Bases de la politique positive/Chapitre 4

Bases de la politique positive, manifeste de l’école sociétaire fondée par Fourier (1847)
Texte établi par Librairie Phalanstérienne, Paul Renouard (p. 102-127).


CHAPITRE IV.


transformation sociale.


I.

Mode de Réalisation du Système Sociétaire.


Toute Science repose sur une Formule ou sur une Hypothèse démontrée à priori ou à posteriori.

Dans une Science d’Explication, comme l’Astronomie, la Physique, etc., la vérification à posteriori d’une hypothèse présentée consiste dans l’explication, par cette hypothèse, de tous les faits qui sont du domaine de cette science.

Dans les Sciences d’Application, comme la Mécanique industrielle, toute hypothèse nouvelle présentée, c’est-à-dire tout projet de Mécanisme nouveau, se vérifie à posteriori par la Réalisation pratique de cette hypothèse et par l’Expérience du Mécanisme réalisé. — Étudions cette méthode de Vérification propre aux Sciences d’Application.

S’il s’agit de Moteurs à feu, par exemple, il est de toute évidence que l’hypothèse la plus parfaite serait celle qui, au moyen de l’Appareil le plus économique, utiliserait toute la Force motrice du feu, sans qu’aucune partie de cette énergie s’usât en efforts inutiles, ou s’exerçât en efforts nuisibles ou dangereux.

Dans le cas où une Machine aussi parfaite serait découverte, où les plans en seraient approuvés par les Ingénieurs qui les auraient étudiés, et où ceux-ci seraient certains à priori que ce Mécanisme nouveau est appelé, par sa perfection, à se substituer rapidement aux Moteurs en usage, serait-il raisonnable, ne serait-il même pas absolument extravagant, de la part de ces Ingénieurs, d’exciter à la suppression, à l’abolition, à la destruction de toutes les Machines existantes, et de demander une Loi qui décrétât l’adoption immédiate et universelle de la Machine nouvelle ? Certes, il n’y aurait pas de nom pour caractériser une pareille folie.

Évidemment, des Savants réels ne sauraient donner dans ce travers révolutionnaire. Bien loin d’agir révolutionnairement contre les Machines existantes, celles-ci fussent-elles ce que l’on peut imaginer de plus mauvais ; bien loin d’en provoquer le renversement violent, de demander à la Loi, à l’Autorité, à la Force politique, la généralisation du nouveau Procédé, évidemment, des Savants réels critiqueraient les anciennes Machines, feraient valoir la supériorité du nouveau Mécanisme sur les Systèmes en usage, et s’efforceraient d’obtenir les Moyens de construire un Modèle qui prouvât sans réplique à tous, aux ignorants, aux incrédules, aux détracteurs, aux indifférents, à la Société entière enfin, l’Excellence du nouveau Système.

Eh bien ! d’après ce que nous avons fait connaître du caractère intrinsèque de l’Hypothèse sociale de Fourier, du Mécanisme nouveau que nous proposons pour combiner les Relations humaines, nous occupons exactement, devant la Société, la position des Ingénieurs que nous venons de mettre en scène.


Nous sommes des Ingénieurs sociaux.


Nous présentons à nos contemporains le Plan d’un nouveau Mécanisme social propre, suivant nous, à utiliser toute l’énergie de la Force motrice qui réside dans la Nature humaine, sans qu’aucune partie de cette énergie puisse vouloir, dans ce nouveau Système, se développer en efforts nuisibles ou dangereux.

Nous nous gardons bien de demander le renversement violent des mauvais Mécanismes sociaux qui existent actuellement sur la terre ;

Nous nous gardons bien de demander la suppression des précautions prises, dans le Mécanisme de la Civilisation française ou de toute autre Société, contre les efforts nuisibles ou dangereux de la Force motrice, c’est-à-dire de l’énergie passionnelle de la Nature humaine ;

Nous critiquons les dispositions très-imparfaites, très-vicieuses, très-dangereuses, de tous les Mécanismes sociaux existants ;

Nous faisons valoir les dispositions, très-supérieures, suivant nous, du Mécanisme nouveau ;

Enfin, nous nous efforçons d’obtenir les Moyens nécessaires à la création d’un Modèle propre à expérimenter le Système nouveau, et à en faire connaître pratiquement la valeur réelle à la Société tout entière, afin que la Société accepte ou rejette ce Système en connaissance de cause.


Ce n’est pas tout. Quoique nous soyons convaincus que la Machine nouvelle ne présente pas de danger, nous ne demandons nullement que, dans l’Essai de ce Mécanisme, aussi bien que dans les Applications ultérieures qu’on en pourra faire, on se dispense des Précautions que la Société prend aujourd’hui contre les dangers du Mécanisme actuel, précautions qu’elle a et qu’elle aura le droit de prendre aussi long-temps qu’elle le jugera nécessaire.


Ce n’est pas tout encore.


Dans l’hypothèse de la Machine motrice, qui nous sert de comparaison, on conçoit que, pour faire connaître la supériorité de leur Découverte, les Ingénieurs qui la produisent n’ont pas besoin d’appliquer eux-mêmes et immédiatement leur Moteur nouveau à tous les usages auxquels servent ou peuvent servir les anciens Moteurs. — Que ces Ingénieurs produisent un Modèle, qu’ils appliquent ce Modèle à un Travail quelconque, de manière à faire apprécier la valeur de l’Invention : voilà leur tâche. La Société est ensuite juge des emplois, des usages, des applications qu’il lui conviendra de faire du Moteur nouveau.

Eh bien ! nous sommes ici dans la même position que ces Ingénieurs. Le Mécanisme proposé par Fourier, le Procédé Sériaire qu’il a découvert, jouit, suivant nous, de la propriété d’établir l’harmonie pleine et entière de l’Ordre avec la Liberté, dans toutes les branches des Relations sociales auxquelles on l’appliquera. Suivant nous, ce Procédé d’Ordre et de Liberté, cette Règle nouvelle, se substituera un jour à toutes les Règles, très-diverses, à toutes les Lois disciplinaires très-imparfaites, très-contradictoires, qui sont aujourd’hui les moyens d’un Ordre très-chancelant, d’une Liberté très-bornée, chez les différents Peuples. — Néanmoins, malgré cette conviction, nous ne demandons nullement à appliquer aujourd’hui, même à titre d’essai, ce procédé d’Ordre et de Liberté à toutes les Relations sociales. Voici, à cet égard, ce que nous établissons nous-mêmes.

L’École sociétaire, il est vrai, présente, pour la combinaison et pour le règlement de toutes les relations, une Forme générale dont la propriété serait de réaliser l’Ordre par la Liberté. Il résulte de là, sans doute, que l’application universelle de cette Forme Unique ne saurait se faire qu’en amenant à l’unité les Coutumes si diverses, si contradictoires, et les Règles disciplinaires souvent si bizarres, que sanctionnent aujourd’hui les différentes Religions, les différentes Législations, les différentes Morales des peuples. La Réalisation ultérieure, universelle et complète de l’Hypothèse sociétaire, suppose donc la Transformation de toutes ces Coutumes et de toutes ces Lois diverses, c’est-à-dire l’application de la Forme sériaire à toutes les relations, à tous les usages, à tous les emplois sociaux, et cela chez tous les peuples de la terre. La Réalisation ultérieure et complète de l’Hypothèse de Fourier implique donc nécessairement une Réforme générale dans l’ordre politique, dans l’ordre civil, dans l’ordre moral, dans l’ordre religieux, dans tous les ordres de faits, enfin, où règne aujourd’hui l’incohérence, et où doit s’établir l’Unité. Voilà ce que nous reconnaissons formellement.

Mais, de même que les ingénieurs qui auraient à prouver la supériorité de leur Moteur sur tous les Moteurs antérieurs, ne seraient pas obligés de l’appliquer eux-mêmes et immédiatement à tous les genres d’usages auxquels la Société sera maîtresse de l’employer ultérieurement ; de même, en principe, nous ne sommes pas obligés d’appliquer à tous les Faits sociaux, à tous les genres de Relations humaines, le Mécanisme ordonnateur découvert par Fourier.

Or, parmi les Faits sociaux, les uns sont aujourd’hui réglementés, soumis à des Lois disciplinaires, tandis que les autres sont absolument libres. Eh bien ! par une remarquable Finalité, il se trouve que les Faits auxquels il convient d’appliquer, avant tout, le Procédé Sériaire, et dont la réglementation par ce Procédé aura une Valeur immédiate, capitale et souveraine, dans la Société ; il se trouve précisément, disons-nous, que ces Faits de capitale importance, ne sont soumis aujourd’hui à aucune règle disciplinaire et sont absolument libres. Ces Faits libres sont les Faits industriels, c’est-à-dire les Faits concernant la Création, la Distribution, la Répartition et la Consommation ou l’usage des produits matériels et intellectuels de l’activité humaine[1].

Ainsi les Relations politiques, civiles, conjugales, religieuses, les Faits administratifs, judiciaires, etc., sont, généralement aujourd’hui, réglementés chez les différents peuples, et soumis à des Lois disciplinaires. L’on ne pourrait appliquer à ces Faits la Règle nouvelle ou la Forme sériaire sans contrevenir aux Règles auxquelles ces faits sont soumis, et que la Société juge bon de maintenir.

Mais les Relations industrielles, les actes concernant la Création, la Distribution, et la Répartition des produits de l’activité physique ou de l’activité intellectuelle de l’Homme, s’accomplissent librement, de gré à gré, dans la Société. Les citoyens travaillent, contractent, produisent, s’associent, se quittent et font leurs affaires comme ils l’entendent, comme ils le veulent, à leurs risques et périls, sans être entravés par aucune prescription disciplinaire, sans relever d’aucune Règle, sans relever de rien, sinon des Lois générales qui garantissent la Sûreté des Propriétés et punissent la Fraude, ainsi que de quelques Lois spéciales, très-larges, qui déterminent seulement certaines formes de Contrats.

Dans le premier genre de Relations, les diverses Sociétés ont adopté des Formes et des Règles d’ordre, Formes et règles très-imparfaites, sans doute, souvent même très-vicieuses, et que l’on peut très-légitimement critiquer, mais qui n’en sont pas moins obligatoires, en fait, tant qu’elles sont, en fait, les Règles de la Société où l’on vit. — Nous ne pouvons ni ne voulons appliquer, et nous ne demandons même pas que la Société applique aujourd’hui notre Règle d’Ordre à ces faits, mal ordonnés nous le répétons, mais enfin, ordonnés comme il plaît encore à la Société qu’ils le soient.

Ce que nous réclamons, ce que nous voulons, ce que nous obtiendrons, c’est un Essai local et borné, destiné à vérifier la valeur de cette Règle nouvelle, de ce Procédé nouveau par une application restreinte à un genre de faits laissés absolument libres, absolument inordonnés ou désordonnés dans la Société.

Ainsi nous croyons que le Système sociétaire doit se généraliser sur le Globe, en renouveler totalement la face, y remplacer par des Institutions, par des Coutumes et un Culte unitaires, l’incohérence actuelle des Institutions, des Coutumes, et des Cultes ; nous croyons que le procédé de la Distribution sériaire, qui n’est autre chose que le procédé organisateur de la Nature elle-même, et qui est la Loi fondamentale du Système sociétaire, sera un jour le Procédé unique, suivant lequel l’Humanité règlera ses Relations de tous genres ; nous croyons que ce Procédé a pour caractère de faire surgir et régner la Vérité, la Justice et la Liberté dans toute branche de fonctions à laquelle on l’applique ; nous croyons que l’Unité organique de l’Humanité ne sera constituée dans son état parfait que quand ce Procédé sera appliqué au règlement de toutes les Fonctions sociales. — Telles sont nos vues sur l’Avenir, nos Prévisions scientifiques, nos Croyances relatives aux Réalisations sociales ultérieures, réservées à l’Humanité.


Quant à nos vues sur le présent, elles se réduisent à ceci :


Obtenir une Vérification du Procédé d’Ordre et de Liberté proposé par Fourier, au moyen d’une Application locale bornée à l’Ordonnance des relations, des opérations et des travaux industriels d’une Commune, relations, opérations et travaux que la Législation actuelle laisse absolument libres et inordonnés dans la Commune et dans l’État.

La Loi n’enjoint point à l’individu de faire de son Capital, de son Travail ou de son Talent, tel ou tel emploi ; la Loi laisse l’individu libre d’exercer l’industrie qu’il lui plaît, de l’exercer seul ou en s’associant à d’autres, de se servir des Procédés, des Méthodes qu’il juge les plus favorables à son but industriel. Il s’ensuit que, si la Méthode ou le Procédé sériaire, expérimentalement appliqué à l’Organisation des Travaux domestiques, agricoles, manufacturiers, etc., qui s’exercent dans la Commune, donne des résultats très-supérieurs à ceux du Système actuel ; si ce Mécanisme nouveau augmente considérablement la Production, la Richesse ; s’il unit les Intérêts de toutes les Classes ; si le Capital, le Travail et le Talent y trouvent tous trois leur compte beaucoup mieux que dans tout autre Système ; si ce Procédé enfin établit l’harmonie, c’est-à-dire l’accord de l’Ordre et de la Liberté dans les relations industrielles ; s’il y fait régner la Vérité et la Justice à la satisfaction de tous les Individus dont il règlera les rapports d’intérêt et de travail ; alors ce Procédé sera adopté pour la Combinaison des Éléments et des Faits industriels. L’emploi de ce Procédé pour l’Organisation des Relations libres de l’Industrie, de la propriété, du Travail, se généralisera et répandra plus ou moins rapidement ses immenses bienfaits dans le sein des Nations.

Ainsi donc, la première conséquence de la vérification expérimentale de cette hypothèse c’est la Réforme ou la Transformation industrielle de la Société.

À une Société misérable, couverte de Pauvres, de Prolétaires, de Malheureux ; à une Société dont les populations les plus nombreuses restent privées de toute éducation, de tous moyens de culture ; à une Société dévorée par tous les vices et par tous les crimes qu’engendrent la Misère et l’hostilité des intérêts et des classes ; à une Société déchirée par des luttes permanentes, menacée par de continuelles révolutions politiques ou sociales, et fréquemment bouleversée par des guerres sanglantes ; à une semblable Société se substituera naturellement, librement, par imitation du Procédé éprouvé, un Ordre Social qui crée d’abondantes Richesses, et qui les distribue suivant les lois d’une Justice aussi rigoureuse que libérale ; qui bannit à jamais toute Misère ; qui associe les intérêts de toutes les classes ; qui détruit dans leur source les contestations, les procès, le vol, la violence et la fraude ; qui étend à tous les enfants des hommes les bienfaits d’une éducation physique, morale et intellectuelle, complète ; qui chasse l’oisiveté en passionnant les hommes, les femmes et les enfants pour des Travaux rendus aussi attrayants par le Procédé sériaire qu’ils sont généralement répugnants sous le régime actuel : enfin qui assied la Paix et la Prospérité des peuples sur des bases inébranlables.

Telles seront les prodigieuses conséquences sociales, politiques et morales d’une simple Réforme industrielle.


Or, lorsque la Société aura réalisé généralement le Mécanisme Sériaire quant à son application aux Faits de l’Industrie ; lorsqu’elle en recueillera les Bienfaits ; lorsqu’elle aura reconnu, par la pleine Conception de ce Système et par l’Expérience de l’application générale qu’elle en aura faite aux Relations industrielles, qu’il offre bien réellement à l’Humanité le moyen positif, naturel, scientifique, de réaliser l’Ordre par la Liberté en toutes Relations : la Société probablement alors, jugera convenable d’aller au-delà de la Réforme industrielle, d’appliquer le Mécanisme Sériaire à d’autres usages, d’en vérifier la puissance sur d’autres Relations. Les Pouvoirs sociaux, qui ont mission et caractère pour faire la Loi, pour la modifier, pour l’abroger, agiront alors comme il leur paraîtra bon d’après les nouvelles Lumières sociales, et transformeront, suivant que l’état de la Société le réclamera, les anciennes Règles disciplinaires.

La Transformation des Règles disciplinaires, des Lois, c’est l’affaire des Législateurs, ce n’est pas celle des Ingénieurs ; et les Transformations de cette nature, celles du moins que réclamerait l’universalisation du Régime Sériaire, ne regardent pas les générations qui existent aujourd’hui ; elles regardent l’Avenir. — Or, l’Avenir prendra soin de lui-même.


II.

Analyse des Éléments de la Vie sociale.


Pour déterminer avec une entière précision le cadre des Éléments sur lesquels toute sage Réforme sociale peut et doit faire reconnaître la valeur de son principe, nous allons analyser brièvement la composition de la Vie sociale.

La Commune devant être l’alvéole de la Société, et l’homme devant trouver dans la Commune où il naît tous les Éléments nécessaires à son développement social, nous ne considérons comme Commune complète que celle qui compte au moins une population de quinze à dix-huit cents âmes, environ quatre cents familles. Les Communes trop faibles, telles que celles de deux cents, trois cents, quatre cents âmes, ne doivent être considérées généralement que comme des embryons de Commune, la pauvreté et la faiblesse numérique de ces petits noyaux ne leur permettant pas de produire et de développer convenablement dans leur sein tous les Éléments de la Vie sociale.

Nous prendrons donc pour type une Commune de quinze à deux mille âmes, possédant à peu près une lieue carrée de terrain, et susceptible de réunir et de développer dans son sein tous les Éléments de la Vie sociale.


Les Éléments sociaux, qui doivent tous être représentés dans une Commune de cette force, peuvent se classer aujourd’hui en deux genres : les Éléments réglés et ordonnés, les Éléments non réglés et libres.


Éléments réglés et ordonnés.

Ces Éléments sont au nombre de quatre :

L’Élément civil ;
L’Élément politique ;
L’Élément moral ;
L’Élément religieux.

1o  L’Élément civil est représenté dans la Commune par le Maire, le Conseil municipal et les Autorités dont les fonctions consistent à régulariser les Faits civils (mariages, naissances, décès, contrats, héritages, mutations de propriété, etc.), conformément aux prescriptions de la Loi en vigueur. — L’Hôtel de la Mairie, l’Hôtel de la Justice, etc., sont les expressions matérielles de cet Élément ;

2o  L’Élément politique est représenté par le Maire, par le Percepteur des contributions et par les Autorités locales chargées de faire exécuter les prescriptions de l’Autorité centrale, relativement aux Faits politiques (impôt, conscription, garde nationale, etc.), ou à veiller à l’exécution des Lois qui règlent l’usage des droits politiques (électorat, éligibilité, etc.). On peut encore y joindre ce qui concerne certains services généraux monopolisés par l’Administration centrale, tels que le service des Postes, les Ponts et Chaussées, etc. ;

3o  L’Élément moral. Nous rapportons à cet Élément les Autorités judiciaires chargées de veiller aux prescriptions qui concernent la Sûreté des personnes et des propriétés, les règles de la moralité et de la morale publique.

Les Représentants des trois premiers Éléments ont à leur disposition, plus ou moins directement, la Force publique, la gendarmerie, la troupe, les agents de police, le geôlier. — La Prison est la représentation matérielle de la Faculté coercitive qui leur est dévolue ;

4o  L’Élément religieux, représenté par le Prêtre chargé des Fonctions religieuses, telles qu’elles sont réglées par l’Autorité ecclésiastique et l’Autorité politique dont ce ministre du Culte dépend.

Le Temple est la représentation matérielle de cet Élément.

Ces quatre Éléments sont ordonnés, régis par des lois réglementaires. La Législation Souveraine, représentant la Volonté collective, a seule le droit de toucher à ces Éléments et de modifier les lois qui les gouvernent. Tant que ces lois sont en vigueur, les citoyens doivent y rester soumis ; mais sans préjudice du droit de critiquer ces lois et de faire ressortir ce que leurs dispositions peuvent avoir de vicieux. Ce Droit de critique est le Droit de l’Humanité et du Progrès ; ce n’est pas le refus d’obéissance, le mépris pratique de la loi, le droit de révolte contre la loi ; c’est, au contraire, la garantie de l’amélioration de la loi et du perfectionnement du Système social tout entier.

Ainsi, relativement à ces Éléments ordonnés et régis par des Lois et par des Règlements, nous constatons un Droit de Critique théorique et un Devoir d’Obéissance pratique, Droit et Devoir dont nous formulons, pour l’École sociétaire, les conséquences en ces termes :

En tant qu’École dogmatique, dans ses écrits, dans ses livres, dans ses enseignements intellectuels adressés à la Société, l’École sociétaire n’entend nullement renoncer à son Droit de critique des faits, des dispositions et même des principes et des dogmes qu’elle peut trouver vicieux dans le domaine actuel des quatre Éléments ordonnés ;

En tant qu’École pratique, pour les expériences relatives à l’épreuve de sa théorie, l’École sociétaire proclame le respect des Lois et des Règles en question, et reconnaît même qu’il est particulièrement de son devoir de donner à la Société l’exemple de l’obéissance la plus scrupuleuse à ces Règles et à ces Lois.

Ainsi, en quelque pays et sous quelques lois que se réalisent les premières Communes Sociétaires, ces Communes ne sauraient apporter trop de soin à se montrer fidèles observatrices de la Loi et des Coutumes du Pays.


Éléments non réglés et libres.


Les Éléments non-réglés et non-ordonnés, c’est-à-dire les Éléments dont les relations et les formes ne relèvent d’aucune Prescription légale ou religieuse particulière, et dont au contraire la Liberté la plus complète est reconnue par la Loi[2], sont au nombre de six :

1o L’Agriculture, qui comprend tous les travaux relatifs à l’exploitation du sol ;
2o La Fabrique, qui comprend les travaux relatifs aux transformations et aux raffinements des produits du sol ;
3o Le Ménage, ou l’ensemble des travaux domestiques qui ont pour objet la consommation journalière et les besoins de la vie privée ;
4o Les Arts dits libéraux, dont les travaux correspondent spécialement au raffinement des sens et aux jouissances de l’Ame ;
5o Les Sciences, dont les travaux correspondent spécialement aux développements de l’Intelligence, et qui ont pour objet la connaissance des lois de l’Univers ;
6o Le Commerce, qui opère l’échange et la distribution des produits de toutes sortes.

Toutes les opérations, toutes les transactions relatives à ces six Éléments sont absolument libres ; les Lois et les Mœurs ne s’opposent, dans aucune Société civilisée, à l’adoption de telles Formes, de tels Procédés, de telles méthodes qu’il peut plaire aux citoyens d’employer pour opérer dans le domaine de ces Éléments.

Enfin il est un dernier Élément de la Vie sociale qui participe des deux genres que nous venons d’analyser ; nous voulons parler de l’Éducation.

L’Éducation, en effet, est en partie réglée, en partie libre. Il est facile de reconnaître que ce qui, dans l’Éducation, est laissé à la Liberté la plus entière, correspond précisément aux Éléments non réglés ; nous voulons parler de l’enseignement professionnel en général.


Il résulte de cette Analyse et des Principes posés ci-dessus que, les Expériences du Procédé sociétaire ne pouvant et ne devant porter sur rien autre que sur les Éléments libres et non ordonnés, la Commune sociétaire ne différera des autres Communes que par les Dispositions particulières qu’elle adoptera pour le Règlement des faits et des relations qui se rapportent aux six Éléments libres.

Ainsi, jusqu’à ce qu’il plaise à la Société et à ses Pouvoirs supérieurs de modifier ou de perfectionner les lois, les coutumes et la discipline qui règlent les relations civiles, politiques, morales et religieuses chez les différents peuples, les Communes sociétaires seront semblables aux Communes ambiantes, sauf l’application du Procédé sériaire au règlement des faits et des opérations qui dépendent du domaine de l’Agriculture, de la Fabrication, du Ménage, des Beaux-Arts, des Sciences, du Commerce, et de tout ce qui, dans le champ de l’Éducation, se rapporte à ces Éléments.

On se fera donc une première idée d’une Commune sociétaire, si l’on se représente une Commune dans laquelle les lois et les coutumes civiles, morales et religieuses du pays sont en vigueur comme dans toutes les autres ; mais dans laquelle les Faits qui se rapportent à l’Agriculture, aux Manufactures, au Commerce et à l’Éducation professionnelle, au lieu d’être livrés à l’Incohérence actuelle, sont réglés par un Procédé d’Association qui aura pour effet de substituer rapidement l’économie à la déperdition, l’aisance générale à la misère, l’accord des intérêts à leur lutte, le développement intellectuel et moral à l’abrutissement, à l’immoralité et à la grossièreté générales, enfin, de réaliser l’Alvéole d’un Ordre Social aussi parfait que l’état de choses actuel est vicieux, — le vice, toutefois, pouvant rester encore partiellement, ou plutôt restant très-certainement dans les Éléments réglés par les Lois actuelles, tant qu’on n’aura pas jugé bon de modifier convenablement ces lois.


Ces détails catégoriques et ces explications circonstanciées étaient nécessaires pour que nul ne pût se méprendre sur la nature de la Réforme dont nous proposons l’Épreuve expérimentale à la Société. Grâce à ces explications positives, chacun peut se faire une idée très-déterminée et très-juste, sinon de ce qui constitue à proprement parler le Système scientifique[3] de l’École sociétaire, du moins des Principes de cette École, de son But Social, et de la Légitimité inattaquable, en fait et en droit, de ses efforts de Propagation et de Réalisation.


Nous demandons à être jugés sur ce que nous disons, non sur ce que l’on nous fait dire ; sur ce qui nous appartient, non sur ce que l’on nous prête ; enfin sur le sens que nous donnons nous-mêmes à nos paroles, non sur les interprétations que des adversaires peu instruits ou peu bienveillants s’efforceraient d’en donner contrairement aux Principes que nous exposons et qui nous dirigent.


III.

Résumé sur les Principes et sur la Proposition de l’École Sociétaire.


En Principe,

Un Système social, absolument parfait, est celui qui réalise un Ordre absolu par une Liberté absolue, et qui n’a besoin d’aucune Contrainte (légale, morale ou religieuse) pour exister et se développer ;

Un Système social est d’autant plus près d’être parfait qu’il approche plus de cet Idéal absolu, et qu’il a moins besoin de Contrainte (légale, morale ou religieuse) pour exister et se développer. — Ces deux énoncés différents d’un même Principe sont incontestables.

En Fait ;

Nous présentons une Règle ou un système de combinaison des relations sociales, qui jouit, suivant nous, de la propriété de réaliser l’Ordre par la Liberté ;

Nous demandons la Vérification de cette règle au moyen d’une application locale, bornée à des faits purement industriels ;

Nous laissons à la Société, à ses Pouvoirs réguliers et à l’Avenir, le soin d’appliquer progressivement, s’il y a lieu, cette règle, aux relations aujourd’hui soumises à des Lois disciplinaires ou réglementaires.


En Somme,

Nous ne réclamons de la Société, la suppression d’aucune Loi répressive, préventive ou disciplinaire, la modification d’aucun Système religieux ; et même nous critiquons généralement les efforts de ceux qui demandent aujourd’hui l’affaiblissement des dispositions répressives ou l’élargissement des dispositions disciplinaires, soit que ces efforts nous paraissent dangereux, soit qu’ils nous semblent une dépense de force plus ou moins mal appliquée.


Il résulte de tout ce que nous venons d’exposer que la Commune sociétaire dont nous poursuivons la fondation, dans le but de produire la Vérification expérimentale de l’Hypothèse systématique de Fourier, sera une Commune soumise comme toutes les autres aux Lois politiques, civiles et morales de la Société actuelle, et qu’il ne saurait être nullement question pour nous de prêcher, aux individus qui y fonctionneront, rien qui ressemblât à une Religion nouvelle.

L’Expérience à faire consiste purement et simplement à organiser les Travaux domestiques, agricoles, manufacturiers, scientifiques, etc., de cette Commune, d’après le Procédé sériaire, et à vérifier :

Si le Procédé Sériaire, appliqué à des Travailleurs qui, généralement, ne connaîtront même pas les principes de la Doctrine de Fourier,

Opère l’Association du Capital, du Travail et du Talent ;

Augmente la Production dans une proportion considérable ;

Change en Plaisirs ardents les Travaux, même ceux réputés les plus pénibles ;

Développe au plus haut degré les facultés physiques, les facultés morales et les facultés intellectuelles des Sociétaires ;

Crée le désintéressement, la concorde générale, l’Unité d’action et l’Harmonie ;

Enfin si, dans les relations industrielles auxquelles il sera appliqué, ce Procédé Sériaire tend à réaliser l’Ordre par la Liberté.


Qu’on l’ait donc pour entendu : l’Essai du Système sociétaire de Fourier ne doit être une Innovation que dans le domaine industriel.

Pour tout le reste, la Commune sociétaire doit se conformer, plus scrupuleusement qu’aucune autre, aux lois, aux habitudes, aux usages du pays : tous les Cultes reconnus par l’État peuvent s’y exercer ; tout Culte nouveau et non reconnu doit, au contraire, en être positivement proscrit.


Le Principe fondamental de notre École, c’est que le Criterium de la Perfection organique consiste dans la production de l’Unité par l’Attraction, dans l’harmonie de l’Ordre et de la Liberté.

Ce Principe, qui n’est autre chose que la conception absolue de l’Ordre, est inattaquable, comme un Axiome mathématique ; nous ne le présentons point comme une Hypothèse, mais comme une Vérité inconditionnelle.

Ce que nous présentons comme une Hypothèse à vérifier par l’Expérience dans le monde des faits, c’est que la Loi Sériaire est bien réellement la Loi organique naturelle suivant laquelle seule peut se réaliser socialement l’Ordre absolu, c’est-à-dire la constitution, le maintien et le développement de l’Unité humaine, sous la condition du libre développement de tous les individus qui composent l’Espèce[4] ;

Enfin, ce que nous opposons, avec une puissance de logique invincible, aux attaques erronées et calomnieuses, sincères ou hypocrites, auxquelles notre Doctrine, comme toute Idée nouvelle, se trouve en butte, c’est ce fait positif :

Que notre Système repose sur une Hypothèse scientifique très-déterminée ; qu’il se présente sous la forme rigoureuse de toute Hypothèse de cet ordre ; qu’il en appelle directement à l’Expérience ; que la Vérification expérimentale devant en être faite dans le domaine absolument libre des relations industrielles sans porter aucune atteinte aux Lois politiques, civiles, morales et religieuses des Sociétés existantes, cette Vérification est absolument légitime ; et qu’après tout, il résulte du mode même de production de ce Système qu’il ne peut se réaliser et se généraliser dans le monde qu’à la condition d’être l’expression de la Vérité, et de la Vérité dûment vérifiée.

La Légitimité absolue du but de ce Système, et sa Légitimité conditionnelle ou de position, étant rigoureusement établies, nous sommes en droit de ne considérer comme critiques sérieuses que les Critiques qui porteraient sur les Moyens mêmes que ce Système propose pour atteindre son But.

Le Procédé sériaire offre-t-il, oui ou non, un Système plausible d’Organisation de l’Industrie : mérite-t-il d’être expérimenté en tant que Moyen de réaliser aujourd’hui l’Association du Capital, du Travail et du Talent dans la Commune ? Voilà le terrain positif et scientifique sur lequel nous appelons la Critique consciencieuse.

Les Principes généraux, les Éléments logiques, et la Position de l’École sociétaire devant les Idées et les Faits sociaux contemporains étant déterminés, il nous reste à faire connaître les formes et la Constitution de cette École.


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  1. Voy. la note, page 100.
  2. Les prescriptions et règlements de toutes sortes qui concernent ces éléments n'ont point pour objet de régler leur action, leur mode d'exercice, en tant qu'éléments industriels, mais seulement de donner des garanties aux intérêts généraux de salubrité, de sécurité, et à certains intérêts de propriété publique ou particulière. Lors donc que nous disons que ces éléments sont absolument libres, il doit être bien entendu que nous ne les considérons que sous le point de vue de leur action industrielle, qui constitue leur caractère propre.
  3. C’est dans nos ouvrages spéciaux d’Exposition qu’il faut chercher cette connaissance.
  4. Cette Hypothèse est pour nous une Vérité démontrée à priori. L’expérience n’ajoutera rien à notre certitude. Mais, pour tous ceux qui ne connaissent pas profondément les bases métaphysiques et inconditionnelles sur lesquelles repose la Loi sériaire, la vérité de cette Hypothèse ne peut être qu’une simple présomption ; c’est pour cela qu’elle ne peut avoir aujourd’hui, généralement, d’autre caractère que celui d’une Hypothèse à vérifier. En résumé, nous avons nos raisons pour ne pas douter que l’Expérience ne confirme notre Principe ; mais il est très-légitime que, en dehors de nous, l’on en doute encore.