Albert Savine (p. 188-200).


XIII


Catherine est partie. C’est moi qui l’ai aidée à faire sa malle et à y emballer les photographies du pauvre cuirassier qu’elle ne reverra plus. Elle est partie sans colère, en disant même qu’elle comprenait ça, en nous souhaitant toutes sortes de prospérités. Et ce n’est qu’une fois dans la rue qu’elle a laissé échapper ses sanglots qu’elle avait contenus jusque-là. Je l’ai suivie des yeux, de ma fenêtre, aussi longtemps que j’ai pu la voir ; elle s’en allait tristement, trébuchant à chaque pas, les yeux voilés par les larmes, à côté de l’homme qui traînait sa malle dans une brouette ; des hoquets douloureux faisaient remonter ses épaules et elle était obligée de s’arrêter pour sortir son mouchoir à carreaux bleus de la poche de sa robe noire.

J’ai pleuré comme un veau.

Pauvre fille ! J’ai méprisé son ignorance, j’ai fait fi de son affection, je lui ai fait bien des méchancetés. Et, maintenant qu’elle n’est plus là, il me semble qu’un grand vide s’est fait en moi, qu’on m’a arraché quelque chose, que j’ai perdu quelqu’un qui m’aimait bien. Je suis triste comme tout.

J’ai des distractions, heureusement. Il m’est permis, maintenant, de sortir en ville. J’use et j’abuse de la permission. Je suis toujours dehors. Il y a tant de choses à voir !

Je connais tous les uniformes de l’armée allemande, infanterie, artillerie et cavalerie. Ils ne valent pas les uniformes français. Les Bavarois seuls ne représentent pas trop mal, avec leurs grands casques qui ressemblent à ceux des carabiniers ; malheureusement, ils sont sales, sales comme des cochons. Ils se mouchent avec le mouchoir du père Adam et essuient leurs doigts sur leurs pantalons et leurs tuniques. Moi aussi, quand j’étais petit, je me fourrais les doigts dans le nez, mais je les suçais après, au moins ; et puis, les Bavarois sont grands. Ils devraient être propres.

Les Prussiens sont bien moins dégoûtants, mais leurs casques à pointes les rendent ridicules. Quand ils sont en petite tenue, avec leur calotte sans visière, ils ne sont pas trop vilains. Les shakos de la landwehr sont à peu près pareils à ceux ne nos gardes nationaux, mais ils sont beaucoup plus grands : une poule pondrait dedans pendant six mois sans les remplir. Les pantalons des cavaliers m’étonnent : ils sont basanés très haut, beaucoup plus en cuir qu’en drap. En somme, la tenue est trop sombre, pas élégante pour un sou ; pas de dorures, pas d’aiguillettes, d’épaulettes, de clinquant, de panaches.

Les officiers eux-mêmes sont vêtus très simplement ; ils sont coiffés d’une casquette plate à visière et portent presque tous au bras droit un brassard d’ambulance. Ils ont une vilaine habitude : c’est de ne jamais accrocher leurs sabres et de les laisser traîner derrière eux sur les pavés, avec un grand bruit de ferblanterie. Les aveugles doivent se figurer qu’on a attaché des casseroles à la queue de tous les chiens de la ville.

J’ai vu les fameux fusils à aiguilles, les canons Krüpp, les singulières voitures à échelles ; j’ai été voir l’abattoir qu’on a installé à la gare, les postes de police qu’on a installés un peu partout, les canons pris sur les Français, rangés dans la grande cour du Château, autour de la statue de Louis XIV. J’ai regardé, l’autre jour, de la place d’Armes, un général, qu’on dit être le prince royal, distribuer des médailles aux soldats au pied de cette statue. Le château est converti en ambulance ― une ambulance hollandaise ― et le drapeau néerlandais flotte sur le toit. Des drapeaux, du reste, il y en a dans presque toutes les rues : aux fenêtres des étrangers qui se mettent sous la protection de leurs pavillons nationaux, aux croisées des gens qui ont obtenu de soigner chez eux des blessés et qui ont arboré le pavillon de la convention de Genève.


Mme  Arnal est de ces derniers. On a placé chez elle un capitaine allemand blessé, un grand gaillard à belle barbe blonde. Elle le soigne avec un dévouement sans exemple. Elle espère qu’avant quinze jours le blessé sera sur pied. Elle est très fière des compliments que lui fait tous les jours, assure-t-elle, le chirurgien allemand, et elle déclare que, si elle avait suivi sa vocation, elle se serait faite sœur de charité. Elle en prend l’allure, d’ailleurs, se montre pleine de ménagements, de commisérations, d’attendrissements. Elle a des apitoiements tout faits, des consolations sur mesure, des larmes à prix fixe. Son temps est mesuré, en effet. Elle ne peut guère s’absenter. Son blessé a toujours besoin d’elle. Supposez qu’il lui prenne envie, à ce monsieur, de faire ceci, de faire cela ― des choses défendues par le médecin.

― Il faut être là, voyez-vous… Les malades, c’est un peu comme les enfants…

Et elle ajoute, tout bas :

― Je n’ai qu’une peur, mais une peur terrible : c’est de finir par porter trop d’intérêt à mon blessé. À force de voir souffrir les gens, on s’y attache ; on ne les considère plus comme des ennemis… Ah ! savoir concilier ses obligations d’infirmière avec ses devoirs de Française !… C’est à faire tourner la tête !… l’humanité !… la patrie !… Je me sauve. À tout à l’heure…


M. Zabulon Hoffner, qui vient nous voir assez souvent, maintenant, se contente d’affirmer que la guerre, c’est bien gênant.

― Les routes sont toutes défoncées ; on ne peut même pas aller à Buc sans se crotter jusqu’aux genoux.

M. Legros prétend ne pas se faire de bile.

― À quoi ça servirait-il ? Ce qui doit arriver, arrive. Moi, je suis fataliste.

Depuis l’arrivée des Prussiens, pourtant, il paraît avoir engraissé. Ma sœur, justement étonnée de cet embonpoint subit, a été malicieusement aux informations et la marchande de tabac, trop confiante, a livré naïvement le secret de la corpulence exagérée de son époux : M. Legros se plastronne ― plastron par devant, plastron par derrière. ― On assure même qu’il ne tourne pas le coin d’une rue, à partir de cinq heures du soir, sans crier : « Ami ! Ami ! » à tue-tête.

Qu’y a-t-il de vrai là dedans ?

― Tout ! dit M. Beaudrain ; et M. Legros a raison. Vous ne devriez pas vous moquer de lui. Aucune précaution n’est inutile. Eh ! eh ! si Achille avait été trempé tout entier dans les ondes du Styx, la flèche troyenne n’eût point causé sa mort…

Et patati, et patata. M. Beaudrain se meurt de frayeur. Il est positivement malade de peur ; il a dû renoncer, depuis quelque temps déjà, à me donner des leçons. Il passait le temps des répétitions à se murmurer à lui-même :

— Pourvu que les Prussiens ne fassent pas ci, pourvu qu’ils ne fassent pas ça…

Il inventait des choses inimaginables. Un jour, il était arrivé à se figurer que Versailles allait sauter.

― Les égouts sont minés ! disait-il. J’en suis sûr. Notre dernière heure est venue.

Ce jour-là, il a changé de ton ― de ton, seulement, car il ne peut plus changer de couleur : il est jaune. ― Il parcourt toute la gamme des jaunes : il a été jaune citrouille, jaune coing blet, jaune panade, jaune citron. Présentement, il est d’une nuance mal déterminée, nuance d’omelette ― d’omelette baveuse. ― Je l’attends au jaune safran.


― Et dire, s’écrie mon père, un matin que presque tous nos amis sont réunis dans le jardin pour prendre l’apéritif, dire qu’il y a des gens qui pactisent avec l’ennemi. Ainsi, pas plus tard qu’hier… Va donc un peu jouer, Jean…

Je m’en vais, mais pas trop loin. J’entends très bien.

― Hier soir, j’avais été faire un tour du côté de la porte de Béthune. Savez-vous qui je vois sortir du poste que les Allemands ont établi là ?

― Eh ! qui donc ? mon Dieu ! demande le père Merlin intrigué.

― Une femme ! une Française, monsieur !

― Oh ! fait ma sœur.

― Si l’on peut appeler ça une Française. Cette gueuse, vous savez bien, cette rouleuse qu’on appelle ― je ne sais pas pourquoi ― Marie-Cul-de-Bouteille, cette paillasse à soldats qui passait sa vie dans les postes, lorsque nos troupes étaient ici, et que nos troupiers nourrissaient de leurs restes de gamelles.

― En échange de ses bons services, ricane le père Merlin. Vous voyez bien que c’est une Française.

― C’était, monsieur, c’était ; elle a abdiqué ce titre. Quoi ! faire à ce point litière de ses sentiments, se livrer à l’ennemi de sa patrie ! Ah ! ça été plus fort que moi ; malgré le dégoût que m’inspire cette créature, je me suis approché d’elle et je lui ai dit ce que je pensais de sa conduite. Savez-vous ce qu’elle m’a répondu ? Elle m’a répondu que le rata des Prussiens valait bien celui des Français. Alors, ma foi, je n’ai plus pu me contenir et je l’ai traitée comme elle le mérite…

― Ah ! monsieur Barbier, s’écrie M. Beaudrain, quelle imprudence ! Si les Prussiens vous avaient entendu ! Ne recommencez pas, c’est moi qui vous en conjure !

― Ne pas recommencer ! dit Mme  Arnal indignée. Laisser passer sans protester de pareilles ignominies ! Des choses semblables ! Des… des monstruosités… Dans quel siècle vivons-nous ?…

― C’est infâme ! dit ma sœur.

― Il faut croire aussi, dit Mme  Arnal, qu’il n’y avait aucun officier dans le poste. Y avait-il un officier, dans le poste ?

― Je n’en ai point vu, répond mon père.

― C’est ça. Les officiers sont des gens bien élevés qui ne laisseraient pas s’accomplir ces ignominies ; du reste, la discipline doit s’opposer à… l’entrée de ces créatures dans les postes… Mon blessé me le disait hier… La discipline est de fer, à ce sujet-là…

― En effet, dit M. Beaudrain, la discipline de l’armée prussienne est admirable.

― Admirable. C’est le mot, dit le père Merlin.

― La discipline, continue le professeur, est une bien belle chose. C’est elle qui protège l’habitant inoffensif contre les fureurs de la soldatesque.

― Et puis, sans discipline, pas d’armée, dit mon père. C’est à leur discipline que les Prussiens sont redevables de leurs victoires.

― À propos de discipline, dit le père Merlin, j’ai vu tout à l’heure, de ma fenêtre, un spectacle bien intéressant.

― Quoi donc ? demandent en même temps ma sœur et Mme  Arnal.

― J’étais… Mais on ne doit pas avoir encore baissé le rideau. Si, au lieu de vous raconter la pièce, je vous la faisais voir ? Voulez-vous venir chez moi, un instant ?

― Mais oui, mais oui. Dépêchons-nous. Jean, viens-tu ?

Nous suivons le père Merlin jusque dans son cabinet de travail, au premier étage. La croisée, grande ouverte, donne sur un vaste terrain vague où les Allemands ont amoncelé du bois à brûler et du charbon. Cinq ou six soldats, d’habitude, gardent le dépôt. Que peut-il se passer là ?

Nous nous précipitons à la fenêtre.

Un soldat prussien, dans la position du soldat sans armes, le petit doigt sur la couture du pantalon, la tête droite, les talons joints, est campé devant un tas de fagots, la face au bois. Derrière lui, un officier ― un lieutenant je crois ― se promène de long en large, lisant un journal, fumant un cigare gros comme un manche à balai. Chaque fois qu’il passe derrière le soldat, v’lan ! il lui envoie à toute volée un coup de pied dans le bas des reins. On entend très distinctement le bruit de la botte qui, à intervalle réguliers, toutes les minutes à peu près, se colle au postérieur du troupier.

À chaque coup, l’homme tressaute légèrement, très légèrement ; mais il ne bronche pas. Ses talons ne quittent pas la place qu’ils ont marquée dans le sol ; ses mains ne se crispent pas, ses doigts restent allongés le long du passepoil et il semble toujours regarder, à l’ordonnance, à quinze pas devant lui.

― Quand je suis venu chez vous, Barbier, dit le père Merlin, ça durait déjà depuis un bon quart d’heure. Ça fait donc maintenant cinquante minutes.

― Sapristi ! dit mon père, quelle obéissance ! quelle soumission ! cinquante coups de pieds au derrière !

Le père Merlin veut fermer la fenêtre.

― Oh ! attendons la fin, implore ma sœur, émerveillée.

Le père Merlin lui jette un regard étrange. Puis il pousse la croisée et tourne l’espagnolette.

― Vous trouvez donc ce spectacle bien intéressant, mademoiselle ?

― Oh ! c’est si amusant. Ce qui doit être bien drôle aussi, c’est la figure du soldat. Quel dommage qu’on ne puisse pas la voir.

― Eh ! eh ! si Frédéric II vivait encore ! dit M. Beaudrain. Ô grand homme ! s’écrie-t-il tragiquement, tu peux sortir de ton tombeau, tes enfants sont dignes de toi !

― Qu’est-ce qui vous prend ? demande le père Merlin avec intérêt. Êtes-vous malade, monsieur Beaudrain ?

― Non ; mais cette discipline, cette obéissance passive… c’est extraordinaire, vraiment.

― Le fait est que c’est beau, dit mon père. C’est le manque de discipline qui nous a perdus, nous autres.

— Espérons que ça nous servira de leçon, dit Louise.

— Enfin, dit Mme  Arnal, nous pouvons nous tranquilliser un peu. L’armée allemande est trop sévèrement commandée pour se livrer à des désordres graves. Il y a beaucoup à espérer d’une discipline semblable…..


Nous descendons l’escalier.

— Ah ! la discipline, s’écrie mon père, c’est beau. On dira ce qu’on voudra, c’est bien beau. Je ne souhaite qu’une chose, c’est que les Français en aient un jour une pareille.

— Ainsi soit-il ! dit le père Merlin.