Barberine/Acte III
ACTE III
Scène I
Tu disais donc, ma belle enfant, que tu te nommes Kalékairi ?
Mon père l’a voulu.
Fort bien ; — et ta maîtresse n’est pas visible ?
Elle s’habille, elle s’habille longtemps. Elle a dit de la prévenir.
Ne te hâte pas, Kalékairi. Si je ne me trompe, ce nom-là est pour le moins turc ou arabe.
Kalékairi est née à Trébizonde, mais elle n’est pas venue au monde pour la pauvre place qu’elle occupe.
Es-tu mécontente de ton sort ? — As-tu à te plaindre de ta maîtresse ?
Personne ne s’en plaint.
Parle-moi franchement.
Qu’appelez-vous franchement ?
Dire ce que l’on pense.
Lorsque Kalékairi ne pense à rien, elle ne dit rien.
C’est à merveille.
- À part.
Voilà une petite sauvage qui n’a pas l’air trop rébarbatif.
- Haut.
Ainsi donc, tu aimes ta maîtresse ?
Tout le monde l’aime.
On la dit très belle.
On a raison.
Elle est coquette, j’imagine, puisqu’elle fait de si longues toilettes ?
Non, elle est bonne.
Pourquoi donc alors te plaignais-tu d’être dans ce château ?
Parce que la fille de ma mère devait avoir beaucoup de suivantes, au lieu d’en être une elle-même.
J’entends, — quelques revers de fortune.
Les pirates m’ont enlevée.
Les pirates ! conte-moi cela !
Ce n’est pas un conte, cela fait pleurer. Kalékairi n’en parle jamais.
En vérité !
Non, pas même avec ma perruche, pas même avec mon chien Mamouth, pas même avec le rosier qui est dans ma chambre.
Tu es discrète, à ce que je vois.
Il le faut.
C’est mon sentiment. As-tu fait ici ton apprentissage ?
Non, je suis allée à Constantinople, à Smyrne et à Janina, chez le pacha.
Ah ! ah ! toute jeune que tu es, tu dois avoir quelque usage du monde.
J’ai toujours servi près des femmes.
C’est bien suffisant pour apprendre. — Or ça, belle Kalékairi, si ta maîtresse me reçoit bien, je compte passer ici quelque temps. Si j’avais besoin de tes bons offices, — serais-tu d’humeur à m’obliger ?
Très volontiers.
Bien répondu. Tiens, en ta qualité de Turque, tu dois aimer la couleur des sequins. Prends cette bourse, et va m’annoncer.
Pourquoi me donnez-vous cela ?
Pour faire connaissance. Va m’annoncer, ma chère enfant.
Il n’était pas besoin des sequins.
Scène II
Voilà une étrange soubrette !… Quelle singulière idée a ce comte Ulric de faire garder sa femme par une espèce d’icoglan femelle ! Il faut convenir que tout ce qui m’arrive a quelque chose de si bizarre que cela semble presque surnaturel… Allons, en tout cas, j’ai bien commencé. La suivante prend mes intérêts ; quant à la maîtresse,… voyons ! quel moyen emploierai-je ici ? La ruse, la force, ou l’amour ? La force, fi donc ! Ce ne serait ni d’un gentilhomme, ni d’un loyal parieur. Pour l’amour, cela peut se tenter, mais c’est que cela est bien long, et je voudrais vaincre comme César… Ah ! j’aperçois quelqu’un dans cette tourelle, c’est la comtesse elle-même, je la reconnais ! Elle est à se coiffer, — je crois même qu’elle chante.
Beau chevalier qui partez pour la guerre,
Qu’allez-vous faire
Si loin d’ici ?
Voyez-vous pas que la nuit est profonde,
Et que le monde
N’est que souci ?
Elle ne chante pas mal, mais il me semble que sa chanson exprime un regret ; oui, quelque chose comme un souvenir. Hum ! lorsque j’ai tenu ce pari, je crois que j’ai agi bien vite. — Il y a de certains moments où l’on ne peut répondre de soi ; c’est comme un coup de vent qui s’engouffre dans votre manteau. Peste ! il ne faut pas que je m’y trompe ; il y va là pour moi de bon nombre d’écus ! Voyons ! emploierai-je la ruse ?
Vous qui croyez qu’une amour délaissée
De la pensée
S’enfuit ainsi ;
Hélas ! hélas ! chercheur de renommée,
Votre fumée
S’envole aussi.
Cette chanson dit toujours la même chose, mais qu’est-ce que prouve une chanson ? Oui, plus j’y pense, plus la ruse me semble le véritable moyen de succès. La ruse et l’amour feraient merveille ensemble. Mais il est bien vrai que je ne sais trop comment ruser. Si je faisais comme cet Uladislas lorsqu’il trompa le géant Molock ? mais voilà le défaut de toutes ces histoires-là, c’est qu’elles sont charmantes à écouter, et qu’on ne sait comment les mettre en pratique. Je lisais, hier, par exemple, l’histoire d’un héros de roman qui, dans ma position, s’est caché pendant toute une journée pour pénétrer chez sa maîtresse. Est-ce que je peux me cacher dans un coffre ? Je sortirais de là couvert de poussière, et mes habits seraient gâtés. Bah ! je crois que j’ai pris le bon parti. Oui, le meilleur de tous les stratagèmes, c’est de donner de l’argent à la servante ; je veux éblouir de même les autres domestiques… Ah ! voici venir Barberine. Eh bien donc ! tout est décidé ; j’emploierai à la fois la ruse et l’amour.
Scène III
Voici la maîtresse.
Seigneur, vous êtes le bienvenu. Vous arrivez, m’a-t-on dit, de la cour. Comment se porte mon mari ? Que fait-il ? Où est-il ? À la guerre ?… Hélas ! répondez.
Il est à la guerre, madame ; je le crois, du moins. Pour ce qu’il fait, cela semble facile à dire ; il suffit de vous regarder pour le supposer. Qui peut vous avoir vue et vous oublier ? Il pense à vous sans doute, comtesse, et tout éloigné qu’il est de vous, son sort est plus digne d’envie que de pitié, si, de votre côté, vous pensez à lui. Voici une lettre qu’il m’a confiée.
« C’est un jeune cavalier du plus grand mérite, et qui appartient à l’une des plus nobles familles des deux royaumes. Recevez-le comme un ami… » Je ne vous en lis pas plus ; nous ne sommes riches que de bonne volonté, mais nous vous recevrons le moins mal possible.
J’ai laissé quelque part par là mes chevaux et mes écuyers. Je ne saurais voyager sans un cortège considérable, attendu ma naissance et ma fortune ; mais je ne veux pas vous embarrasser de ce train…
Pardonnez-moi, mon mari m’en voudrait si je n’insistais ; nous leur enverrons dire de venir ici.
Quel remercîment puis-je faire pour un accueil si favorable ? Cette blanche main, du haut de ces tourelles, a daigné faire signe qu’on m’ouvrît la porte, et ces beaux yeux ne la contredisent pas. — Ils m’ouvrent aussi, noble comtesse, la porte d’un cœur hospitalier. — Permettez que j’aille moi-même prévenir ma suite, et je reviens auprès de vous. — J’ai quelques ordres à donner…
À part.
Du courage, et les poches pleines ! Je veux prendre un peu l’air des alentours.
Scène IV
Que penses-tu de ce jeune homme, ma chère ?
Kalékairi ne l’aime point.
Il te déplaît ! Pourquoi cela ?
- Elle s’assoit.
Il me semble qu’il n’est pas mal tourné.
Certainement.
Qu’est-ce donc qui te choque ? Il ne s’exprime pas mal, un peu en courtisan, mais c’est la faute de sa jeunesse, et il apporte de bonnes nouvelles.
Je ne crois pas.
Comment, tu ne crois pas ? Voici la lettre de mon mari qui est toute pleine de tendresse pour moi et d’amitié pour son ambassadeur.
- Kalékairi secoue la tête.
Que t’a donc fait ce monsieur de Rosemberg ?
Il a donné de l’or à Kalékairi.
C’est là ce qui t’a offensée ? Eh bien ! il n’y a qu’à le lui rendre.
Je suis esclave.
Non pas ici. — Tu es ma compagne et mon amie.
Si on rendait l’or, il se défierait.
Que veux-tu dire ? explique-toi. Tu le traites comme un conspirateur.
Kalékairi n’avait rien fait pour lui. Elle n’avait pas ouvert la porte, elle n’avait pas arrangé une chambre, elle n’avait point préparé un repas. Il a voulu tromper Kalékairi.
Mais Kalékairi prend bien vite la mouche. Est-ce qu’il a essayé de te faire la cour ?
Oh ! non.
Eh bien ! quoi de si surprenant ? Il est nouveau venu dans ce château. N’est-il pas assez naturel qu’il cherche à s’y gagner quelque bienveillance ? Il est riche, d’ailleurs, à ce qu’il paraît, et assez content qu’on le sache ; c’est une petite façon de grand seigneur.
Il ne connaît pas le comte Ulric.
Comment ! il ne le connaît pas ?
Non. Il a parlé au portier L’Uscoque, et il lui a demandé s’il aimait son maître. Il m’a demandé aussi si je vous aimais. Il ne nous connaît pas.
Que tu es folle ! voilà les belles preuves qui te donnent sur lui des soupçons ! et quel grand crime penses-tu donc qu’il médite ?
Quand j’ai été à Janina, un chrétien est venu qui aimait ma maîtresse ; il a donné aussi beaucoup d’or aux esclaves, et on l’a coupé en morceaux.
Miséricorde ! comme tu y vas ! voyez-vous la petite lionne ! et tu te figures apparemment que ce jeune homme vient tenter ma conquête ? N’est-ce pas là le fond de ta pensée ?
- Kalékairi fait signe que oui.
Eh bien ! ma chère, sois sans inquiétude. Tu peux laisser là tes frayeurs et tes petits moyens par trop asiatiques. Je n’imagine point qu’un inconnu vienne de prime abord me parler d’amour. Mais supposons qu’il en soit ainsi, tu peux être bien assurée… Voici notre hôte, tu nous laisseras seuls. — Retirons-nous un peu à l’écart.
- À part.
Il serait pourtant curieux qu’elle eût raison.
- Elles se retirent au fond du théâtre.
Scène V
Je crois maintenant que mon plan est fait. Il y a dans le petit livre d’Uladislas l’histoire d’un certain Jachimo qui fait une gageure toute pareille à la mienne avec Leonatus Posthumus, gendre du roi de la Grande-Bretagne. Ce Jachimo s’introduit secrètement dans l’appartement de la belle Imogène, en son absence, et prend sur ses tablettes une description exacte de la chambre. Ici telle porte, là telle fenêtre, l’escalier est de telle façon… Il note les moindres détails ni plus ni moins qu’un général d’armée qui se dispose à entrer en campagne. Je veux imiter ce Jachimo.
Il a l’air de se consulter.
N’en doutez pas ; c’est peut-être un espion turc.
Le portier L’Uscoque a pris mon argent. Je me glisserai furtivement dans la chambre de Barberine, et là,… oui,… que ferai-je là, si je viens à la rencontrer ? Hum !… c’est dangereux et embarrassant.
Voyez-vous comme il réfléchit ?
Eh bien ! je plaiderai ma cause, car Dieu me garde de l’offenser ! ce serait me déshonorer moi-même. — Mais dans tous les romans, et même dans les ballades, les plus parfaits amants font-ils autre chose que s’introduire ainsi, quand ils peuvent, chez la dame de leurs pensées ? C’est toujours plus commode, on est moins dérangé. — Ah ! voilà la belle comtesse ! — Si j’essayais d’abord, par manière d’acquit, quelques propos de galanterie ? Sachons ce qu’elle dit sur ce chapitre, cela ne peut pas nuire, car, au bout du compte, si je venais à ne pas lui déplaire, cela me dispenserait de ruser, — et c’est cette ruse qui m’embarrasse !
- Haut.
Excusez-moi, comtesse, d’être demeuré si longtemps loin de vous ; mes équipages sont considérables, et il faut mettre quelque ordre à cela.
Rien n’est plus juste, et je vous prie de vouloir bien vous considérer comme parfaitement libre dans cette maison. Vous comprenez qu’un ami de mon mari ne saurait être un étranger pour nous.
- À Kalékairi.
Va, Kalékairi, va, ma chère, et n’aie pas peur.
- Kalékairi sort.
Vous me pénétrez de reconnaissance. À vous dire vrai, en venant chez vous, je ne craignais que d’être importun, et je courrais grand risque de le devenir si je laissais parler mon cœur.
Parler son cœur ! déjà ! quel langage !
- Haut.
Soyez assuré, seigneur Rosemberg, que vous ne me gênez pas du tout ; car cette liberté que je vous offre m’est fort nécessaire à moi-même, et je vous la donne pour en user aussi.
Cela s’entend, je connais les convenances, et je sais quels devoirs impose votre rang. Une châtelaine est reine chez elle, et vous l’êtes deux fois, madame, par la noblesse et par la beauté.
Ce n’est pas cela. C’est que dans ce moment-ci nous sommes en train de faire la vendange.
Oui, vraiment, j’ai vu en passant sur ces collines quantité de paysans. Cela ressemble à une fête, et vous recevez sans doute, à cette occasion, les hommages de vos vassaux. Ils doivent être heureux, puisqu’ils vous appartiennent.
Oui, mais ils sont bien tourmentants ;… il me faut aller aux champs toute la journée pour faire rentrer le maïs et les foins tardifs.
Si elle me répond sur ce ton, cela va être bien peu poétique.
S’il persiste dans ses compliments, cela pourra être divertissant.
J’avoue, comtesse, qu’une chose m’étonne. Ce n’est pas de voir une noble dame veiller au soin de ses domaines ; mais j’aurais cru que c’était de plus loin.
Je conçois cela. Vous êtes de la cour, et les beautés d’Albe Royale ne promènent pas dans l’herbe leurs souliers dorés.
C’est vrai, madame, et ne trouvez-vous pas que cette vie toute de plaisir, de fêtes, d’enchantements et de magnificence, est une chose vraiment admirable ? Sans vouloir médire des vertus champêtres, la vraie place d’une jolie femme n’est-elle pas là, dans cette sphère brillante ? Regardez votre miroir, comtesse. Une jolie femme n’est-elle pas le chef-d’œuvre de la création, et toutes les richesses du monde ne sont-elles pas faites pour l’entourer, pour l’embellir, s’il était possible ?
Oui, cela peut plaire sans doute. Vos belles dames ne voient ce pauvre monde que du haut de leur palefroi, ou si leur pied se pose à terre, c’est sur un carreau de velours.
Oh ! pas toujours. Ma tante Béatrix va aussi comme vous dans les champs.
Ah ! votre tante est bonne ménagère ?
Oui, et bien avare, excepté pour moi, car elle me donnerait ses coiffes.
En vérité ?
Oh ! certainement ; c’est d’elle que me viennent presque tous les bijoux que je porte.
Ce garçon-là n’est pas bien méchant.
- Haut.
J’aime fort les bonnes ménagères, vu que j’ai la prétention d’en être une moi-même. Tenez, vous en voyez la preuve.
Qu’est-ce que cela ? Dieu me pardonne, une quenouille et un fuseau !
Ce sont mes armes.
Est-ce possible ? quoi ! vous cultivez ce vieux métier de nos grand’mères ? vous plongez vos belles mains dans cette filasse ?
Je tâche qu’elles se reposent le moins possible. Est-ce que votre tante ne file pas ?
Mais ma tante est vieille, madame ; il n’y a que les vieilles femmes qui filent.
Vraiment ! en êtes-vous bien sûr ? Je ne crois pas qu’il en doive être ainsi. Ne connaissez-vous pas cette ancienne maxime, que le travail est une prière ? Il y a longtemps qu’on a dit cela. Eh bien ! si ces deux choses se ressemblent, et elles peuvent se ressembler devant Dieu, n’est-il pas juste que la tâche la plus dure soit le partage des plus jeunes ? N’est-ce pas quand nos mains sont vives, alertes et pleines d’activité qu’elles doivent tourner le fuseau ? Et lorsque l’âge et la fatigue les forcent un jour de s’arrêter, n’est-ce pas alors qu’il est temps de les joindre, en laissant faire le reste à la suprême bonté ? Croyez-moi, seigneur Rosemberg, ne dites pas de mal de nos quenouilles ; non pas même de nos aiguilles ; je vous le répète, ce sont nos armes. Il est vrai que vous autres hommes, vous en portez de plus glorieuses, mais celles-là ont aussi leur prix ; voici ma lance et mon épée.
- Elle montre la quenouille et le fuseau.
Le sermon n’est pas mal tourné, mais me voilà loin de mon pari. Tâchons encore d’y revenir.
- Haut.
Il n’est pas possible, madame, d’être contredit quand on dit si bien. Mais vous permettrez, s’il vous plaît, armes pour armes, que je préfère les nôtres.
Les combats vous plaisent, à ce que je vois ?
Le demandez-vous à un gentilhomme ? Hors la guerre et l’amour, qu’a-t-il à faire au monde ?
Vous avez commencé bien jeune. Expliquez-moi donc une chose. Je n’ai jamais bien compris qu’un homme couvert de fer puisse diriger aisément un cheval qui en est aussi tout caparaçonné. Ce bruit de ferraille doit être assourdissant, et vous devez être là comme dans une prison.
Je crois qu’elle cherche à me dérouter.
- Haut.
Un bon cavalier ne craint rien, s’il porte la couleur de sa dame.
Vous êtes brave, à ce qu’il paraît. Aimez-vous beaucoup votre tante ?
De tout mon cœur, d’amitié s’entend, car pour l’amour c’est autre chose.
On n’a pas d’amour pour sa tante.
Je n’en saurais avoir pour qui que ce soit, hormis pour une seule personne.
Votre cœur est pris ?
Oui, madame, depuis peu de temps, mais pour toute ma vie.
C’est sûrement quelque jeune fille que vous avez dessein d’épouser ?
Hélas ! madame, c’est impossible. Elle est jeune et belle, il est vrai, et elle a toutes les qualités qui peuvent faire le bonheur d’un époux, mais ce bonheur ne m’est pas réservé ; sa main appartient à un autre.
Cela est fâcheux, il faut en guérir.
Ah ! madame, il faut en mourir !
Bah ! à votre âge !
Comment ! à mon âge ! Êtes-vous donc tant plus âgée que moi ?
Beaucoup plus. Je suis raisonnable.
Je l’étais aussi avant de l’avoir vue ! — Ah ! si vous saviez qui elle est ! Si j’osais prononcer son nom devant vous…
Est-ce que je la connais ?
Oui, madame ! — et puisque mon secret vient de m’échapper à demi, je vous le confierais tout entier, si vous me promettiez de ne pas m’en punir.
Vous en punir ? à quel propos ? je n’y suis pour rien, j’imagine ?
Pour plus que vous ne pensez, madame, et si j’osais…
Scène VI
Peste soit de la petite Barbaresque ! j’avais eu tant de peine à en arriver là !
Le portier L’Uscoque est venu pour dire qu’il y avait sur la route beaucoup de chariots.
Qu’est-ce que c’est ?
Je puis le dire à vous seule.
Approche.
Quel mystère ! Encore des légumes ! Voilà une châtelaine terriblement bourgeoise
Il n’y a point de chariots. Rosemberg a encore donné beaucoup d’or au portier L’Uscoque.
Pourquoi faire, et sous quel prétexte ?
Il a demandé qu’on le fasse entrer secrètement chez la maîtresse.
Chez moi, dis-tu ? en es-tu sûre ?
L’Uscoque ne voulait rien dire ; mais Kalékairi l’a grisé, et il lui a tout raconté.
Vraiment, cela est incroyable !
Quel singulier regard jette-t-elle donc sur moi ?
Est-ce possible ? Ce jeune homme un peu fanfaron, il est vrai, mais, au fond, d’humeur assez douce et qui semblait… Cela est bien étrange !
L’Uscoque dit maintenant que si la maîtresse le veut, il se cachera derrière la porte avec Ludwig le jardinier. Ils prendront chacun une fourche, et quand l’autre arrivera…
Non, je te remercie. Tu en reviens toujours à ta méthode expéditive.
Rosemberg a beaucoup de domestiques armés.
Oui, et nous sommes seules, ou presque seules, dans cette maison au fond d’un petit désert. Mais je te dirai une chose fort simple : — il y a un gardien, ma chère, qui défend mieux l’honneur d’une femme que tous les remparts d’un sérail et tous les muets d’un sultan, et ce gardien, c’est elle-même. Va, et cependant ne t’éloigne pas. — Écoute ! lorsque je te ferai signe par cette fenêtre…
- Elle lui parle à l’oreille.
Ce sera fait.
- Elle sort.
Scène VII
Eh bien ! seigneur, à quoi songez-vous ?
J’attendais de savoir si je dois me retirer.
N’étiez-vous pas en train de me faire une confidence ? Cette petite fille est venue mal à propos.
Oh ! oui.
Eh bien ! continuez.
Je n’en ai plus le courage, madame. Je ne sais comment j’avais pu oser…
Et vous n’osez plus ? Vous me disiez, je crois, que vous aviez de l’amour pour une femme qui est mariée à l’un de vos amis ?
Un de mes amis ! je n’ai pas dit cela.
Je croyais l’avoir entendu. Mais êtes-vous sûr que j’aie mal compris ?
Que veut-elle dire ? Ce regard si terrible me semble à présent singulièrement doux.
Eh bien ! vous ne répondez pas ?
Ah ! madame… Si vous avez pénétré ma pensée…
Est-ce une raison pour ne pas la dire ?
Non, je le vois ! vous m’avez deviné. Ces beaux yeux ont lu dans mon cœur, qui se trahissait malgré moi. Je ne saurais vous cacher plus longtemps un sentiment plus fort que ma raison, plus puissant même que mon respect pour vous. Apprenez donc à la fois, comtesse, et ma souffrance et ma folie. Depuis le premier jour où je vous ai vue, j’erre autour de ce château, dans ces montagnes désertes !… L’armée, la cour ne sont plus rien pour moi ; j’ai tout quitté dès que j’ai pu trouver un prétexte pour approcher de vous, ne fût-ce qu’un instant. Je vous aime, je vous adore ! voilà mon secret, madame ; avais-je tort de vous supplier de ne pas m’en punir ?
- Il met un genou en terre.
Il ne ment pas mal pour son âge.
- Haut.
Vous aviez, dites-vous, la crainte d’être puni ; — n’aviez-vous pas celle de m’offenser ?
En quoi l’amour peut-il être une offense ? Qui est-ce offenser que d’aimer ?
Dieu, qui le défend !
Non, Barberine ! Puisque Dieu a fait la beauté, comment peut-il défendre qu’on l’aime ? C’est son image la plus parfaite.
Mais si la beauté est l’image de Dieu, la sainte foi jurée à ses autels n’est-elle pas un bien plus précieux ? S’est-il contenté de créer, et n’a-t-il pas, sur son œuvre céleste, étendu la main comme un père, pour défendre et pour protéger ?
Non, quand je suis ainsi près de vous, quand ma main tremble en touchant la vôtre, quand vos yeux s’abaissent sur moi avec ce regard qui me transporte, non ! Barberine, c’est impossible ; non, Dieu ne défend pas d’aimer. Hélas ! point de reproches, je ne…
Que vous me trouviez belle, et que vous me le disiez, cela ne me fâche pas beaucoup. Mais à quoi bon en dire davantage ? Le comte Ulric est votre ami.
Qu’en sais-je ? Que puis-je vous répondre ? De quoi puis-je me souvenir près de vous ?
Quoi ! si je consentais à vous écouter, ni l’amitié, ni la crainte de Dieu, ni la confiance d’un gentilhomme qui vous envoie auprès de moi, rien n’est capable de vous faire hésiter ?
Non, sur mon âme, rien au monde. Vous êtes si belle, Barberine ! vos yeux sont si doux, votre sourire est le bonheur lui-même !
Je vous l’ai dit, tout cela ne me fâche pas. Mais pourquoi prendre ainsi ma main ? Ô Dieu ! il me semble que si j’étais homme, je mourrais plutôt que de parler d’amour à la femme de mon ami.
Et moi, je mourrais plutôt que de cesser de vous parler d’amour.
Vraiment ! sur votre honneur, cela est votre sentiment ?
- Elle fait un signe par la fenêtre.
Sur mon âme, sur mon honneur !
Vous trahiriez de bon cœur un ami ?
Oui, pour vous plaire, pour un regard de vous.
- On entend sonner une cloche.
Voici la cloche qui m’avertit de descendre.
Ô ciel ! vous me quittez ainsi ?
Que vous dirai-je ? voici Kalékairi.
Scène VIII
Encore cette Croate, cette Transylvaine !
Les fermiers disent qu’ils attendent.
J’y vais.
Hé ! quoi ! sans une parole… ? sans un regard qui m’apprenne mon sort ?
Je crois que vous êtes un grand enchanteur, car il est impossible de vous garder rancune. Mes fermiers vont se mettre à table ; attendez-moi ici un instant. Je me délivre d’eux, et je reviens. — Allons, Kalékairi, allons.
Kalékairi ne veut pas dîner.
Elle veut rester, la petite Éthiopienne !
- Haut.
Comment, mademoiselle, vous n’avez pas faim ?
Non, je ne veux pas. Ils vous ont placé une cloche tout au haut d’une grosse tour, et quand cette machine sonne, il faut que Kalékairi mange. Mais Kalékairi ne veut pas manger ; Kalékairi n’a pas d’appétit.
Viens, mon enfant, tu feras comme tu voudras, mais j’ai besoin de toi.
- À part.
Je crois, en vérité, qu’elle serait capable de me surveiller aussi moi-même.
Scène IX
Elle va revenir ! elle me dit de l’attendre pendant qu’elle va éloigner tout son monde ! Peut-elle me faire mieux entendre que je ne lui ai pas déplu ? Que dis-je ? n’est-ce pas m’avouer qu’elle m’aime ? n’est-ce pas là le plus piquant rendez-vous ?… Parbleu ! j’étais bien bon de me creuser la tête et de dépenser mon argent pour imiter ce sot de Jachimo ! C’est bien la peine de s’aller cacher, lorsque, pour vaincre, on n’a qu’à paraître ! Il est vrai que je ne m’attendais pas, en conscience, à me faire écouter si vite. Ô fortune ! quelle bénédiction ! non, je ne m’y attendais pas. Cette fière comtesse, ce riche enjeu ! tout cela gagné en si peu de temps ! Qu’il avait raison, ce cher Uladislas ! Je vais donc l’entendre me parler d’amour ! car ce sera son tour à présent ! elle ! Barberine ! ô beauté ! ô joie ineffable ! Je ne saurais demeurer en repos ; il faut pourtant un peu de patience.
- Il s’assoit.
En vérité, c’est une grande misère que cette fragilité des femmes. Conquise si vite ! est-ce que je l’aime ? non, je ne l’aime pas. Fi donc ! trahir ainsi un mari si plein de droiture et de confiance ! Céder au premier regard amoureux d’un inconnu ! que peut-on faire de cela ? J’ai autre chose en tête que de rester ici. — Qui maintenant me résistera ? Déjà je me vois arrivant à la cour, et traversant d’un pas nonchalant les longues galeries. Les courtisans s’écartent en silence, les femmes chuchotent ; le riche enjeu est sur la table, et la reine a le sourire sur les lèvres. Quel coup de filet, Rosemberg ! Ce que c’est pourtant que la fortune ! Quand je pense à ce qui m’arrive, il me semble rêver. Non, il n’y a rien de tel que l’audace. — Il me semble que j’entends du bruit. Quelqu’un monte l’escalier ; on s’approche, on monte à petits pas. Ah ! comme mon cœur palpite !
- Les fenêtres se ferment, et on entend au dehors le bruit de plusieurs verrous.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Je suis enfermé. On verrouille la porte en dehors. Sans doute, c’est quelque précaution de Barberine ; elle a peur que pendant le dîner quelque domestique n’entre ici. Elle aura envoyé sa camériste fermer sur moi la porte, jusqu’à ce qu’elle puisse s’échapper ! Si elle allait ne pas venir ! s’il arrivait un obstacle imprévu ! Bon, elle me le ferait dire. Mais qui marche ainsi dans le corridor ? On vient ici… C’est Barberine, je reconnais son pas. Silence ! il ne faut pas ici nous donner l’air d’un écolier. Je veux composer mon visage ;… celui à qui de pareilles choses arrivent n’en doit pas paraître étonné.
- Un guichet s’ouvre dans la muraille.
Seigneur Rosemberg, comme vous n’êtes venu ici que pour commettre un vol, le plus odieux et le plus digne de châtiment, le vol de l’honneur d’une femme, et comme il est juste que la pénitence soit proportionnée au crime, vous êtes emprisonné comme un voleur. Il ne vous sera fait aucun mal, et les gens de votre suite continueront à être bien traités. Si vous voulez boire et manger, vous n’avez d’autre moyen que de faire comme ces vieilles femmes que vous n’aimez pas, c’est-à-dire de filer. Vous avez là, comme vous savez, une quenouille et un fuseau, et vous pouvez avoir l’assurance que l’ordinaire de vos repas sera scrupuleusement augmenté ou diminué, selon la quantité de fil que vous filerez.
- Elle ferme le guichet.
Est-ce que je rêve ? Holà ! Barberine ! holà ! Jean ! holà ! Albert ! Qu’est-ce que cela signifie ? La porte est comme murée ; on l’a fermée avec des barres de fer ; — les fenêtres sont grillées et le guichet n’est pas plus grand que mon bonnet. Holà ! quelqu’un ! ouvrez, ouvrez, ouvrez ! c’est moi, Rosemberg, je suis enfermé ici. Ouvrez ! qui vient m’ouvrir ? Y a-t-il ici quelqu’un ?… Je prie qu’on m’ouvre, s’il vous plaît. Hé ! le gardien, êtes-vous là ? ouvrez-moi, monsieur, je vous prie. Je veux faire signe par la croisée. Hé ! compagnon, venez m’ouvrir ; — il ne m’entend pas : — ouvrir, ouvrir, je suis enfermé. Cette chambre est au premier étage. — Mais qu’est-ce donc ? on ne m’ouvrira pas !
Seigneur, ces cris ne servent de rien. Il commence à se faire tard ; si vous voulez souper, il est temps de vous mettre à filer.
- Elle ferme le guichet.
Hé ! bon ! c’est une plaisanterie. L’espiègle veut me piquer au jeu par ce joyeux tour de malice. On m’ouvrira dans un quart d’heure ; je suis bien sot de m’inquiéter. Oui, sans doute, ce n’est qu’un jeu ; mais il me semble qu’il est un peu fort, et tout cela pourrait me prêter un personnage ridicule. Hum ! m’enfermer dans une tourelle ! Traite-t-on aussi légèrement un homme de mon rang ? — Fou que je suis ! Cela prouve qu’elle m’aime ! elle n’en agirait pas si familièrement avec moi, si la plus douce récompense ne m’attendait. Voilà qui est clair ; on m’éprouve peut-être, on observe ma contenance. Pour les déconcerter un peu, il faut que je me mette à chanter gaîment.
- Il chante.
Quand le coq de bruyère
Voit venir le chasseur,
Holà ! dans la clairière,
Holà ! landerira.
Oh ! le hardi compère !
Franc chasseur, l’arme au poing,
Holà ! remplis ton verre,
Holà ! landerira.
La maîtresse dit, puisque vous ne filez pas, que vous vous passerez sans doute de souper, et elle croit que vous n’avez pas faim ; ainsi je vous souhaite une bonne nuit.
- Elle ferme le guichet.
Kalékairi ! écoute donc un peu ! écoute donc ! ma petite, viens me tenir compagnie !… Est-ce que je serais pris au piège ? voilà qui a l’air sérieux ! Passer la nuit ici ! sans souper ! et justement j’ai une faim horrible ! Combien de temps va-t-on donc me laisser ici ? Assurément cela est sérieux. Mort et massacre ! feu ! sang ! tonnerre ! exécrable Barberine ! misérable ! infâme ! bourreau ! malédiction ! Ah ! malheureux que je suis ! me voilà en prison. On va faire murer la porte ; on me laissera mourir de faim ! c’est une vengeance du comte Ulric. Hélas ! hélas ! prenez pitié de moi !… Le comte Ulric veut ma mort, cela est certain ! sa femme exécute ses ordres. Pitié ! pitié ! je suis mort ! je suis perdu !… je ne verrai plus jamais mon père, ma pauvre tante Béatrix ! hélas ! ah ! Dieu ! hélas ! c’en est fait de moi !… Barberine ! madame la comtesse ! ma chère demoiselle Kalékairi !… Ô rage ! ô feu et flammes ! oh ! si j’en sors jamais, ils périront tous de ma main ; je les accuserai devant la Reine elle-même, comme bourreaux et empoisonneurs. Ah ! Dieu ! ah ! ciel ! prenez pitié de moi.
Seigneur, avant de me coucher, je viens savoir si vous avez filé.
Non, je n’ai pas filé, je ne file point, je ne suis point une fileuse. Ah ! Barberine, vous me le payerez !
Seigneur, quand vous aurez filé, vous avertirez le soldat qui monte la garde à votre porte.
Ne vous en allez point, comtesse. — Au nom du ciel ! écoutez-moi !
Filez, filez !
Non, par la mort ! non, par le sang ! je briserai cette quenouille. Non, je mourrai plutôt.
Adieu, seigneur !
Encore un mot ! ne partez pas.
Que voulez-vous ?
Mais,… mais,… comtesse,… en vérité,… je suis, je… je ne sais pas filer. Comment voulez-vous que je file ?
Apprenez.
- Elle ferme le guichet.
Non, jamais je ne filerai, quand le ciel devrait m’écraser ! Quelle cruauté raffinée ! voyez donc cette Barberine ! elle était en déshabillé, elle va se mettre au lit, à peine vêtue, en cornette, et plus jolie cent fois… Ah ! la nuit vient ; dans une heure d’ici il ne fera plus clair.
- Il s’assoit.
Ainsi, c’est décidé, il n’en faut pas douter. Non seulement je suis en prison, mais on veut m’avilir par le dernier des métiers. Si je ne file, ma mort est certaine. Ah ! la faim me talonne cruellement. Voilà six heures que je n’ai mangé ; pas une miette de pain depuis ce matin à déjeuner ! Misérable Uladislas ! puisses-tu mourir de faim pour tes conseils ! Où diantre suis-je venu me fourrer ? Que me suis-je mis dans la tête ? J’avais bien affaire de ce comte Ulric et de sa bégueule de comtesse ! Le beau voyage que je fais ! J’avais de l’argent, des chevaux, tout était pour le mieux ; je me serais diverti à la cour. Peste soit de l’entreprise ! J’aurai perdu mon patrimoine, et j’aurai appris à filer !… Le jour baisse de plus en plus, et la faim augmente en proportion. Est-ce que je serais réduit à filer ? Non, mille fois non ! J’aimerais mieux mourir de faim comme un gentilhomme. Diable !… vraiment, si je ne file pas, il ne sera plus temps tout à l’heure.
- Il se lève.
Comment est-ce donc fait, cette quenouille ? Quelle machine diabolique est-ce là ? Je n’y comprends rien. Comment s’y prend-on ? Je vais tout briser. Que cela est entortillé ! Oh, Dieu ! j’y pense, elle me regarde ; cela est sûr, je ne filerai pas.
Qui vive !
- Le couvre-feu sonne.
Le couvre-feu sonne ! Barberine va se coucher. Les lumières commencent à s’allumer. Les mulets passent sur la route, et les bestiaux rentrent des champs. Oh, Dieu ! passer la nuit ainsi ! là, dans cette prison, sans feu ! sans lumière ! sans souper ! le froid ! la faim ! Hé ! holà ! compagnon, n’y a-t-il pas un soldat de garde ?
Eh bien ?
Je file, comtesse, je file, faites-moi donner à souper.
Scène X
Voilà le souper. Il y a des concombres et une salade de laitues.
Bien obligé ! tu servais d’espion, te voilà geôlière à présent ! méchante Arabe que tu es ! Pourquoi as-tu pris mes sequins ?
Maintenant je puis vous les rendre.
Hé ! je n’ai que faire d’argent en prison.
- On entend le son des trompettes.
Qui arrive là ? quel est ce bruit ? j’entends un fracas de chevaux dans la cour.
C’est la Reine qui vient ici.
La Reine, dis-tu ?
Et le comte Ulric aussi.
Le comte Ulric ! la Reine ! ah ! je suis perdu. Kalékairi, fais-moi sortir d’ici.
Non, il faut que vous y restiez.
Je te donnerai autant de sequins que tu voudras, mais, de grâce, laisse-moi sortir. Dis à la sentinelle de me laisser passer.
Non. — Pourquoi êtes-vous venu ?
Ah ! tu as bien raison. Où est la comtesse ? Je veux lui demander grâce ou plutôt l’accuser ; oui, l’accuser devant la Reine elle-même, car on n’enferme pas les gens de cette façon-là. Où est ta maîtresse ?
Sur le pas de sa porte, pour recevoir la Reine.
Et que diantre la Reine vient-elle faire ici ?
Kalékairi avait écrit.
À la Reine ?
Non, au comte Ulric.
Et à propos de quoi ?
Pour qu’on vienne ici.
Et qu’on me trouve dans cette caverne ?
Non. — Kalékairi, quand elle a écrit, ne savait pas qu’on vous ferait filer.
Ah ! c’est donc la comtesse toute seule, à qui est venue cette gracieuse idée ?
Oui, et la comtesse ne savait pas que Kalékairi avait écrit, car la comtesse a écrit aussi.
Elle a écrit aussi ! c’est fort obligeant.
Oui, pendant que vous criiez si fort. Elle allait voir, et puis elle revenait. Mais Kalékairi avait écrit longtemps auparavant. Kalékairi avait écrit dès que vous lui aviez parlé.
Ainsi, toi d’abord, et puis la comtesse ! Deux dénonciations pour une ! c’est à merveille ; j’étais en bonnes mains. Ensorcelé par deux démons femelles !
Seigneur, vous êtes libre. La Reine va venir.
C’est fort heureux. Adieu, Kalékairi ! Dis à ta maîtresse, de ma part, que je ne lui pardonnerai de ma vie, et, quant à toi, puissent toutes tes salades…
Vous avez bien tort, car ma maîtresse a dit qu’elle vous trouvait très gentil ; oui, et que vous ne pouviez manquer de plaire à beaucoup de dames à la cour, mais que pour cette maison, ce n’était pas l’endroit.
En vérité ! elle a dit cela ? Eh bien ! Kalékairi, je crois que je lui pardonne. Et pour toi, si tu veux être discrète…
Oh ! non.
Comment ! tu te vantais ce matin…
C’était pour mieux savoir ce soir. Voici la Reine avec tout le monde.
Ah ! je suis pris.
Scène XI
Oui, comtesse, nous avons voulu venir nous-même vous rendre visite.
Notre pauvre maison, madame, n’est pas digne de vous recevoir.
Je tiens à honneur d’y être reçue.
À Rosemberg.
- Eh bien ! Rosemberg, ton pari ?
Il est perdu, madame, comme vous voyez.
Oui, bien perdu.
Es-tu content de ton voyage ? Comment trouves-tu ce château ? Tu n’oublieras pas, je l’espère, l’hospitalité qu’on y reçoit ?
Je ne manquerai pas de m’en souvenir, madame, toutes les fois que je ferai quelque sottise.
Ce sera souvent.
Il est fâcheux que celle-ci te coûte un peu cher.
Madame, si Votre Majesté daigne m’accorder une grâce, je lui demande de consentir à ce que ce pari soit oublié.
Je le demande aussi, madame. Si j’avais douté du cœur de ma femme, je pourrais profiter de cette gageure, et me faire payer mon souci ; mais, en conscience, je n’ai rien gagné. Voici tout le prix que j’en veux avoir.
- Il donne à sa femme une poignée de main.
Par mon patron, voilà un digne homme.
Vous êtes guéri, n’est-ce pas ?
Que cela vous plaise ainsi, je le veux bien. Mais notre parole royale est engagée, et nous ne saurions oublier que nous nous sommes portée pour témoin de la querelle. Ainsi, Rosemberg, tu payeras.
Madame, l’argent est tout prêt.
Que va dire votre tante Béatrix ?
Mais vous comprenez, comte Ulric, que si notre justice ordonne que le prix de votre gageure vous soit remis, notre pouvoir ne va pas si loin que de vous contraindre à l’accepter. — Ainsi, Rosemberg, là-dessus, tu feras ta cour à la comtesse.
De tout mon cœur, madame, et s’il se pouvait…
Un instant ! nous avons appris de la bouche même de la comtesse le succès de cette aventure ; mais ces messieurs ne le connaissent pas, et il est juste qu’ils en soient instruits, ayant assisté, comme nous, aux débuts de cette entreprise. Voici deux lettres qui en parlent ; Rosemberg, tu vas nous les lire.
Ah ! madame !
Êtes-vous si généreuse ? Eh bien ! je les lirai moi-même. En voici une d’abord, adressée au comte, et qui n’est pas longue, car elle ne contient qu’un mot : « Venez. » Signé : « Kalékairi. » Qui a écrit cela ?
C’est moi, madame.
Tu as peu et bien dit, c’est un talent rare. Maintenant, messieurs, voici l’autre.
- Elle lit.
- « Mon très cher et honoré mari,
« Nous venons d’avoir au château la visite du jeune baron de Rosemberg, qui s’est dit votre ami et envoyé par vous. Bien qu’un secret de cette nature soit ordinairement gardé par une femme avec justice, je vous dirai toutefois qu’il m’a parlé d’amour. J’espère qu’à ma prière et recommandation vous n’en tirerez aucune vengeance, et que vous n’en concevrez aucune haine contre lui. C’est un jeune homme de bonne famille, et point méchant. Il ne lui manquait que de savoir filer, et c’est ce que je vais lui apprendre. Si vous avez occasion de voir son père à la cour, dites-lui qu’il n’en soit point inquiet. Il est dans notre grand’salle, au premier étage, où il a une quenouille avec un fuseau, et il file, ou il va filer. Vous trouverez extraordinaire que j’aie choisi pour lui cette occupation, mais, comme j’ai reconnu qu’avec de bonnes qualités il ne manquait que de réflexion, j’ai pensé que c’était pour le mieux de lui apprendre ce métier qui lui permettra de réfléchir à son aise, en même temps qu’il peut lui faire gagner sa vie. Vous savez que notre grand’salle est close de verrous fort solides ; je lui ai dit de m’y attendre, et je l’ai enfermé. Il y a au mur un guichet fort commode, par lequel on lui passera sa nourriture, ce qui fait que je ne doute pas qu’il ne sorte d’ici avec beaucoup d’avantage, et qu’en outre, si dans le cours de sa vie quelque malheur venait à l’atteindre, il ne se félicite d’avoir entre les mains un gagne-pain assuré pour ses jours.
« Je vous salue, vous aime et vous embrasse.
Si vous riez de cette lettre, seigneurs chevaliers, Dieu garde vos femmes de malencontre ! Il n’y a rien de si sérieux que l’honneur. Comte Ulric, jusqu’à demain nous voulons rester votre hôtesse, et nous entendons qu’on publie que nous avons fait le voyage exprès, suivie de toute notre cour, afin qu’on sache que le toit sous lequel habite une honnête femme est aussi saint lieu que l’église, et que les rois quittent leurs palais pour les maisons qui sont à Dieu.