Albert Savine (p. 130-150).


X


Je viens d’entendre dire, dans une papeterie où j’ai été acheter un cahier, qu’on a aperçu les Prussiens à Ablon. Je me dépêche de rentrer pour porter cette nouvelle à la maison. Ça fera plaisir à mon père ; il soutenait hier à M. Legros que les Allemands seraient à Versailles avant huit jours et M. Legros prétendait qu’ils ne mettraient probablement pas le pied dans le département. Depuis quelques jours du reste, on fait chez nous, du matin au soir, de véritables cours de stratégie. M. Beaudrain, mon père, le marchand de tabac, exposent tour à tour leurs systèmes ; les dames s’en mêlent aussi. On crie sans cesse, on s’emporte souvent, on se dispute quelquefois. Toutes les cinq minutes, mon père s’écrie, en haussant les épaules :

― Laissez-moi donc tranquille !

Et M. Beaudrain lui répond :

― Permettez ! permettez ! Que chacun s’explique librement et l’on finira par s’entendre.

Mais mon père ne veut rien permettre ― ni M. Legros, ni ces dames ― et l’on ne s’entend jamais.

Si, on s’entend sur un point, sur un seul. Lorsqu’il est question des revers éprouvés par nos généraux, des batailles perdues, des désastres qui se multiplient, tout le monde s’écrie à la fois :

― C’est infâme !

Et l’on convient, avec une unanimité touchante, que, si nous sommes vaincus, c’est que nous avons été trahis, vendus, livrés. Infâme Le Bœuf ! Infâme Palikao ! infâme de Failly ! infâme Frossard ! Infâme l’empereur ― Badingue ― Invasion III !

― C’est infâme !

Depuis une huitaine de jours, je n’ai que ce mot-là dans l’oreille.

Et je l’entends encore, le diable m’emporte, en entrant dans le salon. Il a un drôle d’aspect, le salon. Les chaises et les fauteuils occupent des places invraisemblables. Le tapis de la table est à demi arraché et traîne à terre. M. Legros a les pieds dessus et le trépigne avec fureur ; M. Beaudrain lève les bras au plafond comme s’il cherchait la barre d’un trapèze ; ma sœur, tout ébouriffée, se dissimule derrière un fauteuil où le père Merlin, très tranquille, est assis, les jambes croisées.

― Oui, c’est infâme ! infâme ! C’est moi qui vous le dis !

Et mon père, dans une attitude de faiseur de poids, les jambes écartées, le bras droit tendu, semble menacer M. Pion, appuyé au mur, les mains dans ses poches. C’est à M. Pion qu’on en veut. Pourquoi ? Je ne l’ai pas vu à la maison depuis quelque temps. Qu’a-t-il fait ? Pourquoi est-il pâle comme ça, si pâle qu’on dirait qu’il a la colique ? Je me glisse derrière le canapé.

― Réellement, monsieur Pion, vous me scandalisez ! s’écrie M. Beaudrain. Oser prétendre que Badinguet…

― Voulez-vous dire l’Empereur, nom de nom ?… rugit M. Pion.

― Badinguet ! Badinguet ! hurle le marchand de tabac.

― … oser prétendre que l’ex-Empereur, continue le professeur en hochant la tête, ne s’est rendu à Sedan que pour sauver son armée !

― Oui, oui ! je le soutiens ; et il a bien fait. Vous entendez ? il a bien fait !

― C’est infâme ! crie mon père.

― C’est votre sale République qui est infâme ! Rien n’était perdu si le gouvernement impérial était resté debout. Avec votre République, vous allez voir… Quelque chose de propre, votre Marianne !

― Espèce de Prussien !

― Badingueusard !

― Mauvais patriote !

― Aussi bon que vous, nom d’un chien !… Et puis, d’abord, je m’en fiche, moi !… Plus d’Empereur, je ne donne pas quatre sous de la France !… Je m’en fiche !… Vive l’Empereur !

― À bas Badinguet ! hurle M. Legros.

― Criez donc : Vive l’Empereur ! comme le mois dernier. Ça vous va mieux, sans-culotte manqué !

Des huées couvrent la voix de M. Pion.

― C’est scandaleux !… C’est infâme !… À bas Badinguet !… À bas la Marianne !…

― On devrait vous fusiller !…

M. Pion s’élance vers M. Legros qui a prononcé la dernière phrase.

― Vos osez dire… me menacer… vous ! vous ! Parce que vous avez tourné casaque…

M. Beaudrain cherche à s’interposer.

― Permettez ! Messieurs, permettez !…

Mais mon père met la main sur l’épaule de M. Pion.

― Monsieur… nous sommes ici des patriotes… monsieur… vous devez comprendre que votre présence… désormais…

M. Pion se retourne, tout d’une pièce.

― Oui, je m’en vais. C’est ce que vous voulez, hein ?… Et je ne suis pas près de remettre les pieds chez vous… C’est égal, Barbier, vous n’avez pas été long à changer votre fusil d’épaule… Moi, je joue franc jeu. Vous entendez ? Je ne tourne pas casaque, moi !

Et il sort, en faisant claquer la porte.

― Il n’y avait qu’à l’expédier, dit mon père en se frottant les mains. Avez-vous jamais vu un animal pareil ! Et il croyait nous faire peur… Il n’a jamais coupé cinq bras à deux Suisses, peut-être… Qu’est-ce que vous dites de ça, monsieur Merlin ?

― Je dis que c’est une belle chose qu’une conviction solide.

― Certainement, appuie M. Legros. On est républicain ou on ne l’est pas.

Le père Merlin sourit. Mon père, qui ne m’a pas vu entrer, m’aperçoit.

― Tu étais là ? Qu’est-ce que tu fais ?

― Papa, j’ai appris tout à l’heure qu’on a aperçu les Prussiens à Ablon. Je venais te le dire.

― À Ablon ! s’écrie M. Beaudrain. Diable de diable !

Et il sort une carte du département qu’il porte toujours sur lui.

― Tenez ! là !

Toutes les têtes se penchent.

― En face Villeneuve-Saint-Georges, dit M. Legros. Mais ils ont la Seine à traverser. On va leur disputer le passage, j’espère. Ah ! si tout le monde fait son devoir…

M. Beaudrain relève la tête. Il a l’air inspiré.

― Faire son devoir ! Oui, tout est, là !… Il faut élever nos cœurs… Élevons nos cœurs ! Sursum corda !…

Sursum corda ! répètent mon père et le marchand de tabac, qui ne savent pas le latin.

Sursum corda ! Haut les cœurs ! Mais, continue le professeur en frappant sur la table, que ce ne soit pas là un vain mot. Prenons dès maintenant l’engagement de défendre, par tous les moyens en notre pouvoir, le sol sacré de la patrie. Faisons serment…

Ça va devenir intéressant. Malheureusement, mon père s’avise de ma présence.

― Jean, ta place n’est pas ici. Remonte dans ta chambre. Tes devoirs t’attendent.

Le soir, j’ai demandé à ma sœur des détails sur ce qui s’était passé après mon départ. Elle a refusé de m’en donner.

― Mais dis-moi au moins, Louise, si on a prêté serment.

― Oui.

― Monsieur Merlin aussi ?

― Non. Il est parti aussitôt après toi. Il avait ses fleurs à arroser.

― Ah !… Et l’on a fait serment de…

― Ça ne regarde pas les enfants. Tu es encore trop jeune. Tout ce que je puis te dire, c’est qu’il faut élever ton cœur. Sursum corda !…


J’élève mon cœur. Je grimpe tous les matins sur un arbre de la butte de Picardie pour voir si je n’aperçois pas les Prussiens. Quand j’ai constaté l’absence de tout casque à pointe à l’horizon, je vais passer le reste de ma matinée dans le parc. Ce n’est pas bien drôle, le parc : avec ses allées montantes, ses balustrades, ses escaliers, ses vases, ses boulingrins, ses terrasses, il me fait l’effet d’une grande pièce montée. Mais j’ai l’espoir d’y rencontrer un camarade. Quand j’en déniche un, ça va encore. Quand je n’en trouve pas, par exemple, c’est un désastre. J’en suis réduit à examiner le parc dans ses moindres détails. C’est triste à mon âge, allez ! Ce fameux Le Nôtre était décidément au-dessous de tout comme jardinier.

― C’était le modèle des fils ! dit M. Beaudrain qui m’a fait apprendre par cœur, dans les Morceaux choisis, une pièce où il est question de la piété filiale du planteur de buis.

― C’était le modèle des fils : aussi, ce fut un grand homme ! Il fut honoré de l’amitié du Roi-Soleil. Voyez-vous, mon ami, pour arriver à quelque chose de bien, il faut avoir à un haut degré le sentiment de la famille.

M. Beaudrain doit me tromper.

Ah ! les quinconces maussades, les urnes lugubres, les statues galeuses, les bronzes à écrouelles ! Les hideux tapis verts sur lesquels sanglotent les vieux arbres, les murs des terrasses tapissés d’un buis sale qui ressemble à du velours pisseux ! Il y en a partout, du buis ; on l’a mis à toutes les sauces, coupé à toutes les coupes ; on l’a taillé en carrés, en triangles, en pains de sucre, en toupies, en pyramides. C’est triste à faire pleurer. S’il y avait des fleurs, au moins, ce serait un peu plus gai : on pourrait se croire dans un cimetière. Mais on n’a point planté de fleurs. Pas de frivolités ! On a préféré l’utile à l’agréable. On a mis de petits treillages au pied des plantations du modèle des fils et des jardiniers. Les chiens levaient la patte dessus.

Il y a, du côté de l’allée où les marmousets prennent leur bain de pieds, quelque chose d’ignoble. C’est un parterre encadré par des rampes de marbre, lépreuses, moussues, pareilles à des croûtes de vieux fromages. Dans ce parterre, entre des bordures de buis ― toujours ― végètent de misérables arbustes gringalets, tout ronds, tondus à la malcontent, comme des caboches de soldats, et des ifs pitoyables, taillés en pointes ― pointus à y empaler des mécréants. ― Je ne comprends pas qu’on puisse arranger de cette façon des végétaux qui ne vous ont rien fait. Il ont l’air d’être au supplice, ces arbres. J’en ai vu qui leur ressemblaient, dans une boîte champêtre, en sapin, qu’on m’avait donnée dans le temps pour mes étrennes : ils avaient un feuillage en copeaux et, au pied, en guise de racines, une petite rondelle de bois ; ils n’étaient pas aussi vilains que ceux-là et ils sentaient bon la colle et la peinture, au moins.

Je prends le pas de course lorsque je traverse ce parterre ; et je ne me retourne pas, même lorsque je suis arrivé au bout. Je sais que, si je me retournais, j’aurais devant moi le grand squelette du château, avec ses hautes fenêtres à petits carreaux qui font l’effet d’énormes pièces de canevas dépiautées, où manquent la laine de la tapisserie, la vie des couleurs. Je vais, tristement, le long des charmilles qui montrent la trame des treillages. À travers les trous, j’aperçois de l’herbe qu’on n’a pas passée à la tondeuse, des mousses à l’alignement incorrect, des pâquerettes, des violettes, des coucous, des boutons d’or, qui poussent là tranquillement, sans règle, à la bonne franquette, comme si ce n’était pas défendu. Ça doit être défendu, pourtant. Ah ! si Le Nôtre vivait encore !…


L’autre jour, en rentrant pour le dîner, j’ai rencontré Mme  Pion. Elle m’a demandé si mon père était toujours aussi toqué. Je lui ai répondu, pour ne pas me compromettre, que je n’en savais rien. Là-dessus, nous avons causé et, comme elle revenait du marché, elle m’a offert, avant de me quitter, une belle grappe de raisin.

― Mais, madame, je vous remercie.

― Prends donc, bêta. Vas-tu faire des manières, toi aussi ?

― Mais c’est que je n’ai pas encore dîné.

― Eh bien ! tu mangeras ton raisin au dessert.

Je rentre à la maison, ma grappe à la main.

― Sapristi ! me dit Louise. Tu as là un beau raisin. Où as-tu pris ça ?

― On me l’a donné.

― Qui ça ?

Mme  Pion.

― Tu dis ?…

Mme  Pion.

― Ah ! ! !

Louise se précipite dans le jardin où mon père fume sa pipe en prenant son vermouth. Une minute après, j’entends la voix paternelle. Je manque de m’étrangler avec un grain très gros que je viens d’avaler.

― Jean, arrive ici tout de suite.

Je m’avance, à pas lents, vers le berceau, baissant le nez, la grappe derrière mon dos.

― Tu as accepté un raisin de Mme  Pion ?

Je lève la tête. Horreur ! mon père n’est pas seul. Il y a là M et Mme  Legros, M. Beaudrain et Mme  Arnal…

― Veux-tu me répondre, oui ou non ? Est-ce Mme  Pion qui t’a donné ce raisin ?

― Oui, papa.

― Alors, tu acceptes quelque chose d’un bonapartiste ? Tu manges des raisins badingueusards ? Tu n’as pas honte ?

J’essaye de sauver mon raisin.

― Si, papa, j’ai honte.

― Alors, jette ta grappe.

J’hésite. Quel dommage ! De si bon raisin !

― Jette ta grappe !

Je la jette et je m’en vais, furieux. Furieux et honteux. J’ai vu, avant de partir, de quelle façon M. Legros me regardait, j’ai aperçu le sourcil froncé de M. Beaudrain et les lèvres pincées de Mme  Arnal. Je comprends toute l’étendue de ma faute. Je comprends que tout le monde sait déjà que je suis un corrompu, un vendu, un traître. Quelle honte ! Il ne me reste plus qu’à aller me cacher dans ma chambre.

Mais Catherine m’arrête au passage, sur la première marche de l’escalier. Elle a une lettre à la main.

— Monsieur Jean, voulez-vous me lire cette lettre ?

Catherine ne sait pas lire. C’est moi qui suis chargé de dépouiller sa correspondance.

— Ce n’est pas encore de mon frère. C’est de mes parents. Je reconnais l’écriture du maître d’école. Il y a bien le timbre de Chatelbeau, Haute-Vienne, n’est-ce pas ?

— Oui.

— J’espérais que ce serait de mon frère. Il y a si longtemps que je n’ai pas reçu de ses nouvelles. Enfin ! voyons…

Je lis :


« Ma chère fille,

« Nous avons une nouvelle à t’apprendre avec beaucoup de ménagements, car elle est bien triste et nous ne voudrions point te donner un coup comme ta mère en a reçu en l’apprenant sans ménagements. C’est donc un grand malheur que nous ne nous y attendions pas quand nous avons reçu un procès-verbal militaire apprenant le décès de ton pauvre frère Grégoire, ma chère fille. Ta mère est dans les larmes sans décesser la nuit et le jour, car tu comprends qu’il n’y a plus d’espoir et que nous nous désolons tant que l’on ne peut guère la consoler non plus. Il y a trois garçons de la commune qui ont été tués aussi et pas un seul à Sainte-Ragonde qui est bien quatre fois plus grand que Chatelbeau, et c’est un grand malheur, car les récoltes sont belles ici et nous n’avons point à nous plaindre pour quant à nous, nous avons deux cochons gras à vendre. Monsieur le curé te fait dire de prier pour l’âme de ton pauvre frère et je ne connais pas d’autres nouvelles.

« Ton père pour la vie qui t’embrasse… »


Je lis tout d’une haleine, pendant que Catherine, qui s’est laissé tomber sur une chaise, sanglote dans ses deux mains. Tout d’un coup, elle se lève et s’essuie les yeux.

— Monsieur Jean, voulez-vous me donner la lettre ? Montrez-moi où il y a les deux cochons gras à vendre.

— Là, Catherine.

La bonne prend la plume qui lui sert à marquer, en signes bizarres, ses comptes avec les fournisseurs. Elle biffe et rebiffe la phrase dont je lui ai indiqué la place, prend la lettre, et se dirige vers le jardin. Je la suis.

― Pardon de vous déranger, monsieur, dit-elle à mon père, mais j’ai reçu une lettre… monsieur Jean me l’a lue… Mais je serais bien contente si monsieur… Je ne puis pas croire que c’est vrai, voyez-vous…

Mon père recommence la lecture que je viens de faire.

― Il n’y a pas à en douter, ma pauvre fille, dit-il quand il a fini. Votre frère est mort en défendant la patrie.

― Mort comme un héros, dit M. Beaudrain. Comme un de ces héros obscurs qui…

― Mort comme nous mourrons tous, dit M. Legros que sa femme, à ces mots, saisit par le bras. Oui, Amélie, comme nous mourrons tous plutôt que de laisser les vandales souiller plus longtemps le sol sacré de la France.

― Oui, tous, approuve mon père d’une voix sombre. Consolez-vous, Catherine ; songez…

― Ah ! monsieur, c’est plus fort que moi : je ne puis arriver à me figurer que c’est arrivé… Un garçon si fort, si beau… Vingt-quatre ans, monsieur… vingt-quatre ans…

Elle fond en larmes.

― Pauvre fille ! soupire Mme  Arnal en s’essuyant les yeux.

― Et ces pauvres parents, gémit Mme  Legros. Cette pauvre vieille mère… Ah ! c’est affreux ! Ce Bismarck ! Ah ! si je le tenais…

― Avez-vous remarqué le style de la lettre ? demande tout bas M. Beaudrain à mon père. Comme c’est simple, mais comme c’est empoignant ! Rien, absolument rien, au point de vue de la syntaxe, naturellement, mais une émotion qui déborde. Et ce passage sur les récoltes ! cette antithèse entre les ruines que fait la guerre et les dons généreux de Cérès ! C’est d’une simplicité… rustique… Pas une expression triviale, d’ailleurs, pas une expression basse : les récoltes ! Ah ! le terme est choisi de main de maître, fait le professeur en secouant la tête.

Heureusement qu’il n’a pas vu les cochons gras !

Catherine pleure toujours. Mme  Arnal s’est assise auprès d’elle et la console. Mme  Legros continue à déblatérer contre Bismarck, Guillaume et Badinguet.

— Ah ! les trois monstres ! On devrait leur infliger des supplices affreux ! Ah ! pas les tuer tout d’un coup, par exemple ! mais, tenez : les attacher à un poteau et les faire mourir à coups d’épingle… Les faire souffrir des journées entières, quoi !…

— Le mieux, dit M. Legros, ce serait encore de les faire griller, comme saint Laurent. Le feu, il n’y a que ça. Je me suis brûlé il y a quinze jours, moi, en torréfiant du café. Eh bien ! j’ai encore la marque de la brûlure. C’est d’un douloureux !

— Et le pal ? demande M. Beaudrain. Croyez-vous que ce ne soit rien ? C’est épouvantable, tout simplement. On pourrait encore user de l’écartèlement, ou de l’écorchement, ou du crucifiement ; mais ce sont des moyens bien rapides… Non, en vérité, je crois que le pal…

— Ce qu’il faudrait, fait mon père, je vais vous le dire : il faudrait attacher les trois bourreaux au milieu des cadavres de leurs victimes et les laisser mourir là !

— Bravo ! crie M. Legros.

Catherine lève la tête, étonnée et, de ses yeux rougis tout grands ouverts, semble interroger l’épicier.

— Oui, continue M. Legros, oui, nous vengerons nos morts ! Nous vengerons votre frère, Catherine ! Les barbares nous rendront compte du sang qu’ils ont versé ! La vengeance !…

Catherine s’est levée et semble boire les paroles du marchand de tabac.

— Eh bien ! s’écrie-t-elle tout à coup, et comme hors d’elle-même, eh bien ! oui, je me vengerai ! Je leur ferai payer la mort de mon frère !… Le premier Prussien qui va me tomber sous la main, je le tue comme un chien, aussi vrai que j’ai cinq doigts dans la main ! Oui, je le tuerai, je le tuerai…

Elle part, brandissant sa lettre, faisant des gestes extravagants.

— Vraiment, ça fend le cœur ! dit Mme  Arnal. Cette pauvre fille !…

— Ne la plaignez pas, fait Mme  Legros en étendant le bras. C’est une héroïne ! Il faut l’admirer, mais non la plaindre. C’est beau, ce qu’elle vient de dire ! Ah ! c’est beau !

— C’est du Corneille, dit M. Beaudrain en se léchant les lèvres.

— Savez-vous qu’elle est capable de le faire comme elle le dit ? demande mon père.

— Je n’en doute nullement, répond le professeur… Eh ! eh ! ce ne serait point la première fois qu’une femme se serait conduite d’une façon virile… L’histoire nous apprend…

— Judith et Holopherne ! s’écrie Mme  Legros.

— Je voulais parler, dit M. Beaudrain mécontent de voir sa phrase interrompue, de Jahel, femme d’Haber, qui planta le clou de sa tente dans la tête de Sisara.

— Ah ! fait philosophiquement l’épicière… C’est que c’est moins connu, voyez-vous… Eh bien ! Catherine sera une Judith !

— Eh ! eh ! fait M. Beaudrain, savez-vous, madame, que, que… Comment dirai-je ?…

— Dites ce que vous voudrez. Ce sera une Judith !

M. Legros essaye de calmer sa femme.

— Tu te montes, ma chère amie… Tu avances là des choses, vraiment… Tu sais pourtant bien qu’avant de tuer Holopherne, Judith a… s’est… enfin…

— Et puis après ? demande l’épicière agacée. Quand il s’agit de sauver la patrie ? Lorsqu’il est question de venger un parent, un frère. Ah ! Legros, manqueriez-vous de cœur, par hasard ? Vous aurais-je mal jugé jusqu’ici ? Mettre en balance des intérêts supérieurs et un léger sacrifice !

— Oh ! vraiment, madame ! fait Mme  Arnal, toute rouge. Vous exagérez un peu.

— Pas le moins du monde, Judith a bien fait. Et je ferais, comme elle, moi !

— C’est brave, je l’avoue, déclare M. Beaudrain ; mais c’est peut-être aller trop loin.

Je vous demande un peu pourquoi. Moi, je trouve ça tout naturel. Judith s’en va dans la tente d’Holopherne et, lorsqu’il est endormi, lui coupe la tête. Voilà. C’est très simple. Et je ne comprends pas pour quelle raison ma sœur, qui vient d’entrer dans le berceau, est devenue rouge comme une pivoine.

— Quand les circonstances l’exigent, je comprends tout ! s’écrie l’épicière en regardant Mme  Arnal, pendant que son époux lui frappe sur l’épaule et que mon père sourit, ainsi que M. Beaudrain.

— Le fait est, dit le professeur, qu’il n’y a guère de pièce sans prologue, et que, lorsqu’on tient à arriver à l’épilogue…

— Ah ! c’est ça ! dit Mme  Arnal. L’épilogue, à la bonne heure ; j’en suis. Mais le prologue…

Quel prologue ? quel épilogue ?

Mme  Arnal minaude.

— Le prologue ― ce M. Beaudrain a des mots charmants ― le prologue, non, décidément… je ne me sentirais pas le courage… Je… Il me semble que si un étranger, un ennemi… Je ne sais pas, mais rien que cette idée-là… Je ne comprends pas…

— Eh bien ! moi, je comprends tout ! rugit Mme  Legros, malgré les supplications de son mari ; ah ! mais oui, tout !…

Mme  Legros est une vraie patriote.

Elle comprend tout. Ça ne fait pas un pli.