Hachette (p. 58-74).


VI

Le Pont de cordes



Lorsque Barbare eut perdu de vue l’homme auquel il avait sauvé deux fois la vie, il se mit à courir à toutes jambes. Il traversa rapidement une partie de la ville, et, comme le courrier qui vint annoncer aux Athéniens la victoire de Marathon, il entra, tout pâle et tout couvert de sueur, dans la salle des délibérations du conseil.

On allait lever la séance.

Mais, à l’arrivée de Barbare, la foule se rangea respectueusement devant lui, et le jeune homme put se présenter assez à temps pour qu’on lui donnât audience.

— Citoyens, dit-il, en s’adressant aux conseillers, voilà trois jours que vous avez promis une récompense à celui qui enlèverait les croix qui dominent les tours du temple de la Raison, et personne, si ce n’est un vieillard infirme, personne n’a répondu à votre appel ! C’est une honte pour votre ville, et je demande pour moi le périlleux honneur d’arracher ces emblèmes de réprobation.

Les applaudissements éclatèrent de tous les points de la salle, et la proposition de Barbare fut accueillie avec enthousiasme.

Le jeune homme fit alors ses conditions. Il fut convenu que la ville lui fournirait tous les instruments nécessaires pour mener à bonne fin son entreprise, et qu’on lui donnerait cinq cents livres pour chaque expédition.

L’enlèvement de la croix, qui couronnait la tour centrale de l’église, ne présentait pas de grandes difficultés ; Barbare l’accomplit dès le lendemain sans encombre. Il n’en était pas de même des deux tours qui se dressaient, en pyramides gigantesques, des deux côtés du portail principal de la cathédrale. L’une d’elles était alors inaccessible, et celle qui regarde le Nord était à peine suffisamment garnie de crampons de fer pour en permettre impunément l’escalade. Mais Barbare était doué d’une agilité merveilleuse et d’un sang-froid à toute épreuve. D’ailleurs son amour lui faisait voir au-delà du danger. Il porta des planches, une à une, jusqu’au sommet de la tour septentrionale et les attacha solidement entre elles au pied de la croix. Ce travail vertigineux lui demanda deux jours, et l’on devine aisément avec quelle avidité la foule suivait, d’en bas, les moindres mouvements de cet étrange aéronaute.

Le lendemain, de grand matin, la nouvelle se répandit dans la ville que Barbare allait opérer son ascension définitive. Quoique la fureur des paris ne fût pas encore importée d’Angleterre, grand nombre de gens avaient engagé de gros enjeux pour ou contre le succès de cette audacieuse entreprise. Les uns avaient pleine confiance dans la souplesse étonnante dont Barbare avait déjà fait preuve ; les autres calculaient toutes les chances qu’ils avaient de le voir tomber du haut des tours.

Tandis que ces honnêtes industriels posaient mentalement leurs chiffres et faisaient leur charitable problème, des rues voisines, la foule se répandait à flots tumultueux sur la place où se dresse le portail de la cathédrale. On ne savait pas au juste à quelle heure la représentation devait commencer. Mais l’important était de ne pas manquer de place ; et chacun s’était muni de tout ce qu’il faut pour tromper les ennuis de l’attente ou satisfaire l’aiguillon de la faim.

Tout à coup une grande rumeur se fit dans la multitude. Toutes les têtes se dressèrent, et chacun se haussa sur la pointe des pieds pour voir le héros de la fête. Mais la curiosité publique fut trompée. Au lieu de l’audacieux gymnaste qu’on attendait, on n’aperçut qu’un petit vieillard qui se débattait entre deux soldats.

— Je veux lui parler ! disait-il avec des larmes dans les yeux. Au nom du ciel, laissez-moi lui parler !

— Il n’est plus temps ! répondit l’un des soldats.

— Lâchez-moi ! disait le vieillard en essayant de prendre la fuite. Il me reconnaîtra bien moi… il ne refusera pas de me voir !

Malgré ses prières, les deux soldats l’entraînèrent, le conduisirent contre une des maisons de la place et l’y gardèrent à vue.

— C’est horrible cela ! s’écriait le vieillard en pleurant de rage… Il va se tuer !… Je ne permettrai pas qu’il monte aux tours !

Il y eut des murmures dans les groupes voisins.

— Le pauvre homme ! disait-on.

— Le connaissez-vous ?

— Non.

— C’est le père, sans doute.

— Je le plains de tout mon cœur !

— Songez donc… si son fils allait se tuer !

— Cela fait frémir, rien que d’y penser !

— Je voudrais bien n’être pas venu !

— Ah ! tenez !… tenez !

— Le voilà !… le voilà !

Une immense clameur fit résonner les fenêtres des maisons et les vitraux du portail. La foule respira bruyamment, comme un monstre gigantesque. Puis un silence de mort plana au-dessus de toutes les têtes, et l’on n’entendit plus que les sanglots et les hoquets du petit vieillard.

Barbare venait de paraître.

Il était sorti en rampant de la trappe qui s’ouvrait, à une hauteur de cent pieds environ, dans la tour septentrionale. Des cordes de toute dimension s’enroulaient autour de son cou, comme les anneaux d’un serpent. Il saisit un crampon de fer à la base de la pyramide, et, sûr de son point d’appui, il se décida à sortir tout entier de la trappe. Alors il monta légèrement d’un crampon à l’autre, sans plus d’effort apparent que s’il eût posé les pieds sur une échelle ordinaire. Dix minutes après, il était installé sur son échafaudage, au pied de la croix, et chantait un refrain de la Marseillaise.

Des applaudissements partirent d’en bas, et la foule reprit en chœur l’hymne patriotique.

— Allons ! se dit Barbare en sentant trembler les planches sous ses pieds, il est temps de se hâter. Voilà le vent qui fraîchit. Dans une heure peut-être, la place ne sera plus tenable.

Il déroula les cordes qu’il avait apportées et attacha, à chacune de leurs extrémités, une grosse balle de plomb.

Le peuple suivait ses moindres mouvements avec anxiété. Comme la manœuvre de Barbare durait longtemps, et que d’ailleurs il leur était impossible d’en juger les progrès, ni même d’en deviner l’utilité, les spectateurs s’impatientèrent.

— Il hésite ! disaient les uns.

— Il a peur ! ajoutaient les autres.

Les murmures grandirent, s’élevèrent et montèrent jusqu’à l’audacieux gymnaste.

— Ah ! dit Barbare, en regardant avec un sourire toutes ces têtes qui brillaient en bas comme des têtes d’épingles sur une pelote, il paraît que je me fais attendre !

Cependant son travail touchait à sa fin. D’une main il retint l’extrémité d’une des cordes ; de l’autre, il saisit une des balles de plomb qu’il lança devant lui avec une adresse si merveilleuse qu’elle fit plusieurs fois le tour de la croix, qui couronnait la pyramide méridionale. Barbare roidit la corde, pour s’assurer qu’elle était solidement enroulée au sommet de la tour qu’il avait en face de lui.

Les dix mille spectateurs qu’il avait sous les pieds retenaient leur respiration. Personne ne songeait à murmurer.

— Ils se taisent maintenant ! se dit Barbare… Ils ont donc compris !

Alors il lança une nouvelle balle de plomb. Quand il en eut envoyé ainsi une trentaine, il tressa les cordes et les attacha fortement au bas de la croix qui soutenait son échafaudage.

Avant de s’engager sur son pont aérien, il jeta un regard plein de mélancolie sur les riches campagnes qui s’étendaient à perte de vue autour de lui, et des larmes s’échappèrent de ses yeux ; car la nature ne se montre jamais avec plus d’attraits que lorsqu’on est exposé à mourir.

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Cependant le jeune homme chassa bien vite ces tristes pensées. D’ailleurs, la foule murmurait de nouveau.

Barbare leva les yeux au ciel. Après avoir contemplé cette voûte d’azur qui s’arrondissait à l’infini au-dessus et autour de lui :

— Ma mère, dit-il, respectait ce signe que je vais arracher… Mais ne sert-il pas de ralliement aux ennemis de la Révolution ?

Tout en parlant de la sorte, il tira de son sein la petite croix de Marguerite. Il la tint longtemps, avec amour, sur ses lèvres ; puis il la remit religieusement sur son cœur.

Quelques minutes après, Barbare était suspendu par les mains, à deux cents pieds au-dessus du sol.

Un cri d’effroi s’échappa de toutes les poitrines. Les femmes se couvrirent les yeux.

Barbare avançait toujours, en s’aidant des pieds et des mains. Il était déjà arrivé au milieu de sa course, lorsqu’ il sentit la corde fléchir insensiblement sous son poids. Il lui sembla même que la tour méridionale se penchait et s’avançait rapidement sur lui ; et ce n’était pas l’effet de la peur, car le sommet de la pyramide s’écroulait !

Barbare aperçut les pierres qui se détachaient. Il les entendit se heurter, en roulant le long de la tour. Il se raidit, serra convulsivement la corde et s’écria par deux fois, en se sentant lancé dans le vide :

— Marguerite ! Marguerite !

Tous les spectateurs avaient instinctivement détourné la tête ou fermé les yeux.

Lorsque les plus intrépides, ou les plus curieux, osèrent regarder, un cri de surprise et d’admiration sortit de toutes les bouches.

Barbare, toujours cramponné à sa corde, se balançait dans l’air, comme la boule d’un pendule immense. Doué d’une énergie merveilleuse et d’un sang-froid sans borne, le jeune homme avait eu la présence d’esprit de tourner les pieds dans la direction de la tour septentrionale, contre laquelle, sans cette précaution, il eût été infailliblement écrasé. Le premier choc fut terrible, et Barbare fut renvoyé violemment en arrière. Mais, peu à peu, les oscillations de la corde s’apaisèrent, et elle s’arrêta contre les parois de la pyramide [1].

[Note 1 : Tous les détails de l’ascension de Barbare sont historiques. Je les tiens de la bouche même d’un contemporain, qui fut témoin de cette héroïque imprudence.

(Note de l’auteur.)]

Barbare était encore suspendu par les mains. Il demeura ainsi quelque temps pour reprendre haleine ; puis on le vit remonter le long de la corde, gagner son échafaudage et s’y reposer un instant. Il se releva, et, saluant les spectateurs de la main :

— Barbare n’est pas mort ! s’écria-t-il. Vive la République !

Alors il redescendit à l’aide des crampons de fer et disparut par la trappe, d’où il était sorti deux heures auparavant.

La foule avait suivi avec trop d’intérêt toutes les péripéties de ce drame pour s’occuper du petit vieillard, dont l’arrestation avait été en quelque sorte le prologue du spectacle. Mais, lorsque le danger fut passé, les groupes les plus rapprochés commencèrent à reporter sur lui toute leur attention.

— Il ne bouge pas plus qu’une statue !

— On croirait même qu’il est mort !

— Le pauvre homme !

— Si c’est le père, ça se comprend !

On s’approcha du vieillard, et les deux soldats, qui avaient eu le temps de l’oublier pendant l’expédition de Barbare, songèrent à le conduire en lieu sûr.

— Allons ! réveillez-vous, bonhomme, lui dirent-ils. Il faut nous suivre.

Mais le prisonnier ne donnait pas signe de vie.

Un des assistants s’approcha de lui et lui cria à l’oreille :

— Consolez-vous, brave homme. Votre fils est sauvé !

— Il est sauvé ! s’écria le vieillard, en sortant de sa stupeur.

Il se releva en répétant plusieurs fois ce mot qui l’avait ranimé, et il demanda à être conduit près de Barbare. Les soldats lui répondirent par un refus et voulurent l’entraîner au poste voisin. Mais la foule prit fait et cause pour lui. Elle repoussa ses deux gardes et lui fit une escorte jusqu’à l’entrée de l’église.

Au même instant, Barbare essayait, en s’échappant par une des portes latérales, de se dérober aux acclamations de la multitude. Mais il fut reconnu, et son nom retentit de tous côtés, au milieu des applaudissements.

Le vieillard l’aperçut et s’avança à sa rencontre.

A la vue de Dominique, le jeune homme poussa un cri de surprise et fendit les flots serrés des spectateurs, pour se rapprocher de celui qu’il regardait comme le père de Marguerite.

— C’est le ciel qui vous envoie ! dit-il au vieillard en se jetant dans ses bras.

Les deux hommes s’embrassèrent avec effusion.

— C’est son père ! s’écrièrent plusieurs assistants.

A ces mots, la foule se recula discrètement, attendant, pour le porter en triomphe, que son héros eût d’abord obéi aux élans naturels de son cœur.

— Quoi ! demanda Barbare, lorsqu’il eut retrouvé la parole, vous avez tout vu ?

— Tout ! répondit Dominique d’une voix tremblante, et j’en frémis encore !… S’il vous était arrivé malheur, je ne m’en serais jamais consolé… car je venais vous prier de ne pas risquer votre vie, et je ne me suis pas assez hâté…

— Est-ce que ?…

— Ne me questionnez pas ! dit le vieux domestique. Puisque vous avez échappé au danger, ma conscience est en repos. Ne me demandez rien de plus… Il faut que je vous quitte. Prenez cette lettre, et jurez-moi de ne l’ouvrir que dans deux heures.

— Je le jure ! dit Barbare en saisissant le billet… Mais, je ne vous le cacherai pas, ce que vous faites-là me trouble profondément. Je suis plus ému qu’au moment où je me suis senti rouler dans le vide !… Ne me cachez-vous point quelque malheur ?

— Ne me questionnez pas, répéta Dominique en détournant la tête, et laissez-moi partir.

Il serra une dernière fois la main du jeune homme, et il se perdit dans la foule sans oser regarder derrière lui.

— Sa main était couverte d’une sueur froide ! se dit Barbare en le suivant des yeux. Mon Dieu ! que s’est-il donc passé ?

Cependant la foule ne le laissa pas longtemps aux prises avec cette cruelle incertitude. Le triomphe était prêt !

Lorsque Barbare put échapper à ses admirateurs, il se hâta de sortir de la ville et se dirigea, en attendant que le délai fatal fût expiré, vers la maison isolée qui renfermait toutes ses espérances. Tout à coup il s’arrêta au milieu de la route. Quatre heures venaient de sonner au beffroi du temple de la Raison. C’était le signal !

Barbare brisa fiévreusement le cachet de la lettre.

Et il lut ce qui suit :


« Monsieur,

« Mon bon Dominique, un serviteur dans lequel j’ai la plus grande confiance, m’a dit ce que vous vouliez faire pour nous. Je ne trouve pas de mots pour vous exprimer ma reconnaissance. Secourir des proscrits, par cette seule raison qu’on les sait malheureux, voilà une pensée admirable, un dévouement qui ne peut partir que d’un grand cœur ! Pardonnez-moi, si je viens vous supplier aujourd’hui de ne rien tenter pour nous. Grâce à Dieu ! nous avons reçu un secours inespéré ! Un des amis de mon père lui a envoyé la somme dont nous avions besoin pour passer à l’étranger. Je sais qu’il n’est pas de plus grand supplice, pour une âme généreuse, que de perdre une occasion de se dévouer. Aussi je vous prie encore de me pardonner ! S’il est possible de trouver une compensation au mal que je vais vous faire, gardez la petite croix que vous avez ramassée à mes pieds. Un orfèvre en ferait peu de cas peut-être ; mais, à mes yeux, elle a une valeur inestimable, car elle me fut donnée par mon frère.

« MARGUERITE DE LOUVIGNY. »


Barbare lut cette lettre tout d’un trait, comme un homme décidé à mourir boit avidement le poison qui doit abréger ses tourments. Il porta instinctivement la main à son cœur, poussa un cri et leva les yeux au ciel, comme pour se plaindre à lui de ses angoisses.

Cependant le jeune homme eut encore une lueur d’espérance. Il courut vers la maison où demeurait Marguerite. Il écouta à la porte. Comme il n’entendait aucun bruit, il s’approcha du mur du jardin qu’il franchit sans peine, sauta par dessus les plates-bandes, entra dans la cour, monta l’escalier et parcourut toutes les chambres, dont on avait laissé les portes toutes grandes ouvertes.

— Ah ! fit-il en tombant sur un fauteuil, j’étais fou d’espérer encore !… Ils sont partis !… Je ne reverrai plus Marguerite !

Alors il laissa tomber sa tête dans ses mains et pleura jusqu’au soir.


* * * * *


Huit mois plus tard, pendant cette merveilleuse campagne qui permit à quatre armées de la République de se donner la main depuis Bâle jusqu’à la mer, en suivant la ligne du Rhin, et qui se termina par la conquête inespérée de la Hollande, l’armée de la Moselle, attaquée à l’improviste par les Prussiens, perdit quatre mille hommes près du village de Kayserslautern.

Le soir de ce combat désastreux, lorsque les soldats républicains se mirent en devoir d’enterrer leurs morts, deux d’entre eux furent très-étonnés, en dépouillant un de leurs frères d’armes, de trouver sur sa poitrine une petite croix en or.

Il leur parut si étrange qu’un soldat de la République gardât sur lui un pareil signe, qu’ils en firent part à leurs chefs. Une enquête fut ouverte, et, toute vérification faite, il fut constaté que le mort s’appelait Fournier, mais qu’il était plus connu dans son régiment sous le nom de guerre de Barbare.