Barzaz Breiz/1846/Le Frère de lait/Bilingue

Barzaz Breiz, édition de 1846
Le Frère de lait



XXII


LE FRÈRE DE LAIT.


( Dialecte de Tréguier. )


I.


La plus jolie fille noble qu’il y eût en ce pays-ci à la ronde était une jeune fille de dix-huit ans, nommée Gwennolaik.

Le vieux seigneur était mort, ses deux pauvres sœurs et sa mère ; tous les siens étaient morts, hélas ! excepté sa belle-mère.

C’était pitié de la voir, pleurant amèrement, au seuil de la porte du manoir, elle si douce et si belle !

Les yeux attachés sur la mer, y cherchant le vaisseau de son frère de lait, sa seule consolation au monde, et qu’elle attendait depuis longtemps ;

Les yeux attachés sur la mer, y cherchant le vaisseau de son frère de lait. Il y avait six ans passés qu’il avait quitté son pays.

— Otez-vous de mon chemin, et allez chercher les bêtes ; je ne vous nourris pas pour rester là, assise. —

Elle la réveillait deux, trois heures avant le jour, l’hiver, pour allumer le feu et balayer la maison ;

Pour aller puiser de l’eau à la fontaine du ruisseau des nains, avec une petite cruche fêlée et un seau fendu.

La nuit était sombre ; l’eau avait été troublée par le pied du cheval d’un chevalier qui revenait de Nantes.


— Bonne santé, jeune fille ; êtes-vous fiancée ? —

Et moi (que j’étais enfant et sotte !), je répondis : — Je n’en sais rien.

— Etes-vous fiancée ? Dites-le-moi, je vous prie. — Sauf votre grâce, cher sire ; je ne suis point encore fiancée.

— Eh bien, prenez ma bague d’or, et dites à votre belle-mère que vous êtes fiancée à un chevalier qui revient de Nantes ;

Qu’il y a eu un grand combat ; que son jeune écuyer a été tué, là-bas ; qu’il a été lui-même blessé au flanc d’un coup d’épée ;

Que, dans trois semaines et trois jours, il sera guéri, et qu’il viendra au manoir, gaiement et vite, vous chercher. —

Et elle courut aussitôt à la maison, et regarda l’anneau :

c’était l’anneau de son frère de lait qu’elle tenait à la main !


II.


Il s’était écoulé une, deux, trois semaines, et le jeune chevalier n’était pas encore de retour.

— Il faut vous marier ; j’y ai songé dans mon cœur, et vous j'ai trouvé, ma fille, un homme comme il faut.

— Sauf votre grâce, ma belle-mère, je ne veux d’autre mari que mon frère de lait, qui est arrivé.

m’a donné mon anneau d’or de noces, et viendra bientôt, gaiement et vite, me chercher.

— Taisez-vous, s’il vous plaît, avec votre anneau d’or de noces, ou je prendrai un bâton pour vous apprendre à parler.

Bon gré, mal gré, vous épouserez Jobik Al-loadek, notre jeune valet d’écurie.


— Jobik ! oh ! l’horreur ! j’en mourrai de chagrin! Ma mère ! ma pauvre petite mère ! si tu étais encore en vie !

— Allez vous lamenter dans la cour, lamentez-vous-y tant que vous voudrez. Vous aurez beau faire des grimaces, dans trois jours vous serez fiancée ! —


III.


Vers ce temps-là, le vieux fossoyeur parcourait le pays, sa clochette à la main, pour porter la nouvelle de mort.

— Priez pour l’âme qui a été M. le chevalier, de son vivant un homme de bien et de cœur,

Et qui a été blessé mortellement au flanc d’un coup d’épée, au delà de Nantes, dans une grande bataille, là-bas.

Demain, au coucher du soleil, commencera la veillée ; et après on le portera de l’église blanche à la tombe. —


VI.


— Vous vous en retournez de bien bonne heure ! — Si je m’en retourne ? Oh! oui vraiment ! — Mais la fête n’est pas finie, ni la soirée non plus.

— Je ne puis contenir la pitié qu’elle m’inspire, et l’horreur que me fait ce gardeur de vaches, qui se trouve face à face avec elle dans la maison !

A l’entour de la pauvre jeune fille, qui pleurait amèrement, tout le monde pleurait, et même M. le recteur ;

Dans l’église de la paroisse, ce matin, tous pleuraient ; tous, et jeunes et vieux ; tous, excepté la belle-mère.

Plus les sonneurs, en revenant au manoir, sonnaient, plus on la consolait, plus son cœur était déchiré.


On l’a conduite à table, à la place d’honneur, pour souper ; elle n’a bu goutte d’eau ni mangé morceau de pain.

Ils ont voulu la déshabiller tout à l’heure pour la mettre au lit ; elle a jeté sa bague, déchiré son bandeau de noces ;

Elle s’est échappée de la maison, les cheveux en désordre. Où elle s’est allée cacher, personne ne le sait. —


V.


Toutes les lumières étaient éteintes, tout le monde dormait profondément au manoir ; la pauvre jeune fille veillait, ailleurs, en proie à la fièvre :

— Qui est là? — Moi, Nola[1], ton frère de lait. — C’est toi, bien toi, vraiment ! C’est toi, toi, mon cher frère ! —

Et elle de sortir et de fuir en croupe sur le cheval blanc de son frère, l’entourant de son petit bras, assise derrière lui.

— Que nous allons vite ? mon frère ! Nous avons fait cent lieues, je crois ! Que je suis heureuse auprès de toi ! Je ne le fus jamais autant.

Elle est encore loin la maison de ta mère ? Je voudrais être rendue.

— Tiens-moi bien toujours, ma sœur, nous ne tarderons pas à y être. —

Le hibou fuyait, en criant, au-devant d’eux; aussi bien que les animaux sauvages, effrayés du bruit qu’ils faisaient.

— Que ton cheval est souple et ton armure brillante ! Je te trouve bien grandi, mon frère de lait !


Je te trouve bien beau ! Est-il encore loin ton manoir ?

— Tiens-moi bien toujours, ma sœur, nous arriverons tout à l’heure.

— Ton cœur est glacé ; tes cheveux sont mouillés ; ton cœur et ta main sont glacés ; je crains que tu n’aies froid.

— Tiens-moi bien toujours, ma sœur, nous voici tout près. N’entends-tu pas les sous perçants des gais ménétriers de nos noces ? —

Il n’avait pas fini de parler, que son cheval s’arrêta tout à coup ; et il en frémit, et il hennit fortement ;

Et ils se trouvèrent dans une île où une foule de gens dansaient ;

Où des garçons et de belles jeunes filles, se tenant par la main, s’ébattaient ;

Tout autour des arbres verts chargés de pommes, et derrière, le soleil levant sur les montagnes,

Une petite fontaine claire y coulait ; des âmes y buvant, revenaient à la vie ;

La mère de Gwennola était avec elles, et ses deux sœurs aussi.

Ce n’était là que plaisirs, chansons et cris de joie.


VI.


Le lendemain matin, au lever du soleil, des jeunes filles portaient le corps sans tache de la petite Gwennola, de l'église blanche à la tombe.

______


  1. Par abréviation, pour Gwennola.