Albert Savine (p. 201-214).


XIV


Le père Toussaint vient d’arriver. Il est dans tous ses états. Il entre en tremblant dans la salle à manger, s’assied dans un coin et, après avoir demandé à mon père si les Prussiens ne rôdent pas par là, si personne ne peut l’entendre, il nous raconte une histoire terrible.

― Tel que vous me voyez, je reviens de chez le général en chef…

Et le vieux désigne d’un geste l’habit noir dont il est revêtu, sa cravate blanche et le chapeau haut-de-forme qu’il a posé sur la table. Nous l’écoutons avec anxiété.

― Hier, à Moussy, on a tiré sur une patrouille allemande… Hier soir, vers huit heures…

― Ah ! s’écrie ma sœur en joignant les mains. Quel malheur !… Quelle catastrophe !…

— Un affreux malheur ! fait mon grand-père en hochant la tête, car les Prussiens, n’ayant pu mettre la main sur ceux qui ont fait le coup, ont pris comme otages six habitants et le maire de la commune.

― Ils vont les fusiller ? demande Louise. Oh ! mais c’est horrible ! On ne fusille pas les prisonniers ! C’est du cannibalisme !

― Chut ! fait mon père en mettant un doigt sur ses lèvres et en indiquant du regard la porte qui ouvre sur le vestibule.

Et il demande tout bas, terrifié :

― Réellement, ils vont les fusiller ?

― Quand je suis parti, ce matin, c’était une chose convenue...

― Comme nous avons bien fait de renvoyer Catherine, dit Louise ; qui sait ce qui nous serait arrivé !

― Les Prussiens, continue mon grand-père, avaient enchaîné ces malheureux et les avaient enfermés dans l’église. Ils y ont passé la nuit, gardés par des factionnaires qui menaçaient de faire feu sur quiconque approchait et répondaient par des coups de crosse aux supplications des femmes et des enfants des prisonniers. C’était affreux. Personne n’a dormi cette nuit, dans le village ; on n’entendait que des gémissements et des sanglots…

Mon grand-père a des pleurs dans la voix et nous avons de la peine, nous aussi, à retenir nos larmes.

― Mais quel est le misérable qui avait tiré sur les Prussiens ? demande mon père.

― Qui ?… Est-ce qu’on sait ?… Des francs-tireurs ; de ces sales voyous parisiens qui ne sont bons qu’à faire arriver du mal aux gens inoffensifs… Ah ! les gredins !… Bref, pour finir, ce matin, une dizaine d’habitants sont venus me voir. Ils m’ont dit : « Monsieur Toussaint, il faut sauver les prisonniers. Il faut aller demander leur grâce au général, à Versailles ; dire que ceux qui ont tiré sur les Allemands sont étrangers à la commune ; que nous sommes incapables de nous livrer à des actes semblables ; que même nous les empêcherions, si c’était en notre pouvoir ; dire ceci, dire cela… la vérité, quoi !… Vous êtes au courant de bien des choses, vous connaissez les usages… ― un tas de compliments ― Voulez-vous y aller ? » Comment dire : Non. Comment ? Je vous le demande.

— Pas possible, dit mon père… Et vous avez été chez le général ?

― J’en viens. Et j’ai là…

Le vieux tire du fond de sa poche une large enveloppe enveloppée elle-même dans une feuille de papier bleu.

― J’ai là une lettre de grâce.

― Tous les prisonniers sont graciés ?

― Tous. Ils doivent être mis en liberté immédiatement… à l’exception du maire.

― Ah ! le maire ne sera pas mis en liberté ? Mais on ne le fusillera pas ?

― Non, non ; on se contentera de le garder à vue… C’est tout ce que j’ai pu obtenir…

― Ce pauvre Dubois ! fait ma sœur.

― Ah ! c’est bien malheureux, gémit mon grand-père… surtout pour moi. Nous n’étions pas bien ensemble, Dubois et moi, et il se trouvera encore de méchantes langues pour prétendre que je n’ai pas fait tout mon possible… Dieu m’est témoin, pourtant, que je me suis mis en quatre. J’ai pris le général par tous les bouts. Je me suis jeté à ses genoux en pleurant… J’aurais donné tout pour obtenir une grâce entière… Dans des moments pareils, on oublie tout, on ne se souvient plus des offenses ; on ne connaît plus d’ennemis… on ne connaît que des Français…

Louise saute au cou du père Toussaint pendant que, très émus, mon père et moi, nous serrons les mains ridées du vieillard.

― Ces bandits de francs-tireurs, dit le vieux en parvenant à se dégager. Ah ! les canailles ! Ils pourront se vanter d’avoir fait plus de mal que les Prussiens, ceux-là !… Tirer sur une patrouille ; je vous demande si ça a le sens commun ! Pour ne rien tuer, encore ! Et quand même ils auraient tué un ou deux Allemands, la belle poussée !… Mais je m’attarde ici et l’on m’attend…

― Ah ! dit ma sœur, quel spectacle, lorsque tu annonceras à ces malheureux que la liberté leur est rendue ! Je voudrais tant t’accompagner !

― Quelle idée folle ! dit mon père. Ce n’est pas la place d’une femme.

En effet. Mais moi, moi qui suis un garçon si j’allais à Moussy ? Pourquoi pas ? Je hasarde une proposition en ce sens ― proposition repoussée par mon père et acceptée par mon grand-père. ― Il y a débat, mais le vieux finit par l’emporter. Ma sœur crève de jalousie.

— Il ne faudra pas garder Jean trop longtemps, dit-elle ; depuis quelques jours, il néglige ses leçons..... Il n’apprend rien, et il oublie très vite…

― Je le ramènerai après-demain, dit le père Toussaint en souriant.


Nous approchons de Moussy. Un paysan, qui guette notre arrivée, nous aperçoit et court prévenir les habitants. Ils accourent et pressent mon grand-père de questions.

― Eh bien ? Eh bien ?

― J’ai réussi. J’ai la grâce, la grâce…

― Oh ! ah ! oh !


Nous traversons le village à grands pas. Les femmes se penchent par les fenêtres et les soldats allemands, dans les rues nous regardent passer d’un air indifférent. Nous trouvons le commandant sur la place ; mon grand-père lui remet la lettre du général.

Il a l’air d’une brute, ce commandant ― d’une belle brute. Je le vois, de profil, pendant qu’il lit la lettre. Il ressemble à un taureau.

― Je suis content que vous ayez réussi, monsieur, dit-il à mon grand-père quand il a fini, en excellent français. Content pour vous, non pour moi. Je crois qu’un exemple était nécessaire. Vous pouvez aller porter cette bonne nouvelle aux prisonniers ; je vais donner des ordres pour qu’on les relâche immédiatement… à l’exception du nommé Dubois, maire. Vous savez qu’il reste notre prisonnier ?

Mon grand-père fait un signe de tête affirmatif.

Nous entrons dans l’église. Les otages, les pieds et les mains liés, sont accroupis sur les dalles ; devant eux sont placés une cruche d’eau et des pains de munition. Un officier allemand, assis à l’orgue, joue une valse.

Sur un ordre du commandant, des soldats s’approchent des prisonniers et les délient. Mon grand-père, pendant ce temps, s’avance vers Dubois et lui parle à voix basse. Dubois détourne la tête et ne répond pas.

Nous sortons ; et les habitants massés sur la place, les malheureux délivrés, félicitent le père Toussaint, lui serrent la main, le remercient en pleurant. Des femmes l’embrassent. On lui fait une ovation.


Mais les groupes se disloquent, les habitants s’écartent. Le tambour vient de battre et les soldats, rapidement, se rangent sur la place.

Ils vont faire une battue dans le bois, dit un paysan. Gare aux francs-tireurs, s’ils en trouvent.

― Ma foi, ça sera pain bénit, dit un autre, si ces brigands de Parisiens se font arranger comme il faut. Des canailles comme ça ! Si les Prussiens avaient besoin de quelqu’un pour les aider, je leur donnerais bien volontiers un coup de main.

Tout le monde l’approuve. Le commandant se met à la tête des Allemands qui partent dans la direction du bois.

Ils ne sont pas encore revenus, à quatre heures du soir, lorsque je vais faire une visite à la tante Moreau. Mais j’ai à peine mis les pieds au Pavillon que des coups de feu éclatent au loin, dans le bois.

― Ah ! mon pauvre enfant, me dit ma tante en pleurant, quelle chose affreuse que la guerre !

Elle a l’air bien affaiblie, bien abattue, la tante Moreau. La vue de sa figure amaigrie, de ses mains décharnées, me produit un lugubre effet. Elle s’en aperçoit.

― À mon âge, vois-tu, ça frappe rudement des événements pareils…

Pourtant, assure-t-elle, les Allemands ne sont pas trop méchants. Le commandant lui-même, malgré ses allures brutales, ne manque point de politesse.

Justement, il vient de rentrer, avec ses hommes, et l’on entend ses bottes sonner sur les dalles de l’antichambre. Il entr’ouvre la porte du petit salon où nous nous trouvons et passe sa tête dans l’entre-bâillement.

― Ne vous inquiétez pas, madame, dit-il à la tante Moreau, à cause des coups de feu que vous avez pu entendre. Rien de sérieux absolument. Un bûcheron, dans la cabane duquel nous avons trouvé un vieux fusil, et que nous avons passé par les armes.

Il salue et se retire. Ma tante frissonne. Tout d’un coup, je la vois pâlir, ses yeux se ferment, sa tête se renverse sur le dossier de son fauteuil. Elle se trouve mal.

― Justine ! Justine !

La femme de chambre accourt avec la cuisinière et Germaine, qui vient me chercher, arrive presque au même moment. Les trois femmes prodiguent leurs soins à ma tante ; elle se trouve tellement faible, en revenant à elle, qu’on se voit forcé de la porter dans sa chambre. Elle est désolée de s’être évanouie.

― Pour une fois que ce cher petit Jean vient me voir… C’est cette histoire de bûcheron, qui m’a bouleversée…

Elle tremble encore comme une feuille lorsque je lui fais mes adieux.

En sortant, Germaine, qui m’accompagne, me prie de l’attendre une seconde ; elle a deux mots à dire au commandant, de la part de mon grand-père. L’officier se promène en fumant sa pipe sous les tilleuls ; et j’entends sa grosse voix qui répond :

― Dites à votre maître que je ne sortirai pas. Je l’attends ici.

De quoi peut-il être question ? Je vais le demander à mon grand-père. Et, aussitôt arrivé, j’ai déjà tourné le bouton de la porte de la salle à manger où le vieux se tient d’habitude, lorsque Germaine me retient par le bras.

― Il ne faut pas déranger monsieur. Il cause avec quelqu’un.

J’ai eu le temps de voir ce quelqu’un. C’est un individu qui a l’air d’un paysan, mais qui n’a pas l’air paysan. Son grand chapeau lui va trop bien, sa blouse est trop vieille, sa figure est trop blanche. Si c’était un officier de francs-tireurs ? Un espion français ? Si mon grand-père s’entendait avec lui ? S’il lui donnait les renseignements nécessaires pour surprendre les Prussiens ? Si ?…

Je questionne Germaine. Elle semble très étonnée de mon insistance.

― Cet homme-là ? Mais, c’est un homme qui avait été chez Dubois. Il voulait parler au maire, à ce qu’il disait. Alors, comme le maire est en prison, le garçon d’écurie de Dubois est venu ici avec lui. Je ne sais pas ce qu’il veut. Pas grand’chose sans doute, allez, monsieur Jean.

J’entends un bruit de portes qu’on referme. C’est l’homme qui s’en va. Mon grand-père arrive.

― Eh bien ! comment va ta tante ?

Je raconte ce qui s’est passé, l’affreuse nouvelle donnée par l’officier, l’évanouissement…

― Ah ! sapristi, sapristi… Mais je veux aller la voir, ta tante… Germaine, donnez-moi mon manteau… Un évanouissement…

― Veux-tu que j’aille avec toi, grand-papa ?

— Non, non. Ce n’est pas la peine. Je serai revenu dans une demi-heure.

Vingt-cinq minutes après, il est là.

― Tu vois que je tiens parole. J’ai été vite, hein ?

― Et ma tante va-t-elle mieux ?

― Ta tante… oui… c’est-à-dire… beaucoup mieux.

Nous nous mettons à table.


― Jean, me dit mon grand-père après dîner, je ne devais te ramener chez ton père qu’après-demain ; mais j’ai justement à faire à Versailles demain matin. Je profiterai de l’occasion pour t’emmener avec moi. Ça t’ennuie ?

― Mais oui, un peu.

― Bah ! tu rattraperas ça une autre fois. Je dirai à ton père de te laisser revenir et tu passeras plusieurs jours ici… et tu négligeras tes leçons… Ça fera enrager Louise…

Je ris. Décidément, je m’étais trompé tout à l’heure. L’homme qui était là, assis à ma place, était bien un paysan. Mon grand-père serait moins gai si l’on devait se battre à Moussy ce soir, se tirer des coups de fusil cette nuit. Pourtant, avant de me coucher, j’examine la campagne par la fenêtre et, une fois au lit, je tends l’oreille attentivement. Je ne puis arriver à m’endormir.


Tout d’un coup, je sens une main se poser sur mon épaule. Je me réveille en sursaut, en criant. Germaine, qui se tient devant moi, sourit.

― Qu’avez-vous, monsieur Jean ? Vous rêviez ?

Je regarde, effaré, autour de moi. Il fait grand jour.

― Dépêchez-vous de vous habiller. Le chocolat est prêt et monsieur vous attend.

Une demi-heure après, nous partons. Nous sommes au bout de la rue qui donne sur le chemin de Versailles, lorsque la tête d’un peloton de Prussiens, baïonnette au fusil, apparaît sur la route. Mon grand-père m’empoigne brutalement par le bras et me colle le long d’un mur, derrière une haie. Je regarde entre les branches. Les Allemands s’avancent à grands pas ; au milieu d’eux marche un homme, les mains attachées derrière le dos. J’aperçois un grand chapeau neuf, un visage pâle, une vieille blouse bleue… C’est l’homme d’hier. Je le reconnais…

― Grand-papa, cet homme…

― Et ! parbleu ! cet homme, c’est un vagabond qu’une patrouille prussienne a ramassé le long d’un fossé. Les Prussiens sont très sévères… pour ça… pour les vagabonds… On l’aura ramassé… Seulement, il vaut mieux ne pas se laisser voir… dans ces affaires-là… ça vaut mieux…

Mon grand-père ment, j’en suis sûr. Pourquoi ment-il ? Où mène-t-on cet homme enchaîné ? Pourquoi nous sommes-nous cachés ?

Nous nous remettons en route et bientôt nous atteignons l’entrée des bois qui s’étendent jusqu’à Versailles. Mais, tout à coup, je saisis à deux mains le bras de mon grand-père.

Là-bas, derrière le village, une décharge terrible vient d’éclater.

― Grand-papa ! grand-papa ! as-tu entendu ?…

Le vieux blêmit affreusement.

― Les Prussiens qui tirent… qui font des exercices de tir… Le matin… c’est leur habitude… le matin……

Ses dents claquent.