Michel Lévy Frères (p. 205-302).


QUATRIÈME PARTIE


On était en plein été ; je crois même qu’on touchait à la fin de 1844. Oui, nous étions dans l’année 1844. Balzac habitait alors la fantastique maison de la rue Basse, à Passy.

Par une de ces journées étouffantes comme on n’en traverse guère qu’à Paris dans le mois de septembre, car je n’en ai jamais connu d’aussi mortellement chaudes à la même époque au milieu du Sahara, je me décidai, sur une invitation de Balzac, à me rendre à cette jolie habitation de Passy, très-jolie sans doute, mais collée comme une aire tremblante aux flancs périlleux d’une montagne. Rude ascension qui me fait palpiter et ruisseler les tempes rien qu’à la pensée de l’avoir tentée. Il y avait surtout à gravir, après la barrière, et tortueusement placée entre les hauts murs qui soutiennent la montagne de Passy, une ruelle d’une perpendicularité, d’une roideur, d’une fantaisie de contours, d’une difformité !… un vrai pèlerinage à accomplir. Balzac prenait souvent cet affreux chemin, très-mal famé du reste, quand il ne voulait pas être rencontré par les importuns. Rien n’était amusant, d’en haut, — petite cruauté amicale, — comme de le voir suer d’ahan, souffler comme un bœuf au soleil, rompre sur ses genoux, à travers les anfractuosités de cette brèche. Nous nous donnions souvent ce plaisir de belvéder, madame X… et moi, quand il avait promis de venir déjeuner, et qu’il n’était en retard que de deux ou trois heures.

Je suivis ce jour-là le bord de l’eau, espérant voler quelques bouffées d’air à la Seine. Je n’eus pas la moindre risée. Quelle fournaise ! Le cours la Reine était jaune comme de la paille de maïs. Joignez une poussière fine, corrosive, à cette atmosphère de feu. Il fallait que le dédommagement qui m’attendait à Passy fût bien grand pour me faire oublier ce voyage par un temps si lourd. Il alla au delà de toutes les compensations imaginables. J’aurais consenti à endurer vingt fatigues pareilles pour jouir de la surprise que Balzac m’avait ménagée ce jour-là.

Il était sept heures et demie environ quand j’entrai dans la salle à manger, celle que décorait, digne d’une galerie florentine ou vénitienne, son buste, chef-d’œuvre de David : un Titien peint au ciseau, un Van-Dyck de marbre. Cette riante pièce, dont nous avons déjà parlé, donnait sur le jardin et communiquait avec son cabinet de travail.

Balzac achevait de dîner : il avait à sa droite, près de lui, un rédacteur de la Presse, M. Robert, qui était venu lui demander la suite des Paysans, que publiait alors ce journal ; à sa gauche, madame X…, occupée à verser le café, et en face de lui un homme à figure bovine, large du front, bestiale du bas, solide, inquiétante, d’un caractère étrange : cheveux autrefois rouges assurément, aujourd’hui blancs-blonds ; regards autrefois bleus, aujourd’hui gris d’hiver. Ensemble complexe, rustique et subtil, d’une expression peu facile à définir d’un mot, d’un trait, du premier coup ; calme, cependant, mais calme à la manière redoutable des sphinx égyptiens. Il y a des griffes quelque part. Du reste, je dois dire ici que l’homme posa si habilement, pendant toute la soirée, son buste d’Hercule, mais d’Hercule après les douze travaux, fatigué et voûté, pendant tout le temps qu’il passa chez Balzac cette fois-là, qu’il me fut impossible de voir sa figure d’une manière assez suivie pour en retenir fermement les traits, pour pouvoir les grouper et les fixer plus tard sous la plume.

Ni à la lumière du jour, qui déclinait déjà beaucoup, il est vrai, quand je fus introduit, ni à la clarté des lampes qu’on ne tarda pas à apporter, cette figure ne se dévoila une seule fois franchement à mon regard. Je n’en saisis jamais qu’un quartier. N’y eut-il que du hasard dans cet accident, y eut-il de la volonté du personnage, c’est ce que je ne saurais affirmer : mais, par l’effet d’une cause ou d’une autre, ce masque m’échappa constamment sans qu’il y eût pourtant affectation apparente de sa part à se dérober à l’examen. Quel était donc cet homme ? C’est avec un simple mouvement de ses mains, qui me parurent d’un beau moulage, d’une rare expression de souplesse et d’autorité, et qu’il agitait parfois avec la coquetterie qu’y aurait mise une femme, et qu’il laissait tomber aussi parfois avec la lourdeur royale d’une patte de tigre ; c’est avec leur simple mouvement, dis-je, qu’il sut échapper à toute minutieuse analyse. Tantôt il les faisait se rencontrer sur son front comme un homme occupé à empêcher sa mémoire de s’évaporer, et alors son visage était à demi invisible ; tantôt il plaçait l’une ou l’autre en écran au-dessus de ses sourcils, afin de garantir ses yeux du trop vif éclat de la lumière, ou bien il les croisait au repos sur sa bouche, ainsi qu’on fait dans les moments de profonde attention portée aux choses qu’on écoute. Et, singulière influence de cette individualité, je sentis, bien avant que Balzac m’eût présenté à ce convive, nouveau pour moi, qu’il remplissait l’espace où nous nous trouvions de sa puissance translucide : enfin, on éprouvait, — c’est du moins ma sensation personnelle, — qu’il n’y avait pas que le poids d’une seule planète souverainement intelligente dans le milieu où nous respirions. À côté de celle de Balzac il y en avait assurément une autre ce soir-là qui gravitait et attirait.

En enfonçant les doigts dans une grosse pêche de Montreuil qu’il se disposait à porter à ses dents de sanglier, et en me désignant d’un coup d’œil satisfait le personnage qui m’était inconnu, Balzac me dit : « Je vous présente M. Vidocq. »

À ce nom fameux dans l’histoire de la police, je me rappelai avoir entrevu ce type de Vautrin dans les allées des Jardies, mais sans que Balzac me l’eût jamais présenté, ni qu’il m’eût dit quel personnage officiel et mystérieux c’était. Comme j’avais appris à respecter toutes ses réserves et ses plus légères circonspections, sûr moyen de ne jamais se prendre de froideur avec lui, je ne lui avais pas demandé quel visiteur j’avais eu l’honneur de coudoyer sous son toit. Il jugeait à propos maintenant de rompre le charme ; je n’avais qu’à m’en réjouir. Le héros valait certainement la peine d’être connu, à cause de tout le bruit amassé autour de son nom, à cause des grosses et ténébreuses affaires de police secrète qu’il avait conduites avec la pénétration du génie et souvent résolues avec une audace chevaleresque. Balzac, et certes il avait en cela grandement raison, tenait en très-haute estime ces sortes d’aptitudes privilégiées commises à la surveillance des familles et à la sécurité publique. Il admirait surtout la divination de ces esprits subtils entre tous les esprits, qui ont le flair aigu du sauvage pour suivre à la piste un criminel sur l’induction la plus fugitive, sans induction même. Une voix leur parle. Ils sont saisis d’un tremblement nerveux comme l’hydroscope sur le rocher qui recouvre la nappe d’eau à cent pieds sous terre, et ils s’écrient : « Le crime est là, creusez, il y est ! »

Balzac lui-même aimait à se parer de cette rare intuition. Et que de preuves n’a-t-il pas données qu’il la possédait au plus haut degré en nous faisant suivre fil à fil les passions les plus cachées du cœur et en nous introduisant de dédale en dédale jusqu’au cœur même, la caverne où se fabriquent toutes les fausses monnaies, où se nouent toutes les conspirations, où se préparent tous les meurtres, tous les crimes avant d’entrer dans le monde de la réalité pour y être étudiés alors par ces autres moralistes, les grands génies de la police, les Lenoir, les Colquhoun, les Parent-Duchâtelet, et, dans un autre ordre d’intelligence, les Vidocq !

Le café fut servi par les belles mains dodues de madame X… On causa encore quelques instants avant d’allumer les bougies. Au moment où elles furent placées sur la table, M. Robert s’étant levé pour partir, Balzac se leva aussi et l’accompagna après lui avoir remis un paquet tout chiffonné, formé de pages de manuscrit et de placards d’épreuves, qu’il sortit des larges poches balantes de la veste de toile grise qu’il portait ordinairement l’été.

À la porte de la salle, ils s’arrêtèrent pour causer. Balzac, qui avait une grande estime pourM. Robert, aimait beaucoup à le consulter, à le mettre au courant, dans des confidences familières, de ses misérables tribulations d’écrivain, particulièrement des contrariétés de toutes sortes qu’il éprouvait depuis quelque temps dans ses relations avec le journal la Presse. Il ne faut pas croire que son prodigieux talent et son immense popularité le missent à l’abri des trahisons intimes de la maison. Il avait là de bons amis qui le démolissaient avec bonheur auprès des chefs. La bonne, l’adorable madame de Girardin n’était pas toujours assez puissante elle-même pour soutenir le crédit ébranlé de Balzac, maintenir l’autorité de son nom et faire prévaloir sur d’honorables eunuques la virilité de ses belles créations. Le ver à soie qui filait sa trame d’or avait ses araignées qui prétendaient filer aussi. On trouvait l’auteur du Lis dans la Vallée trop diffus, trop filandreux, anatomiste sans mesure, tapissier en diable, commissaire-priseur à l’excès, jamais assez dramatique, tirant tant qu’il pouvait au volume ; enfin les abonnés des départements se plaignaient, et quand l’abonné se plaint, il faut s’incliner, mieux encore, se mettre à genoux, rouler sa tête dans la poussière, obéir. Il n’était que trop vrai cette fois, cependant, que l’abonné de Saint-Jean-de-Coq-en-Brie-sous-Bois et celui de Saint-Paul-en-Jarret avaient réclamé contre le roman de Balzac en voie de publication : les Paysans. Ils menaçaient de cesser leur abonnement si l’on continuait à leur donner, par tranches quotidiennes, ce fastidieux roman de M. de Balzac auquel ils ne comprenaient rien du tout, qui intéressait bien moins, disaient-ils, que la Femme aux yeux verts, publié simultanément par le journal rival. Donnez-nous donc des femmes aux yeux verts, criaient l’abonné de Saint-Jean-de-Coq-en-Brie-sous-Bois et celui de Saint-Paul-en-Jarret, et faites-nous grâce de la suite de vos affreux, ennuyeux et odieux Paysans.

Ces protestations réitérées avaient fini par porter coup : l’administration de la Presse, à tort ou à raison, s’était émue. Chaque jour, par missive ou par messager, Balzac était prié de modifier, de couper surtout, de couper beaucoup, dans les Paysans, cette colossale et neuve étude de mœurs, même après Molière, où il a si admirablement peint ces matois, ces rusés coquins d’hommes des champs. Et l’infortuné Balzac coupait, mais jamais assez. On parlait de suspendre résolûment la publication s’il ne se résignait pas à faire de plus larges sacrifices. Tel était l’état des relations de bonne amitié entre la Presse et Balzac à ce moment-là ; telle était sa situation personnelle d’écrivain, et il en causait presque à haute voix avec M. Robert en le reconduisant, tant son cœur aigri débordait par ses lèvres.

Quand la conversation fut finie, Balzac revint prendre sa place à table ; il souriait, mais cette gaieté me parut blafarde et forcée, et je doutai fort que Vidocq, à l’œil d’aigle, n’eût pas remarqué la fausse quiétude de notre hôte, qui, après avoir bu un grand verre de vin de Château-du-Pape, espèce de vin gros et noir qu’il prisait beaucoup, je ne sais trop pourquoi, dit au grand homme de la police : « Vous disiez donc, tantôt, monsieur Vidocq ?…

— Je disais que vous vous donnez bien du mal, monsieur de Balzac, pour créer des histoires de l’autre monde, quand la réalité est là devant vos yeux, près de votre oreille, sous votre main.

— Ah ! vous croyez à la réalité ! vous me charmez. Je ne vous aurais pas supposé si naïf. La réalité ! parlez-m’en : vous revenez de ce beau pays. Allons donc ! c’est nous qui la faisons, la réalité.

— Non, monsieur de Balzac.

— Si, monsieur Vidocq ; voyez-vous, la vraie réalité, c’est cette belle pêche de Montreuil. Celle que vous appelleriez réelle, vous, celle-là pousse naturellement dans la forêt, sur le sauvageon. Eh bien ! celle-là ne vaut rien, elle est petite, aigre, amère, impossible à manger. Mais voici la réelle, celle que je tiens, qu’on a cultivée pendant cent ans, qu’on a obtenue par certaine taille à droite ou à gauche, par certaine transplantation dans un terrain sec ou léger, certaine greffe ; celle enfin qu’on mange, qui parfume la bouche et le cœur. Cette pêche exquise, c’est nous qui l’avons faite : elle est la seule réelle. Même procédé chez moi. J’obtiens la réalité dans mes romans, comme Montreuil obtient la réalité dans ses pêches. Je suis jardinier en livres. »

Vidocq versa lentement de l’eau-de-vie dans son café et se borna, pour toute réponse, à promener la tasse sous son nez.

« Vous n’êtes pas convaincu, je le vois, mon cher monsieur Vidocq ; mais toutes les fois que des gens sont venus me dire : « — Monsieur de Balzac, j’ai un superbe sujet de roman à vous confier ; vous ferez un chef-d’œuvre avec ça ; » — je n’ai rien trouvé qui valût la peine… Quand le fait y était, les détails, qui sont tout, les détails manquaient complètement, quand, au contraire, on m’apportait de jolis détails, bien gais, bien friands, à se lécher les badigoinces, comme dit mon compatriote Rabelais, le sujet n’existait pas. Toujours la pêche de Montreuil, toujours le chasselas de Fontainebleau et la poire de Bon-Chrétien. Ça se fait, ça ne vient pas seul. »

Vidocq, en tenant sa tasse en l’air après l’avoir vidée à demi et de manière à ne laisser voir qu’un œil entre le dessin de l’anse et la courbure de la tasse, répondit à Balzac : « Si, ça vient seul quelquefois.

— Jamais ! jamais ! jamais !

— Si fait ! monsieur de Balzac, si fait ! »

Le regard de Vidocq frappa, comme le rayon d’une lentille de verre, l’œil ébloui et éblouissant de Balzac. Ces deux soleils s’allumèrent.

Ces mots tombèrent des grosses lèvres de Vidocq :

« Je vous apporte une pêche de Montreuil.

— Vous ?

— Moi.

— Il n’y a que vous au monde, il est vrai, qui pourriez… Mais non, pas même vous. J’ai sur ce point un fanatisme de conviction…

— Je vous apporte un fait.

— Un fait complet ?

— Complet, là ! une histoire.

— Avec ses deux jambes, le cœur et la tête ?

— Oui, avec le cœur, la tête et le reste.

— Ah ! il y a aussi le reste ?

— Oui, des passions et tout ce qui s’ensuit. »

Quelque chose de moqueur, mais non pas précisément de cynique, comme le tour de la conversation entre deux pareils chirurgiens de l’âme entraînerait à le supposer, courut sur les cils à demi croisés de Vidocq, et alla se poser en étincelles au haut de la prunelle de ses petits yeux gris.

Madame X… fit un mouvement pour quitter la table.

« Ah ! vous pouvez demeurer, madame, » dit Vidocq avec un sourire qui, s’il ne m’aurait pas tout à fait rassuré pour la pudeur d’une jeune fille, était très-suffisant pour la localité et la circonstance. D’ailleurs, comme toutes les supériorités parvenues d’une manière ou d’une autre à la région calme des hauteurs, Vidocq avait, devant le monde et lorsqu’il était hors du cadre de sa profession, la mesure exacte de la parole et de l’émotion oratoire, il possédait et se possédait. Je dirais volontiers de lui ce que disent les maçons d’un homme de leur partie dont ils veulent louer la spécialité : Il est du bâtiment. Vidocq, comme Balzac, était du bâtiment.

« J’étais de service cette nuit-là à la préfecture de police, dit Vidocq en commençant, et je vous affirme que cette nuit d’hiver était aussi froide que cette belle nuit d’été est chaude. La Seine était prise, et une lune glacée vous donnait le frisson rien qu’à voir sa blancheur badigeonnée sur les pavés, sur les murs et contre les carreaux, où l’on n’apercevait pas beaucoup de mouches. Mes collègues et moi étions ramassés autour d’un poêle en fonte, chauffé à blanc, qui criait comme un damné, tant nous lui fourrions, sans pitié pour le budget, du charbon dans le ventre. Nous faisions griller des marrons, et nous les arrosions de temps en temps d’un verre de vin blanc coupé par de l’eau bénite de cave, c’est-à-dire par du rhum. C’est souverain contre la goutte et ordonné par la faculté de Bercy. Mais c’est incroyable, ma parole d’honneur, monsieur de Balzac, ce qu’on mange de marrons à la préfecture de police l’hiver pour se désennuyer. On y fume beaucoup aussi. Sans cela, que deviendrait-on, de huit heures du soir au matin, dans les pièces d’attente, où M. le préfet veut qu’on soit toujours sous sa main ? Il ne s’agit pas de dormir ! Lui-même ne sommeille jamais que d’un œil. Songez donc ! il lui arrive vingt rapports par minute : rapport sur un incendie, rapport sur un vol, sur un suicide, sur un assassinat, sur une conspiration. Il saute à bas du lit, il sonne. Aussitôt il faut être devant lui pour recevoir ses ordres. « Vous, allez là ; vous, allez là ; vous, allez là. » Et vite on passe une blouse ou une redingote à la propriétaire ; vite on se met une perruque, vite on se colle au menton une barbe blonde ou noire, blanche ou grise, et l’on va travailler où l’on vous a dit. Comme je vous le disais donc, nous mangions cette nuit-là des marrons à nous étouffer.

— Ah çà, vous n’avez donc fait toute la nuit que manger des marrons ? interrompit Balzac avec humeur.

— Non, mais non ; attendez. Il n’était encore que minuit et demi ; il restait du chemin à faire pour aller jusqu’au jour.

— Alors, mangeons des marrons, dit Balzac d’un ton résigné ; mais mangeons-en une bonne fois pour toutes. Voulez-vous ? »

Habitué à ces salves d’impatience nées chez Balzac d’un extrême besoin de curiosité, Vidocq ne s’en fâcha pas plus que de toutes celles qui suivirent, et il reprit :

« C’était dans la nuit du 14 décembre 1834 ou 35… Écoutez, il y a déjà neuf ou dix ans de ça… Il me passe tant de faits par la tête…

— Et par les mains ?

— Et par les mains, que ma mémoire bronche parfois ; mais l’événement ne va pas au delà de 36, je vous le garantis.

— Très-bien ; mais que se passa-t-il à minuit et demi à la préfecture de police ?

— Il allait être une heure ; je crois même qu’une heure venait de sonner au quai des Orfèvres, quand je vis passer derrière les carreaux embrumés de la porte vitrée de notre cabinet, qui ouvrait, comme je ne vous l’ai peut-être pas dit, sur l’escalier même conduisant au cabinet du préfet, deux ombres, deux choses agitées, que je crus être deux femmes. Je me levai : c’étaient deux femmes. J’ouvris la porte, et je leur demandai où elles allaient. La dame me répondit sèchement, et sans me regarder, sans s’arrêter, qu’elle voulait parler à M. le préfet. Je dis la dame, car il était aisé de voir que l’autre, celle qui l’accompagnait, était sa suivante, sa dame de compagnie ou sa femme de chambre. Celle-ci avait une robe de soie noire, c’est vrai ; mais, à son chapeau sans plumes ni fleurs, à la manière surtout dont son châle était jeté sur ses épaules, on voyait bien qu’elle était femme de chambre. D’ailleurs, l’autre n’aurait pas été en toilette de bal, qu’on aurait deviné qu’elle était la maîtresse. Cette toilette de bal m’interloquait beaucoup. Que venait faire à une heure après minuit, chez le préfet de police, une dame ainsi parée pour le bal, et parée, je dois vous le dire, d’une grotesque façon ? Les fleurs étaient placées comme au hasard dans ses cheveux ; ses cheveux mêmes avaient l’air d’avoir été à peine peignés, et derrière son rouge (car elle avait mis du rouge, quoiqu’elle fût très-jeune et merveilleusement jolie) on apercevait une pâleur cadavérique. Dit-on cadavéreux ou cadavérique, monsieur de Balzac ?

— Dites comme vous voudrez. Ça m’est bien égal !

— Et à moi ! À propos, quand serez-vous de l’Académie française ?

— Quand la place des hommes de génie et des hommes d’esprit ne sera pas prise par des professeurs et des hommes de parti. Parlons de choses plus nobles ; revenons à la police. »

Vidocq reprit ainsi, après avoir versé une addition de rhum dans son rhum :

« Et, chose qui me parut encore plus extraordinaire que cette inexplicable toilette de bal et de fête autour de cette femme désolée, et porter au plus haut degré le signe de la folie ou d’un sentiment que je ne comprenais pas bien sur le moment, c’est qu’elle avait une bottine noire à un pied et un soulier de satin blanc à l’autre pied. J’allais lui répondre qu’on n’entrait pas ainsi chez M. le préfet à une pareille heure de la nuit, mais précisément à l’instant même la porte des appartements du préfet s’ouvrit, et l’huissier qui est de service toute la nuit dans l’antichambre la laissa passer. La porte se referma sur elle, en sorte que la femme de chambre resta sur l’escalier. Je la priai de descendre quelques marches et de passer dans la pièce où étaient mes subordonnés, que j’avais laissés autour du poêle. Elle y consentit.

« À vrai dire, quoique sa mise ne fût pas aussi extravagante que celle de sa maîtresse, son moral ne me semblait guère en meilleur état. Dans le peu de paroles qu’elle dit pour répondre à ma proposition, je remarquai un tremblement nerveux qui n’était pas causé seulement par le froid. Nous avons assez l’habitude, dans notre partie, de distinguer tous les genres d’émotions, pour ne pas confondre la couleur du remords et la teinture de la peur. Il n’y avait que de la peur chez cette jeune femme, mais une peur à vous la donner, une peur comme je n’en ai jamais rencontré de pareille chez personne dans ma vie, excepté chez sa maîtresse. C’était à vous épouvanter. Et pourtant je voyais bien que la femme de chambre dont je vous parle était une nature forte, énergique, résolue au fond. L’événement qui les amenait, elle et sa dame, à la préfecture de police, était donc considérable. À son accent traînard, je jugeai qu’elle était Belge, d’Anvers ou d’Ostende ; monumentale autant que sa maîtresse était fine et délicate de teint et de constitution, quoique sa maîtresse fût brune comme elle. Puis des yeux espagnols et une bouche bien fendue, bien meublée, à la hollandaise. Et fraîche ! J’ai assez étudié les races ; je ne me trompe jamais sur les origines. C’est le métier, du reste, qui donne ce tact ou plutôt qui le développe. Il n’y a pas d’homme de police sans cette faculté. Ah ! si j’avais votre bonne plume, monsieur de Balzac, j’écrirais des choses à bouleverser de fond en comble le ciel et la terre sur le génie qui bat dans la tête, dans les entrailles, dans les artères des vrais hommes nés pour la police. Tenez ! moi, par exemple, moi, je suis venu au monde pour ça. J’ai le nez fendu comme les chiens chasseurs. Vous aussi, vous avez le nez fendu. Nous flairons de loin. »

Balzac sourit au compliment, à l’honneur d’être de la confrérie des nez fendus.

« Mettez-moi au milieu d’une foule de mille individus, je découvrirai un galérien rien qu’à l’odeur. Ceux qui ont vécu à Brest et à Toulon contractent un musc que je reconnais au bout de vingt ans sur eux. Ça vient me trouver comme le parfum de la rose.

— La rose des bagnes. Joli, dit Balzac. Nous la mettrons à côté de la rose-thé.

— Et j’ai bien d’autres instincts, continua Vidocq. En me levant, je prévois si dans la journée je recevrai un coup de couteau de quelques-uns de ces braves gens que j’ai fait boucler. Cela dépend beaucoup du temps. Il n’y a rien de barométrique comme moi. Tel jour je suis si stupide que je me laisserais arrêter par un garde champêtre au milieu de la rue Saint-Denis ; mais tel autre, en revanche…

— Cette nuit-là dans quelles dispositions étiez-vous ? demanda Balzac ; la nuit où cette belle dame et sa femme de chambre osèrent ainsi se rendre à l’hôtel de la rue de Jérusalem ?

— Dans des dispositions assez bonnes, répondit Vidocq avec une feinte modestie, et je crois l’avoir prouvé cette même nuit-là ; mais cependant je ne vis rien, je ne découvris rien, je ne devinai rien derrière le trouble de la femme de chambre, que j’avais fait asseoir près du poêle et dans le meilleur fauteuil de la pièce, afin de mieux l’observer.

— Que ne l’interrogiez-vous ?

— Peste ! comme vous y allez ! L’interroger ! je n’en avais pas le droit. C’était affaire au préfet, et rien qu’au préfet, dans la circonstance présente. Et puis la préoccupation d’esprit de cette femme l’empêchait de rester en place. À chaque quart de minute elle se levait, allait à la croisée, et ensuite, du bout du doigt de sa main droite mal gantée, comme on est ganté quand on a été pressé de sortir pour quelque affaire urgente, elle effaçait le brouillard de vapeur condensée par le froid sur la vitre, et par cette place, un instant éclaircie, elle regardait. Que regardait-elle ? Je la suivis pour le savoir. Elle allongeait chaque fois ses regards inquiets sur le quai des Orfèvres, où attendait la voiture qui l’avait descendue avec sa maîtresse à quelques pas de la préfecture. Ce n’était ni un fiacre, ni une voiture de remise, mais une solide et riche voiture de grande maison, ce qu’on reconnaissait facilement à la tournure des chevaux, aux lanternes de cristal, à la physionomie générale de l’équipage. Cette anxiété chez la femme de chambre avait-elle pour cause la crainte de voir s’éloigner cette voiture ? Quelqu’un se trouvait-il dans cette voiture où il attendait le résultat de la visite nocturne faite au chef de la police par les deux dames si effrayées ? Voilà ce que je ne pus pénétrer, et l’obscurité devint encore plus ténébreuse pour moi quand j’entendis la femme de chambre, qui ne me soupçonnait pas si près d’elle, murmurer avec un accent indéfinissable, les yeux fixés sur le cocher de cet équipage : Il dort !

« Maintenant, quel sentiment de sécurité ou d’épouvante exprimait ce mouvement convulsif de ses lèvres, c’est là une question qui aurait demandé, pour être résolue, plus de temps que je n’en avais devant moi. Ensuite il se passait dans les appartements du préfet des scènes autrement importantes que celle dont je vous parle ici en passant, et que je mentionne plutôt pour ne rien vous laisser ignorer des événements de cette nuit émouvante que pour absorber votre attention.

« Voyons maintenant ce qui se passait dans les appartements du préfet, qui s’était couché à minuit, après une journée exceptionnelle de labeur et de fatigue, et après avoir recommandé expressément à l’huissier de service de respecter son repos, et de le laisser dormir jusqu’au jour, enfin de ne venir troubler son sommeil sous aucun prétexte quelconque. Quand il lui arrivait de donner de pareils ordres, il était sans exemple qu’on violât la consigne ; car cette consigne n’est pas moins qu’une question, je ne dirai pas de vie ou de mort, mais de santé ou de maladie pour le magistrat qui l’impose comme une barrière infranchissable devant son sommeil. Je suis bien fort, n’est-ce pas ? Peu d’hommes, je crois, résisteraient aux rudes travaux de jour et de nuit que j’ai souvent supportés, eh bien ! je déclare que ces travaux sont des œillets et des roses auprès des occupations, des soucis, des immenses responsabilités d’un préfet chargé de la police de Paris. Je ne sais comment on résiste plus de six mois à cette charge accablante, écrasante, surtout depuis ces dernières époques d’émeutes, de révolutions, de conspirations, de sociétés secrètes. Quand tout dort la nuit, — car enfin la nuit est un peu faite pour dormir, — quand tout dort, la royauté, la justice, l’armée, le peuple, les lois, les mœurs, lui seul doit veiller, parce qu’il a pour mission de dire à chaque instant aux mœurs : Je suis là, je veille pour vous ; pour devoir, de crier à la justice : éveillez-vous, les lois sont en danger. Un préfet de police est roi de Paris depuis le coucher du soleil jusqu’à son lever.

« Étonné déjà que la sentinelle et le concierge de l’hôtel n’eussent fait aucune difficulté pour laisser s’introduire deux femmes, l’huissier s’informa, en se frottant les yeux, du motif qui amenait celle qu’il avait devant lui jusqu’aux appartements du préfet. Elle répondit d’une voix altérée par la redoutable secousse qui la jetait en un pareil lieu et à pareille heure, et par la rapidité de son ascension à travers les marches de l’escalier, qu’elle désirait, qu’elle voulait parler sur-le-champ à M. le préfet : et elle s’élança en même temps, sans attendre une réponse, vers la porte derrière laquelle elle supposait avec raison qu’était l’appartement où elle le trouverait. L’huissier de service l’arrêta et lui dit que le préfet ne recevait d’abord que certain jour de la semaine sur demande écrite ; que la nuit son cabinet ne s’ouvrait que pour des raisons dont lui seul était juge ; qu’au surplus, fatigué à l’excès et même sérieusement indisposé depuis trois jours, il avait donné l’ordre qu’on n’entrât pas chez lui avant huit heures du matin. — Huit heures du matin ! s’écria alors la dame en tordant ses mains l’une contre l’autre, tandis que son pied frappa le parquet à se briser le talon ; — huit heures du matin ! c’est tout de suite qu’il fallait qu’elle vît le préfet, qu’elle lui parlât ; il s’agissait d’une affaire de la plus grave, de la plus haute importance. Blasé comme le sont tous les huissiers sur ce prétexte trop souvent employé d’affaires de la plus haute importance auquel tout solliciteur a recours pour s’introduire chez un fonctionnaire public, le père Caron, — c’était le nom de l’huissier de garde ce jour-là, — répondit qu’il était désolé de refuser, mais qu’il ne s’exposerait pas à violer la consigne. Sa disgrâce serait assurée après une pareille infraction, tout avancement lui serait interdit. Du même ton rapide et convulsif qu’elle avait eu jusque-là et qu’elle ne parvenait pas seulement à modérer, la dame éplorée dit au père Caron que lorsque le préfet, saurait, une fois introduite dans son appartement, de quoi il s’agissait, le motif de cette visite nocturne, extraordinaire sans doute, mais parfaitement justifiée, au lieu de le punir, lui, son huissier, il lui en saurait gré, il le remercierait. Et la belle dame termina cette nouvelle supplication par un second élan vers la chambre du préfet, impétuosité pareillement réprimée comme la première fois par le bras de fer de l’huissier, très-fort surpris cependant, m’a-t-il dit depuis, de la vigueur de cette jeune femme si faible en apparence, et dont le regard noble et impérieux, ajoutait-il, semblait, encore plus que son incroyable énergie physique, l’obliger à fléchir. Il ne fléchit pas de cette fois encore néanmoins ; il se borna à dire, dans son trouble, car il commençait à se troubler devant cette volonté qui ne rompait pas d’une ligne, qu’il lui était demandé une chose impossible, des plus impossibles. Il pria même la dame de se retirer.

« Elle sourit à cette invitation de l’huissier, et elle lui dit, comme si elle n’eût pas entendu sa dernière phrase, que ce qu’elle attendait de lui était très-possible, au contraire ; excessivement possible, parce qu’elle était très-connue de M. le préfet de police ; elle avait dîné avec lui, il n’y avait pas plus de dix jours, chez le général de Rumigny ; elle s’était trouvée avec lui en soirée la semaine d’avant chez M. le comte de Montalivet ; elle cita encore bien d’autres personnages de distinction chez lesquels elle s’était rencontrée avec M. le préfet. Elle affirma sous toutes les formes qu’elle était personnellement et particulièrement connue de lui, et ajoutant qu’elle accourait l’informer d’un événement dont lui seul devait être instruit, et instruit sans retard, d’un événement extraordinaire, inouï, effroyable. Il fallait donc qu’il fût éveillé, qu’il la reçût, qu’il l’écoutât.

« À toutes ces raisons, à toutes ces protestations qui devenaient, vous le voyez, de plus en plus ardentes, le père Caron répondit comme il avait répondu vingt mille fois dans sa vie à vingt mille solliciteurs et solliciteuses qui disaient eux aussi et elles aussi qu’ils avaient dîné et soupé avec le préfet dans les plus illustres maisons de Paris ; il répondit : — qu’il était au désespoir, mais qu’il refusait nettement et décidément de déranger le préfet dans son sommeil. — Voyons, dit la malheureuse femme au comble de l’exaltation, vous avez peur, m’avez-vous dit, de perdre vos droits acquis à l’avancement si vous entrez dans cette chambre. Quelle compensation voulez-vous à cette perte, à ce malheur qui ne se réalisera peut-être pas pour vous, mais enfin quel dédommagement légitime exigez-vous ? Est-ce trois mille francs ? six mille francs ? Voulez-vous dix mille francs ? Voilà dix mille francs, en voilà vingt mille… Je ne sais pas… plus ou moins… prenez ! prenez ! Et la dame défît brusquement ou plutôt elle brisa d’une seule et sèche secousse le gros collier de perles fines qu’elle avait au cou, ôta avec la même violence de geste ses deux bracelets en diamants, et mettant pêle-mêle perles et diamants dans la main de l’huissier, stupide d’étonnement, elle lui dit : — Maintenant, allez !

« Le père Caron ouvrit de grands yeux.

« Après avoir posé en tas sur un fauteuil le collier et les bracelets, le pauvre huissier, ivre de tout ce qu’il venait d’entendre, s’achemina vers la chambre du préfet. Enfin il était vaincu !

« Le moyen, après tout, de résister à une pareille séduction : vingt mille francs de perles et de diamants !

« Le préfet de cette époque, et vous devinerez aussi facilement son nom que si je vous le disais, n’était pas un dormeur impitoyable, mais il avait les nerfs irritables comme les ont tous les fonctionnaires exposés à écouter quinze heures par jour les réclamations, pétitions et divagations du public. À cette besogne agaçante on commence par devenir impatient, puis bourru, puis inabordable ; et si le moment n’arrivait pas de faire place à un successeur, ou de prendre sa retraite, on finirait par tomber dans des accès de rage à la vue d’un des membres de cette vaste famille d’importuns, qui acceptent trop au pied de la lettre cette définition de Mirabeau : — « Depuis le roi de France jusqu’au garde champêtre, tout fonctionnaire est un commis du peuple, et à toute heure du jour et de la nuit ce commis doit être prêt à servir son maître. »

Quoi qu’il en soit, le père Caron eut sa minute de courage.

« Il alla droit au lit du préfet, qui dormait de ce bon premier sommeil si bon et si doux pour ceux qui n’ont pas toujours de second sommeil, et les préfets de police sont de ceux-là.

« Caron, qui ne voulait pas brusquer le réveil, fut obligé de recommencer plusieurs fois les moyens peu variés qu’on a d’éveiller un homme sans l’étonner souvent un peu, sans le fâcher souvent beaucoup ; il remua des chaises, il toussa ; il remua de nouveau, il toussa plus fort. Le préfet ne rouvrait pas les yeux. Enfin il osa appeler par son nom le premier magistrat de Paris, moyen extrême, périlleux, mais sûr moyen d’arriver directement au but tant souhaité et tant redouté.

« Comme vous vous l’imaginez, le réveil du préfet ne fut pas tout à fait celui de l’innocence, par Prud’hon. Il se haussa d’un bond sur son oreiller, dont on osait venir audacieusement déranger les plis, et il regarda le téméraire en face. Caron, quoique ancien soldat, quoiqu’il eût fait toutes les campagnes du Nord, fondit comme une boule de neige sous une potée d’eau chaude. Il disparut sous lui-même ; en un instant il n’y eut plus de Caron. Quand il releva un peu la tête, il entendit sortir ces mots de la bouche placée au-dessus de lui : « Coquin ! faquin ! brigand ! infâme drôle ! Quand je lui ai tant recommandé de ne pas entrer dans ma chambre avant huit heures du matin. — Mais c’est une dame, murmura l’infortuné huissier, qui songeait, malgré sa terreur, aux perles et aux diamants dont la fascination traversait les murs, c’est une dame… — Eh bien ! une dame ?… quand ce serait une dame !… — Elle a les plus impérieuses raisons pour vouloir parler à M. le préfet. — Une femme à cette heure !… par le temps qu’il fait !… Quelle est cette odieuse mystification ? Et vous vous y prêtez, monsieur ! Qu’elle aille à tous les diables ! — Cette dame affirme si ouvertement qu’elle est beaucoup connue de vous, monsieur le préfet, que je n’ai pas su comment refuser. — Parbleu ! qui ne me connaît pas ! Qui ne prétend pas me connaître ! Mais en voilà assez ! En voilà beaucoup trop ! Je veux dormir. S’il vous arrive jamais d’oublier mes ordres quand ils sont aussi précis que je les donne, je vous casserai immédiatement de votre emploi, entendez-vous ? je vous destituerai, je vous chasserai. Vous voilà prévenu, sortez ! »

« Ceci dit, le préfet se coula sous la couverture, tâchant de renouer son sommeil brisé et de rappeler la chaleur à ses épaules refroidies. Quant à l’huissier, il alla, la tête baissée, l’âme meurtrie, faire part à la mystérieuse solliciteuse de nuit de l’accueil qu’il avait essuyé à cause d’elle. Mais elle, loin d’être découragée de cet échec après lequel il semblait qu’elle n’eût plus qu’à s’envelopper de sa sortie de bal, monter dans sa voiture et regagner son faubourg Saint-Germain ou Saint-Honoré, elle dit à l’huissier : « Il ne faut pas le laisser se rendormir. Retournez vite près de lui et dites-lui… — Non, madame, non, je ne retournerai pas près de lui, se hâta de dire Caron, qui ajouta, ne voulant pas laisser une miette d’espoir à cette femme invincible dans sa résolution : Savez-vous bien qu’il m’a menacé de destitution immédiate si je me présentais encore devant lui ? — Si ce n’est que cela ! — Comment, si ce n’est que cela ! Mais ma place c’est ma vie, c’est celle de ma femme et de mes enfants. — Ne perdons pas de temps, continua la dame en prenant les deux mains de l’huissier dans les siennes : que vous rapporte votre place : Deux mille francs ?… trois mille francs ? quatre mille francs ? Eh bien ! sur l’honneur, je m’engage à vous faire une pension de quatre mille francs, qui sera après vous continuée à votre famille si vous êtes frappé de destitution pour être retourné dans cette pièce et avoir dit au préfet qu’une femme veut à tout prix lui confier un secret d’où dépend l’honneur, la vie de cette femme. » Une pension de quatre mille francs ! Le père Caron fut ébloui et frappé autant dans la parole que dans la vue ; il resta anéanti, hébété, immobile, pétrifié devant cette proposition pyramidale. Une pension de quatre mille francs ! de quatre mille francs ! à lui qui gagnait dix-huit cents francs… s’il les gagnait. Cependant, croyant voir arriver une nouvelle hésitation chez Caron : « Voilà deux mille francs, dit la belle obstinée en ouvrant un petit portefeuille, où elle prit deux billets de banque qu’elle fourra dans la poche de l’huissier : ce sont les deux premiers quartiers de la pension que je m’engage à vous faire ; et elle ajouta : « Vous allez dire à M. le préfet que, demain, aux Tuileries, le roi de France Louis-Philippe le remerciera de ce que j’attends de lui cette nuit. À ces grandes paroles, dites avec la simplicité de la conviction : Le roi de France… Louis-Philippe… Les Tuileries… Caron se dit : — Mais à qui ai-je donc à faire ? Quelle est cette dame qui a tant de diamants, tant de crédit, tant d’argent ?

« Il n’y avait plus à reculer.

« D’ailleurs, que risquait maintenant ce brave huissier de Caron ? Son avenir et celui de sa famille n’avaient plus rien à craindre de la tempête qu’il allait braver. Aussi est-ce d’un pas ferme, d’un pas assez ferme du moins, pour être exact, qu’il pénétra derechef dans la chambre à coucher de M. le préfet. M. le préfet allait enfin se rendormir après la désagréable secousse d’une brutale interruption. Au même instant, — c’était à ne pas y croire ! — nouvelle secousse, nouvelle interruption.

« Cette fois le peu endurant magistrat souleva, en manière de vagues irritées, les draps et la couverture, d’un même mouvement rejetés au loin par les genoux, et les jambes hors du lit, les pieds ouverts et ancrés sur le tapis comme si son corps allait prendre l’élan et fondre, tigre horriblement agacé, sur l’huissier fasciné, il dit à celui-ci d’une voix foudroyante : — Qu’y a-t-il encore ? qui vous amène ? qui vous amène ici ? prenez garde à la fin ! À moins que le feu ne soit à la préfecture de police… Le père Caron répondit tout en gagnant la porte : — Le feu n’est pas à la préfecture, mais cette dame y est encore ; elle jure qu’elle ne quittera pas l’hôtel sans vous avoir vu ; elle est folle, elle pleure… elle dit que le roi est de ses amis, qu’elle a dîné avec lui et avec vous aux Tuileries… — C’est épouvantable ! C’est à vous rendre enragé de voir des intrigantes, des aventurières… Allons donc ! le roi, les Tuileries !… Puis notre chef suprême se mit brusquement sur son séant, et, se croisant les bras avec la fausse résignation des gens qui ne sont pas du tout résignés, des gens que la fumée de la colère étouffe, il alla vers l’huissier et il lui dit face à face : — Quel est le nom de cette femme-là ? — Elle ne m’a pas dit son nom. — Imbécile ! allez le lui demander. — J’y cours. — Caron ne se retourna pas pour écouter ces paroles que lui lança dans le dos notre terrible patron : — Si dans trois minutes ce manége n’est pas fini, je vous envoie passer le reste de la nuit au cachot. »

« Autre embarras ! la dame ne voulut pas donner son nom à l’huissier. Elle lui déclara nettement qu’elle ne se ferait connaître qu’au préfet lui-même. Cette réponse, qui parut à Caron son arrêt de mort, donna sur-le-champ à réfléchir à celui à qui il ne la porta qu’en tremblant de tous ses membres. Celui-là estima, avec sa fine sagacité, qu’une femme assez hardie pour se rendre à l’hôtel de la préfecture, pour insister avec une opiniâtreté sans égale dans sa volonté d’être introduite, et qui refusait de livrer son nom, après avoir mis en avant celui du roi, au risque de se compromettre singulièrement et de perdre le fruit de son obstination si elle inventait un crédit mensonger, il pensa, dis-je, mon cher monsieur de Balzac, que cette femme-là devait être écoutée. Il dit à Caron : — Puisque cette dame ne veut pas dire son nom, eh bien ! qu’elle l’écrive et me l’envoie sous enveloppe.

« Un soupir d’une lieue de long sortit de la poitrine de celle à qui la réponse fut transmise. Elle prit une enveloppe sur la table, où il y en avait toujours des tas pour les besoins du service, y glissa une de ses cartes de visite, qu’elle retira du petit portefeuille en maroquin noir où étaient les billets de banque donnés à l’huissier, cacheta cette enveloppe, et le pli passa, dans l’intervalle d’une seconde, aux mains qui l’attendaient.

« Le préfet prend, décachette, lit, bondit après avoir lu la carte de visite ; relit, s’approche, nu-pieds, de la lampe pour s’assurer qu’il ne s’est pas trompé sur le nom qu’il vient de lire ; et après cet étonnement renouvelé trois ou quatre fois, il dit à Caron : — Faites passer cette dame dans mon cabinet, je m’habille et je suis à elle. Allez ! et les plus grands respects ! »

Ici Vidocq s’interrompit, non pas pour respirer, mais pour boire le rhum qu’il croyait avoir oublié dans son petit verre. Le trouvant vide, il le tendit à Balzac, près de qui était le flacon. « Rien du tout ! dit Balzac en posant la main sur le bouchon de cristal ; vous n’aurez pas une goutte avant de m’avoir dit qu’elle était cette dame.

— J’allais vous la nommer. Oh ! je ne fais pas comme vous des histoires où vous nous cachez le petit bonhomme tant que vous pouvez afin d’allonger la courroie.

— Chut ! dit Balzac, pas de pierre dans mon jardin ! Le nom de la dame ! le nom de la dame !

— C’était la belle comtesse Hélène de B…

— Une étoile de la cour citoyenne ? Pas possible ! s’écria Balzac stupéfié.

— C’était bien elle, ma foi !

— Une des dix ou douze Égéries du système ?

— Je vous ai dit son nom. Maintenant, du rhum ! du rhum, monseigneur !

— Voilà, mon maître, » répliqua de Balzac en versant d’une main abondante du rhum dans le verre de Vidocq.

Et il dit encore, après s’être carré profondément dans son fauteuil, comme s’il eût posé les assises de granit d’une attention monumentale :

« Vite, la suite de cette histoire. Qu’allait faire la belle, la superbe comtesse Hélène de B… à la préfecture de police, à une heure après minuit et par quinze degrés au-dessous de zéro ? »

Vidocq continua ainsi : « Le préfet de police et la dame qui avait combattu pendant deux heures pour être admise auprès de lui se trouvèrent enfin en présence.

« Il n’y avait pas d’erreur, pas de mensonge, pas de supercherie ; la personne introduite répondait exactement au nom gravé sur la carte de visite. C’était bien la belle et spirituelle comtesse Hélène de B… ; une des femmes les plus remarquables par la beauté et la distinction de l’esprit, du règne de Louis-Philippe, de ce règne où les femmes, comme on le verra plus tard, auront joué un grand rôle ; oui, elle a été l’une de celles qui ont passé, à tort ou à raison, mais plus à raison qu’à tort, je crois, pour exercer une énorme influence dans les conseils de la couronne et qui ont porté sinon la paix ou la guerre, mais très-souvent la naissance ou la mort des cabinets dans les plis de leurs jupons.

« Je n’ai pas besoin de vous dire si le préfet fut étonné de voir cette célèbre femme chez lui et confus des difficultés multipliées qu’il avait faites pour l’accueillir. Il essaya de s’excuser, d’expliquer sa situation ; la comtesse ne lui laissa le temps de rien dire, de rien achever. Il s’agissait bien de politesses en ce moment et de toutes les sucreries de la conversation ! Sa voix inégale et frissonnante, ses yeux tout grands ouverts par une terreur qui, au lieu de diminuer, semblait s’être plus étroitement saisie de toutes ses facultés depuis son arrivée dans l’hôtel, la pâleur de morte étendue sur son visage, si l’on peut appeler pâleur une teinte verte aux joues, violette autour des lèvres, réclamaient bien autre chose que des attentions et des courtoisies ! — Voici ce qui m’amène chez vous, dit-elle à peine assise près d’une cheminée dont le feu allait s’éteindre… Il vient de m’arriver un malheur… Elle s’arrêta, sa voix n’atteignant pas à ses lèvres. — Un malheur comme il n’en est jamais arrivé à aucune femme dans sa vie… — Une seconde fois elle fut obligée d’attendre pour pouvoir parler. — Il vous est impossible de vous en faire une idée… Elle s’arrêta encore, la respiration lui manquant tout à coup. Mais bientôt, après un violent effort sur elle-même : — Vous me sauverez ! Vous me sauverez, s’écria-t-elle, vous me sauverez ! — Puis elle dit : — Je vous disais donc… Elle ne sut plus du tout ce qu’elle disait, et répétant le mouvement que sa femme de chambre avait fait devant moi et mes agents dans la pièce au-dessous, elle courut à la croisée pour jeter un coup d’œil sur la voiture qui l’avait amenée à la préfecture. Elle ne la vit pas. Elle poussa alors un cri de désespoir, ouvrit cette croisée, regarda à droite et à gauche, poussa un second cri, puis, les mains sur le visage, se jeta à reculons au fond du cabinet et alla tomber à la place qu’elle avait quittée. Elle ignorait, la pauvre femme dont la tête était perdue, elle ignorait que les appartements où elle se trouvait en ce moment ne donnaient pas du côté même par où elle était venue. Le préfet, qui comprit tout de suite la cause de son erreur, se hâta de la tranquilliser.

« L’explication la remit. L’étouffement subit qui lui avait plombé la poitrine se dissipa peu à peu, et, lorsqu’elle put respirer suffisamment pour parler, elle dit au préfet, attentif à l’écouter, très-attentif, car il y avait tant de soupirs, tant de hoquets, tant de palpitations encore dans sa voix, qu’il n’était pas facile de la comprendre : — Mon mari, que vous connaissez… — Oui madame. — Mon mari est parti, il y a huit jours, pour Bordeaux, où l’appelaient des affaires de famille, une forte succession. — Le préfet répondit qu’il avait connaissance de cette succession, au sujet de laquelle il croyait savoir aussi qu’un procès serait suscité par de nombreux héritiers dépossédés. La comtesse fit un signe de tête affirmatif, et, reprenant, elle dit d’une voix creuse et effrayée que, pendant cette absence, elle avait eu quelquefois l’occasion de recevoir chez elle une personne… « un jeune homme, » appuya-t-elle avec effort, dont elle avait fait connaissance à l’ambassade d’Autriche. Elle se blâmait de cette imprudence, parce que le comte, son mari, d’un tempérament jaloux jusqu’à la frénésie dangereuse, déjà d’un âge où un affront conjugal ne se pardonne pas, avait noté les assiduités du jeune officier hongrois. « C’était un officier hongrois, » dit-elle entre parenthèses, et en parlant remarquez ceci, monsieur de Balzac, toujours au passé, particularité bizarre qui dépaysait et troublait l’attention du préfet qui la donnait tout entière au récit d’un événement qui, évidemment, venait d’avoir lieu. Sans qu’elle eût encouragé les assiduités de ce jeune officier, celui-ci avait cru devoir profiter de l’absence du comte pour se présenter chez elle plusieurs fois dans la journée, « et souvent, dit-elle du même ton pénible, et souvent le soir, assez tard, très-tard. » Il avait enfin voulu, — toujours contre son gré et contre son désir, — l’accompagner dans sa voiture au sortir des Italiens, et monter chez elle, où il avait demandé la faveur de causer quelques instants. Sans doute, c’était mal, puisque le monde pouvait le trouver mauvais, et puisqu’un événement formidable, terrible, avait été la conséquence de cette fatale faiblesse… À ce mot d’événement, qui rappelait à la comtesse ce qui l’amenait brutalement à la préfecture de police, la comtesse perdit les dernières précautions oratoires dont elle s’était servie jusque-là malgré elle, et qu’emploient les femmes même les plus démoralisées quand elles sont forcées d’avouer la perte de leur réputation, surtout à un homme supérieur par sa position et son intelligence, et elle s’écria, dans une explosion sourde comme le bruit d’une mine trop chargée qui éclate en dedans : — Ce jeune homme était mon amant, oui, mon amant. J’étais donc sa maîtresse, sa maîtresse depuis six mois, depuis qu’il était venu à Paris avec le personnel de la nouvelle ambassade, pour perfectionner ses études militaires.

« Cette révélation nette et franche mit bien plus à l’aise, vous le comprenez, le magistrat, qui attendait, depuis le début de cette étrange confession, un peu de lumière, afin de savoir de quel côté il porterait l’intérêt qu’il ne demandait pas mieux que d’accorder à ce récit d’une catastrophe dont il semblait maintenant entrevoir la fin, fin banale, fin vulgaire, pensait-il : — le retour du mari, l’évasion de l’amant par les toits ou par la cave, la fuite de la femme, venant lui demander de la protéger contre les menaces d’un outrage ou d’un assassinat, si elle remettait les pieds au domicile conjugal. Eh bien ! ce n’était pas cela : le préfet se trompait dans ses conjectures ; elles ne se vérifièrent pas, comme vous allez vous en assurer. Après l’aveu brutal qu’elle venait de laisser échapper, la comtesse n’avait plus qu’à dire hardiment le reste.

« Voici ce qu’elle dit : elle dit que bien que l’amour qu’elle portait à M. de Karls… (c’est le nom du jeune officier) fût aussi grand, de son côté, que de celui de son amant, elle l’avait prié, supplié, quatre jours après le départ du comte, de cesser complétement ses visites, toutes relations, ne voulant pas risquer, pendant les quatre derniers jours destinés à compléter l’absence du mari, de voir arriver celui-ci au milieu d’eux, les surprenant, les épouvantant de sa présence. M. de Karls… avait promis comme tous les amants, et comme tous les amants, il n’avait pas tenu sa promesse.

« Le lendemain, il n’était pas venu, c’est vrai ; mais le surlendemain il s’était présenté à l’hôtel ; le surlendemain encore, il s’était fait annoncer chez la comtesse, quoiqu’elle eût fait défendre sa porte à tout le monde.

« Enfin, malgré une lettre du comte où il annonçait son retour de Bordeaux pour la nuit suivante, à trois heures du matin, M. de Karls… n’était pas moins venu dans la soirée, c’est-à-dire la nuit même où devait arriver le comte, la même nuit qui durait encore et dont elle était destinée à passer la dernière moitié, elle, comtesse Hélène de B…, à la préfecture de police, à peu près, à l’étage près, comme une femme de mauvaises mœurs, rencontrée errante sur le pavé de Paris. Cette imprudence avait tout compromis, tout perdu, tout anéanti. « Votre mari de retour de Bordeaux, demanda alors dans une interruption des plus naturelles le préfet de police ; votre mari vous a donc cette nuit surpris ensemble, et vous accourez m’annoncer quelque malheur plus sérieux que celui que j’entrevoyais avant vos dernières paroles ? Il vous aura surpris, lui et votre amant se seront battus ou ils se seront donné rendez-vous pour se battre ce matin, et vous venez me demander d’empêcher… — Mon mari ne nous a pas surpris ; il n’est pas encore arrivé, puisqu’il n’est pas trois heures, qu’il ne doit arriver qu’à trois heures, qu’il en est à peine deux… — Il aurait pu par ruse devancer l’heure de son arrivée… — Il n’a pas devancé l’heure. — Mais alors, repartit le préfet, quel malheur si profond, si extraordinaire, si irréparable venez-vous me confier ? Vous exagérez sans doute, permettez-moi de vous le dire, vous outrez ; mais je le comprends. Au fond, personne n’a encore souffert de dommage, personne n’est blessé, personne n’est mort… » Le préfet était presque ironique, presque gai en jetant cette objection devant les confidences rompues de la comtesse, et comme on jette les cartes devant son vis-à-vis quand on a trop beau jeu pour détailler carte par carte, point par point, la victoire dont on est sûr. « Il n’y a ni blessés ni morts, dites-vous, monsieur le préfet… ; il n’y a pas de blessé, c’est possible, du moins jusqu’à présent… Quant aux morts, il y en a deux… moi d’abord… moi qui ne survivrai pas au coup cruel que je viens de recevoir au cœur ; ensuite celui qui est dans ma voiture. — Dans votre voiture ? — Dans ma voiture. Mon amant, M. de Karls…, est mort cette nuit chez moi, il y a deux heures, et son cadavre est dans ma voiture. — Mort chez vous ? mort assassiné ? Un cadavre ? — Non pas assassiné, mais mort d’un coup de sang près de moi… Oh ! c’est horrible et terrible, car, en ce moment, je suis forcée de penser à ma réputation, à mon honneur, à cet insupportable honneur du monde, ce monde qui va tout savoir ; forcée de penser à l’honneur de mon mari quand je voudrais être tout entière à ma douleur, à mes larmes, à ce jeune homme aimé, tant aimé, à lui seul, pour le garder, l’emporter bien loin, l’ensevelir, vivre de sa mort comme j’ai vécu de sa vie pendant six mois que je l’ai aimé. Mais il ne s’agit pas de cela, dit la comtesse d’un autre accent en rentrant ses larmes, en comprimant ses sanglots ; il ne s’agit pas de cela ; non ! J’ai, je vous l’ai dit, un mort dans ma voiture : que faut-il que j’en fasse ? Il n’y a que vous au monde pour me tirer de là. — Et comment, madame, comment ? Vous avez trop compté sur mes ressources, qui ne sont pas infinies…, et puis, pour un cas aussi extraordinaire… quel moyen ? Il ne s’est jamais offert à moi rien de pareil, rien qui ressemblât… » La comtesse s’était levée. « Il faut pourtant que vous me sauviez, dit-elle, mettant l’autorité de la femme puissante de moitié dans l’autorité de la femme qui implorait ; c’est indispensable. Je ne sors pas d’ici que vous n’ayez imaginé quelque chose… Vous avez mille choses, vous autres de la police, pour… — Erreur commune, madame, mais grande et réelle erreur. Je vous l’ai dit, aucun moyen pour un fait aussi grave, aussi particulièrement inouï.

« Cependant le préfet, qui ne voulait pas rendre plus désespérée qu’elle ne l’était déjà la malheureuse comtesse Hélène de B…, qui désirait au contraire de toute son âme la délivrer du supplice qu’elle endurait avec un courage surhumain, l’arracher à cette fournaise autour de laquelle elle tournait sans rencontrer, sans soupçonner une issue, et où il prévoyait bien qu’elle périrait infailliblement, consumée en quelques heures, si le temps, qui ne se prolongeait pas sans péril, n’apportait pas une solution extrême, radicale, allait et venait dans son cabinet, regardait le plafond, les croisées, la porte ; il s’arrêtait, recommençait sa course, se serrait le front, gestes automatiques répétés d’une manière tragique et burlesque à la fois par la comtesse, attachée aux pas, aux gestes, aux moindres mouvements du préfet.

« Mais avec tout cela il ne trouvait rien, avec tout cela il n’imaginait rien ; il n’avait rencontré juste que lorsqu’il s’était dit que la vie de la comtesse se consumait avec l’avidité et la rapidité du vitriol embrasé, et que le temps activait cette combustion d’un redoublement incalculable de seconde en seconde : si vrai, que la comtesse, posant sèchement sa montre sous les yeux du préfet, n’eut qu’à lui dire : « Trois heures ; mon mari entre dans Paris en ce moment-ci, » pour que le préfet, décidé à tout prix de faire quelque chose, mais ne sachant pas encore cependant ce qu’il allait faire, courût machinalement au cordon d’une des sonnettes, et le tirât avec force. La sonnette qu’il venait d’agiter était placée dans mon bureau. Était-ce moi qu’il demandait ? Voilà de quoi je ne répondrais pas. Je crois aux inspirations, aux bonnes comme aux mauvaises : et vous, monsieur de Balzac ? — Comment, si j’y crois ? il n’y a que cela de vrai, répondit Balzac, mais, ajouta-t-il, ne nous arrêtons pas en chemin : au galop, au contraire, au galop !

« Après avoir sonné, M. le préfet de police parla ainsi à madame la comtesse Hélène de B… « Il n’y a qu’un homme à Paris, et je pourrais dire au monde, assez habile pour vous délivrer de la position où votre mauvaise étoile vous a placée : voulez-vous que cet homme soit en tiers entre nous ? Je l’ai appelé, mais il est encore temps de le laisser dans l’ombre s’il vous répugne de confier… Lui seul pourtant, je le répète… — Vous répondez de sa discrétion ? — Comme de la vôtre, madame. — Faites-le venir. — Il vient. »

« Maintenant, laissez-moi vous dire, monsieur de Balzac, que j’aurais pu ne pas me trouver cette nuit-là à la préfecture de police, continua Vidocq, je n’y étais pas toujours. Mais une expédition des plus hautes et des plus délicates devait avoir lieu pendant cette même nuit au petit jour, et pour la mener à bien on m’avait fait l’honneur de solliciter, la veille, les lumières et l’appui de ma collaboration. »

Le mot de collaboration, dit dans cette circonstance, secoua Balzac comme l’eût fait une pile électrique. Vidocq remarqua l’étonnement qu’il avait produit dans sa bouche. Il crut une explication nécessaire. « C’est le mot, reprit-il avec un certain gémissement d’excuse, employé à la préfecture pour définir l’association des aptitudes locales dans quelque grande affaire de police. L’un apporte dans ces expéditions marquantes son coup d’œil sûr, l’autre sa prudence infaillible, celui-ci son sang-froid, celui-là son audace. Est-ce que toutes ces qualités réunies, mises en commun, dans un but particulier pour mieux l’atteindre, ne représentent pas une réelle collaboration ? — Au fond, c’est vrai, » dit Balzac, qui prit son parti bien vite sur la vanité du mot, et qui, d’ailleurs, était trop engoué des mystères de la police pour ne pas pardonner à celle-ci, dans la personne d’une de ses illustrations, ses caprices, son orgueil et ses faiblesses. « Va pour collaboration ! s’écria-t-il avec sa joyeuse bonhomie : maintenant dites-moi, cher collaborateur, le rôle que vous alliez jouer dans cette comédie à l’espagnole.

— D’abord le rôle d’admirateur, répondit Vidocq, toujours disposé à mettre en avant ses prétentions de don Juan, prétentions encore vivaces chez lui à cette époque, malgré son âge avancé, fort avancé, car Vidocq, qui mourut quelques années après, est mort très-âgé.

« Le rôle d’admirateur, répéta-t-il. L’extraordinaire beauté de la comtesse me frappa comme un soleil qui paraîtrait soudainement à minuit ; je ne dirai pas qu’elle m’éblouit ; elle m’aveugla, malgré l’excessif désordre de sa toilette. Je n’avais jamais vu de plus beaux vingt-cinq ans plus richement portés. Quelles épaules ! quelle taille ! quels mouvements nobles, fiers, moelleux ! Du marbre et du velours. Une belle créature ! On ne se représente pas les reines plus belles, puisqu’on veut que les reines soient mieux partagées que les autres femmes. Elle produisit sur moi, vous le voyez, une forte impression, et je vous prie de croire, monsieur de Balzac, que, dans ma vie, déjà assez longue comme ça, je n’ai pas manqué d’occasions pour comparer et pour raisonner un choix, ajouta Vidocq avec la fatuité qu’il mettait à nu pour la troisième ou quatrième fois.

« Eh bien, continua-t-il, sauf une Italienne, qui me doit un beau cierge, soit dit en passant, pour l’avoir sauvée dans la célèbre affaire du vol de diamants chez la marquise de Fuentes, où trois valets de chambre furent assassinés…, vous vous rappelez ce fameux vol, — excepté cette Italienne, je ne me souviens pas d’avoir rencontré tant de perfections dans une seule femme. Je ne doute pas que, dans un moment moins agité que celui où je me présentai devant elle, elle ne se fût aperçue de mon étonnement, — étonnement n’est pas le mot, — de mon ravissement. Mais nous avions tous la vue et la pensée ailleurs qu’au sentiment de la beauté et de l’admiration, cette nuit-là.

« Vidocq, me dit à brûle-pourpoint le préfet, dès mon entrée dans son cabinet, et je vais vous répéter, presque mot pour mot, notre dialogue : Vidocq, un grand personnage est mort, de mort subite, cette nuit, il y a quelques heures, chez madame.

« — Très-bien, monsieur le préfet ; nous disons qu’il est mort de mort subite.

« — Le mari de madame est absent, mais il revient cette nuit.

« — À quelle heure ?

« — À l’instant.

« — Autant dire qu’il est revenu.

« — Oui, autant dire ; le corps du jeune homme est en bas, dans une voiture, ajouta M. le préfet, dans la voiture de madame. »

« La comtesse leva les yeux sur moi. J’étais calme comme je le suis en ce moment. J’écoutais, je réfléchissais.

« Vidocq ?

« — Monsieur le préfet, répondis-je, j’attends.

« — Il faut que vous nous débarrassiez de cet homme.

« — Du mari ou de l’amant ?

« — Du mort, » dit sèchement le préfet.

« J’avais bien compris, mais le petit mot pour rire m’était échappé.

« — C’est plus difficile alors, répondis-je à mon magistrat. Un vivant, c’est bientôt fait… Mais un mort !… Enfin, voyons. Vous désirez que je vous débarrasse, avant qu’il soit jour, du mort qui se trouve dans la voiture de madame la comtesse de B… — Vous me connaissez ! m’interrompit la comtesse. — J’ai cet honneur, madame. » Le préfet regarda madame de B… avec une expression qui voulait dire : Vous voyez bien qu’il n’y avait aucun danger à mettre Vidocq dans la confidence.

« — Il y a un moyen, dis-je, de vous débarrasser de ce mort. »

« Toute l’énergie de la comtesse monta dans ses yeux et s’y arrêta.

« — Quel est ce moyen ? me demanda-t-elle.

« — Voulez-vous, madame, que, dans trois ou quatre heures, ce matin, quand il va faire jour, ce cadavre soit trouvé, percé de plusieurs coups de poignard, sur la voie publique ?

« — Assassiné !

« — Oui, madame, assassiné ; trois coups de poignard dans le ventre, un dans le cœur. Ce sera bien exécuté. On le ramasse, on ne trouve sur lui ni sa bourse, ni sa montre, ni ses bagues. Il a été volé. Ce sont des voleurs qui l’ont tué. Grand bruit pendant vingt-quatre heures. Enquête de la justice ; enquête qui ne peut aboutir à rien du tout, puisqu’il n’y a ni vol ni assassinat. Huit jours après, il n’est plus question de l’événement.

« — Assassiné !

« — Mais, puisqu’il est mort, où est le crime, où est le mal de le poignarder ?

« — Assez ! s’écria la comtesse, qui s’était caché le visage dans ses mains crispées, assez ! monsieur, assez ! assez ! »

« Je regardais le préfet pour connaître aussi son opinion ; je ne fus pas encouragé à persister dans la mienne. Cependant, assassiner un mort !… « Assassiné ! murmurait encore la comtesse, horrible ! horrible ! non ! non ! je ne veux pas… pas de coup de poignard ! oh non ! »

« Je me tus ; chacun garda le silence pendant quelques minutes, après le rejet définitif du moyen que j’avais proposé ; ce moyen était bon pourtant dans la conjoncture épineuse où l’on se trouvait. Mais il y a des gens délicats, que voulez-vous ?

« — Puisque ce moyen ne vous convient pas, dis-je à la comtesse, voulez-vous, madame, que le corps de la personne qui est dans votre voiture disparaisse du monde absolument comme si ce corps n’eût jamais existé ?

« — Comment cela ? me demanda la comtesse, ouvrant ses mains pour me laisser voir son visage effaré.

« — Je vous demande s’il vous convient que les choses se passent de telle manière que ce jeune homme, mort subitement, disparaisse non moins subitement du milieu du monde. On pourra le chercher, mais il ne sera jamais retrouvé.

« — Jamais ?

« — Jamais.

« — Ainsi, pas de sépulture ?

« — De sépulture… de sépulture… si vous voulez aussi le luxe d’une sépulture !… mon plan est impossible.

« — Mais encore, comment le ferez-vous disparaître ?

« — C’est mon affaire.

« — Oh ! non, il m’importe de savoir…

« — Croyez-moi, madame, ne cherchez pas à savoir…

« — Au contraire, et si vous ne me dites pas…

« — Est-ce que le chirurgien montre au patient la scie avec laquelle il se dispose à lui couper la jambe ? Eh ! mon Dieu ! madame, encore une fois, que vous importe comment ce jeune homme disparaîtra, pourvu qu’on vous en délivre ? laissez-moi maître, entièrement maître des expédients que je crois les plus sûrs, les meilleurs pour atteindre ce but, qui n’est pas facile, persuadez-vous-le bien ; donc, voulez-vous de mon second moyen, oui ou non, madame ?

« — Non ! »

« Je pris, sur cette réponse précise et sèche, mon chapeau jeté dans un coin en entrant, et je me dirigeai vers la porte. Voyant cela, la comtesse poussa une exclamation aiguë de folie et de douleur qui me fit brusquement me retourner. Je remarquai dans ce mouvement le signe d’autorité que m’adressait le préfet pour m’ordonner de rester. Je m’arrêtai ; je revins sur mes pas.

« — Autre chose ! monsieur, me dit la comtesse ; imaginez, créez autre chose, je vous en conjure. Ma vie et mon honneur sont ici en ce moment. »

« Malgré les scrupules de la comtesse, sur lesquels j’aurais très-bien passé à pieds joints, sans mon respect pour mon chef, c’est-à-dire que je me serais emparé, malgré les mièvreries de la dame, du cadavre laissé dans la voiture et l’aurais jeté, avec cent livres de pierres dans les poches du haut du pont d’Iéna dans la Seine ; malgré les résistances sans raison plausible de la comtesse, dis-je, je vis nettement que je commandais la situation, et, pour en sortir, je parlai ainsi à cette noble personne : « — Madame, si vous tenez, comme vous paraissez y tenir, à ce que je fasse quelque chose pour vous, dites-moi ponctuellement comment les choses se sont passées cette nuit ; ce n’est qu’à ce prix que je puis vous aider, vous sauver. Pour un cas mortel, vous appelez un chirurgien célèbre ; il convient de ne rien lui cacher. J’en suis bien fâché pour ma modestie, mais je suis cet opérateur célèbre ; vous, vous êtes la malade : voulez-vous que je vous sauve ? parlez, que je sache tout. »

« Quelle force de volonté appela à elle la comtesse pour entrer dans cette redoutable confidence !

« — Eh bien, dit-elle, puisqu’il le faut !… M. Karls… arracha hier à ma faiblesse la permission de passer quelques instants chez moi, après le spectacle, après les Italiens. Il s’autorisa à prendre le thé. »

« Ce que le thé, mon cher monsieur de Balzac, a causé à Paris de ces sortes de rendez-vous nocturnes, plus ou moins funestes aux ménages, est vraiment incalculable !

« — Était-ce la première fois, demandai-je à la comtesse Hélène de B…, que M. Karls… allait prendre le thé chez vous en l’absence de votre mari ?

« — La première fois, monsieur.

« — C’est bien.

« — Pourquoi cette question ?

« — Parce que vos gens n’iront pas au delà du simple étonnement quand ils apprendront la mort de M. Karls… Ils ne diront pas entre eux : — Ah ! c’est étrange ! Ce jeune homme qui avait passé plusieurs nuits de suite chez nous, c’est celui qui vient de mourir… — Comme s’il ne fallait pas toujours avoir passé la nuit quelque part quand il nous arrive de mourir. Ces animaux-là sont très-bêtes, mais très-dangereux. C’était donc la première nuit qu’il passait chez vous ?

« — La première soirée, monsieur.

« — Soirée, soit. Une soirée prolongée. »

« — Nous avions eu très-froid, poursuivit la comtesse sans s’accrocher à l’impertinence de la réflexion, excessivement froid en venant des Italiens à mon hôtel de la rue Bellechasse, en sorte que, lorsque nous sommes arrivés chez moi, j’ai dit qu’on fît grand feu à la cheminée. Pendant que mes gens s’occupaient à remplir mes ordres, et que M. Karls… parcourait les journaux du soir assis sur un divan, je suis passée dans ma chambre pour quitter une partie de ma toilette et changer de chaussure ; je suis ensuite rentrée au salon, où j’ai sonné pour qu’on servît le thé. Cinq minutes après, on le servait et nous causions, M. Karls… et moi, auprès de la cheminée, où les domestiques, exagérant mes ordres, avaient mis du bois à incendier l’hôtel. Il y avait une heure que nous parlions de choses et d’autres, de la représentation des Italiens, de la pièce, des acteurs, lorsque M. de Karls…

« — Pardon, madame la comtesse, mille pardons ; mais quelle heure pouvait-il être, demandai-je à la comtesse, au moment où vous êtes entrée ce soir à votre hôtel de la rue Bellechasse ? » Vous allez voir, monsieur de Balzac, combien cette simple question faillit bouleverser, dès le début, le récit de la comtesse et en rendre tout à fait inintelligible la suite.

— Parbleu ! s’écria Balzac, le beau miracle ! la belle merveille ! L’émotion rend facilement compte des erreurs de temps commises en pareil cas, si c’est d’une erreur pareille que vous allez parler.

— C’est précisément d’une erreur de cette nature que je vais parler, vous l’avez pressenti ; mais confirmez-vous bien dans la pensée, mon cher interrupteur, que l’émotion n’y était pour rien, quoique l’émotion ne cessât d’être d’une violence alarmante chez la comtesse Hélène de B…

— Nous allons voir, nous allons voir !

— Vous allez voir sur-le-champ. Après une hésitation assez prononcée, la comtesse me répondit très-vivement :

« — Puisque j’ai dit, monsieur, que nous sortions des Italiens, c’est qu’il était, selon toute apparence, onze heures et un quart, onze heures et demie.

« — Êtes-vous bien sûre, madame, de l’heure que vous indiquez là ?

« — Je l’assure, répliqua la comtesse d’un ton qui marquait beaucoup plus de contrariété encore que d’assurance.

« — Alors, permettez-moi de vous faire observer, madame, qu’il n’était guère que minuit et demi lorsque vous êtes arrivée avec votre femme de chambre à la préfecture de police. Vous auriez donc, de onze heures et demie à minuit et demi, c’est-à-dire en une heure, en une heure seulement, changé de toilette, pris du thé, causé une heure avec M. Karls…, fait atteler de nouveau, puisque, dans l’intervalle d’une heure, le cocher avait eu le temps de dételer, et vous seriez venue, toujours dans l’espace d’une heure, de la rue Bellechasse à la rue de Jérusalem ?

— J’avoue, balbutia Balzac, qu’il y a là…

— Laissez, reprit Vidocq, lui coupant la parole au bord des lèvres, laissez répondre la comtesse, et vous verrez si j’avais raison de m’étonner du désaccord existant entre l’heure et les événements rapportés par elle, événements, notez bien ceci, que j’étais loin de connaître tous, car si je les eusse connus tous, ainsi qu’il arriva quelques instants après, mon objection eût été cent fois plus écrasante encore, et rien de ce qu’aurait dit ensuite la comtesse n’eût paru vrai ni même vraisemblable. Et alors où allions-nous ? D’abord moi, je n’aurais pas consenti à marcher dans ces ténèbres ni à aider de mon ministère à la disparition d’un homme dont la mort m’eût paru louche. Oh ! non !

— Comment la comtesse se tira-t-elle de là ? demanda Balzac qui, en ce moment, ressemblait plus que Vidocq à un homme de la police, tant il y avait d’inquiétude, de ruse en quête d’une solution, allumée dans ses yeux, pour deviner les intentions de la comtesse, cherchant à troubler l’eau dans le but de cacher quelque chose d’important, d’essentiel, d’inavouable, peut-être.

— Comment elle se tira de là, reprit Vidocq. Eh ! mon Dieu, en confessant la vérité, du moins presque toute la vérité. Elle dit qu’elle ne se souvenait pas bien si elle et M. de Karls… avaient quitté les Italiens à la fin du spectacle, ou bien un peu avant la fin. Pressée de préciser, elle avoua qu’elle et lui étaient partis bien avant la fin.

« — Du moment où c’est bien avant la fin, repris-je moi-même alors, il pouvait être, quand vous êtes arrivés à votre hôtel, au lieu de onze heures et demie, dix heures et même neuf heures.

— Diable ! interrompit Balzac, est-ce qu’ils ne seraient pas allés du tout aux Italiens ?

— Je ne le suppose pas.

— On pourrait l’admettre, et quant à moi…

— Vous admettez trop maintenant, au contraire de tantôt où vous n’admettiez rien, à cause de l’émotion. Vous verrez, par la suite de ce récit et sans qu’il soit besoin que je vous dise tout, absolument tout, qu’il fallait bien rétrograder jusqu’à neuf heures pour faire tenir, sans dépasser minuit, tous les accidents graves de cette soirée. La comtesse avança plus aisément dans son récit quand je l’eus forcée d’éloigner un peu le point de départ, dans l’intérêt de la vraisemblance ; mais je sentis au fond de ses paroles, depuis ce moment-là, une amertume qu’elles n’avaient pas auparavant. Je la compris. Elle aurait voulu me supprimer l’amant, et ne me montrer que l’étranger dans cette terrible confidence. Ce n’était pas possible.

— Mais elle avait déjà avoué au préfet de police que ce M. de Karls… était son amant.

— Oui, monsieur de Balzac, au préfet, mais pas à moi. Il lui en coûtait horriblement de répéter l’aveu, et, plus encore, de dire l’usage de son temps pendant toute la soirée.

— Tenez, Vidocq, encore une fois, retranchons les Italiens de cette soirée, pour arriver aussi à retrancher la soirée, vous le verrez.

— Cependant…

— Rien n’est plus clair.

— Comment cela ?

— Il y avait eu nuit, mais pas soirée.

— Oh ! je ne vais pas si loin ! je ne vais pas si loin ! mon cher monsieur de Balzac ! Il y a eu un peu d’Italiens.

— Bien peu ! bien peu !

— Soit ! Un peu de soirée après les Italiens.

— Encore plus peu !

— Et le thé ?

— Ah ! bath ! est-ce qu’ils ont pris du thé ?

— Vous êtes un homme terrible, monsieur de Balzac !

— Pas plus que la vérité, monsieur Vidocq.

— La comtesse continua, mais la fatigue l’exténuait.

« — Le salon, dit-elle, avait été trop chauffé par les domestiques ; il l’avait été à ce point, que je fus obligée d’appeler Honorine, ma femme de chambre, et de lui faire ouvrir les deux battants de la porte de ma chambre à coucher pour que la chaleur, en se répandant, diminuât un peu. Il ne fallait pas songer à ouvrir les croisées ; vous savez le froid qu’il fait ce soir… L’atmosphère de l’appartement, le thé, la conversation, avaient donné une animation extraordinaire à M. de Karls… Il était surexcité, il m’a paru éprouver une sorte d’ivresse, de fièvre, d’exaltation ; il parlait beaucoup, vite, puis très-vite ; il riait ; enfin, l’agitation est parvenue à un tel degré chez lui, qu’il m’a demandé, car il étouffait, la permission de quitter son habit ou de se retirer. Il avait besoin d’air. Je lui ai permis de quitter son habit. Après s’être assis de nouveau sur le canapé, il s’est mis à me raconter, avec plus de gaieté encore qu’auparavant, une aventure de théâtre, je ne sais plus quel accident burlesque arrivé à une actrice pendant qu’elle était en scène ; il ne cessait pas de rire en me la disant. Tout à coup je n’entends plus rien. Quelques secondes s’écoulent, et je l’engage à terminer l’anecdote commencée ; pas de réponse ; je prie, j’insiste, même silence. Je suppose alors que M. de Karls… a été subitement saisi par une invincible envie de dormir, comme cela arrive quelquefois. Il est tard, il est fatigué, oui, il dort, me dis-je. Cependant, étonnée de ce brusque passage d’une joie bruyante, exagérée, à un sommeil aussi tenace, je quitte mon fauteuil et je vais m’assurer… Le visage de M. de Karls… était affreusement renversé, ses yeux étaient retournés, on n’en voyait plus que le blanc ; un coin de la bouche touchait l’oreille. Il était mort. Je pousse un cri, un cri que je n’entends pas, car en le poussant je tombe au pied du canapé. Voyez, j’ai le front coupé là et là. Honorine accourt. Entre cette mort et cet évanouissement, elle ne perd pas un instant la tête ; d’un coup d’œil elle mesure le péril, et quel péril fut jamais plus grand, plus réel ! mon mari allait arriver, il était en route ; il courait entre Étampes et Paris, dans trois heures il serait rendu près de moi. Honorine court dans mon boudoir, plonge sans hésiter une éponge dans de l’eau glacée oubliée dans une cuvette sur la croisée, et vient poser cette éponge sur mes joues, sur mes yeux, sur ma poitrine. Pendant que je reviens à moi, elle roule le divan près d’une fenêtre ; cache le mort sous la tombée des rideaux. Je reprends mes sens ; Honorine me dit alors qu’il nous faut prendre une résolution immédiate. Quelle résolution aurais-je prise, moi ? Aussi c’est elle, Honorine, une fille bien forte, allez ! un caractère… Elle a tout fait. Souvent elle m’avait entendu parler du préfet de police ; elle veut aller chez le préfet de police, tout lui dire, nous en remettre à lui exclusivement, et cela sans plus attendre. Il faut profiter de ce que tout le monde dort dans l’hôtel ; puis, à nous deux, descendre le mort dans la cour, ouvrir sans bruit la remise, le mettre dans la voiture ; une fois enfermé dans la voiture, éveiller le cocher et lui dire que nous allons sur le quai des Orfévres, au coin de la rue de la Sainte-Chapelle. C’est un bon Allemand arrivé du mois dernier à Paris ; il ne cherchera pas à en savoir davantage. Par exemple, il ne faut pas songer à emmener le valet de pied avec nous ; il s’est foulé la cheville, il ne marche pas. D’ailleurs quel embarras n’eût-il pas été pour nous ! Le cocher sortira la voiture de la remise, il attellera ; pendant ce temps, moi je ferai une toilette de soirée, pour convaincre au besoin mon mari, si je le trouvais au retour, que je suis allée en soirée. D’où reviendrais-je à cette heure-là ?… Honorine imagine, règle, exécute tout cela. Moi je suis hébétée, idiote, je fais ce qu’elle veut, je la regarde faire. Oui, mais la pauvre Honorine n’avait pas prévu la plus grande de toutes les difficultés. Que de peines ! quelle horrible tâche ! quelle tâche impossible d’habiller un corps où la vie n’est plus. Tout tombait, tout fuyait, tout s’en allait flottant. Les bras détendus se refusaient à entrer dans les manches, et quand nous forcions pour les introduire, ils faisaient entendre d’horribles craquements. Et pour replacer les pieds dans les souliers à guêtres de M. de Karls… !! Non, rien au monde ne se compare à cette douloureuse et sacrilége toilette. »

— Il avait donc aussi quitté sa chaussure ? demanda Balzac.

— Ah ! voilà !

— Elle n’avait parlé que d’un habit, il me semble.

— Débrouillez cette fusée. Tous comprenez qu’une question, en pareil cas, était impossible. Du reste, madame de B…, revenant elle-même sur cette erreur, causée par le trouble et l’ébranlement du cerveau, sembla la détruire par un autre incident.

« — Il a fallu ensuite, reprit-elle, descendre M. de Karls… pour le porter à la voiture, et le descendre sans le moindre bruit dans l’escalier, de peur d’éveiller le concierge, et ouvrir ensuite la remise ! Quand il a été dans la voiture, je suis bien vite remontée pour me livrer à ma toilette de soirée. Honorine était allée éveiller le cocher, auprès duquel il importait qu’elle restât tout le temps qu’il attellerait, pour qu’il ne s’avisât pas d’ouvrir la voiture ! Comme j’avais le cœur à la toilette ! Est-ce que je sais ce que j’ai fait ! J’ai pris des rubans, des bijoux, des bracelets, du rouge, des épingles, tout ce qui m’est tombé sous la main. C’est ici seulement que je viens de m’apercevoir que j’avais une bottine noire et un soulier de satin blanc. Le reste s’est passé comme je l’ai dit. Le cocher a tiré la voiture hors de la remise ; il a attelé ; je guettais, je suis descendue, puis, moi et Honorine nous sommes montées toutes deux en voiture, et enfin nous sommes partis tous les trois pour venir ici. »

« Tout ce récit fut fait par madame de B… avec une décision, une sobriété de mots, une bravoure de cœur qui me donnèrent, à moi, Vidocq, assez bronzé pourtant sur toutes choses de ce genre, le frisson blanc dans tous les membres. J’eus froid dans le dos. Pour me ranimer, j’allai, sans être aperçu, poser mes deux mains à plat sur le marbre encore tiède de la cheminée. Mais comme c’était à moi de parler ou plutôt d’agir, je me remis bien vite. Je commandai à mon sang de se taire, à mes nerfs de rester tranquilles.

« — Madame, dis-je à la comtesse, encore un mot !

« — Encore ! dit-elle. Que voulez-vous encore savoir ? Et elle murmura entre ses dents, qui se serrèrent à se briser, et comme si elle eût cherché à mordre et à déchirer sa destinée : Que d’affronts ! que de hontes ! que de malheurs ! »

« Je fis semblant de n’avoir pas entendu ; je lui demandai :

« — Quelle est la rue où demeure M. de Karls… ?

« — Quoi ! il faut que je vous dise ?…

« — C’est indispensable, et le numéro de sa maison.

« — Voilà ! me dit-elle, en m’indiquant une rue et un hôtel.

« — C’est bien, c’est tout. Dans quelques instants, je l’espère, madame, tout sera réparé.

« — Et comment ?

« — Vous allez le savoir.

« — Et plus de coups de poignard, plus de disparition violente ?

« — Rien de tout cela, puisque vous n’en avez pas voulu. Tout se passera de la manière la plus simple, et c’est vous-même, madame, qui, par votre sincérité presque complète, venez de m’inspirer le moyen dont je vais faire usage pour que votre réputation ne soit pas compromise, et pour que le corps de M. de Karls… soit respecté comme il le serait au milieu même de sa famille. Dans un quart d’heure, les restes de M. de Karls… seront chez lui, dans sa chambre. Et vous, madame, ajoutai-je en tirant ma montre, dans cinq minutes vous serez dans votre voiture, qui roulera vers votre hôtel, délivrée du triste dépôt qu’elle renferme.

« — Ah ! monsieur, quelle reconnaissance sera la mienne ! Mais quelle reconnaissance sera jamais à la hauteur du service que vous me rendez ? »

« Après avoir sauté au cou du préfet, qu’elle embrassa de toute la violence nerveuse de son transport, elle me serra la main à me la briser. C’est un des plus beaux moments de ma vie. »

Vidocq passa sa main sur ses yeux.

Balzac, qui étudiait sa physionomie, lui versa, sans cesser de le regarder, un grand verre de rhum.

« Non, dit Vidocq ; plus tard. Je n’ai besoin de rien. »

Et il éloigna le verre avec un geste dont Frédérick-Lemaître eût admiré et retenu la magnificence, la largeur et la noblesse. Le souvenir d’une belle action sanctifiait la vieillesse d’un homme qui ne fut pas toujours aussi pur, aussi bien inspiré, que pendant cette mémorable nuit racontée par lui-même.

Il reprit :

« Vous comprenez qu’il n’y avait pas de temps à perdre pour exécuter mon projet et le mener à bonne fin, non que le jour fût près de paraître ; mais j’éprouvais, je ne vous le cacherai pas, une certaine défiance dans mon esprit, une certaine crainte, dont je n’avais pas jugé à propos de faire part, soit à la comtesse, soit au préfet, de peur d’altérer le contentement immense que j’avais produit chez eux. J’allai au-devant de la comtesse, et j’ouvris la porte, lui indiquant par là que nous n’avions plus rien à faire dans le cabinet de M. le préf, que l’action allait se passer maintenant dans la rue.

« Avant de sortir, elle se tourna une dernière fois vers le préfet, et elle lui dit, la main sur le cœur, où elle appuya avec force :

« — Comptez sur moi comme sur Dieu. »

« Nous sortîmes, elle et moi, du cabinet particulier de M. le préfet de police.

« En traversant l’antichambre, elle dit tout bas à Caron, qui l’attendait un flambeau à la main :

« — Vous ne serez pas oublié, monsieur ; tout sera fait comme je l’ai promis. »

« Je descendis ensuite avec elle le grand escalier de la préfecture. À l’endroit où il tourne, je m’arrêtai pour ouvrir la porte de la pièce d’attente ; — j’y avais laissé, il vous en souvient peut-être, la belle femme de chambre de la comtesse. — Elle accourut, avec l’empressement du prisonnier qu’on délivre, se joindre à sa maîtresse, non moins heureuse de la retrouver, et qui lui dit en pesant sur son bras : « — Honorine, tout va bien ! mais ne me quittez pas, car tout n’est pas fini. »

« Oh ! non, tout n’était pas fini !

« Pendant que ces deux dames descendaient devant moi, je fis un petit signe à l’un de mes inspecteurs les plus intelligents assis près du poêle.

— Où il mangeait toujours des marrons ? dit Balzac.

— Où il mangeait toujours des marrons ; je lui fis un signe, dis-je ; il se leva, secoua sa pipe ; je lui dis de me suivre ; il prit son manteau, son chapeau, sa canne plombée, et me suivit.

« En quelques mots serrés comme nous savons les dire dans l’occasion, je le mis au courant de tout. Je lui dis ensuite : « — Oui, c’est ainsi que nous allons nous y prendre, si le cocher de la comtesse est toujours endormi. »

« Je n’avais pas oublié, vous le voyez, le murmure échappé à la femme de chambre quelques heures auparavant, quand elle avait arrêté les yeux sur l’équipage de sa maîtresse : Il dort ! Je dis donc à l’agent : « — S’il ne dort pas, ce ne sera plus tout à fait la même chose ; il y aura là une difficulté !… — Nous allons voir, me dit l’agent, nous allons bien voir. »

« Vous allez voir vous-même s’il était de rigueur qu’il dormît. Notre premier acte consistait à enlever le cadavre qui se trouvait dans la voiture. Et comment l’enlever si le cocher éveillé nous entendait ouvrir la portière, s’il nous voyait pénétrer dans l’intérieur, prendre le corps ?…


« — D’ailleurs, dis-je à mon agent, s’il ne dort pas, il faut qu’il dorme, » ce à quoi mon agent répondit : « — Oui, il faut qu’il dorme d’une manière ou d’une autre. — D’une autre ! diable ! non, » lui dis-je. Il est bon de vous dire, monsieur de Balzac, qu’il existe plusieurs procédés plus ou moins innocents pour provoquer le sommeil chez ceux que l’on a intérêt à dompter par d’autres moyens que celui de la force. Mais ce n’est pas sans danger. Les narcotiques violents, par exemple, amènent des léthargies trop profondes, et il s’ensuit alors des désordres graves, que nous ne savons plus comment écarter. Ajoutez que l’on ne peut y avoir recours dans toutes les circonstances données. Si le sujet ne s’y prête pas un peu, comment lui procurer le sommeil factice dont on a besoin ? On comprend que dans le mouvement, dans l’animation d’un déjeuner, on verse, sans être vu, un somnifère dans le vin ou dans le café ; rien n’est plus aisé, mais comment endormir un cocher assis sur son siège ? Et c’était le cas qui se présentait. Non, il fallait s’en remettre à la Providence pour faire que le cocher de la comtesse Hélène de B… ne fût pas éveillé au moment où nous allions exécuter notre plan. Ce moment était venu.

« Mais nous voilà réunis tous les quatre dans la cour de la préfecture, les deux femmes, moi et mon agent. Je jugeai prudent que la comtesse et sa femme de chambre n’allassent pas plus loin. Je les priai de ne pas franchir la grande porte, celle qui ouvre de biais sur la rue de Jérusalem. Je les engageai à nous attendre dans la loge du concierge, et à ne pas s’effrayer si nous ne revenions pas les chercher aussitôt qu’elles le désireraient et que nous le désirions nous-mêmes. La part de l’inconnu est si illimitée dans toutes les affaires humaines ! L’inconnu pour moi et mon agent, c’était toujours l’importante question de savoir si le cocher veillait ou dormait.

« Nous quittâmes ensuite ces dames et nous filâmes le long des murs de la rue de Jérusalem pour gagner le quai des Orfévres. À quelques pas de la petite rue de Nazareth, qui ouvre dans la rue même de Jérusalem, nous fûmes arrêtés net par la plus abominable des contrariétés, quoique redoutée, quoique prévue.

— Qu’était-ce donc ?

— Nous entendîmes fredonner une chanson.

— Le cocher ne dormait pas ! dit Balzac, et nous dîmes tous avec lui.

— C’était une chanson très-populaire, poursuivit Vidocq, très en vogue alors, très-oubliée aujourd’hui, mais que, pour ma part, je n’oublierai de ma vie. En voici l’air et quelques paroles :


Toi qui connais les hussards de la garde,
Connais-tu pas le trombone du régiment ?
Quel air aimable quand il vous regarde !
Eh bien, ma chère, il était mon amant.


« La voix venait du quai des Orfévres ; elle ne partait pas d’un point plus éloigné que celui où stationnait la voiture de la comtesse. Quelle indigne chance ! murmurai-je, et quelle indigne chanson ! ajouta mon agent en manière de calembour ; il avait, lui aussi, le petit mot pour rire. Mais que faire ? Si je l’avais écouté, il bâillonnait le drôle en grimpant derrière lui à la façon des étrangleurs indiens ; il l’arrachait ensuite de son siége, allait faire semblant de le voler dans un coin, et, pendant ce temps, moi je me débrouillais avec le mort et ces dames. Puis l’agent lâchait mon homme, et mon homme revenait prendre sa place sur son siége, sans se douter du coup de main. Je ne consentis pas à ce plan de campagne. « — Mais qu’allez-vous donc entreprendre ? me demanda mon agent. — Est-ce que je le sais, maintenant que nous voilà déjoués si complètement ? Gagnons toujours le quai. »

« Nous voilà sur le quai des Orfévres ; arrivés à la grille du jardin que vous connaissez, nous coupons derrière la voiture et nous revenons sur nos pas en longeant le parapet même du quai. Après avoir dépassé la tête des chevaux, nous portons nos regards sur le siége pour nous assurer avec douleur que le cocher ne dormait pas. Il dormait !

— Et la chanson que vous aviez entendue ?

— C’était un autre qui la chantait, un ouvrier attardé qui s’était penché quelques instants sur le parapet pour regarder couler l’eau ; puis il était parti, nous l’aperçûmes ; il s’éloignait du côté du pont Saint-Michel, du haut duquel l’écho de la nuit nous apporta encore ce refrain, qui alla peu à peu s’enfoncer dans les profondeurs de la rue de la Harpe :


Toi qui connais les hussards de la garde,
Connais-tu pas le trombone du régiment ?
Quel air aimable quand il vous regarde !
Eh bien, ma chère, il était mon amant.


« — À nous ! dis-je alors à l’agent. Cours prévenir ces dames qu’elles peuvent venir. — J’avais déjà ouvert la portière, — l’agent à peine parti, — pris le mort dans mes bras et je l’avais déposé contre le parapet qui borne le quai des Orfévres. C’était un homme magnifique, cinq pieds huit ou neuf pouces au moins, blond, buste élégant ; et quel drap ! quel linge ! J’étendis tout cela par terre et le refoulai contre le garde-fou dans la ligne d’ombre. Je calai le cadavre du haut et du bas, aux pieds et à la tête avec deux pavés ; le terrain allant en pente à cet endroit-là, le mort avait une tendance à rouler. Ceci fait en deux tours de main, je m’éloignai et retournai à la voiture. Je vis venir les deux pauvres femmes ; elles n’avaient pas la force de se traîner, c’étaient deux ombres. Nous fûmes obligés, mon agent et moi, de les soulever pour les aider à monter dans la voiture. Et que de terreur, que de regards en dessous sans cris ni paroles en y entrant ! Elles ne voyaient plus ce qu’elles y avaient laissé. « — Vous me répondez, monsieur, me dit la comtesse en me saisissant par le bras à m’y enfoncer les ongles, au moment où j’allais refermer la portière, vous me répondez qu’il ne sera fait aucun outrage… — Je vous ai juré, madame, que dans un quart d’heure M. de Karls… serait dans son lit ; il sera dans son lit. » Je saluai et je fermai ensuite la portière avec un bruit épouvantable sur les deux femmes ; puis je m’élançai comme un chat sur la roue et pinçai le cocher à l’oreille à lui faire venir le sang : « — Gredin ! lui criai-je d’une voix de tromblon, double gredin ! n’entends-tu pas ces dames qui te disent depuis un quart d’heure de partir ?

« — Me voilà, me voilà ! répondit le cocher, se jetant sur les guides, me voilà ; où faut-il aller ?… Où faut-il conduire ?…

« — Mais chez vous, ivrogne, à votre hôtel, rue Bellechasse. »

« L’équipage partit comme un éclair. Le pavé se démolissait sous les pieds des chevaux. Quelques minutes après, on ne voyait plus rien, on n’entendait plus rien.

« Sans perte de temps, je conduisis l’inspecteur à l’endroit sombre où j’avais déposé le corps de M. de Karls, et, lui et moi, après l’avoir soulevé de terre en passant chacun de nous, un bras sous les siens, nous le plaçâmes debout, du moins autant que cela pouvait se faire. En réalité il n’était pas debout, nous le tenions suspendu entre nous deux et comme on s’y prendrait pour maintenir en équilibre un homme complétement ivre. Quoique mon agent fût d’une force presque égale à la mienne, à nous deux nous ne parvînmes qu’avec beaucoup d’efforts à l’empêcher de nous glisser, de fuir sous notre étreinte. C’est dans cette position peu commode que nous nous mîmes en marche pour gagner le Pont Neuf. J’avais mon idée. Le Pont Neuf est un vaste fleuve où aboutissent tous les grands courants de la ville, et où il est impossible à qui que ce soit au monde de dire avec certitude de quel point de Paris est venue la personne qu’on y rencontre. Est-ce de la Cité, est-ce du faubourg Saint-Germain, est-ce de la Grève, est-ce du faubourg Saint-Jacques ? cherchez !

« Il entrait dans ma combinaison de dépayser tous calculs ultérieurs auxquels on aurait essayé de se livrer dans le but de savoir où M. Karls… avait passé la nuit. Voilà pourquoi le Pont Neuf. Quoiqu’il n’y ait qu’une bien petite distance, comme vous le savez, de la rue de Jérusalem à ce pont, je ne voudrais pas pour beaucoup recommencer le voyage dans de pareilles conditions.

« Une fois en face de la place Dauphine, nous nous arrêtâmes, et je décidai que nous attendrions là qu’un fiacre vînt à passer. Il ne faudrait pas connaître Paris pour supposer que nous fûmes exposés à attendre fort longtemps. Dès que nous en entendîmes rouler un du côté de la rue Dauphine, je dis à l’inspecteur de se tenir prêt à imiter avec moi des hommes pris d’ivresse, et à chanter une chanson à boire et le plus possible en jargon allemand. Je n’avais pas achevé de donner cet ordre à mon agent, qu’il exhala du fond le plus tyrolien de son gosier un refrain de l’Alsace, soutenu bravement par moi, qui ai l’avantage, je dois le dire, de posséder les plus belles romances de la Meuse et du Rhin, de Sarrebruck, de Sarrelouis, de Sarreguemines et de tous les Sarre connus. À trente pas de nous, le cocher de fiacre que nous guettions dut déjà se dire : « — Voilà, ma foi ! trois ivrognes qui sortent de quelque fameuse orgie. » Et nous nous balancions de droite et de gauche avec notre mort, et nous faisions des révérences devant et derrière ; nous étions superbes. Quand nous ne fûmes plus qu’à quelques pas du fiacre : — « Cocher, m’écriai-je, vous serait-il agréable de conduire monsieur ? Nous n’avons ni assez de temps ni assez d’équilibre, mon camarade et moi, pour le ramener chez lui. » Sans attendre la réponse du cocher, j’avais ouvert la portière et déposé notre fardeau dans l’intérieur de la voiture, me souciant fort peu en ce moment de savoir, vous le supposez sans peine, comment je l’avais fourré sur la banquette. Je refermai bien vite la portière en criant au cocher, après lui avoir mis cinq francs dans la main, pour sa course : « — Rue Saint-Florentin, le premier grand hôtel à droite. Roulez ! »

« Et il roula. Nous fîmes encore entendre derrière lui la reprise de l’air allemand comme un adieu adressé par deux ivrognes à un troisième dont ils se séparent avec douleur.

« Le tour était fait.

« — Ah bien oui ! mais que devint ensuite le cocher avec le cadavre ? » demanda Balzac.

Vidocq avala, d’un trait, à la hussarde, le verre de rhum laissé par lui intact quelques minutes auparavant, et du mouvement délibéré qu’il eût très-certainement, il y avait dix ou douze ans, quand il vit s’éloigner le corps de M. de Karls… dans le prolongement sombre du Pont-Neuf, il répondit :

« Vous avez trop l’habitude de tirer la conséquence des situations données pour ne pas entrevoir ce qui se passa à la rue Saint-Florentin, après que le cocher, sa voiture arrêtée, fut descendu et eut ouvert la portière. Il crut d’abord M. de Karls… endormi, et cela ne l’étonna guère en songeant à l’état peu régulier dans lequel il l’avait recueilli sur le Pont-Neuf ; mais l’ayant secoué graduellement, avec plus de force, et ne le voyant pas remuer davantage, il jugea qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire ; ce n’était pas que du sommeil. Il sonna à la porte de l’hôtel indiqué par celui des deux hommes qui lui avait confié l’étrange voyageur. On ouvrit ; il entra, et il alla dire au concierge ce qui arrivait. Celui-ci accourut à la portière, et, à la clarté d’une des lanternes enlevée au fiacre et tenue à la main par le cocher, il reconnut parfaitement M. de Karls…, quoique la mort l’eût de plus en plus défiguré. Que voulait dire cette grande pâleur, cette immobilité, cette roideur dans tous les membres ? La femme du concierge éveillait pendant ce temps les domestiques du jeune officier hongrois. Tout l’hôtel fut bientôt dans la plus vive agitation. Interrogé par le valet de chambre de M. de Karls…, le cocher répondit ce que vous savez déjà : que le voyageur était monté, dans un état complet d’ivresse, au milieu du Pont-Neuf, qu’il était accompagné de deux autres musiciens non moins ivres ; que, après avoir mis leur compagnon dans le fiacre, ils s’étaient éloignés en chantant. Voilà tout. En effet, c’était tout.

« Quant au mort, continua Vidocq, il fut porté dans sa chambre et déposé sur son lit. J’avais tenu parole à la comtesse Hélène de B… ; j’avais rempli à la lettre les engagements pris avec elle dans le cabinet de M. le préfet de police. Le lendemain, on racontait à peu près en ces termes, dans les journaux du soir, l’incident arrivé dans la nuit.

— Ah ! il y a des journaux dans cette affaire ! interrompit Balzac.

— Mais oui…

— En effet, j’aurais dû m’étonner de ne pas les avoir encore vus montrer leur nez, que je voudrais pouvoir leur faire passer derrière la tête. »

Balzac ne laissait jamais se perdre l’occasion de se ruer sur les journaux chaque fois que la circonstance s’y prêtait un peu.

« Et que venaient faire là ces aimables journaux ? Donner sans doute de la publicité à ce qui n’en avait nullement besoin.

— Ah ! que vous avez raison de ne pas les aimer, monsieur de Balzac ! Vous ne sauriez imaginer le tort qu’ils causent à la police en ébruitant d’avance des détails, mille particularités qui vont prévenir les coupables de se tenir sur leurs gardes. Comment voulez-vous qu’une police soit bien faite, soit possible, dans un pays où de telles indiscrétions sont souffertes ? Si, dès qu’un voleur est l’objet des poursuites de la police, vous lui faites savoir, par la voie des journaux, qu’il a été vu à Orléans sous les habits d’un chaudronnier ambulant, que, quelques jours après, il a traversé Tours se dirigeant sur Nantes, où il a l’espoir de s’embarquer, afin de mettre l’Océan entre lui et la France, il est hors de doute que le voleur, sans être bien fin, s’éloignera le plus vite possible des bords enchanteurs de la Loire et ira s’embarquer à Brest, à Bordeaux, ou bien il ne s’embarquera pas du tout, et vous aurez manqué sa capture par l’emploi idiot et burlesque de cette publicité intempérante.

— Il est de fait, dit à son tour Balzac, heureux de cet anathème d’occasion lancé contre les journaux, sa bête noire, il est de fait qu’il est fort inutile d’avoir une police secrète quand on permet aux journaux de tout dire, de tout divulguer, touchant les choses de la police ; inutile d’avoir des gendarmes qui ne peuvent parcourir que dix ou douze lieues par jour, quand les journaux s’insinuent partout à ras du sol, et de cabaret en cabaret, vont répandant la nouvelle comme l’eau se répand dans une inondation. C’est stupide ! Autant vaudrait faire imprimer à chaque renouvellement d’abonnements dans les journaux mêmes, au lieu de la formule ordinaire, celle-ci plus logique et plus complète : « — Messieurs les escrocs, filous, voleurs de toutes les catégories ; messieurs les repris de justice de tous les degrés, en suspicion et en rupture de ban, sont priés de renouveler leur abonnement s’ils ne veulent pas éprouver de retard dans l’envoi de cette feuille et de nombreux désagréments de la part de la justice, des mouvements de laquelle nous avons soin de les tenir au courant avec notre exactitude accoutumée. »

— C’est bien cela ! » s’écria Vidocq enthousiasmé de la plaisanterie pleine de bon sens de Balzac, qui la broda de bien d’autres agréments que nous ne reproduisons pas ici, par la raison que notre mémoire n’a pas gravé assez fidèlement le souvenir de leur forme si vive, si pittoresque dans sa bouche rabelaisienne.

« Mais reprenons, dit Vidocq. Le lendemain, l’événement était raconté à peu près de cette manière, vous disais-je, dans les journaux : « Un noble et riche étranger, le jeune M. de Karls…, l’unique et brillant héritier d’une des plus anciennes familles de la Hongrie, a été frappé d’apoplexie foudroyante dans une voiture de place, cette nuit entre cinq et six heures du matin, en se rendant chez lui rue Saint-Florentin. On ne saurait trop admirer les soins prodigués à ce jeune homme, — bien qu’inutilement, — par l’honnête cocher, dès qu’il s’est aperçu du malheur effroyable dont le hasard de sa profession le rendait témoin. Après avoir vainement frappé à la porte de plusieurs pharmaciens placés sur sa route, il a confié aux gens de l’hôtel somptueux habité par M. de Karls…, rue Saint-Florentin, le cadavre qu’il rapportait. Ce n’est pas tout. Il a été impossible de faire accepter la plus faible indemnité à ce brave cocher, qui s’est retiré en silence et désolé comme d’une calamité personnelle. Tant de désintéressement et tant d’humanité ne demeureront pas à coup sûr sans attirer l’attention de l’autorité, toujours pleine de sollicitude et de bienveillance pour ses subordonnés. »

« Voici, poursuivit Vidocq, ce qui est plus sérieux.

« Deux jours plus tard, on lisait dans les feuilles publiques : « — C’est demain qu’aura lieu à l’église de la Madeleine le service funèbre pour le repos de l’âme de M. de Karls… Les nombreux amis de ce jeune étranger, si prématurément enlevé à la haute société parisienne, se feront un devoir pieux d’y assister. Son corps devant être transporté en Hongrie, la cérémonie religieuse se terminera à l’église, où l’on se réunira à midi. »

« Je ne vous dirai point ce qui se passa chez la comtesse de B… quand elle eut quitté la préfecture de police, par la raison que je l’ai toujours complètement ignoré. Mais il est probable que le retour du mari ne fut marqué par aucun incident bien grave ; il n’a jamais rien transpiré qui permette de supposer le contraire. La comtesse, si elle n’arriva pas avant son mari à l’hôtel de la rue Bellechasse, eut le temps, surtout la faculté de passer dans ses appartements, et de s’y composer une toilette en harmonie avec le prétexte qu’elle prit pour expliquer naturellement son absence, fête, bal ou soirée. Cela lui fut facile, comme cela sera toujours facile aux femmes du grand monde, habituées à vivre, malgré la communauté conjugale, dans une complète indépendance. Mais la force de volonté déployée par la comtesse pendant la crise qu’elle avait traversée eut une épreuve plus redoutable encore à subir quelques jours après.

« Madame de B… fut obligée, à cause des relations officielles du comte avec l’ambassade d’Autriche, de figurer en habits de deuil au service funèbre de la Madeleine. Il n’y avait pas à alléguer de prétexte de maladie ; la prudence exigeait de l’audace, de la témérité, dût cette témérité coûter la vie.

« Pendant deux heures, les yeux fixés sur une tenture noire, le cœur brisé par des voix touchantes mais déchirantes, pendant deux heures qui furent deux éternités, elle s’enivra du spectacle de son amant étendu mort devant elle, sans pouvoir pleurer, sans pouvoir se plaindre, sans pouvoir gémir ni prier à l’angle de cette bière, sans pouvoir crier à ce mort chéri : « Adieu ! adieu ! adieu ! »

« Elle fut condamnée au supplice de l’indifférence, à la torture de la dignité.

« Dieu la punissait déjà bien cruellement ; il lui défendait les larmes. Aussi ses larmes comprimées l’étouffèrent ; elles l’empoisonnèrent en lui tombant sur le cœur. Elle rentra à son hôtel pour ne plus en sortir. La douleur se changea chez elle en mélancolie, la tristesse en langueur. Puis vint la maladie, puis les médecins ; ils donnèrent un nom à cette maladie ; un nom latin ou grec : choisissez : hypertrophie du cœur, je crois. Oui, c’était bien le cœur qui était malade, mais la maladie s’appelait l’amour. La pauvre comtesse Hélène de B… avait vécu par l’amour ; cet amour tué, elle mourut. Que voulez-vous ? il n’y a que les grandes passions qui soient logiques dans ce monde : aussi font-elles mourir. Les petits sentiments vivotent.

« Avant de mourir, la comtesse Hélène régla silencieusement ses affaires ; la bonne femme de chambre, la brave Honorine, l’aida en cela avec sa fermeté discrète. Caron (vous vous rappelez l’huissier de la préfecture de police, celui de la fameuse nuit), Caron toucha une forte somme de la main à la main en compensation de la pension qu’il devenait impossible de lui servir, la comtesse n’étant plus là. Honorine ne fut pas oubliée ; elle n’eut plus besoin de se mettre en service chez les autres ; elle vit aujourd’hui retirée à Vilvorde, dans une jolie terre qu’elle a achetée : moi non plus je ne fus pas oublié ; je reçus, par Honorine, cette magnifique bague ; regardez ; elle vaut deux mille francs. Mais, valût-elle un million ou un liard, je ne m’en séparerais pas plus que de ma tête. Elle est rivée à ce doigt. C’est la seule chose qui m’ait jamais été rivée, quoi qu’on ait prétendu. Je veux être le galérien de ce souvenir. »

Pendant quelques minutes, Vidocq nous montra, avec l’orgueil de l’ancien homme de la police et une certaine sensibilité sénile qui remue toujours le cœur, le beau diamant enchâssé dans l’anneau d’or passé à son doigt.

« De cette bataille de la vie il ne restait donc plus que le mari, remarqua Balzac ; deux personnages sur trois avaient disparu. Il me semble avoir entendu dire qu’après avoir visité, il y a quelques années, les deux Amériques, le comte de B… s’était fixé en Dalmatie, où il possédait de vastes propriétés qu’il faisait valoir lui-même, quoiqu’il eût déjà une position considérable et qu’il n’eût pas d’enfants.

« C’est exact. Il s’était retiré à Zara, d’où il ne sortait, une ou deux fois par an, que pour aller à Trieste. Pour se distraire bien plus encore que pour augmenter ses revenus (car, ainsi que vous le dites fort bien, il n’avait pas d’héritiers à l’établissement desquels il fût obligé de consacrer son existence), il avait pris une forte part d’intérêts dans une puissante société d’assurances maritimes créée par les principaux négociants de cette riche cité. C’est ordinairement à l’époque où les plus célèbres chanteurs de l’Italie se rendent à Trieste, et viennent y jouer les opéras nouveaux en vogue, qu’il avait l’habitude d’y aller, ayant toujours conservé un goût très-vif pour la bonne musique. Il était un des fidèles habitués de l’Opéra, où il avait sa loge à l’année. C’était là son seul plaisir. Triste, solitaire, n’allant chez personne, la musique semblait le consoler du chagrin qu’il traînait partout avec lui. J’ai eu ces détails par les affaires étrangères, dont le dossier est ouvert à la police secrète, vous le savez aussi bien que moi, et mis à sa disposition pour compléter ses renseignements sur les nationaux établis hors de chez eux. C’est pendant la représentation d’un opéra, qu’un soir il entendit, dans la loge voisine de la sienne, un Français, arrivé depuis peu de temps à Trieste, dire presque à haute voix à quelques négociants maltais qui s’extasiaient sur la beauté de la prima donna, qu’elle ressemblait extraordinairement à la comtesse Hélène de B…, une grande dame, ajouta-t-il, fort connue à Paris, et que son mari avait empoisonnée, l’ayant soupçonnée d’infidélité, bien qu’elle passât pour être morte d’une maladie de langueur. Il entra dans d’autres détails excessivement pénibles pour le comte. Celui-ci laissa achever l’acte sans laisser paraître la moindre émotion à ses voisins de loge ; mais, pendant l’entr’acte, il alla frapper deux petits coups à leur porte, et par cette porte entr’ouverte il glissa sa carte au Français, voyageur spirituel, touriste charmant, causeur délicieux. Sur cette carte, il y avait un endroit et une heure indiqués pour le lendemain. Puis il salua et rentra dans sa loge, où il écouta tranquillement la fin de l’opéra. L’habileté du comte à l’épée était connue : on avait choisi l’épée pour vider le combat.

« Après avoir désarmé trois ou quatre fois son adversaire et s’être donné le plaisir, en bon tireur qu’il était, de lui tracer en rouge des zigzags sur la poitrine, il s’écria, en se précipitant sur l’épée tendue devant son épée : « En voilà assez ! » En même temps, il se découvrait et se faisait traverser de part en part à la place, pour ainsi dire, qu’il avait choisie, et cette place était le cœur. Le comte avait voulu se suicider d’une autre main que la sienne. Voilà la fin de l’histoire du comte de B… et des amours de sa femme avec un jeune officier hongrois.

— Cette fin, dit Balzac, un peu étonné, assez ému de la grande simplicité de cette histoire (je m’en aperçus malgré sa sobriété ordinaire à l’endroit de l’éloge), et qui pensait aussi combien elle se passait de la grâce, souvent si parasite, si fastidieuse, des détails ; cette fin, dit-il, ne me contente pas autant que le reste ; il lui manque… il faudrait… j’aurais désiré que… enfin, si le comte ne savait rien de la mort foudroyante de M. de Karls… arrivée chez lui, dans ses appartements, sur son divan, aux pieds de sa femme, et il ne lui était guère possible d’en savoir le premier mot, à moins que le préfet de police, vous ou Honorine, la femme de chambre, en eussiez indiscrètement parlé, je ne vois pas pourquoi… »

Vidocq, s’agitant et protestant d’abord de tous ses gestes, s’écria ensuite :

« Personne n’en a jamais parlé ! personne ! et, si je vous en parle aujourd’hui, j’en ai le droit ; si je vous en parle, c’est que les deux personnages les plus intéressés, les seuls intéressés à ce que le secret fût gardé, ne sont plus de ce monde depuis longtemps.

— Eh bien, alors, reprit Balzac, je dis que ce duel, ce suicide de la main d’un autre, ainsi que vous l’appelez, n’est pas assez justifié. Si je reprenais en sous-œuvre ce drame domestique pour le raconter à ma manière, je chercherais, j’inventerais, j’imaginerais une fin plus pleine, plus logique : non que je ne trouve pas le genre de mort choisi par le comte d’un caractère possible, vrai, très-vrai dans son originalité ; mais, encore une fois, — et j’en reviens toujours là, — le comte, pour un si grand désespoir, ignore trop ce qui s’est passé chez lui. Vous voyez donc, dit Balzac, s’interrompant lui-même, que votre histoire n’est pas encore la pêche philosophale que vous prétendiez m’apporter, que vous supposez exister, une histoire toute faite et qu’il n’y a qu’à cueillir et manger.

— Dame ! reprit Vidocq, un peu confus du ton triomphal de Balzac, si ma pêche n’est pas ronde comme vous la désireriez, elle n’est pas bien loin non plus de l’être. Si je vous l’ai débitée et détaillée à ma façon ce n’est pas tout à fait, croyez-le bien, pour vous donner une leçon de littérature. L’idée m’est venue plus modestement que ça ; la chose s’est passée autrement dans mon esprit. Une petite explication, je le vois, n’est pas de trop. Pour me rendre ici, j’ai pris dans la rue Monthabor, où j’avais affaire, une voiture de place. En y montant, qu’ai-je reconnu dans le cocher ?

— Votre cocher du Pont-Neuf ?

— Lui-même, mon cher monsieur de Balzac.

— C’est étrange.

— Mais non ! les cochers passent rarement colonels. Ils meurent cochers. Le mien, par exemple, est un peu vieilli. Sa vue a éveillé mes souvenirs et tous les faits enfouis sous ces souvenirs. Ils sont partis comme une volée de pies cachées dans les avoines, et tout ça s’est mis à parler, à crier, à jacasser sous le plafond de mon cerveau. Bon ! me suis-je dit, il faudra que je m’amuse à dérouler ce morceau de mon passé à M. de Balzac. Il verra s’il y a quelque parti à en tirer.

— Vous dites, reprit Balzac, sans avoir entendu un seul mot des dernières phrases de Vidocq, que ce cocher vous a conduit ici ?

— Oui.

— Et vous n’avez pas pris son numéro ?

— Pourquoi l’aurais-je pris ?

— Ah ! vous êtes un grand…

— Un grand quoi ?…

— Tout ce qu’il vous plaira.

— Pourquoi aurais-je pris son numéro ?… j’ai gardé le fiacre.

— Vous l’avez gardé ?

— Oui, il doit me ramener à Paris.

— Il est donc dans la rue Basse ?

— À votre porte.

— Obligez-moi, je vous prie, dit Balzac à madame X…, de descendre et de dire à ce cocher de venir ici ; j’ai à lui parler. »

Et Balzac, après s’être passé la main dans les cheveux sans les rendre plus droits, et avoir fait tourbillonner en l’air sa serviette, grand signe de joie chez lui, se disposa à recevoir dignement le cocher. Il rassembla tous les verres qu’il trouva à sa portée et les remplit jusqu’au bord de vin et de liqueurs.

Nous entendîmes des sabots de bois résonner dans le double système d’escaliers, échelle descendante, échelle montante, qui conduisait à son logement.

« Ne lui dites pas que je suis Vidocq, dit Vidocq à Balzac ; ça l’intimiderait.

— Et vous, ne lui dites pas que je suis Balzac, il pourrait le redire, et il est inutile qu’on sache le bâton de perroquet où je perche. »

Le cocher entra. C’était un cocher comme tous les cochers de quarante-cinq à cinquante ans : front ridé par le grand air, nez rouge ponceau, bouche déformée par la pipe, cheveux roux grisonnants, épaules voûtées.

« Buvez ceci à votre santé, mon brave homme, lui dit Balzac. Il fait chaud, et il y a longtemps que vous êtes sur vos boulets. »

Après avoir décrit un geste rond qui ramena le verre à sa destination naturelle, le cocher dit, au moment de boire :

« Ce n’est pas de refus. Il fait soif aujourd’hui.

— Je ne me trompe pas, dit Vidocq, après cinq ou six autres santés bues par le cocher : c’est bien vous que j’ai pris l’autre soir sur le Pont-Neuf ? »

Le cocher releva son nez rouge.

« Quelle autre nuit ?

— Vous ne vous souvenez donc pas.

— Non… l’autre nuit ?…

— Nous étions trois qui chantions ?

— Quand ça ? Je ramasse tant de gens qui chantent.

— Il y a dix ou douze ans, répondit Vidocq.

— Vous appelez cela l’autre nuit ?

— Un peu plus, un peu moins. Mais vous allez vous rappeler… je vais vous mettre sur la voie.

— J’aurai du mal. Je ne me souviens pas tant seulement de dix jours.

— Nous vous arrêtâmes devant la statue d’Henri IV.

— Ça m’est arrivé cent mille fois d’avoir chargé où que vous dites.

— Il était quatre heures du matin : y êtes-vous maintenant ?

— Ça ne me dit rien du tout.

— Buvez encore ceci, mon brave homme, dit Balzac au cocher ; c’est de la grande chartreuse.

— Je me suis laissé dire que c’était du cognac fait par des archevêques. À votre bonne santé !

— Merci. »

Vidocq reprit :

« Nous vous mîmes cent sous dans la main.

— Ceci est plus rare. C’est égal, j’ai oublié ! Depuis dix ans !…

— La personne qui monta allait rue Saint-Florentin.

— Rue Saint-Florentin !… »

Le cocher eut comme un éblouissement en entendant nommer cette rue.

« Oui, rue Saint-Florentin… un grand hôtel… Vous eûtes une surprise en ouvrant la portière. »

Un second éblouissement, plus vif que le premier, passa sur les yeux du cocher.

« Que trouvâtes-vous au lieu du voyageur qui était monté ou presque monté au Pont-Neuf ?

— Eh bien, un mort ! C’est ça que vous voulez me faire dire ? C’est pas déjà si curieux. Mais c’est peut-être vous qui m’aviez donné ce beau cadeau ? »

Vidocq se mit à rire.

Le cocher allait se mettre en colère. Vidocq le regarda tranquillement entre les deux yeux. Il devint doux comme les lions de Martin quand ce fameux dompteur les regardait.

« Alors, puisque c’est vous, reprit le cocher, puisque le mort vous appartenait… vous me devez quarante sous.

— Comment je te dois quarante sous ? je t’avais donné cinq francs pour ta course.

— Je ne dis pas non ; mais le déménagement du monsieur pour le transporter de la voiture dans sa chambre, et les questions qui ne finissaient pas, et tout le reste. La cérémonie a pris plus d’une heure, et j’étais à la course, pas à l’heure.

— Que ne te faisais-tu donner ces quarante sous à l’hôtel ?

— Ah bien oui ! les domestiques des grands hôtels, qui sont tous de grands voleurs, n’ont jamais voulu me les donner. Mais alors, moi, qu’est-ce que j’ai fait ? Je suis allé rue Bellechasse. »

L’éblouissement du cocher nous frappa à notre tour ; et tous les quatre qui écoutions, nous nous écriâmes :

« Rue Bellechasse !

— Oui, chez une comtesse de…, chez une duchesse de…, ma foi ! je ne sais plus son nom.

— Et pourquoi allais-tu là ? qui t’avait dit ?…

— Ah ! voilà ! j’avais trouvé un tout petit portefeuille en cuir doré dans mon fiacre, le matin que j’avais mené le défunt rue Saint-Florentin. Ce portefeuille ne pouvait être qu’à lui. »

Nous nous regardâmes avec terreur à cet étrange passage du récit indigeste du cocher dont toute la mémoire était revenue.

« Et qu’y avait-il dans ce portefeuille ? demanda Balzac, qui tenait son loup par les deux oreilles et qui ne le lâchait plus.

— Une lettre adressée à cette comtesse ou duchesse, rue Bellechasse. Voilà tout ce qu’il y avait : oh ! pas de billets de banque, je les aurais rendus. Je vous disais que je tenais à mes quarante sous. J’allai donc à cet hôtel, et je remis la lettre à un monsieur et à une dame qui allaient monter en voiture. Le monsieur, un bel homme avec des croix à en revendre et des cheveux blancs, prit la lettre : moi je lui dis : « C’est quarante sous. » Il lut la lettre ; il devint blanc comme le papier. Ensuite, il dit au valet de pied de me compter quarante sous. Le valet me mit dans la main une pièce de deux francs.

— Eh bien, l’histoire est complète maintenant, dit Balzac. Cette lettre apprit au mari que M. de Karls… était l’amant de sa femme. La scène au théâtre de Trieste lui confirma que le monde était instruit de son malheur ; et ceci le décida à se faire tuer. L’histoire est donc complète.

— Mais non ! mais non ! elle n’est pas complète, dit le cocher, s’imaginant qu’on prenait un grand intérêt à lui : je retournai trois fois encore à l’hôtel de la rue Bellechasse pour réclamer ; mais plus personne !

— Mais réclamer quoi ?

— Comment quoi ?

— Tu avais été payé.

— La pièce de quarante sous était fausse. »


FIN