Barreaux/Chant pour André Chénier

Éditions de Minuit et demi (p. 9-12).

Chant pour André Chénier

Debout sur le lourd tombereau,
À travers Paris surchauffé,
Au front la pâleur des cachets,
Au cœur le dernier chant d’Orphée
Tu t’en allais vers l’échafaud,
Ô mon frère au col dégrafé !

Dans la prison dont les eaux suintent,
Près de Toi, les héros légers
Qui furent Tircis ou Aminte,
Riaient de ceux qui les jugeaient,
Refusaient le cri ou la plainte
Et souriaient des noirs dangers.


La chandelle jetait aux murs
Leurs ombres comme à la dérive.
Les cartes et les jeux impurs
Animaient les jours qui se suivent.
Toi, tu rêvais d’un sort moins dur
Et chantais les jeunes captives !

Le soleil des îles de Grèce
Rayonnait au ciel pluvieux,
Perçait les fenêtres épaisses
Et les filles aux beaux cheveux
Nageaient autour de Toi, sans cesse,
Sur les vagues, avec les dieux.

Tu souhaitais, dans les nuits noires,
Une aube encore pour t’éclairer,
Pour pouvoir attendrir l’histoire
Sur tant de justes massacrés,
Pour embarquer sur ta mémoire
Tant de trésors prêts à sombrer.

Avec les flots de l’aventure,
À travers les jours variés,
Les heures vives ou obscures,
Un siècle et demi a passé.
La saison est encore moins sûre
Voici le temps d’André Chénier.


Sur la prison fermée et pleine
Un monde encore a disparu.
Ô soleil noir de notre peine,
Une autre foule est dans la rue,
Comme dans la vieille semaine,
Demandant toujours que l’on tue.

Dans la cellule, dont l’eau suinte
Un autre que Toi reste assis,
Dédaigneux des cris et des plaintes
Évoquant les bonheurs enfuis,
Et ranimant dans son enceinte
Comme Toi, les mers de jadis.

Au revers de quelque rempart,
Au fond des faubourgs de nos villes,
Près des murs dressés quelque part,
Les fusils des gardes mobiles
Abattent au jeu de hasard
Nos frères des guerres civiles.

J’entends dans les noirs corridors,
Résonner des pas bien pareils
À ceux que tu entends encore
Jusque dans ton pâle sommeil,
Et comme Toi, le soir je dors,
Avec en moi mon vrai soleil.


Près de nous tous, ressuscité,
Le cœur plein de justes colères
Dans la nuit on t’entends monter
Du fond de l’ombre froide et claire,
Ô frère des sanglants étés,
Ô sang trop pur des vieilles guerres !

Et ceux que l’on mène au poteau
Dans le petit matin glacé,
Au front la pâleur des cachets,
Au cœur le dernier chant d’Orphée,
Tu leur tends la main sans un mot,
Ô mon frère au col dégrafé……