Albert Savine (p. 151-172).


XI


Quelqu’un qui paraît bien étonné en pénétrant chez nous ce matin, c’est M. Legros. Il trouve mon père en train d’enterrer, dans une grande fosse qu’il a creusée tout au fond du jardin, une multitude d’objets : de petites caisses en bois, en fer, un panier en osier, une malle. J’aide mon père dans ce travail et mon grand-père Toussaint, qui a quitté Moussy hier pour venir habiter chez nous, enveloppe dans des chiffons huilés et des lambeaux de toile le revolver et le fusil de chasse paternels. Deux vieux sabres de cavalerie et un fusil à pierre qui ornaient ma chambre gisent à côté de lui.

― Comment ! s’écrie l’épicier d’une voix absolument consternée, comment ! Barbier, vous enfouissez vos armes dans le sol !

― Ma foi, fait mon père embarrassé, je… c’est-à-dire… c’est à cause des enfants, vous comprenez… un malheur est si vite arrivé…

― Et l’ennemi qui est à nos portes ! gémit le marchand de tabac.

― Oh ! soyez tranquille ! si la ville songe à se défendre…

― Douteriez-vous du patriotisme de la garde nationale ? demande M. Legros indigné. Vous en faites partie, pourtant, bien que vous vous dispensiez plus souvent que de raison d’assister aux manœuvres.

― Et ! je le sais parbleu ! bien que j’en fais partie, puisque j’ai là, dans le placard du vestibule, mon fusil de munition et mon fourniment complet.

― À la bonne heure ! je vois que vous ne suspectez pas l’énergie du corps d’officiers… Moi, aussi, il y a quelque temps, j’ai cru qu’il ne serait guère possible de résister ; mais aujourd’hui, pour peu que chacun fasse son devoir…

― Vous savez bien que nous avons juré de le faire… Entortillez bien le revolver, père Toussaint, le mécanisme craint l’humidité… Alors, Legros, vous disiez qu’aujourd’hui ?…

― Aujourd’hui, les Prussiens trouveront à qui parler. Du reste, nous ne les attendons guère avant trois ou quatre jours. Toutes nos précautions sont prises ; les barrières sont fermées et les postes qui les gardent ont ordre de n’ouvrir qu’à des parlementaires. Nous sommes à Versailles une douzaine de mille hommes au moins…

― Dont trois mille armés, dit le père Toussaint en ricanant. Et encore !

― C’est ce qui prouve, monsieur, que votre gendre a tort d’enterrer son fusil de chasse. Avec ce fusil-là, on pourrait armer un homme, donner un défenseur à la patrie.

― Allons donc ! ça ferait un fusil de plus à reporter à la mairie, après l’entrée des Prussiens, et voilà tout. Tenez, Barbier, voilà votre fusil et votre revolver… Voulez-vous que j’enveloppe aussi votre sabre, monsieur Legros ? J’ai encore des chiffons… Non ? Vous préférez le remettre aux Allemands ? Comme vous voudrez.

Mon père arrange les armes dans la fosse.

― C’est dommage, dit-il. J’ai un sacré diable de loir qui vient manger les fruits, la nuit. Je le guette depuis deux jours et j’aurais bien voulu finir par lui envoyer une charge de plomb dans les reins… Mais, à propos, monsieur Legros, vous me prêterez bien votre fusil, vous ? Vous me rendrez service.

― Je ne demande pas mieux… mais je… en ce moment-ci… je crois…

L’épicier balbutie, se trouble, rougit. Le père Toussaint le regarde curieusement et, tout à coup, éclate de rire.

― Dites donc que vous l’avez enterré aussi, votre fusil, sacré farceur !… Allons, donnez-moi votre sabre, allez ! il y a encore de la place dans le trou…

M. Legros s’en va, rouge de colère.

― Savez-vous, Barbier, demande mon grand-père, que si les Prussiens arrivaient en ce moment-ci, ce gros patapouf de marchand de tabac serait parfaitement capable de se faire tuer pour me prouver que j’ai eu tort de me moquer de lui ?

― C’est bien possible, fait mon père qui achève de combler la fosse. Heureusement, les Allemands ne sont pas encore là…

― Au fait, Jean, as-tu porté à la poste les lettres que j’ai écrites ce matin ?

― Pas encore, papa.

― Vas-y donc. Il est plus de dix heures et demie et la levée a lieu à onze heures.

Je vais à la poste, je laisse tomber les lettres dans la boîte et je reviens en chantonnant, le nez baissé, comme si je comptais les brins d’herbe qui poussent entre les pavés. Un grand bruit de galopade, en haut de la rue Duplessis, me fait lever la tête.


― Oh !

Je m’aplatis le long d’un mur, plus mort que vif. Des cavaliers, des cavaliers comme je n’en ai jamais vu, passent devant moi au grand galop. C’est terrible ! Ils me font l’effet de géants et leurs chevaux, dont les fers luisants frappent la pierre en faisant jaillir des étincelles, me semblent énormes, eux aussi. Oh ! que j’ai peur !

Ils sont passés, ils sont déjà loin, que je ne puis bouger de ma place. Je tourne la tête, seulement, et je les aperçois, tout là-bas, galopant toujours. Brusquement, devant la gare, ils s’arrêtent. Comment ! ils ne sont que quatre ! J’aurais juré qu’ils étaient cent. On dirait des lanciers, mais des lanciers tout noirs. Ils ont un gros pistolet au poing et, attachée au bras droit, une longue lance avec une banderole noire et blanche… Mais je n’ai pas le temps d’en voir plus long ; ils reprennent le galop et je ne distingue plus que l’étincellement des sabres et des fers, les couleurs des banderoles qui clapotent au vent et les silhouettes noires des passants qui se sauvent, effarés, devant l’épouvantable chevauchée…

Je rentre à la maison, en courant.

― Papa ! grand-papa ! Louis ! Catherine !… Les Prussiens ! Les Prussiens sont ici ! Je viens de les voir !… Les Prussiens !… Quatre Prussiens !…

On se précipite, on m’entoure, on me demande des détails. J’en donne ― autant que je puis en donner ― mais pas assez, cependant, car on m’en redemande encore. On m’écoute en frissonnant.

― Ils sont vilains ? me demande ma sœur, qui tremble de tous ses membres.

― Oh ! oui ! Et grands ! grands !

― Brrr ! !

― Et tu dis qu’ils avaient un gros pistolet au poing ?

― Deux fois plus gros que le revolver de papa !

― Et des lances ?

― Et des lances.

― Et des sabres ?

― Et des sabres.

― Brrr ! !

― Ils ne t’ont rien dit en passant ?

― Non, rien… mais ils m’ont regardé d’un air furieux. Un, surtout, qui avait une grande barbe rouge.

En réalité, je ne sais même pas si les Prussiens m’ont vu et j’ignore absolument s’ils avaient de la barbe. Mais je prends ça sous mon bonnet ; ça fait bien. Ça me donne l’air homme. Je murmure même en avançant le menton :

― J’ai bien cru, un moment, qu’ils allaient me tuer.

Ma sœur m’embrasse. Ça ne lui arrive pas souvent. Il faut qu’elle soit rudement émue.

― Les brigands ! s’écrie Catherine. C’est qu’ils en sont bien capables, ces sauvages, de tuer un pauvre innocent ! Pauvre petit ! Quand on pense…

Et sa figure, terrible tout à l’heure lorsque j’ai annoncé l’entrée des Prussiens, devient infiniment douce et triste. ― J’ai honte d’avoir menti.

― Que faire ! que faire ? demande ma sœur en se tordant les mains.

― Il faut fermer tous les contrevents des fenêtres qui donnent sur la rue, répond mon père, verrouiller les portes et, ma foi… déjeuner en attendant les événements… Ce sera toujours un déjeuner que les Prussiens n’auront pas.

Nous déjeunons tristement, du bout des dents, échangeant nos craintes, nous faisant part de nos pressentiments. Et nous parlons de la tante Moreau, aussi, qui n’a pas voulu quitter le Pavillon, qui a refusé de venir à Versailles.

― Elle aurait pourtant été plus en sûreté ici, dans une ville, qu’en pleine campagne, dit Louise.

― Ah ! s’écrie mon grand-père, j’ai pourtant fait tout ce que j’ai pu pour la décider. Je lui ai dit : « Vous voyez bien ; moi, je suis un homme et je pars. Si, dans quelques jours, il n’y a pas de danger, je reviendrai. Venez avec moi. Nous reviendrons ensemble, s’il y a lieu. Barbier sera enchanté de vous offrir l’hospitalité… »

― Parbleu ! s’écrient mon père et ma sœur.

― Elle s’est obstinée à rester quand même. Savez-vous ce qu’elle m’a répondu : « Que voulez-vous que les Allemands fassent à une vieille bonne femme comme moi ? Il faudrait être bien méchant pour me faire du mal. »

― Pauvre tante, fait Louise en s’essuyant les yeux.

― Je souhaite, dit mon père…

Mais un coup de sonnette nous fait tressaillir. Nous regardons à la pendule : midi et demi. Nous n’attendons personne à cette heure-là…

Qui peut sonner ? Qui peut avoir sonné ? Ouvrira-t-on ? N’ouvrira-t-on pas ?

Nous nous consultons. Enfin, je suis chargé d’aller regarder, avec précaution, par une fenêtre des mansardes, quelle est la personne qui se présente à notre porte. Je grimpe l’escalier, j’entr’ouvre la lucarne sans faire de bruit, je me penche et j’aperçois M. Legros. Il n’a plus son uniforme ; il est en civil. Il m’a même l’air de trembler très fort ; il regarde anxieusement dans toutes les directions. Je redescends et je vais lui ouvrir la porte.

― Eh bien ! vous connaissez la nouvelle ? demande-t-il en entrant, d’une voix chevrotante qui trahit une profonde agitation intérieure. Les Prussiens sont dans la ville… c’est-à-dire une avant-garde… des parlementaires… des parlementaires… Nous les avons laissés entrer, car on a beau être ferme… patriote… il faut être sensé, réfléchir… se rendre compte, en un mot… Trois mille hommes ne peuvent pas lutter contre une armée… On a signé à midi une capitulation honorable… très honorable… je n’en ai pas vu le texte encore, mais elle est très honorable… Tout ce que je sais, c’est que la garde nationale doit être désarmée… oui… et puis, on doit combler les tranchées et enlever les abatis qui barrent les routes… C’est naturel, après tout, puisque les Prussiens arrivent ici à deux heures et qu’on a signé une capitulation… honorable… Est-ce que j’avais pensé à vous dire que les Prussiens arrivent à Versailles à deux heures ? Ils arrivent à deux heures… Ah ! si la ville avait eu des fortifications !… Ah ! diable : une heure ! Je m’en vais… Il ne fera peut-être pas bon dans les rues, bientôt… Au revoir.

Le marchand de tabac s’en va. Sa dernière phrase me donne à réfléchir : il ne fera pas bon dans les rues. Sapristi ! et moi qui ai tant envie d’aller faire un tour… du côté où vont arriver les Allemands. Si je parle de mon envie à mon père, il ne me laissera pas sortir, c’est clair. Alors, il faudrait m’éclipser à la muette ou me résigner à manquer l’entrée des troupes prussiennes. Manquer un spectacle pareil, ce serait bien embêtant… Je m’éclipserai…


Je m’éclipse. J’ouvre la porte tout doucement, je la referme en faisant encore moins de bruit et je suis dans la rue. Personne ne s’en doute. Je prends ma course vers le boulevard du Roi.

Pas grand monde, boulevard du Roi. Toutes les fenêtres fermées, toutes les portes closes. Je le remonte presque jusqu’à la grille ; le poste des gardes nationaux est désert. Deux douaniers seulement montent la faction, les yeux tournés du côté de la campagne. J’attends ― en tremblant. Pourvu que personne ne vienne me déranger, ne s’aperçoive de ma présence et ne me force à déguerpir ! Je tremble de plus en plus ― mais c’est rudement bon de trembler comme ça.

J’ai envie d’aller demander aux douaniers s’ils pensent qu’il y en aura encore pour longtemps, mais je n’ose pas…

Tout d’un coup, j’entends la musique. Ce sont eux ! Je m’accroche à un bec de gaz et je me penche en avant pour mieux voir… mais rien, rien que le bruit des tambours et de la musique, qui se rapproche rapidement. Le cœur me bat à craquer, la respiration me manque…


― Les voilà !

Ce sont les douaniers qui ont crié ça, et ils prennent leur course vers la ville. Ils me frôlent en passant et leur terreur me gagne. Je les suis. Mais, en courant, j’aperçois, de l’autre côté du boulevard, cinq ou six curieux qui se sont arrêtés et qui se dissimulent derrière les arbres. Tiens ! s’ils restent, pourquoi ne resterais-je pas ? Je me cache derrière un arbre, moi aussi, et je regarde en écarquillant les yeux.

Là-bas, sur la route, à cinquante pas de la barrière, une douzaine de cavaliers, pareils à ceux que j’ai vus ce matin. Ils s’avancent au pas et s’arrêtent un instant devant le poste de la douane. Ils entrent dans la ville, sur deux rangs, longeant le bord des trottoirs.

― Les uhlans ! dit une voix à côté de moi.

Ah ! ce sont des uhlans ! Ils approchent, la lance au bras, le pistolet au poing. Ils passent devant moi et je sens que je vais tomber, je sens que mes ongles s’enfoncent dans l’écorce de l’arbre contre lequel je suis collé. Ils sont couverts de sang, ces hommes ! il y a du sang aux banderoles de leurs lances, aux jambes de leurs chevaux, aux morceaux de leurs uniformes déchirés et l’un d’eux, au premier rang, a la figure entourée d’un linge blanc que piquent des points rouges. Ils viennent de se battre. Ah ! c’est affreux ! Je veux m’en aller, je veux m’en aller !

Impossible. Devant moi, il y a des uhlans qui s’avancent toujours au pas, en fouillant de l’œil les rues transversales et, derrière, une masse noire s’approche. On entend le bruit des pas. On commence à distinguer les pointes des casques, les canons des fusils, les petits tambours, guère plus grands que des tambours de basque, et les fifres. Ils jouaient une marche guerrière, ces tambours et ces fifres, suivis de fantassins à l’uniforme bleu sombre, qui défilent, chaussés de bottes où ils ont fourré leurs pantalons, le fusil à plat sur l’épaule, le manteau roulé en sautoir. Et ces hommes, souillés de boue et de poussière, noirs de poudre, aux tuniques en lambeaux, ces hommes qui se sont battus ce matin, sans doute, qui viennent de faire une marche pénible, conservent l’alignement le plus merveilleux, la tenue la plus correcte. Le pas se cadence d’un bout à l’autre de la colonne, les sous-officiers marchent sur le flanc des troupes et les officiers, l’épée à la main, en costume simple, sans dorures, sans épaulettes, orné seulement d’un peu de velours, s’avancent à la tête de leurs compagnies, raides et droits comme des automates.

Il en passe, il en passe toujours. Je suis à moitié sorti de derrière mon arbre et je regarde franchement. Je n’ai presque plus peur. Subitement, les tambours et les fifres cessent de jouer. Alors, une musique dont j’aperçois les instruments, tout là-bas, devant un groupe d’officiers à cheval, entame un hymne de combat et, sur toute la ligne des troupes, depuis les premiers rangs qui déjà ont atteint le château jusqu’aux derniers qui débouchent du Chesnay, des hurrahs éclatent et couvrent la voix des cuivres. Un dernier cri de triomphe et la musique, de nouveau, déchire l’air de ses notes victorieuses…

Elle joue la Marseillaise !… la Marseillaise, l’hymne que jouaient les musiques de nos régiments partant pour la frontière, l’hymne qui rend le Français invincible, qu’on gueulait dans les rues au moment de la déclaration de guerre et que j’ai chanté, moi aussi, lorsque nous croyions à la victoire, lorsque nous voulions planter d’avance des drapeaux tricolores sur la route de Berlin…

Le drapeau tricolore ! ah ! nous ne le reverrons pas de longtemps, peut-être ; et il nous faudra regarder flotter les étendards noirs et blancs, pareils à celui que porte un officier décoré d’une croix en fer, au milieu du dernier régiment d’infanterie.

C’est l’artillerie qui s’avance, maintenant, avec ses canons noirs couchés sur les affûts peints en bleu, avec ses servants à pied et à cheval coiffés de casques surmontés d’une boule en cuivre. Il y a des fleurs à la gueule des pièces et les caissons et les prolonges sont enguirlandés de lierre et de feuillage…

La cavalerie succède à l’artillerie : des dragons, des cuirassiers, des hussards de la mort, avec des brandebourgs blancs et une tête de mort au bonnet. Puis, viennent des voitures, des caissons, des voitures à échelles…

Tout d’un coup, le cœur me bat : il me semble, entre les roues des derniers caissons, avoir aperçu des pantalons rouges. Oui, ce sont bien des pantalons rouges. Entre deux haies de Prussiens, la baïonnette au canon, marchent des soldats français prisonniers, sans armes, sales, déguenillés, l’air abattu, désespéré. Ils sont deux cents, au moins… et je regarde, tant que je puis les voir, les képis rouges de ces malheureux qui vont aller pourrir dans une forteresse allemande… Les voitures passent toujours, escortées par des uhlans. Il y a des prolonges pleines d’armes, de chassepots et, tout à la fin, des caissons pleins de paille, des voitures de tous modèles, des camions même, portant le drapeau blanc à croix rouge des ambulances, d’où s’échappent des cris à faire frémir, des gémissements lamentables.

Un dernier peloton de uhlans. C’est fini.

― C’est tout un corps d’armée qui vient de passer, me dit un monsieur qui est resté derrière un arbre, pas loin de moi, pendant le défilé des troupes, c’est le 5e corps prussien, général de Kirchbach.

J’ai déjà vu ce monsieur, mais je ne le connais pas. Je crois qu’il demeure dans notre quartier. Il me salue et s’en va tranquillement, la canne à la main.

Une personne qui a l’air beaucoup moins tranquille, c’est un monsieur long et maigre qui sort craintivement d’une allée où il s’était tapi pendant le passage des Prussiens et qui, en traversant le boulevard, jette à droite et à gauche des regards furtifs. Son chapeau est enfoncé sur ses yeux et le collet de sa redingote lui remonte sur les oreilles. Tiens ! on dirait qu’il m’a reconnu et qu’il se dirige de mon côté.

― Jean ! vous ici ! Eh ! que faites-vous, jeune imprudent ?

C’est M. Beaudrain. Je le reconnais à la voix, beaucoup plus qu’à la figure, une figure qui a pris des tons jaune pâle ― une couleur de panade. ― Pourtant, la voix tremble, elle tremble beaucoup, M. Beaudrain doit avoir une fière peur.

― Ce que je fais, monsieur ? Je rentre à la maison…

― Et vous avez assisté à l’entrée des Prussiens ?

― Oui, monsieur.

― Exprès ?

― Oui, monsieur.

Monsieur Beaudrain n’en revient pas. Comment ! j’ai eu le front, l’audace, le toupet, de venir, tout seul, contempler le défilé triomphal des Allemands ? Mais je suis donc un risque-tout, un cerveau à l’envers, une tête brûlée ?

― Mais, vous-même, monsieur…

― Moi, c’est différent. Je ne croyais pas, je ne pouvais supposer que l’armée ennemie prendrait aujourd’hui possession de la ville. Sans cela, croyez-le bien, je ne serais pas sorti. J’étais allé faire une visite à côté, rue de Maurepas ; et, en revenant, j’ai vu mon chemin intercepté par les hordes prussiennes… Et vous êtes resté là tout le temps.

― Oui, monsieur. Les Prussiens marchent bien, n’est-ce pas ? Avez-vous vu les prisonniers ?

― Je n’ai rien vu, dit le professeur. J’étais dans cette allée, là, et je n’ai pas mis le nez dehors, soyez-en sûr. Un mauvais coup est vite attrapé et je n’ai qu’une médiocre confiance dans la générosité des Vandales modernes… Mais il pourrait en venir d’autres. Filons, filons…

M. Beaudrain m’entraîne. Nous passons par des rues détournées, des chemins déserts. Au moindre bruit, le professeur tressaille, blêmit. Au coin d’une rue, il me quitte.

― Écoutez, mon cher enfant, je voudrais bien vous reconduire jusque chez vous, mais… je crains… une personne seule attire moins l’attention… Prenez bien garde… Au revoir… De la prudence !…

Et il part, se dissimulant le long des murailles.

Je rentre à la maison tranquillement, sans voir l’ombre d’un Prussien. Mon père m’ouvre la porte.

― D’où viens-tu ? Nous t’attendons depuis deux heures…

Je vois venir une réprimande ― autre chose peut-être. ― Je me tire de ce mauvais pas en donnant des renseignements, beaucoup de renseignements. Je parle pendant une heure au moins. Je raconte tout ce que j’ai vu ― même un peu plus. ― Lorsque je déclare que j’ai vu des prisonniers français, Catherine pleure à chaudes larmes. Ma sœur s’étonne d’apprendre que les Prussiens ont de la barbe et mon père s’indigne fortement lorsque je lui dis que les musiques allemandes jouaient la Marseillaise.

― C’est infâme ! Insulter les vaincus ! Les narguer ! Ah ! l’on reconnaît bien là l’esprit teuton !

Il insulte le roi de Prusse. Il injurie Bismarck. Il se monte. Je profite de sa colère pour grimper dans ma chambre. Je prends un livre, mais il m’est impossible de lire une ligne. J’ai encore devant les yeux le spectacle de tout à l’heure et je ne puis penser à autre chose.

J’entends le pas d’un cheval dans la rue. J’ouvre la fenêtre, tout doucement, j’entr’ouvre la persienne et je regarde. À cinquante mètres, devant le bureau de tabac de M. Legros, un officier prussien à cheval est arrêté. Il parle avec une personne qui se trouve à l’intérieur, mais je n’entends pas ce qu’il dit. M. Legros sort de sa boutique, le chapeau à la main, en faisant de grands gestes pour expliquer, sans aucun doute, qu’il ne possède pas ce qu’on lui demande. Alors, le Prussien fait un signe bref, indiquant la ville ; et l’épicier, qui a compris, part en courant. Le cavalier attend son retour, une main sur la hanche, en examinant les maisons du voisinage.

Mais voici M. Legros au bout de la rue, toujours courant, rouge, suant, essoufflé. Il tend au Prussien, en se découvrant, une chose enveloppée dans du papier. C’est un énorme cigare. L’officier l’allume, paye et s’en va, au pas. Il passe devant la maison et je ferme la persienne, bien doucement, pour qu’il n’entende rien.

J’ai envie de descendre pour raconter à mon père ce que je viens de voir ; mais il m’a formellement défendu d’ouvrir les contrevents et il me gronderait certainement. Je suis forcé de garder ça pour moi. C’est dommage. Ah ! ce fameux M. Legros !


Le soir, le garçon boucher qui est venu apporter la viande nous a appris qu’un régiment prussien faisait boire ses chevaux à l’usine à gaz, dans les bassins. Il paraît aussi que les Prussiens ont allumé des feux de bivouac sur les avenues, qu’ils abattent des bœufs et des moutons et qu’ils se préparent à passer la nuit à la belle étoile.

― Mais pourquoi n’occupent-ils pas les casernes ? demande mon grand-père.

― Ils supposent sans doute qu’elles sont minées, fait le garçon boucher.

― Ah ! quel malheur qu’on n’ait pas pensé à miner les avenues ! s’écrie Louise. On les aurait tous fait sauter pendant la nuit.

― Oh ! ils prennent bien leurs précautions, assure le garçon boucher. Il passe des patrouilles partout et ils ont posé des sentinelles à tous les coins de rues ; j’ai vu ça il y a une demi-heure, en allant porter de la viande, rue de la Pompe. Et puis, vous savez, c’est dégoûtant, des sauvages comme ça ; ils n’achètent même pas de la viande aux commerçants ; ils traînent derrière eux des bestiaux qu’ils ont volés à droite et à gauche et ils les ont parqués sur la place d’Armes. Comme c’est propre !

― C’est infâme, dit mon père.

― Est-ce qu’ils resteront longtemps à Versailles ? demande Catherine, songeuse.

― Oh ! non. Du moment qu’on a signé une capitulation…

― Une capitulation honorable, fait ma sœur.

― Dans ce cas-là, comme le disait tout à l’heure le patron, ils ont le droit de traverser la ville, mais ils ne peuvent pas l’occuper.

― Çà, dit le père Toussaint, ce n’est pas aussi sûr que du vinaigre.

― Mais, enfin, grand-papa, dit Louise, puisqu’on a signé une capitulation honorable…


Nous apprenons, le lendemain matin, que l’état-major prussien a fait cette réflexion qu’il n’avait pas à traiter avec une ville ouverte. Après quoi il a pris la capitulation et en a fait de petits morceaux.