Michel Lévy Frères (p. 147-204).


TROISIÈME PARTIE.


Une grande maison de librairie établie depuis bien des années sur le quai, si parisien, des Augustins, entre la rue Dauphine et la Vallée, à deux pas du pont Neuf, la maison Charles Béchet, venait d’éprouver la velléité de modifier le caractère spécial de son antique commerce de livres.

Le mouvement littéraire de mil huit cent trente, et nous n’étions guère, à l’époque où je vais me placer, qu’en mil huit cent trente-trois, avait entraîné bien d’autres librairies séculaires à quitter la vente pacifique des livres classiques ou sérieux, pour affronter, rapière au vent, le commerce plus turbulent, plus téméraire, mais en apparence plus lucratif des livres d’imagination.

Tous les éditeurs, de ce même côté de l’eau qui baignait autrefois les sinistres fondations de la tour de Nesle, regardaient avec des yeux d’envie la maison Gosselin, si rapidement enrichie par les romans de Walter Scott et quelques romans français. Il fallait donc s’attaquer à ce genre de publication à l’exclusion de tout autre. Là, se disaient-ils, est le succès immédiat, là est l’écoulement d’une édition entière en quelques jours, souvent en quelques heures ; là étaient les relations brillantes, riches d’avenir, avec la jeune école littéraire ; là était la familiarité de tous les instants avec la presse, dont l’action sur le public devenait de plus en plus formidable, si formidable et si régulière dans sa puissance, qu’un éditeur savait d’avance que tel article du Journal des Débats, par exemple, faisait vendre quinze cents exemplaires d’un ouvrage ; un article du Constitutionnel, huit cents exemplaires ; un article dans le Courrier français, quatre cents exemplaires ; un article dans les petits journaux en vogue, trois cents exemplaires. Il n’y avait presque jamais d’erreurs dans ces calculs. Que ces temps sont loin de nous !

Au nombre des fortes maisons de librairie qui se jetèrent avec ardeur dans la fabrication du roman, la maison Charles Béchet se montra une des premières et des mieux préparées à la transformation. La remarque a ici sa raison d’être. Les librairies qui brusquèrent le changement, périrent avant même de sortir du port ; la simple mise en train les coula ; on les vit sombrer sous charge. Et cela s’explique : les manuscrits de roman s’achetaient déjà fort cher, et la révolution de Juillet, dont on n’était séparé que par trois ou quatre années, avait élevé les droits d’escompte à un taux ruineux, ce qui forçait à vendre presque tout au comptant ; en sorte que si les livres, et particulièrement les romans, étaient fort lus, très-recherchés, très-discutés à cette époque, les gains n’étaient pas proportionnés au débit de la vente, quoiqu’ils fussent grands en réalité, très-grands surtout si on les compare aux gains produits de nos jours par la même industrie.

Dirigée par l’expérience de quelques personnes qu’elle avait mises à la tête de sa maison de librairie, madame veuve Béchet appela chez elle, dans des réunions habilement composées, des auteurs connus, des auteurs célèbres, et, au milieu de cette pléiade, des écrivains dont la gloire, sans être parvenue encore au zénith, répandait cependant de belles clartés au-dessus de l’horizon, dont la renommée, sinon arrivée, du moins en bon chemin, rapporterait beaucoup à qui saurait la saisir par les ailes.

C’est à ces réunions hebdomadaires que je rencontrai et que je vis souvent Béranger qui ne publiait déjà plus de chansons, mais qui était toujours, et plus que jamais peut-être, le fin, l’intarissable, le délicieux causeur du dessert et du coin du feu ; de Latouche, qui apportait ses poches pleines de mots ciselés, polis, damasquinés, mais damasquinés, polis et ciselés à froid comme les poignards byzantins, et avec lesquels il égorgeait et tuait, en riant, après le café et la liqueur ; Brissot-Thivars, excellent homme, cœur d’or, esprit de feu, tête encyclopédique fondue à la Diderot, homme de bien, aimé et honoré de tous, passionné pour la salubrité publique, dont il venait d’être nommé inspecteur, comme on se serait passionné pour la musique ou pour la poésie ; parlant constamment de la salubrité publique ; ramenant toutes les questions, soit morales, soit littéraires, soit politiques, à sa chère salubrité publique, laquelle, il est juste de le dire, dut de grands et d’utiles progrès à sa rare et patriotique initiative ; le docteur Gentil, attaché à cette époque, comme homme de lettres, à la maison Béchet ; Louis Raybaud, fort loin à ce moment-là de songer à la députation des Bouches-du-Rhône, plus loin encore de penser au fauteuil de l’Institut, essayant des vers et de toutes sortes de vers, essayant de la prose, essayant de la littérature des voyages, mais jeune, entraînant, gai comme un tambourin, tendre comme une flûte, égayant les soirées de la maison Béchet par sa verve marseillaise, pleine d’éclairs et d’étincelles.

Quelques femmes de gaie et bonne compagnie venaient aussi à ces heureuses soirées, toujours précédées d’excellents dîners. Nos souvenirs nous montrent encore, dans la brume opale de ces premières années de notre séjour à Paris, madame Brissot-Thivars, fée de salon qui tempérait par le bonheur de son visage, par la saveur de son esprit, par la grâce ondoyante de ses paroles, le bruit océanique, la voix cuivrée, toute la domination physique de son intelligent époux, dont la grande taille, les grands yeux, la grande bouche, les grands gestes, faisaient de lui le digne mari de la fée : l’ogre, le plus bel ogre de salon que j’aie jamais vu.

Le soir de ma première rencontre avec Balzac à l’un de ces dîners de madame Béchet, la conversation vint à rouler sur le départ prochain de la duchesse de Berri pour la Sicile, après une captivité de huit mois dans la forteresse de Blaye. La corvette l’Agathe, destinée à la conduire à Palerme, devait faire voile dans deux ou trois jours, et l’on savait que le général Bugeaud, son rigide gardien à Blaye, ne la quitterait qu’à l’arrivée même au port de destination. Quoiqu’il y eût beaucoup d’opinions hostiles au gouvernement de Louis-Philippe, ce jour-là, dans le salon où je me trouvais, et aussi beaucoup de républicains qui commençaient à s’entendre tacitement avec les partisans du gouvernement déchu, afin d’être plus forts les uns par les autres pour renverser la dynastie fondée en 1830, aucune fraction présente ne me paraissait bien disposée en faveur de la duchesse de Berri. L’admiration d’abord ressentie pour la princesse quand elle traversait les halliers épineux, les plaines, les tourbières et les marais de la Vendée, que couvraient des milliers de soldats lancés à sa poursuite, cette admiration s’était beaucoup refroidie depuis l’aveu officiel de sa grossesse, bien que parfaitement expliquée et légitimée par son mariage avec le comte Hector Luchesi Palli. Mais elle était dépoétisée ; les rayons de l’auréole s’étaient détachés de son front. Une histoire grandiose à son début, magnifique au milieu, se terminait par un roman presque bourgeois ; une insurrection formidable finissait par une déclaration de paternité à la mairie.

D’un autre côté cependant, beaucoup de légitimistes d’un enthousiasme plus robuste, traitaient hautement de fable inventée par les Tuileries et la grossesse, et l’accouchement, et la déclaration de mariage de la duchesse de Berri. Balzac était de ce nombre. Il n’admettait rien. La trahison de la maison d’Orléans avait tout fait ; la trahison expliquait tout. Cette trahison, qui avait livré la princesse à Nantes, au général Dermoncourt et au commissaire de police Maurice Duval, ne pouvait être bien embarrassée pour imaginer une grossesse, ce qui est toujours très-facile, ni pour inventer un accouchement, ce qui est un peu moins facile, mais possible ; ni très-embarrassée non plus pour forcer une femme brisée de corps et d’esprit à déclarer qu’elle était mariée, afin de lui voler la couronne de son fils, tout en ayant l’air de sauver l’honneur d’une maison et d’une race. — Mais M. de Mesnard, objectait-on à Balzac, soutenant cette impossible thèse au dessert, la tête chaude de quelques verres de vin de Champagne, M. de Mesnard, qui a quitté Blaye aussitôt après la déclaration faite par la duchesse de Berri qu’elle était femme du comte Hector de Luchesi Palli ? — Mensonge ! rouerie ! guet-apens ! trahison ! répliquait Balzac. On aura trompé les yeux, la bonne foi, la loyauté de M. de Mesnard. D’ailleurs, M. de Mesnard, repentant d’un éloignement peu motivé, s’est rendu de nouveau auprès de la princesse, et personne de vous n’ignore qu’il l’accompagne à Palerme. — Sans doute, mais auparavant, était-il objecté à Balzac, M. de Mesnard a déclaré dans une lettre qu’il ne consentirait à la suivre à Palerme que sur un ordre formel de sa main. Cet ordre lui a été envoyé. Alors seulement il a obéi. — Qui a lu cet ordre ? répliquait Balzac de plus en plus emporté, en promenant autour du salon des regards de défi et en plantant des points d’interrogation gros comme des pieux devant chacun de ses voisins de table. Montrez-moi cette lettre ! Allons donc, vos lettres ! Il y a toujours des lettres pour faire pendre les gens. Seulement quand il faut les montrer, il n’y a plus que des paroles ; et ces paroles, une épingle les crève et le vent les emporte. Je ne crois pas à cette lettre. — Soit ! n’y croyez pas ; mais que dites-vous cependant, que dites-vous de la déclaration de M. Deneux, l’accoucheur ordinaire de la duchesse. M. Deneux, son ami, le seul accoucheur qu’elle ait voulu avoir auprès d’elle au moment de la crise suprême, M. Deneux qui a écrit de sa main, que vous ne suspecterez pas de trahison : « Je viens d’accoucher la duchesse de Berri, ici présente, épouse en légitime mariage du comte Hector Luchesi Palli, frère des princes del Campo Franco, gentilhomme de la chambre du roi des Deux-Siciles, domicilié à Palerme. » Qu’en dites-vous ?

— Je dis, tout étonné que je suis de cette déclaration, que M. de Brissac et madame d’Hautefort, qui sont avec la princesse depuis bien plus longtemps que M. Deneux, dont nous n’avons jamais, du reste, approuvé la présence à Blaye, où il n’est allé que de son propre et irréfléchi mouvement, n’ont jamais voulu, ni l’un ni l’autre, appuyer cette déclaration du témoignage au moins aussi important de leurs signatures. J’ajoute — ce que vous savez aussi bien que moi — qu’une pièce judiciaire affirmant qu’il y a dans cette affaire « présomption légale de supposition d’enfant » a été remise simultanément à la Cour royale de Paris et à celle de Bordeaux par le vicomte de Conny, le baron de Ludre, le vicomte de Kergorlay, le comte de Floirac et quelques autres notabilités du parti légitimiste ; qu’ainsi les raisons pour nier sont bien plus fortes que les raisons pour croire ; qu’au surplus, en politique comme en théologie, il y a des choses indiscutables, au-dessus du droit, supérieures à toute critique. — Ceci… ceci… murmura-t-on alentour de Balzac. — Ceci, messieurs, dit Balzac en élevant la voix au ton de la passion, est mon sentiment, et ceux qui ne le partagent pas… » Un convive s’aperçut à temps de la voie inflammable où allait s’aventurer la conversation, et il chercha aussitôt à la détourner, au lieu d’essayer, avec maladresse de la fermer trop brusquement, « Pourtant, dit-il, si tout ceci, comme le pense M. de Balzac, n’était qu’un jeu de la royauté des Tuileries dans le but d’avilir le caractère de la duchesse de Berri, est-ce qu’un militaire, le général Bugeaud aurait consenti à y participer, à se faire le geôlier de la princesse ? — Ah ! vous nous la donnez bonne ! s’écria impétueusement Balzac, à qui cet interrupteur bien avisé faisait la partie belle exprès pour qu’il se rangeât du côté où tout le monde allait se rencontrer d’opinion avec lui. Voilà une raison emplumée et triomphante que vous nous apportez là, la discrétion, la réserve, la pudeur du général Bugeaud ! Général de qui ? général de quoi ? général reçu à la Maternité de Paris ! »

Il est essentiel de dire ici que jamais homme, excepté pourtant sir Hudson Lowe, n’avait été aussi honni, aussi raillé, injurié, exécré, maudit, que le général Bugeaud l’était, à cette époque, pour avoir accepté de commander la forteresse de Blaye, devenue la prison de la duchesse de Berri. D’un autre côté, il faut se hâter d’ajouter, sans entrer dans la question de savoir si un militaire a le droit ou non de refuser une pareille mission, que le général n’était pas encore le digne pacificateur de l’Algérie, le glorieux vainqueur de l’Isly, le maréchal Bugeaud enfin. — « Votre général Bugeaud, reprit Balzac en serrant les dents et en les desserrant aussitôt, comme pour vouloir parler, mais retenu de nouveau par une intention contraire ; votre général Bugeaud… ! « Le docteur Gentil entra sur cette phrase, suspendue par sa présence, et dit, en tenant un exemplaire du journal du soir : « Messieurs, je vous annonce le départ de la duchesse de Berri pour la Sicile ; elle a quitté la France ce matin. — Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites-là ? s’informa Balzac avec une vivacité d’intérêt toute particulière. — Voici le journal où se trouve la dépêche télégraphique qui l’annonce, » répondit le docteur Gentil en passant le journal du soir à Balzac. Après avoir rapidement parcouru la dépêche, Balzac se leva, si toutefois c’est l’expression qui rend la chose, car dans la discussion, on ne savait pas au juste ordinairement s’il était debout ou assis, tant il s’agitait, tant il éprouvait du roulis, et il dit, après être allé sur la pointe des pieds fermer les croisées qui donnaient sur le quai des Augustins — on les avait laissées ouvertes moins à cause de la chaleur du temps (on n’était guère qu’au commencement de juin) qu’à cause de la chaleur du dîner, — il dit : « Messieurs, je vais vous annoncer une bonne nouvelle, un événement qu’il n’est plus permis à personne d’empêcher maintenant. — Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ? se demanda-t-on au milieu de tous ces nuages de mystères que Balzac aimait toujours à amasser autour de quelques pitons de la conversation, car personne ne fut jamais plus friand que lui de mise en scène. — Le général Bugeaud, reprit-il, ne reviendra plus du voyage d’agrément qu’il va entreprendre aux frais de la princesse. » Et, continuant d’une façon moins burlesque : « Vous comprenez que cet homme a trop fait souffrir l’objet le plus élevé, le plus digne, le plus cher et le plus sacré de nos affections royalistes, pour que l’on n’ait pas eu la pensée, la bonne pensée d’en débarrasser le monde, qui ne le pleurera pas beaucoup. Quelques jeunes gens dévoués, et décidés à tout entreprendre, sont partis sans bruit pour Palerme, où ils savaient depuis quinze jours que la princesse devait être envoyée, toujours sous la surveillance déjà qualifiée du général Bugeaud. Ils ont pris les devants par la voie de Marseille. À cette heure, ils sont à Palerme, et ils se tiennent prêts, sur les quais du port à accueillir, de leurs acclamations de fidélité le débarquement de la duchesse de Berri. Des honneurs attendent celle-ci ; autre chose attend celui-là. Il recevra à Palerme l’accueil que fît à Londres le jeune de Las Cases à sir Hudson Lowe, revenant de Sainte-Hélène ; et si le général mieux disposé que sir Hudson Lowe, veut se battre, eh bien ! l’on se battra, et l’on a toute raison de croire, vu le choix des lames qui s’engageront loyalement avec la sienne, qu’il ne sera pas de retour en France de sitôt. »

Le café ayant été servi à la suite de ces paroles de Balzac, le propos tomba dans les soucoupes de porcelaine et fut noyé dans le rhum et le cognac. On passa à d’autres sujets de conversation qui me frappèrent moins ; mais j’appris, un ou deux mois après ce dîner, à l’honneur des renseignements de Balzac, que le général Bugeaud, prévenu ou non de ce qui le menaçait, n’était pas descendu une seule fois à terre pendant le mouillage de l’Agathe dans le port de Palerme, et qu’il était passé immédiatement de cette corvette à bord du brick l’Actéon, que commandait le capitaine Nonay, pour retourner en France, où il allait trouver des destinées plus brillantes que celles d’un duel.

Cette révélation faite par Balzac d’un événement qui arriva en partie, vint m’apprendre pour la première fois, confirmée depuis par tant d’autres, son goût excessif pour les négociations secrètes, pour les expéditions conduites sinueusement dans l’ombre, les projets arrangés de loin, enfin ses penchants dominants d’artiste pour les affaires de police et les machinations de tout genre qu’emploie celle-ci, par nécessité, dans le but de parvenir à la découverte des voleurs et des criminels.

M. Brissot-Thivars, qui s’était probablement aperçu avant tout le monde de ces tendances de Balzac, lui proposa un jour devant moi une partie de plaisir d’une étrange nouveauté. J’ai dit la passion si louable de M. Brissot-Thivars pour la salubrité publique : comme pour l’exalter davantage en lui — si c’était possible — l’État venait de livrer à la ville de Paris une ligne considérable d’égouts qu’il faisait construire depuis les mauvais jours de la révolution de 1830, afin de donner du travail aux ouvriers et empêcher le retour du choléra, qu’on attribuait alors, dans les livres d’hygiène, à l’insalubrité de certains quartiers voisins de l’hôtel de ville. Par ses fonctions d’inspecteur, M. Brissot-Thivars fut appelé à partager avec les agents-voyers la surveillance de ces nouveaux égouts de Paris. Mais quelle différence ! disait-il, entre leurs constructions élégantes et les égouts d’autrefois. Il en parlait avec ravissement ; il citait les Romains, mais nous venions de les surpasser de cent coudées : les égouts de Tarquin étaient de pierres meulières à côté des égouts de Paris. Hauts, spacieux, bâtis en moellons, voûtés, pavés, bordés de trottoirs, il ne manquait que des arbres à ces monumentaux égouts pour être de véritables promenades souterraines, et des promenades plus belles que les promenades à ciel ouvert. Quand il eut fini son hymne, Brissot-Thivars demanda à Balzac, facile à se laisser foudroyer pour peu qu’on parlât avec conviction, s’il ne serait pas curieux de les voir et de les parcourir avec lui. Il en avait dit cent fois plus qu’il ne fallait pour mettre la puce à l’oreille à Balzac, qui, non-seulement accepta, mais voulut même prendre instantanément jour et heure pour passer la grande revue des égouts. Pour l’édification du lecteur, je dois dire ici que tout récemment construits, les égouts nouveaux n’étaient pas encore livrés à la circulation des eaux, et que, par conséquent, on peut se les figurer comme des chemins creusés et tracés sous le sol de Paris ; mais des chemins où l’on ne marche, en tout temps, qu’à la lueur des torches.

On ne saurait dire tout ce que Balzac, dans son imagination romanesque, rêva d’évasions par les caves, de surprises souterraines, de rencontres étouffées, à employer plus tard dans ses livres, à la pensée de cette promenade qu’il allait exécuter dans les entrailles de Paris ; et l’on va voir dans un instant, cependant, que quelqu’un se montra avoir plus d’imagination que lui encore. « Vous mettriez le comble à ma satisfaction, lui dit Brissot-Thivars, enchanté de voir ses bonnes dispositions, si après avoir parcouru les principales dépendances de mon royaume de la salubrité publique, vous m’accordiez l’honneur de venir avec moi en admirer la capitale. » Cette capitale des égouts, à laquelle l’excellent M. Brissot-Thivars, faisait allusion, c’était Montfaucon. Oui, Montfaucon, où l’on abat les chevaux hors de service, où l’on détruit les chiens errants, où s’accomplissent bien d’autres mystères. Balzac ne recula pas. Il verrait la dernière minute de ces brillants chevaux qui piaffent si orgueilleusement pendant leur vie dans les allées du bois de Boulogne ; il verrait ce que deviennent ces jolis king-Charles’s et ces délicieux havanais quand ils tombent sous les coups de l’ordonnance : il verrait… mais nous verrons nous-même plus loin ce qu’il était appelé à voir. Tout fut donc convenu, et le programme de l’excursion fut ainsi arrêté :

Premier jour, visite aux égouts.

Deuxième jour, visite à Montfaucon.

Le rendez-vous pour la visite souterraine aux égouts fut fixé au dimanche suivant ; l’endroit, le bord de l’eau, sous le quai de la Grève, près du pont de l’Hôtel-de-Ville, à la grille d’un égout qui s’ouvre là ; l’heure, une heure après minuit, quand tout Paris dort et ne doit pas s’éveiller de longtemps, afin que nous ne fussions pas troublés par le bruit des fiacres courant sur nos têtes. M. Brissot-Thivars se chargeait des échelles, torches, guides, etc., etc.

Le docteur Gentil et moi fûmes invités à être de ce voyage, ainsi que deux autres personnes dont il me serait difficile en ce moment d’écrire les noms. D’ailleurs, l’une se fit excuser la veille, l’autre ne vint pas à cause de je ne sais plus quel motif.

Le samedi suivant, jour des dîners hebdomadaires de la maison Béchet, veille du jour choisi pour l’expédition nocturne, M. Brissot-Thivars, qui vint tard, et qui venait tard, pensions-nous, parce qu’il s’occupait jusqu’au dernier moment des moyens de l’expédition, entra pâle et tout défait, et nous dit, en nous serrant les mains : « Ah ! mes amis ! mes bons amis ! armez-vous de courage : la partie n’aura pas lieu. — Comment, elle n’aura pas lieu ! Et qui l’empêcherait ? — Un motif des plus graves : l’insurrection de Lyon. — L’insurrection ?… — Oui, elle a exaspéré le parti républicain. Les sociétés secrètes veulent tirer vengeance des mitraillades du général Aymar. La police a saisi les fils d’une conspiration… — Mais quel rapport cela a-t-il avec les égouts ? interrompit Balzac. Quels rapports ?… les conjurés devaient se réunir dans ces égouts récemment bâtis, se glisser ensuite dans les quartiers de l’Hôtel de Ville et du faubourg Saint-Antoine, sous les rues Saint-Martin et Saint-Denis, et, à un moment convenu entre eux, faire sauter quelques maisons afin de répandre l’épouvante, puis sortir armés, puis le reste. »

Que ce projet ait passé par la tête en ébullition des républicains, constamment en quête, à cette fiévreuse époque, de moyens plus ou moins violents de remuer Paris, c’est ce qu’il n’est pas tout à fait impossible d’admettre. Quoi qu’il en soit, il ne se réalisa pas plus que notre procession mystérieuse sous les rues de Paris, dont il nous supprima la nouveauté et la joie.

Mais si la visite aux égouts n’eut pas lieu, la partie de plaisir à Montfaucon eut un meilleur sort. Nous allons dire les épisodes divers qui ont contribué à la graver dans notre mémoire.

Afin de ne pas trop nous effrayer par l’excentricité de l’heure assignée au départ, on nous avait parlé d’abord de cinq heures du matin ; la veille, il ne fut plus question de cinq heures, mais bien de trois heures après minuit ; ce qui était fort différent. La modification pouvait, à la rigueur, changer la détermination de quelques-uns de nous à risquer le pèlerinage de Montfaucon ; elle ne changea rien. Et pourtant trois heures, c’était la nuit au lieu de l’aube, c’était le froid, et le froid assez vif, car il avait beaucoup plu la veille, au lieu de la fraîcheur du matin. L’inconvénient se perdrait, pensâmes-nous, dans le charme général de la journée. Rendez-vous fut donc convenu au bout de la rue Dauphine, du côté du pont Neuf, comme l’endroit le plus facile aux uns de se rencontrer, sans trop de dérangement pour les autres. Balzac demeurait alors rue de Tournon, le docteur Gentil à la pointe Saint-Eustache, M. Brissot-Thivars, notre gracieux cicerone, dans la haute maison, depuis lors abattue, faisant face au Louvre, touchant à l’angle de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, vaste maison qu’habita longtemps et où mourut le célèbre chirurgien Dupuytren.

Chacun fut exact. Nous ne nous étions pas trop expliqués sur les moyens de nous rendre à Montfaucon ; si nous irions à pied ou bien en voiture. Ce fut en passant devant la cour Batave que M. BrissotThivars nous dit : « J’ai bien pensé un instant, mes bons amis, à vous faire faire le trajet en voiture, mais j’ai dû y renoncer. La nuit dernière et les nuits précédentes, il a plu à torrents ; les chemins sont impraticables hors barrières ; j’ai vu des ornières où les chevaux enfoncent jusqu’au ventre, et d’où ils ne sortent qu’avec les plus grandes difficultés. De la barrière du Combat à Montfaucon, nous aurions mis en voiture plus d’une heure et demie, distance que nous pouvons, à pied, parcourir en une simple demi-heure, et le temps est précieux, très-précieux ! J’ai tant à vous montrer avant le jour !… »

C’est donc à pied que nous gagnâmes le faubourg Saint-Martin, que nous mesurâmes dans sa longueur jusqu’à la rue des Vinaigriers. Au bout de cette rue, nous coupâmes le canal au quai Valmy, et laissant l’hôpital Saint-Louis à notre droite, nous nous dirigeâmes vers la barrière du Combat par la rue Grange-aux-Belles.

La route jusqu’alors n’avait pas été parsemée de roses ; les Parisiens qui avoisinent ce pôle de la capitale nous croiront sans peine ; mais à partir de cette barrière, encore célèbre alors à cause du spectacle des combats d’animaux qu’on y donnait à quelques cents pas plus loin, et qu’on n’y donne plus, elle s’offrit à nos regards dans un tel état de convulsions et de délabrement, de fluidité ici, de boue noire plus loin ; elle nous causa une si forte appréhension à l’affronter, elle nous inspira une si vive et si universelle horreur, que nos pieds se crispèrent, et qu’une terreur commune nous arrêta sur place.

En général habile, M. Brissot-Thivars comprit la démoralisation de son armée. Il chercha aussitôt à en remonter l’esprit par ces mots : « Dans un petit quart d’heure, nous serons arrivés, mes chers amis ; mais je ne tarderai pas plus longtemps, mais je n’attendrai pas la fin de ce quart d’heure pour vous dire la surprise qui vous est réservée au milieu de toutes les surprises qu’on prépare pour vous. — Quelle est cette surprise ? demanda Balzac d’un ton qui voulait dire : Si elle n’est pas de mon goût, je n’irai pas plus loin. — Voilà l’emplacement où l’on représente, reprit M. Brissot-Thivars, les combats d’animaux. — Très-bien, je le connais, dit Balzac ; d’ailleurs, nous le connaissons tous ; continuez. — Hier, un des chevaux de lord Egerton a été étranglé par les chiens de l’établissement dans une lutte des plus émouvantes. — Ensuite ? — Ensuite ce cheval étranglé a été porté à Montfaucon, et il a été mis de côté pour vous, d’après mes ordres, pour vous seuls ! — Est-ce que nous allons le manger ? s’informa Balzac. — Non ; mais dans le court espace d’une heure, vous aurez le spectacle, répondit M. Brissot-Thivars, le rare et magnifique spectacle de voir ce cheval, un des plus forts des écuries de lord Egerton, entièrement dévoré par les rats de Montfaucon, car les rats de Montfaucon, ne l’oubliez pas, sont les animaux les plus voraces, les plus féroces que vous aurez jamais connus. Ainsi, je vous ai ménagé la chasse aux flambeaux d’un cheval réduit en une heure à l’état de squelette par les rats. Maintenant, qui m’aime me suive ! »

Personne ne resta en arrière ; les flaques d’eau bourbeuse furent franchies, les dunes de boue attaquées avec rage, les fondrières traversées au vol, et, dans notre ivresse d’aller voir un cheval dévoré par les rats, nous nous livrâmes à toutes sortes d’excès sur la route. S’emparant du bâton noueux de M. Brissot-Thivars, Balzac alla donner de grands coups redoublés à la grossière porte de bois, lamée de fer et semée de clous, qui fermait l’entrée du théâtre des combats d’animaux. À ce bruit, il s’éleva, dans l’arène endormie, insolemment troublée dans son sommeil, un vacarme de voix et de cris à être entendu de Saint-Denis et au delà. Les chiens et vingt espèces de chiens, plus rogues et plus hargneux les uns que les autres, dogues, boule-dogues, mâtins, danois, chiens loups, aboyèrent en secouant leurs chaînes, et, à ces hurlements, rendus plus déchirants et plus lamentables par le silence de la nuit, se mêlèrent les beuglements de vingt taureaux. L’épisode nous ranima tout à fait, et nous poursuivîmes plus gaiement notre route, ayant maintenant à droite les buttes Saint-Chaumont, frontières de Montfaucon, contre-forts de Belleville.

Nous nous trouvions encore à une certaine distance de notre destination, quand nous vîmes scintiller à travers l’obscurité une petite lueur rougeâtre, clignotante comme l’œil d’un homme ivre sur le point de s’endormir ou de s’éveiller. « Quel est ce palais de fées ? s’informa Balzac. — C’est, lui répondit M. Brissot-Thivars, un cabaret, et ce cabaret, ouvert le jour et la nuit, est connu de tous les employés de Montfaucon et de la Villette sous le nom de Fontaine de Vénus. — Vénus me paraît d’un choix bien heureux, dit Balzac, comme enseigne dans un pareil lieu. — Pour un sou, continua {{M.|Brissot}}, l’on y donne un verre de grog au poivre de Cayenne, que les habitués proclament délicieux. »

Nous étions arrivés à la porte du cabaret de la Fontaine de Vénus.

Avait-on signalé l’arrivée du chef de la salubrité publique, n’y avait-il qu’un mouvement spontané de popularité, dans ce qui suivit notre présence ; mais dès que nous fûmes devant la porte du cabaret, les charretiers qui conduisent la nuit ces étranges fourgons, sous le poids desquels les pavés sont longtemps émus, accoururent et nous offrirent un verre de leur fameux grog au vitriol, boisson si chaude, si âcre, si diaboliquement alcoolisée, qu’on éprouvait de l’ivresse rien qu’à en respirer la vapeur. Nous hésitions à boire, beaucoup à cause de la chose offerte, un peu à cause de ceux qui l’offraient. On a des préjugés ; mais qui a des préjugés doit rester chez soi. D’ailleurs, le docteur Gentil, qui, dans la localité redoutable où nous pénétrions, commençait ses fonctions de conseiller hygiénique, nous dit en latin : « Buvez maintenant, ou vous serez forcés de boire après. »

Le docteur Gentil avait grandement raison ; il faut se fortifier les organes avant d’affronter l’agressive atmosphère de Montfaucon.

Nous mettions à peine un pied mal assuré dans ce vaste emplacement indéterminé, enveloppé d’un brouillard bleu, derrière lequel miroitaient quelques pâles étoiles, car la nuit n’était pas finie, il s’en fallait au moins d’une heure qu’elle le fût, que nous entendîmes venir d’un autre rayon de route, clopin, clopant, mais vite, un véhicule bancal, moitié charrette, moitié radeau. Il criait, il bondissait, il tanguait, il se brisait les reins sur ses essieux. Il faillit enlever l’un des deux montants de la porte, ou de l’espèce de porte, fichée à l’entrée de Montfaucon, quand il tourna, sans ralentir sa vitesse, pour pénétrer dans l’établissement. Il était barbouillé de boue jusqu’au plancher.

Sur ce plancher, à claire-voie, se voyaient debout deux hommes entortillés dans des peaux de mouton, l’un ayant le poil de la bête en dedans, l’autre, plus coquet, en dehors. Le plus jeune tenait une torche allumée qu’il penchait et secouait pour éclairer le passage, et d’où dégouttaient des gerbes d’étincelles et des langues de flamme ; l’autre conduisait l’équipage, les rênes d’une main, un fouet de l’autre. Nous distinguâmes aux clartés rougeâtres qui paraissaient et disparaissaient sur ce char sinistre, quatre choses détendues qui ressemblaient aux quatre jambes d’un animal. Nous nous écartâmes pour laisser passer toutes ces flammes et tout ce bruit. La machine roulante s’arrêta ; aux deux hommes qui en descendirent, se joignirent deux autres hommes accourus du bout de l’établissement, qui tirèrent sans de trop grands efforts, ces quatre jambes ballantes et les mirent d’aplomb ou à peu près. Une forme presque inanimée se balança sur ces quatre pilotis tremblants. C’était un cheval.

M. Brissot-Thivars nous avait quittés un instant pour aller donner des ordres à ses administrés, les prévenir peut-être de l’arrivée des hôtes en faveur desquels quelque surprise avait été préparée dans l’établissement.

« Pauvre bête ! s’écria Balzac en soupirant à la vue de ce fantôme de cheval, voilà donc quelle est la fin de ces nobles animaux qui nous sont si attachés, si dévoués, si utiles pendant leur vie ; triste fin !

— Oh ! ce n’est pas fini, dit l’homme qui portait sur la poitrine une peau de mouton, la laine en dedans.

— Comment, ce n’est pas fini ? je ne vois pas ce qu’on pourrait encore…

— Non, mon bourgeois, non, ce n’est pas fini. Et la chair, est-ce que vous la comptez pour rien ?

— Quelle chair ?

— La chair des chevaux, donc !

— Est-ce que vous auriez le projet de manger la chair de ce cheval ?

— Mais… oui. D’abord nous en prélèverons le filet pour nous deux, pour la famille de mon camarade et pour la mienne, et nous l’accommoderons aux petits oignons ; et c’est ça un fin manger ! vous diriez, parole d’honneur, de la perdrix aux choux ; et ce que nous ne voulons pas, l’entre-côte, par exemple, nous le vendons à d’autres qui en feront, sauf votre respect, des grillades délicieuses, des biftecks… Ah ! messieurs, quels biftecks… à se lever la nuit pour en manger. Ensuite…

— Il y a un ensuite ? » interrompit Balzac, qui n’avait eu jusque-là aucune idée bien arrêtée sur l’hippophagie dont il n’a été sérieusement question du reste que dans ces derniers temps, où la chose a été envisagée avec beaucoup moins de dégoût.

L’homme à la peau de mouton, dont la laine était en dehors, ne disait rien : ce fut encore l’autre qui continua ainsi :

« Et les restaurants de Paris, et les petits cabarets des barrières, vous vous imaginez par hasard qu’ils se privent de faire manger du cheval à leurs pratiques ! Ils sont bien trop heureux que nous leur en débitions toute l’année….. Au prix où est le bœuf, que deviendraient-ils sans Montfaucon ? Montfaucon, c’est leur marché de Poissy, leur halle à la viande, leur quai de la Vallée.

— Manger du cheval ! vendre de la viande de cheval ! » n’en répétait pas moins Balzac. « Quel horrible écart de la civilisation retournant à l’anthropophagie par l’hippophagie ! Aujourd’hui, on mange le cheval, demain on mangera le cavalier. Un repas n’est plus séparé de l’autre que par l’épaisseur de la selle.

— Nous vendons bien autre chose que sa chair, » reprit l’homme à la peau de mouton tournée en dedans.

— Que vendez-vous encore ?

— Eh bien ! et la peau, et les crins, et les os, et les boyaux, et les sabots du cheval ! croyez-vous que tout cela soit perdu ?

— Oui, je sais, dit Balzac, je sais comme tout le monde, que vous vendez la peau de cheval aux corroyeurs, qui la passent ensuite, après diverses préparations, aux cordonniers, aux selliers, aux layetiers…

— Et les os ?

— Oui, avec les os on fait des boutons.

— Et du sucre ! monsieur, du sucre ! Avec les os de ce cheval que nous allons abattre sous vos yeux, on clarifiera la semaine prochaine le sucre que vous ferez fondre dans votre café. »

Le pauvre cheval grelottait et frissonnait au milieu de nous pendant cette étrange oraison funèbre.

Balzac était mélancolique : nous étions pensifs.

L’homme reprit, en promenant la torche résineuse enflammée sur l’échine pelée de l’infortuné animal dont les regards vitreux ne sortaient pas de l’immobilité de la mort : « Mais un cheval mort, c’est une bénédiction ; ça vaut cent fois plus qu’un cheval vivant. Et nous n’avons encore rien dit des boyaux !

— Les boyaux ! est-ce que vous les mangez aussi ?

— Oh non ! c’est vous qui les mangez.

— Comment, c’est nous ?

— N’est-ce pas dans les boyaux de cheval qu’on fourre la chair de ces saucissons si recherchés, que vous appelez saucissons de Bologne, saucissons d’Espagne, mortadelle ? »

Nous nous regardâmes tous avec un certain retour sur le passé qui nous fit froncer les sourcils.

« Vous avez beau faire, continua l’employé de Montfaucon, vous tâtez tous du cheval, soit sous une forme, soit sous une autre.

— Je ne connaissais pas les saucissons de cheval, dit Balzac, voilà ce qui s’appelle tirer parti de tout.

— Tout n’est pas là, monsieur ; n’oublions pas les intestins. Ah ! les intestins ! un fameux commerce avec Naples. Les plus belles cordes d’instrument y sont faites avec les intestins du cheval. »

Balzac leva le front aux étoiles :

« Et nous dansons au frémissement de ces intestins !

— Mais oui, monsieur ! »

Et, copiant la phrase de Balzac, l’homme redit : « On dansera au frémissement de ces intestins, » et il envoya un coup de pied au ventre du malheureux cheval, qui essaya de se plaindre et n’en eut pas la force.

« Ah ! c’est affreux ! s’écria Balzac : laissez mourir en paix et sans insulte cette pauvre créature. C’est bien triste ! bien triste ! ajouta-t-il, quand on songe que l’animal infirme, mourant, avili, qui est là, a été peut-être dans sa jeunesse un beau cheval de guerre, hennissant au bruit de la poudre, aux fanfares du clairon, qu’il est entré victorieux dans les murs d’une capitale conquise, piaffant, ondulant, portant en croupe le héros de quelque grande bataille gagnée. »

Jusqu’ici c’était l’homme qui portait la peau de mouton dont la laine était en dedans qui avait causé familièrement avec Balzac des propriétés du cheval destiné à l’abattoir : ce fut l’homme qui portait la peau de mouton dont la laine était en dehors, qui, saisissant au passage la réflexion de Balzac, lui répondit :

« Voilà ce qui s’appelle deviner juste ! Oui, cette pauvre bête a fait les guerres de l’Empire, comme vous dites. Elle a appartenu… elle a appartenu… à qui donc déjà a-t-elle appartenu ? » demanda cette peau de mouton à l’autre peau.

L’autre peau n’avait pas trop l’air de le savoir… Celle qui avait interrogé reprit :

« J’y suis ! elle a appartenu, nous a dit le cocher qui nous l’a vendue, à un maréchal ou à un général… je ne vous dirai pas trop lequel…

— Voilà ! dit Balzac, dont l’œil s’arrondit en escarboucle et lança une flamme. Que disais-je ? Et à quel général a appartenu ce cheval ? Vous l’a-t-on dit ?

— On nous l’a dit. »

L’homme avait eu le temps de chercher.

« Au maréchal…

— C’est donc un maréchal ?…

— Au maréchal Brune.

— À un ami de l’Empereur ! à l’un de ses compagnons les plus fidèles ! au soldat de Stralsund ! Et tout cela acheté quelques liards pour être vendu pour quelques mauvais sous après avoir été assommé, éventré, déchiré. Fi ! de la gloire et de la reconnaissance des hommes. Le maître du cheval, le héros, assassiné à Avignon, et le cheval abattu à Montfaucon. On reçoit ici d’émouvantes leçons de philosophie.

— Faites excuse, mon bourgeois, repartit l’interlocuteur de Balzac, un cheval à abattre ne coûte pas que quelques mauvais liards, ainsi que cela vous plaît à dire. Il est acheté douze francs, et quand il est détaillé de la manière que j’ai eu l’honneur de vous le dire, il rapporte de cinquante à soixante francs.

— Et c’est pour cinquante à soixante francs que vous allez priver du dernier souffle de vie cet intéressant animal ! Laissez-le donc expirer de vieillesse, comme Dieu veut que nous mourions tous, bêtes et gens. Voulez-vous cent francs de votre cheval ? »

Les deux hommes aux peaux de mouton se regardèrent ; il y avait déjà quelques minutes qu’un échange de signes intelligents se pratiquait entre eux, sous le nez enthousiaste et philanthropique de Balzac, qui recommença sa proposition :

« Voulez-vous cent francs de votre cheval ?

— Dame ! »

Ce mot suspensif ayant paru à Balzac une nouvelle hésitation, il renouvela sa question sous une forme plus acceptable encore :

« Voulez-vous cent vingt francs ?

— Ça y est ! Va pour cent vingt francs.

— Vous allez mettre ce cheval dans le meilleur coin de l’écurie : entendez-vous ?

— Soyez tranquille, bourgeois : il aura la chambre d’ami.

— Vous lui ferez une bonne litière, continua Balzac.

— Il sera dorloté comme aux Incurables.

— Je reviendrai pour voir si vous en avez bien soin.

— Venez, bourgeois : bien entendu que s’il meurt, vous ne nous mettrez pas sa mort sur le dos ?

— Non.

— Que vous payerez trente sous par jour pour sa nourriture jusqu’à ce moment-là ? »

Balzac allait dire oui et donner l’autorisation au docteur Gentil, chargé alors de ses maniements d’argent auprès de la maison Béchet, de traiter de l’affaire du cheval avec ces maquignons d’une nouvelle espèce, quand M. Brissot-Thivars, qui venait nous chercher pour d’autres plaisirs, ayant entendu les derniers mots de ce marché, dit de sa voix de Jupiter-Tonnant :

« Ah ! çà, mais tout ceci est une plaisanterie, une vraie plaisanterie : vous êtes leurs dupes. Ces drôles jouent tous les jours la même comédie aux trop sensibles visiteurs de Montfaucon. Ils vous prendront vos cent ou cent vingt francs, et ils vous présenteront dans un mois une note de cinquante francs pour frais de nourriture d’un cheval qui n’a que douze heures à vivre, quelle que soit la nourriture qu’on lui donnerait, d’une rosse limousine qui n’a pas plus appartenu au maréchal Brune qu’au maréchal Lobau, à l’empereur Charlemagne qu’au paladin Roland. Mais le premier cheval fourbu, fracassé, à demi mort qui va entrer ici dans cinq minutes, aura eu l’honneur, à en croire ces messieurs, de faire la guerre sous le maréchal Ney, sous le roi Murat. Pour les partisans de l’Empire, il se sera trouvé à Waterloo où il aura reçu deux coups de lance dans le poitrail ; pour les légitimistes, il aura été monté par Charles X le jour de son sacre à Reims. — Filez vite, dit M. Brissot-Thivars, changeant le registre de sa voix, aux deux biographes de Montfaucon ; emportez ce cheval ; et vous, messieurs, veuillez me suivre. »

Avant de nous conduire à la partie réservée de Montfaucon, où nous étions destinés à jouir du spectacle si haut en goût du cheval de lord Egerton dévoré par les rats, M. Brissot-Thivars nous introduisit dans une espèce de tanière éclairée par deux lumignons fumeux qui laissaient voir, assises par terre, plusieurs femmes occupées à mettre par ordre de races les chiens assommés, étranglés, écrasés, étouffés à Paris dans la nuit.

Quelles femmes ! de véritables Canidies : des touffes de poils blancs et roux s’échappaient en colère de dessous les mouchoirs flétris qui emmaillotaient leurs têtes. Leurs manches étaient retroussées jusqu’aux épaules, et avec leurs mains de sorcières dont les ongles simulaient des griffes, elles accomplissaient dans ces demi-ténèbres leur besogne, qui consistait non-seulement à classer les chiens, ainsi que je viens de le dire, mais en outre à les dépouiller de leurs colliers de cuivre. Il n’y avait pas d’autres sièges autour de nous que ces chiens empilés. Nous nous assîmes donc tous les quatre sur des piles tremblantes de chiens, et nous examinâmes le travail de ces dames. Balzac dévorait des yeux ce tableau de l’école de Teniers, et il étudiait surtout avec sa lumineuse curiosité, avec ses propriétés d’alambic, car on peut dire qu’il distillait déjà tout objet passant par ses yeux pour pénétrer à son cerveau ; il étudiait en ce moment, disons-nous, les plis, les rides, les crevasses, les ravins, les fondrières qui se faisaient sur le visage de ces femmes boucanées par le feu perpétuel de l’eau-de-vie, lorsqu’elles épelaient à haute voix les noms des chiens gravés sur leurs colliers, les adresses et les devises qui accompagnaient ces noms.

Comme ces noms étaient presque toujours choisis avec coquetterie, comme ces devises exprimaient un attachement délicat de l’animal pour son maître ou pour sa maîtresse, et que depuis longtemps tout sentiment fin relevant de l’intimité n’avait plus rien de commun avec ces femmes, véritables sauvages de la civilisation, Parisiennes de l’Océanie et de la mer du Sud, c’était un concert d’ironies et de moqueries quand elles lisaient, par exemple, sur les colliers qu’elles dénouaient : Je m’appelle miss Violette, et je demeure rue de Provence, no — Ou bien : Mon nom est Printemps, mon maître s’appelle le comte de…, rue de… — Ou bien : Ramenez Zulma à sa bonne petite maîtresse qui l’attend rue de… no — Tiens ! disait une sorcière à l’autre, emballe-moi miss Violette avec tous les caniches anglais. Sont-ils bêtes avec les noms qu’ils leur donnent. Où vont-ils donc les pêcher ? Tous les chiens devraient s’appeler Mouton et fournir douze livres de graisse.

— Ça se vend donc, la graisse de chien, demanda Balzac, que vous en parlez avec ce respect ?

— Voilà une question ! Et avec quoi voulez-vous qu’on fasse frire toutes les pommes de terre et tout le poisson blanc qu’on vend dans Paris ? Miss Violette, que voilà, fournira son bon petit pot de graisse, et Zulma en rendra au moins deux livres. Nous la ramènerons à sa bonne petite maîtresse à l’état de saindoux.

— Qui te donnera la récompense promise !

— Ça fait rire monsieur.

— La graisse de chien égaye beaucoup monsieur. »

Balzac riait beaucoup, en effet, des acteurs, des personnages et de la mise en scène de ce spectacle que nous donnait un coin du vaste charnier de Montfaucon,

L’inspecteur de la salubrité publique était heureux de voir l’intérêt de vive curiosité que nous apportions à ces mœurs dont jusqu’alors nous n’avions eu aucune idée. « Questionnez-la un peu, dit-il tout bas à Balzac en lui montrant une de ces femmes employées au dépouillement des chiens ; sachez ce qu’il y a chez ces êtres si à part dans la civilisation. »

Véritablement, celle que M. Brissot-Thivars désignait, sans être tout à fait une beauté grecque, méritait qu’on la distinguât de ses compagnes. Comment, en un tel lieu, portait-elle à ses joues fraîches et fleuries les signes charmants de la jeunesse et le caractère de la santé ? c’est ce que nous ne pouvions comprendre et que M. Brissot-Thivars expliquait, lui, sans hésiter, et peut-être avait-il raison, par la supériorité nutritive de la chair de cheval.

Balzac, qui ne demandait pas mieux que de faire de l’anatomie de mœurs, n’importe en quel endroit, rapprocha son siège, formé de chiens tressés, du divan de chiens où siégeaient ces dames. Nous opérâmes le même mouvement, et l’auteur de la Physiologie du Mariage entama ainsi le dialogue :

« Quel âge avez-vous bien, princesse ?

— Vingt-quatre ans, répondit la princesse de Montfaucon, en ôtant sa pipe de la bouche, car elle fumait et puisait de temps en temps de l’eau-de-vie dans un petit seau de métal attaché par une chaînette au goulot d’un flacon qui ne restait guère en repos sur sa base.

— Êtes-vous mariée ?

— Au treizième[1].

— Je m’en doutais, princesse.

— Allez, ce n’est pas le plus pire des arrondissements. Il n’y a pas de ça dans les mariages qu’il bénit… » Et avec son pied elle alla remuer le monceau de colliers qu’elle avait détachés du cou des chiens. La métaphore était parlante.

« Vous êtes donc heureuse en ménage ?

— La plus heureuse de la montagne de Belleville et des buttes Saint-Chaumont.

— Vous ne désirez rien, à ce compte, ô princesse fortunée ? votre mari, votre commerce de chiens, voilà le comble du bonheur pour vous ? »

Elle ôta de nouveau sa pipe de la bouche et but, avant de répondre, un autre petit verre.

« Oh ! non, répondit-elle ensuite : je rêve autre chose. »

Le mot rêver nous renversa. Comment ce mot, resté si poétique malgré ses longs services, était-il arrivé à ce bout du monde ? Grand mystère ! Il fallut l’accepter.

« Et que rêves-tu, puisque tu rêves ? lui demanda M. Brissot-Thivars en se mettant en travers de l’interrogatoire de Balzac, dont il ne soupçonnait pas toute l’habileté. Je gage que je le sais. Tu rêves une belle maison à toi dans la rue de la Paix.

— Non, je ne me coiffe pas de maison comme ça. J’aimerais mieux, d’abord, une campagne à Pantin.

— Alors, c’est une belle voiture que tu voudrais avoir ?

— Une voiture ! ah ! bien oui ! Je ne puis pas seulement supporter l’omnibus. Le cœur me manque quand j’y monte.

— Alors, tu voudrais avoir des cachemires de l’Inde ?

— Je ne sais pas ce que c’est.

— Beaucoup d’argent ?

— C’est pas bien malin de faire un pareil souhait. Vous aussi, vous désirez en avoir beaucoup. Ça n’a rien de bien particulier.

— Alors, je ne devine pas.

— Mon pauvre Brissot, dit Balzac à l’inspecteur désappointé, laissez-moi me mettre à votre place. Votre bonheur le plus grand, ajouta Balzac en se tournant vers la femme si stérilement interrogée par {{ Brissot-Thivars}}, votre rêve le plus caressé, puisque rêve il y a, princesse, ce serait, je vais vous le dire : ce serait d’avoir un bureau de tabac où vous vendriez de l’eau-de-vie sur le comptoir.

— Il l’a dit ! s’écria la femme en arrachant une dernière fois sa pipe de la bouche et en s’élançant pour embrasser Balzac, qui l’éloigna en disant ; « Le matin, je crains l’odeur du jasmin. »

Nous félicitâmes Balzac sur sa divination ; mais je dois ajouter — non pour vouloir diminuer en rien un rare talent d’observation chez lui — qu’il était à peu près sûr de ne jamais se tromper en supposant, les yeux fermés, dans toutes les occasions possibles, qu’un bureau de tabac est le suprême désir de presque toutes les femmes, à commencer par la veuve du colonel, jusqu’à la portière de la dernière maison du faubourg Saint-Marceau. Balzac lui-même abusa quelquefois du bureau de tabac dans sa vie. Je sais de lui une promesse qui reposait sur l’obtention d’un bureau de tabac, dont il eut bien du mal à se dégager.

« Messieurs, nous dit M. Brissot-Thivars, les rats nous attendent.

— Ne faisons pas attendre plus longtemps ces messieurs, ajouta Balzac : ils ont droit à tous nos respects. — Allons aux rats ! »

Nous nous levâmes tous, et nous partîmes pour aller voir les rats manger le cheval réservé à leur voracité, et gardé à notre intention comme le bouquet de la fête que nous donnait Montfaucon.

À travers des terrains spongieux, rendus plus mous encore par de grosses pluies tombées depuis plusieurs jours, nous nous acheminâmes vers le point de l’établissement où nous attendait ce beau spectacle.

Ici se place naturellement la description de la mise en scène de notre cortège nocturne, mise en scène moins riche en décors ; moins somptueuse en costumes, moins féerique, sans doute, que celle de l’opéra de la Juive ou des Huguenots, mais d’un caractère cependant qui répondait avec harmonie à la physionomie excentrique du drame préparé pour nous, et qui allait s’agiter sous nos yeux à cette dernière heure de la nuit.

Douze hommes de l’endroit, chacun d’eux portant dans la main droite une torche de résine allumée et une longue échelle sur l’épaule gauche, nous devançaient avec une certaine circonspection mystérieuse ; quatre autres n’ayant que des échelles, nous suivaient dans le même silence de conjurés. C’est la nuit, il est probable, qui prête cette teinte catilinaire aux démarches qu’elle voile. Quoi qu’il en soit, nous ne devions pas être fort gais à voir passer dans l’ombre, avec nos torches incendiaires. Je pensais, à part moi, à Samblançay, conduit pareillement entre des flambeaux, pour être pendu à ce même Montfaucon sous le règne du bon François Ier et par le bon plaisir de son excellente mère madame d’Angoulême. Nous étions à l’endroit même aussi où s’élevaient les fourches patibulaires auxquelles il fut accroché par le lieutenant Maillard. Il ne manquait que les corbeaux ; nous n’allions pas tarder à les entendre.

Sur nos flancs marchaient des chiens couleur de la nuit ; ils avaient, on va le voir, bien d’autres raisons pour nous accompagner que leur invincible habitude de ne jamais se séparer de leurs maîtres. C’est de la famille nombreuse de ces chiens, de leurs tribus féroces que l’on tirait alors — j’ai dit la date de l’époque où je me suis placé — les chiens gladiateurs qui luttaient deux fois par semaine avec d’autres chiens non moins féroces qu’eux, aux spectacles, renouvelés des Romains, de la sanglante barrière du Combat ; si terribles, si meurtriers les uns et les autres, que la police, en supprimant ces combats, supprima du même coup les chiens, malgré les réclamations pleines de tendresse des bouchers de la banlieue de Paris. Et ce fut double justice. Il n’en existe plus aujourd’hui que quelques rares échantillons à peu près sans emploi, car ils ne tuent plus personne, et ils ne se tuent plus entre eux. Chiens burgraves.

Ceux qui faisaient partie de notre expédition étaient des dogues et des boule-dogues issus par croisement, et un croisement surveillé de près, des races anglaises et saxonnes les plus renommées : tête carrée, anguleuse, oreilles courtes, œil bombé et sanglant, dents de fer, museau brûlé, poil jaune-sale, reins râblés, pattes d’éléphant. On en a vu, à ces formidables jeux des barrières, crever le poitrail d’un taureau, et eux-mêmes, le ventre ouvert d’un coup de cornes, casser, avant d’expirer, les reins à un âne.

Tels étaient nos jolis éclaireurs ; telle était notre garde d’élite. Si l’un d’eux s’éloignait de sa ligne, un vigoureux coup de pied dans les flancs le ramenait bien vite ; mais, si prompt qu’il fût à l’obéissance, il ne rentrait dans l’ordre qu’après avoir montré une enfilade de dents prêtes à dévorer son mentor, et comme s’il eût voulu lui faire comprendre, par cette grimace blanche et silencieuse, qu’il n’acceptait la correction qu’à titre de caresse, de simple jeu de l’amitié. Si une folle rage, telle qu’ils en éprouvent souvent, eût tourné ces chiens contre nous, nous aurions été déchirés, massacrés en cinq minutes, guides et curieux.

Mais nous voici parvenus aux pieds d’un mur circulaire ou à peu près circulaire, car rien dans cet endroit ne présentait une forme correcte, un dessin arrêté ; la substance même des objets n’avait rien de la réalité ordinaire. Ainsi, les terrains avaient l’inconsistance d’une éponge ; la boue la légèreté de l’eau, l’eau l’épaisseur de la boue ; les monticules dont se hérissait le sol offraient la friabilité du sable ; les maisons des gardes et des employés, l’ébriété chancelante de pierres mal superposées ; les cinq lacs enfermés dans le périmètre de l’établissement, l’aspect désolé de cinq débordements ; et le seul moyen de respirer consistait à retenir son haleine.

Les échelles furent appuyées contre ce mur, et après une ascension assez rigide, nous et nos douze porte-torches nous en couronnâmes la crête.

Nos regards plongèrent alors dans une enceinte encore assez vaste, où étaient conduits les chevaux condamnés à être abattus. Plusieurs ossuaires, çà et là éparpillés, indiquaient cette funèbre destination. Il nous fallut quelques minutes de recueillement pour habituer nos yeux à la perception des particularités, d’ailleurs assez restreintes, du local. Le fond de cette cuve mal pavée était déchiré par les lignes de plusieurs rigoles en pierre de liais aboutissant au bord même de la circonférence du mur, et chacune de ces longues et irrégulières rigoles se terminait par une grille perpendiculaire, placée là, je présume, pour arrêter les corps solides et ne laisser passer que le sang. Ce sang courait ensuite souterrainement vers un lac, un véritable lac où l’on pouvait se promener en bateau. Cette expression, un lac de sang, cessait là d’être une métaphore. Il y avait lac, rives, vagues et barcarolles. Un lac d’une étrange beauté, comme a pu le rêver Néron, le grand poëte écarlate.

Nous attendions toujours sur la crête de notre mur. Le rideau allait se lever !

Une grille de fer s’ouvrit dans l’épaisseur du mur ; quatre hommes entrèrent aussitôt dans l’enceinte en traînant après eux, avec des cordes, le cheval mort, le héros de la fête, l’acteur principal que nous attendions avec des battements de cœur. Quand ils l’eurent rapidement dégagé de ces derniers liens sur la terre, pauvre créature qui en avait tant porté depuis sa naissance : et dans quel moment on l’en délivrait ! — pour lui donner la liberté de la mort — quand ils l’eurent laissé tout nu sur les pierres, ils s’éloignèrent et repoussèrent derrière eux la grille de fer. L’ouverture était jouée : l’action s’entamait.

Par toutes les grilles ouvertes au bout des rigoles, et sans doute par bien d’autres soupiraux masqués, apparurent aussitôt quelques rats attirés par l’immense régal. C’étaient des tirailleurs. Plusieurs, détachés de ce premier peloton, s’avancèrent sur la pointe des pattes jusqu’à quelques mètres de la bête, et là ils tournèrent, d’un commun mouvement, leurs museaux pointus et leurs frémissantes moustaches vers les grilles par où ils étaient entrés, comme pour s’assurer, au besoin, le chemin d’une retraite. On a parlé de la prudence du serpent ; cette prudence est aussi fausse que la modestie des violettes ; rien n’est moins prudent que le serpent, qui siffle, qui bondit, qui emploie tous les moyens imaginables pour trahir sa présence : rien n’est moins humble que la violette, la première des fleurs qui lève le nez après l’hiver et qui s’en va la dernière après l’automne, si toutefois elle s’en va jamais. Parlez-moi de la prudence du rat ! C’est l’animal contre lequel on a dressé le plus d’embûches depuis la sortie de l’arche, où le bon Noé aurait bien dû ne pas le laisser entrer, et c’est l’animal qui s’est le plus multiplié sur la terre.

Continuons l’épopée de ceux de Montfaucon.

Leurs premiers mouvements de timidité disparurent dès qu’ils se virent entourés par d’autres rats accourus pour prendre part à la curée. Le nombre les encouragea les uns les autres, et le pavé commença à se tacher à toutes les distances de ces corps qui augmentaient et se mouvaient. Balzac nous fit remarquer avec une spirituelle justesse d’attention que, parmi ces rats, il y avait progression de taille et de force des premiers aux derniers, ou plutôt des premiers aux suivants, car les derniers étaient loin d’être encore arrivés. Ceux qui s’étaient présentés d’abord, maigres, allongés, chétifs, avaient été suivis par d’autres d’un embonpoint plus généreux, lesquels, à leur tour, avaient été suivis par d’autres plus gros, procession graduée qu’il expliquait par une plus grande faim chez les premiers que chez ceux qui étaient venus ensuite. Prolongeant l’induction, Balzac, toujours d’après leur mine et leur allure, leur prêtait une profession ou une position sociale, afin de mieux expliquer encore leur plus ou moins de volume au point de vue de la santé et au point de vue de la considération personnelle. À mesure qu’ils se montraient, Balzac nous disait : « Voilà un clerc d’huissier à vingt francs par mois, sans déjeuner. — Voilà un surnuméraire aux finances. — Ah ! celui-ci est commis à douze cents francs : il est moins creux. — Celui-ci a deux mille francs, mais il a des vices. — Ah ! voici un chef de division : il prend du ventre. — Ah ! voilà un rentier : il est chauve. » On comprend que cette description physiologique ne fut pas de longue durée : quelle observation eût suffi à la multiplicité indéfinie des nouveaux survenants ? Le fond de la cour allait disparaître, il disparaissait à vue d’œil sous un tapis de rats : rats noirs, rats bistres, rats fauves, rats jaunes, rats marrons, rats gris, rats cendrés, rats bleuâtres, même rats blancs, — les doyens d’âge. Avant qu’il ne fût tout à fait couvert, nous remarquâmes qu’il partit de la masse un détachement de rats plus hardis, plus aventureux que les autres. Ils allèrent sur trois colonnes, et triangulairement, vers le cadavre du cheval, qu’ils occupèrent. Ce fut comme une reconnaissance militaire qui avait réussi. Alors, les autres compagnons, rassurés, marchèrent avec beaucoup plus de résolution. Il y eut ébranlement général, la division avança ; et, tandis que ceux que je viens de montrer grimpant sur les flancs ballonnés du cheval s’occupaient de découdre sa peau d’un bout à l’autre, ainsi qu’un tailleur découdrait un vieil habit pour en faire des morceaux, des centaines, des milliers, des myriades de rongeurs accouraient par toutes les ouvertures, mais drus, pressés, effarés comme des spectateurs effrayés qui chercheraient à sortir d’une salle de spectacle où serait le feu. Ils montaient les uns sur les autres, et leurs mouvements et leurs petits sifflements aigus, qu’on n’entendait pas d’abord, produisirent par degrés, en se multipliant, le bourdonnement de la foule, un murmure d’où sortaient des cris qui avaient presque le son de la voix humaine. C’est que la vie bouillonnait dans cette matière animée. Le sol ne tarda pas à être couvert d’un demi-pied de cette chair en fermentation. Je frémis quand je pense que si quelqu’un de nous était tombé là-dedans… Les chacals ne dévorent pas plus vite.

« Est-ce beau ! s’écria le spirituel M. Brissot-Thivars avec orgueil et comme Carter devant sa ménagerie ; est-ce beau !

— Superbe ! répondit Balzac en envoyant un salut de la main : superbe ! Ce sont là vos lions ?

— Comme vous dites, mes lions. Les entendez-vous rugir ?

— Je les entends rugir. Bien rugi, Montfaucon !

— Savez-vous, continua M. Brissot-Thivars en désignant les innombrables légions de ces redoutables destructeurs que nous avions sous les yeux, savez-vous que si un jour, par une cause qu’il n’est pas chimérique d’imaginer, ces nuées de rats descendaient dans Paris, tout un quartier serait dévoré ou terriblement endommagé !

— En vérité ? demanda Balzac, charmé de connaître ce danger auquel Paris était exposé.

— Rien n’est plus vrai. Un mouvement de terrain après un orage peut amener l’événement.

— Paris, envahi par les rats de Montfaucon ! quel spectacle ! Est-ce qu’on ne pourrait pas essayer la chose, dit Balzac, émerveillé de son idée ; se donner comme une répétition générale d’un plaisir que nos descendants seuls verront peut-être ? Si l’on se passait de l’orage… si l’on provoquait un peu soi-même ce mouvement de terrain dont vous parlez, cher inspecteur ?…

— Vous voudriez que moi, chargé de protéger Paris contre toutes les éventualités de Montfaucon, je misse la main à un complot… ah !

— Mais quelle émotion ! c’est bien tentant ! Voyez-vous descendre, par sept ou huit barrières, dans Paris, des troupeaux de rats, sur un ou deux mètres d’épaisseur, renversant les employés de l’octroi et se répandant à travers vingt quartiers encore endormis ? Quel réveil ! Les marchands referment bien vite leurs boutiques, qu’ils se disposaient à ouvrir ; les fiacres, dont les chevaux s’emportent, courent vers la Seine pour mettre le fleuve entre eux et les hordes de ces nouveaux Attila ; les portiers se regardent épouvantés sur le seuil de leurs maisons, dont la base a disparu sous le flot de la marée vivante.

« Peignez-vous maintenant le quartier de l’Opéra, attaqué à son tour. Je me figure l’étonnement de ces dames de la rue de la Victoire, de Provence, du Helder et de la rue Saint-Lazare, à qui leurs femmes de chambre viennent dire avec épouvante : « Sauvons-nous, sauvez-vous ! — Mais qu’y a-t-il ?… Est-ce que la police ?… Est-ce que des huissiers mal-appris ?… — Il s’agit bien de ça ! la maison est pleine de rats. — De rats ? — Oui, mesdames, de rats ; ils ont mangé le concierge, trois pianos ; ils sont dans l’antichambre : les entendez-vous ! — Fuyons, alors : mes chevaux ! mes chevaux ! — Ils sont dévorés, madame. — Sautons par la fenêtre ! — Impossible ! les rats sont dans la rue, qu’ils dépavent. »

— Vous plaisantez, cher monsieur de Balzac ; les désastres qu’ils causeraient par leur invasion seraient sans doute beaucoup moins originaux, mais ils n’en seraient pas moins réels ; ne savez-vous pas ?…

— Je ne plaisante pas ! interrompit Balzac, et je sais qu’Édimbourg, au dix-huitième siècle, faillit être dévoré, non pas précisément par les rats, mais bien par les punaises. Il fallut démolir les deux tiers de la ville pour sauver l’autre tiers. Donc, une ville peut fort bien être rongée par les rats, quand une autre l’a été par les punaises, et bien d’autres en Afrique par les sauterelles. Seulement je préférerais être mangé par les sauterelles à l’être par les rats, et surtout par les punaises, si j’avais le choix de mes convives. Mais quel beau titre de chapitre pour un roman : Comment, du soir au matin, tout un quartier de Paris disparut mangé par les rats.

— Chut ! dit le docteur Gentil, la grande dissection commence. »

Le docteur avait raison : les rats de Montfaucon avaient ouvert le cheval, et ils le taillaient, le trouaient, le traversaient, l’émiettaient ; travail de destruction qu’il ne nous fut plus permis, quelques instants après, de distinguer ni de voir, le cheval ayant complétement disparu sous ces hideuses bêtes qui, s’attachant, avec la précision vorace des sangsues, autour de sa forme rebondie, nous offrirent bientôt le spectacle d’un second cheval formé de mille rats, composé de tous ces poils et de toutes ces pattes qui remuaient. Et quel cliquetis ! Nous entendions les craquements des dents ; le bruit des fourchettes montait jusqu’à nous. Parmi ces impitoyables rongeurs quelques-uns me parurent de la grosseur d’un chat. Mais quel chat eût osé se mesurer avec de pareils adversaires ? Il eût été avalé comme une perdrix par un renard ; il eût été englouti au vol. On va voir si nous exagérons.

« Il est temps ! dit M. Brissot-Thivars à l’un des hommes qui, du haut du mur, éclairaient cette scène avec la résine en combustion.

À cet ordre du chef, l’homme désigné lança sa torche dans l’arène et elle alla tomber à une petite distance de l’endroit où les chacals de Montfaucon accomplissaient leur meurtrier festin. Il plut du feu sur tous les Lucullus ; cette ondée incandescente fut seule assez forte pour obtenir le résultat qu’on attendait. Il s’éleva un cri comme celui de plusieurs enfants qu’on égorgerait, et une petite fumée roussâtre perça l’air en tire-bouchon. Il se fit un trou dans la masse mouvante, à l’endroit où était tombée la résine fondue. Au fond de ce trou nous vîmes un squelette : c’était celui du cheval. Il n’y avait plus de cheval.

Dans les cavités, cellules et compartiments de cette charpente, quelques rats trop repus s’étaient logés ; quelques-uns s’étaient endormis, de même que des buveurs fatigués par l’ivresse s’endorment sous la table du cabaret. Ils étaient ivres de cheval.

« Maintenant, faites entrer les chiens !

— Comment, ce n’est pas fini ! » s’écria Balzac, qui n’avait pas perdu une seule des rares et neuves jouissances d’observation causées par le spectacle, à coup sûr exceptionnel, dont nous étions tous encore étourdis, émus, terrifiés.

Les chiens entrèrent dans l’arène et le grand carnage commença. Les premières minutes furent belles pour eux. Ils tordirent des cous, cassèrent des reins, broyèrent des têtes par centaines. C’était du délire. Ils tuaient, ils aboyaient ; ils aboyaient, ils tuaient : ils faisaient des coups doubles, à l’instar des bons chasseurs. Le mâle et la femelle tombaient souvent sous la même morsure. Et quand ils les croyaient morts, nos braves molosses les secouaient de ci, de là, comme une paire de gants vides, ainsi qu’ils font souvent, en effet, pour s’amuser quand ils sont tout petits et qu’on leur livre un gant à mordiller ; puis ils les rejetaient, et recommençaient le massacre. Ils nagèrent en plein meurtre tant qu’ils voulurent, — non, tant qu’ils purent. Il n’y a pas de volupté qui ne s’épuise. Nous vîmes diminuer peu à peu l’exaltation, et la cruauté faire place à la clémence, à une clémence qui n’était, il va sans dire, que de la fatigue déguisée. Et pourtant, s’ils avaient beaucoup tué, ils n’avaient rien détruit, nos féroces jaguars de Montfaucon. Le premier quart d’heure avait été pour eux, le second ne le fut pas autant. Nous entendîmes des aboiements qui ressemblaient moins à des cris de victoire qu’à des accents de douleur. La réaction commençait. Nous vîmes saigner bien des oreilles, nous vîmes bien des naseaux de dogues, naseaux jusqu’alors respectés, auxquels se suspendaient des grappes de rats qui mangeaient à même leurs ennemis. On avait beau les secouer, ils ne s’en allaient pas, ils tenaient ferme, ils tenaient bien, si bien et si ferme, que je vis des masques entiers de chien arrachés. Et que d’autres s’en allaient traînant en hurlant une patte dolente ! que d’autres ne bougeaient plus ! Le reste, sans doute, se défendait vaillamment, mais il se défendait. On le voit, la position était changée. La chance aurait fini par fort mal tourner contre les chiens, si leurs maîtres, effrayés du danger, et aussi pour couronner la fête, n’eussent ouvert la grille, et les bras nus, les mains armées de bâtons, n’eussent fait invasion au centre de la mêlée indécise, hésitante, attachée au fil suprême de l’alternative qui va changer la victoire en défaite, la défaite en victoire. Quelle immense joie pour les chiens à la vue de ce renfort ! Ils retrouvèrent leur première énergie. S’ils avaient su le grec, ils n’auraient pas eu besoin de l’employer pour s’écrier : Dieu, rends-nous la lumière et combats contre nous ! La lumière était tout naturellement revenue ; il faisait jour. Les torches n’étaient donc plus utiles pour voir ce qui allait se passer. Quoique pâle et grise, l’aube permettait de distinguer nettement les objets.

La lutte reprit. Les hommes furent superbes ; hommes et chiens le furent, à vrai dire. Chaque coup de bâton faisait partir des volées de rats ; on eût dit des perdrix. Les chiens, qui les happaient au vol, complétaient l’illusion.

Quel beau carnage ! Comme on attaquait ! comme on se défendait ! Il pleuvait du sang. Désespérés, exaspérés, les rats bondissaient sur le dos des chiens, grimpaient le long des hommes, couraient dans leurs barbes, autour de leur cou, dans les jambes, sur leurs épaules, dans leurs cheveux, soufflaient, sifflaient, se collaient, s’enroulaient autour des bâtons et mordaient le bois jusqu’à y laisser leurs dents. J’en ai vu s’élancer contre le mur et s’y briser la tête, ne voulant pas se rendre, se suicidant de rage, — des rats de l’antiquité ! Naturellement, la victoire demeura aux hommes, mais elle leur coûta cher. Un duel à coups de sabre avec leurs semblables ne les eût pas mis dans un pire état. La sueur et le sang ruisselaient de leurs fronts.

La fête était finie.

« Quel drame, n’est-ce pas ? dit à Balzac l’inspecteur de la salubrité publique.


— Vous appelez cela un drame ! s’écria de Balzac, ravi de sa nuit ; dites un poëme, et vous serez encore loin de la vérité[2] ! »



  1. Paris n’était divisé alors qu’en douze arrondissements.
  2. Balzac ne tira ni un drame ni un poëme de cette visite à Montfaucon, mais il s’en souvint avec profit plus tard pour écrire un de ses plus jolis contes drolatiques : Le Prosne du joyeulx curé de Meudon. Diane de Poitiers, sous la figure d’une souris, est racontée et dépeinte avec un esprit charmant, dans ce morceau délicieux où Henri II est représenté sous celle d’un trop voluptueux musaraigne.