Hachette (p. 47-58).


V

Désespoir de Dominique



Le vieux Dominique était allé s’enfermer dans sa mansarde, où il attendait impatiemment le retour du soleil. Il était en proie à une agitation cruelle.

Enfin, le jour parut. Dominique sauta à bas du lit et traversa les corridors avec précaution, afin de ne réveiller personne. Quand il se trouva dans le chemin, il hâta le pas pour gagner le centre de la ville.

Huit heures sonnaient au beffroi de la cathédrale, lorsqu’il arriva sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Il s’approcha d’un mur où l’on placardait les affiches, et toute son attention parut se concentrer sur elles.

— C’est bon ! dit-il en se frottant les mains : l’affiche y est encore ! c’est que personne ne s’est présenté… J’arrive à temps !

Il entra dans l’Hôtel-de-Ville et se dirigea vers la salle des délibérations des membres du District. Comme la porte en était fermée, il descendit chez le concierge, où il apprit que la séance ne serait ouverte qu’à onze heures du matin. Il lui fallut donc, bon gré mal gré, mettre un frein à son impatience, et il s’assit dans l’embrasure d’une fenêtre en attendant l’arrivée des patriotes qui avaient la direction des affaires de la cité.

A cette époque de lutte, il n’était pas rare que la salle des délibérations fût envahie par les frères de la Société populaire, qui venaient y proposer des motions et prononcer des harangues. Souvent la foule se glissait à leur suite. C’est ainsi que le domestique réussit à s’introduire dans le lieu où se discutaient les intérêts de la ville.

Lorsque le citoyen président et les membres du District se furent assis devant une table en demi-cercle, Dominique pensa qu’il était temps d’agir. Il se fit une trouée à travers les assistants. Jusque-là, sa fermeté ne l’avait pas abandonné. Mais quand il se trouva dans l’espace qui restait vide entre l’auditoire et le conseil, il perdit toute assurance. Il eût mieux aimé affronter le feu d’un peloton que ces milliers de regards, dont l’éclat lui causait une sorte de vertige.

— Que veut cet homme ? demanda le citoyen président à l’huissier.

— Parle, dit l’huissier en s’approchant du vieillard.

— Monsieur le président, balbutia Dominique sans oser lever les yeux…

Un rire moqueur courut dans les rangs de la foule. L’huissier se sentit pris de pitié pour ce pauvre homme qui frissonnait et lui souffla tout bas à l’oreille :

— Dis donc : Citoyen président !

— Citoyen président, reprit Dominique en acceptant la correction qu’on lui indiquait, j’ai une proposition à vous faire.

— A te faire, imbécile ! souffla encore l’huissier.

Mais déjà toute la salle riait aux éclats. Le vieux domestique était horriblement pâle, et de grosses gouttes de sueur roulaient sur ses tempes.

— Laisse-moi l’interroger, dit le président à l’huissier.

Et, s’adressant directement au vieillard :

— Voyons ! que demandes-tu, mon brave homme ?

— Je demande à gagner la récompense, répondit Dominique.

— La récompense ? fit le président avec surprise.

— Oui ! reprit le vieux domestique : la récompense que la municipalité promet à celui qui enlèvera les croix de la cathédrale.

— Tu aurais la prétention de monter aux tours du temple de la Raison ? dit le président en riant.

— Oui, répondit simplement Dominique.

A la vue de ce petit vieillard, maigre, efflanqué, qu’un souffle aurait jeté à terre, et qui voulait tenter une ascension devant laquelle les plus audacieux avaient reculé, les assistants ne gardèrent plus de mesure dans leur hilarité, et ce furent des cris et des huées à couvrir la voix même du tonnerre.

Sur un signe du président, l’huissier s’approcha de Dominique et l’invita à sortir. Mais le vieillard opposa une vive résistance.

— Tu persistes encore dans ton projet ? lui demanda le président.

— Oui ! répondit Dominique avec assurance.

— Tu es bien maître de ta raison ?

— Oui.

— Mais, reprit l’officier de l’état civil, as-tu réfléchi sérieusement à cette entreprise ? Tu peux te tuer ?

— Je le sais ! répondit le vieillard avec un admirable sang-froid.

Sa voix était ferme, son front rayonnait, son œil était étincelant.

Personne ne songea plus à rire. Le vieux domestique avait tiré ce mot-là du fond de son cœur ; et la foule n’est jamais insensible à la véritable éloquence. Cependant si Dominique avait captivé l’attention du président et des membres du District, la position nouvelle qu’il venait de se faire n’était pas sans danger. On voulut savoir le motif de sa détermination ; et son interrogatoire commença. A toutes les questions qui lui furent posées, il ne sut répondre que ces seuls mots :

— Je veux sauver mon maître !

Le président s’impatienta.

— Tonnerre ! s’écria-t-il en frappant du poing sur la table, la République ne connaît pas de maîtres ! Cet homme est fou… Qu’on le fasse sortir.

Aussitôt deux huissiers s’approchèrent du vieillard. Ils le prirent chacun par un bras, et, malgré ses cris, malgré sa résistance, ils le poussèrent à la porte au milieu des vociférations et des huées de la foule.

— Je suis fou !… Ils ont dit que je suis fou ! répétait le domestique en descendant les marches du grand escalier de l’Hôtel-de-Ville.

Il traversa la place presque en courant, et se jeta au hasard dans la première rue qui se trouva devant lui. En ce moment, le pauvre homme semblait donner raison à ceux qui l’avaient jugé si défavorablement. Il allait en trébuchant le long des maisons, comme un homme ivre, et s’arrêtait de temps à autre pour s’écrier, en battant l’air de ses bras :

— Plus d’espoir ! Mes maîtres sont perdus !… Que faire ? Comment me représenter devant eux ?

Alors il se mit à courir.

Il se trouva tout à coup dans la campagne ; et ce fut alors qu’il songea à regarder autour de lui. L’habitude a sur nos actions une telle puissance que, sans préméditation aucune et comme par instinct, il était arrivé sur la route qui conduisait à la maison du marquis. Des massifs d’arbres verts la lui cachaient en partie, mais il en apercevait encore le toit, dont les ardoises brillaient comme un miroir au soleil. Une légère fumée montait en serpentant au-dessus de la cheminée, comme pour lui rappeler qu’il était temps de rentrer, afin de couvrir le feu et de ménager le bois de ses maîtres.

Le vieillard laissa tomber sa tête dans ses mains, et, pour la première fois depuis sa sortie de l’Hôtel-de-Ville, il pleura amèrement.

— Non ! dit-il en s’armant d’une résolution soudaine, non ! je ne rentrerai pas dans cette maison, d’où je suis sorti avec des paroles d’espérance et où je ne rapporterais que des nouvelles de mort !

Et se frappant le front, comme pour y réveiller la mémoire :

— Monsieur le marquis n’a-t-il pas dit qu’il lui restait encore quarante écus ?… Oui ! je me le rappelle maintenant… Eh bien ! avec cela ils peuvent se sauver tous les trois… et qui sait ce que prépare l’avenir ? Si je retournais à la maison, M. le marquis voudrait me garder auprès de lui… Il ne faut pas de bouche inutile… Je ne rentrerai pas !

A ces mots, l’héroïque serviteur s’enfonça dans un petit chemin ombragé qui conduisait aux prairies voisines. A mesure qu’il avançait, il entendait plus distinctement le bruit de la rivière qui tombait avec fracas du haut d’un déversoir. Au bout de quelques minutes, il arriva au bord de l’eau.

Le courant était rapide et charriait des flots d’écume.

Le vieillard suivit le bord de la rivière et s’éloigna de cette scène tumultueuse, comme s’il eût voulu chercher des eaux plus calmes. Lorsqu’il se crut à une assez grande distance de la ville, il s’arrêta dans un site sauvage et s’agenouilla près d’un saule, au pied duquel la rivière s’était creusé un bassin paisible et profond. Il pria longtemps avec ferveur, se redressa lentement, et, levant les yeux au ciel :

— Mon Dieu, dit-il, pardonnez-moi !

Il s’élança.

Au même instant, deux bras vigoureux l’enveloppèrent comme dans un cercle de fer.

Le vieillard poussa un cri et tomba sans connaissance sur le gazon. Lorsqu’il revint à lui, il aperçut, à genoux à ses côtés, un jeune homme qui lui jetait de l’eau sur le visage.

— Ah ! monsieur, s’écria Dominique avec douleur, pourquoi m’avez-vous arrêté ? Je n’aurai peut-être pas une seconde fois le courage d’en finir avec la vie !

— Il ne faut plus songer à mourir, dit le jeune homme en aidant au vieux domestique à se relever.

— Mais je suis abandonné de tout le monde ! s’écria Dominique d’un air désespéré.

— Vous voyez bien qu’il vous reste encore des amis, puisque je vous ai empêché de vous noyer.

— Je ne vous connais pas ! fit naïvement Dominique.

— Pardon. Si vous avez oublié mes traits, vous reconnaîtrez du moins cet objet.

Le jeune homme mit une petite croix sous les yeux du domestique.

— La croix de Marguerite ! s’écria le vieillard avec joie.

— Oui, la croix de votre fille que vous alliez follement laisser sans protecteur.

— Ma fille ? répéta Dominique comme s’il sortait d’un rêve… Ah ! je me rappelle tout maintenant… C’est vous qui nous avez protégés contre la fureur du peuple ? vous qui nous avez prudemment conseillé de prendre la fuite ?

— C’est cela même, répondit Barbare.

— Soyez béni, monsieur ! s’écria le domestique avec une profonde émotion.

Puis il ajouta tristement :

— Vous m’avez sauvé deux fois la vie. Je voudrais pouvoir vous récompenser comme vous le méritez ; mais, hélas ! je suis sans ressources.

— Les dettes du cœur se payent avec le cœur, dit Barbare avec fierté.

— Vous nous aimez donc bien ? demanda Dominique.

— Moi ! s’écria le jeune homme avec enthousiasme… Je n’ai vu mademoiselle Marguerite qu’une seule fois, et, ce jour-là, j’ai risqué ma vie pour elle… Eh bien ! si le plaisir de la revoir devait m’exposer au même péril, je n’hésiterais pas à braver de nouveau la mort.

— Oh ! pensa Dominique, le jeune homme est amoureux de ma petite maîtresse !

Enchanté de sa pénétration, le bon domestique résolut d’employer le dévouement de Barbare au service de ses maîtres. Pour y arriver, il lui sembla prudent de l’entretenir dans son erreur et de se faire passer à ses yeux pour le père de Marguerite.

— Ma fille et moi nous sommes réduits à la plus profonde misère, dit-il en baissant la tête.

— Je l’avais déjà deviné, reprit Barbare. J’assistais à la séance du conseil et j’ai tout compris : votre détresse et votre admirable dévouement… Allez embrasser et rassurer votre fille. Dans quelques jours je vous porterai l’argent dont vous avez besoin.

— Est-ce que vraiment vous pourriez nous prêter ?…

— Que la foudre me frappe ! interrompit Barbare, si, dans quatre jours, je ne vous apporte pas cinq cents livres.

Dominique s’attendait si peu à une telle réussite qu’il ne trouva pas une seule parole de remerciement à adresser au jeune homme. Il se mit à pleurer comme un enfant.

— Je ne sais quoi vous dire, s’écria-t-il… mais laissez-moi vous embrasser !

Et il sauta au cou du jeune homme.

Quelques instants après, Dominique reprenait, en s’appuyant sur le bras de son sauveur, le chemin qu’il avait suivi pour courir à la mort ; et ses idées alors étaient gaies comme les fauvettes qui sautaient en chantant dans les branches.

Lorsqu’on fut arrivé sur la grande route, Barbare prit congé du vieux domestique.

— Dans quatre jours, dit-il, trouvez-vous à huit heures du soir à la porte de votre jardin, et je vous remettrai la somme que je vous ai promise.

— Oui, répondit Dominique. Que Dieu vous bénisse, comme je vous bénis moi-même !

A ces mots, ils se séparèrent.