Barzaz Breiz/1846/La Fontenelle le Ligueur/Bilingue

Barzaz Breiz, édition de 1846
La Fontenelle le Ligueur



IX


LA FONTENELLE.


( Dialecte de Tréguier. )


I.


La Fontenelle, de la paroisse de Prat, le plus beau fils qui porta jamais habits d’homme, a enlevé une héritière de dessus les genoux de sa nourrice.

— Petite héritière, dites-moi, que cherchez-vous dans ce fossé ?

— Je cueille des fleurs d’été pour mon petit frère de lait que j’aime ;

Pour mon petit frère de lait que j’aime, je cueille des fleurs d’été, mais j’ai peur, et j’en tremble, de voir arriver La Fontenelle.

— Petite héritière, dites-moi, connaissez-vous La Fontenelle ?

— Je ne connais pas La Fontenelle, mais j’en ai ouï parler ;

J’en ai ouï parler, j’ai ouï dire que c’est un bien méchant homme, et qu’il enlève les jeunes filles.
— Oui ! et surtout les héritières ! —

Il la prit dans ses bras, et l’embrassa ; puis il la mit en croupe derrière lui, et la mena à Saint-Malo.


Il l’a menée à Saint-Malo, où il l’a mise au couvent, et quand elle a eu quatorze ans, il l’a prise pour épouse.


II.


Ils sont allés habiter le manoir de Coadélan ; elle a mis au monde un petit enfant, un enfant aussi beau que le jour, ressemblant à son père La Fontenelle.

Quand arriva une lettre : il fallait se rendre à Paris. — Je vous laisse ici seule, je pars à l’instant pour Paris.

— La Fontenelle, restez à la maison ; je payerai un messager ; au nom de Dieu, n’y allez pas ; si vous y allez, vous n’en reviendrez plus.

— Ne craignez rien ; j’irai moi-même les trouver ; ayez bien soin de mon fils, pendant que je serai loin d’ici. —

Fontenelle, en partant, disait aux jeunes gens : — Je donnerai la plus belle bannière du monde à Notre-Dame du Rosaire ;

Une bannière et les plus beaux habits, si vous n’oubliez pas la Fontenelle, et si vous avez soin de son petit enfant, jusqu’à ce qu’il revienne à Coadélan. —



III.


— Bonjour, roi et reine, me voici venu vous trouver en votre palais.
— Puisque vous voilà, soyez le bien-venu ! vous ne sortirez pas d’ici.

— Je sortirai certes d’ici, seigneur roi, ou nous verrons !
Qu’on me selle ma haquenée, que je retourne chez moi.

— A Coadélan vous n’irez point ; en prison, je ne dis pas : il y a assez de chaînes en mon palais, pour en enchaîner deux ou trois.

— Page, mon page, petit page, va vite à Coadélan, et dis à la pauvre héritière de ne plus porter de dentelles ;

De ne plus porter de dentelles, car son pauvre époux est en peine ; toi, rapporte-moi une chemise à mettre, et un drap pour m’ensevelir.

Rapporte-moi une chemise de toile, et un grand drap blanc, et de plus un plateau doré, pour qu’on y expose ma tête aux regards ;

Et tiens une poignée de mes cheveux, pour attacher à la porte de Coadélan ; afin que les gens, en allant à la messe, disent : Que Dieu fasse grâce au marquis !


— Portez des cheveux tant que vous voudrez ; pour des plateaux d’or c’est inutile ; sa tête sera jetée sur le pavé, pour servir de boule aux enfants. —

Le petit page disait, en arrivant à Coadélan : — Bonjour, bonjour, héritière ; meilleur jour que n’a le pauvre seigneur !

Il demande une chemise à mettre, et un drap pour l’ensevelir, et, de plus, un plateau doré pour qu’on y expose sa tête aux regards. —


IV.


Ceux de Paris étaient fort surpris, et se demandaient ce qui pouvait être arrivé, voyant une dame d’un lointain pays menant si grand bruit par les rues.

— Voici l’héritière de Coadélan avec une robe verte et flottante ; si elle savait ce que je sais, elle prendrait une robe noire comme de la poix.

— Sire, je vous en conjure, rendez-moi mon mari. — Je ne vous rendrai point votre mari, il y a trois jours qu’il a été roué. —

Quiconque viendrait à Coadélan aurait le cœur navré, aurait le cœur navré de douleur, en voyant le feu mort au foyer ;

En voyant les orties croître sur le seuil de la porte et au rez-de-chaussée ; au rez-de-chaussée et dans la salle, et le méchant monde y faire le beau ;

Et les pauvres gens pleurer, en passant, pleurer avec angoisse, hélas ! en disant : — Voilà qu’elle est morte, la mère des pauvres ! —


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