputer des idées, des vues ou des principes qui fussent en opposition, en contradiction, ou même en simple divergence avec les principes fondamentaux que le présent Manifeste de l’École sociétaire a pour objet de déterminer et de mettre en lumière.
Le But et les Principes de l’École sociétaire étant établis, nous pouvons en déduire le mode d’application et de vérification de son Hypothèse sociale.
- ↑ Nous n’avons point pour but, dans ce passage, de critiquer ces œuvres législatives ou religieuses : nous voulons seulement distinguer le caractère scientifique de l’œuvre de Fourier du caractère non scientifique de ces œuvres.
- ↑ Le Procédé Sériaire n’est autre chose que le procédé général de classification qui consiste, comme on sait, à diviser les ordres en genres, les genres en espèces, les espèces en variétés, etc. Fourier a découvert les formes générales et les admirables propriétés sociales de ce procédé, employé seulement jusqu’ici à mettre de l’ordre dans des études ou dans des abstractions, mais qui jouit aussi de la propriété de mettre l’ordre dans les faits d’industrie, d’activité et de relations, en un mot dans tous les Faits de Vie auxquels on sait l’appliquer.
Ce n’est point ici le lieu de faire connaître ces propriétés du Principe Sériaire, et nous renvoyons pour une semblable étude aux ouvrages spéciaux de l’École sociétaire et de son Fondateur. Il nous suffit ici de faire connaître l’existence du Principe générateur de tout le Système sociétaire.
- ↑ Les principes obligatoires de la Morale, et le Droit qu’a la Société d’imposer à la Liberté des restrictions nécessaires à la défense ou à la garantie de l’Ordre, ne peuvent évidemment jamais cesser virtuellement. Seulement, dans l’hypothèse d’une Société parfaite, il n’y aurait plus lieu à recourir à ces Principes et à ce Droit. Ainsi, par exemple, quand tous les hommes auraient horreur de faire du mal à leurs frères, quand ils seraient passionnés pour leur faire du bien, il ne serait plus nécessaire d’invoquer comme règle de conduite le principe moral impératif : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’autrui te fît. Mais, pour autant, ce principe ne saurait cesser d’être obligatoire, et, quoique dépassé par la Pratique générale de la Société, il ne saurait perdre, en cas, son caractère impératif. — Il en est de même de tous les impératifs moraux reconnus ou à reconnaître par l’Humanité.
- ↑ Voyez le mot Passion, dans les définitions, page 15.
- ↑ Nous ne parlons point des lois absolues dont la fixité impérative a été reconnue ci-dessus et mise hors de cause.
- ↑ Les Économistes de la vieille École, les Révolutionnaires politiques, les Révolutionnaires sociaux, ceux qui, sans offrir des garanties d’ordre, poursuivent l’abolition immédiate de l’esclavage, du mariage fixe, de la peine de mort, enfin tous ceux qui tendent à diminuer l’énergie des Lois répressives politiques, civiles, etc., etc., ou à supprimer les Lois disciplinaires sans avoir présenté et fait accepter préalablement un Régime supérieur à celui que ces Lois soutiennent.
- ↑ Les Immobilistes politiques et sociaux, les Conservateurs effarouchés, tremblant à l’idée de tout changement, les Moralistes, les Philosophes, etc., qui, faute de connaître la nature de l’Homme et confondant la Passion avec ses faux Essors, la Cause avec un de ses effets, identifient au Vice la Passion qui est source de Vice ou de Vertu, et érigent en Principe absolu et inconditionnel non pas seulement la Répression du Vice, mais l’étouffement de la Passion.
- ↑ Actuelles, bien entendu, est pris ici dans le sens philosophique et général, et ne signifie pas seulement l’actualité d’aujourd’hui, mais l’actualité de tous les temps.