C. Lahure (p. 139-143).

XXVIII

À CHACUN SELON SES ŒUVRES.


La nuit était sombre, froide et triste, pas une étoile ne brillait au ciel, les jeunes gens ne se dirigeaient qu’avec des difficultés extrêmes à travers les fourrés de lianes et de broussailles, dans lesquels les pieds de leurs chevaux s’enchevêtraient à chaque instant.

Ils n’avançaient qu’avec une extrême lenteur, trop préoccupés l’un et l’autre de l’étrange situation dans laquelle ils se trouvaient et des événements extraordinaires dont ils avaient été témoins et acteurs, pour rompre le silence qu’ils gardaient depuis leur sortie du fort.

Ils marchaient ainsi depuis environ une heure, lorsque tout à coup il se fit un grand bruit dans les broussailles : deux hommes s’élancèrent à la tête des chevaux, et, les saisissant par le mors, les contraignirent à s’arrêter.

Fleur-de-Liane poussa un cri de frayeur.

« Holà ! brigands, s’écria le comte d’une voix forte en armant un pistolet ; arrière, ou je vous brûle !

— Sacrebleu ! n’en faites rien, monsieur le comte, vous risqueriez de tuer un ami, répondit aussitôt une voix que M. de Beaulieu reconnut pour être celle du chasseur.

— Balle-Franche ! dit-il avec étonnement.

— Pardieu ! reprit celui-ci, croyez-vous donc que je vous avais abandonné, par hasard.

— Mon maître, mon bon maître ! » s’écria le Breton en lâchant la bride du cheval de Fleur-de-Liane dont il s’était emparé, et il s’élança vers le jeune homme avec des cris de joie.

Le jeune homme, heureux de revoir son vieux serviteur, se laissait embrasser par lui et répondait avec effusion à ses caresses.

« Ah çà ! reprit le comte, lorsque la première émotion causée par la surprise fut un peu calmée, que diable faites-vous là, embusqués comme des pirates de prairies ?

— Venez à notre campement, monsieur Édouard, nous vous l’apprendrons.

— Soit, mais guidez-nous. »

Ils atteignirent bientôt l’entrée d’une caverne naturelle, où, à la lueur incertaine d’un feu mourant, ils aperçurent un assez grand nombre de chasseurs blancs et demi-sang, au milieu desquels le comte reconnut John Bright, son fils, sa fille et sa femme.

Le digne squatter avait laissé son défrichement sous la garde de ses deux serviteurs, et, craignant que sa femme et sa fille ne fussent pas en sûreté pendant son absence, il leur avait proposé de l’accompagner ; bien que cette offre fût assez singulière, elles avaient accepté avec empressement. Fleur-de-Liane alla immédiatement se placer auprès des deux dames.

Balle-Franche, le squatter, et surtout Ivon, étaient impatients de savoir ce qui était arrivé au comte, et comment il était parvenu à s’échapper du camp des Peaux-Rouges.

M. de Beaulieu ne fit aucune difficulté de satisfaire leur curiosité, d’autant plus que lui-même avait hâte de connaître pour quelle raison ses amis étaient embusqués aussi près du camp.

Ce que les chasseurs avaient prévu était arrivé ; à peine vainqueurs des Américains et maîtres du fort, la désunion avait commencé à se mettre parmi les Peaux-Rouges. Plusieurs chefs avaient été mécontents de voir, à leur préjudice, Natah-Otann, un des plus jeunes sachems des confédérés, s’attribuer les bénéfices de la victoire en s’installant, avec sa seule tribu, dans ce fort que toutes étaient parvenues à conquérir au prix de tant de sang versé et de tant d’efforts ; un sourd mécontentement avait commencé à régner parmi eux, quatre ou six des plus puissants parlèrent même, deux heures à peine après la victoire, de se retirer avec leurs guerriers, et de laisser Natah-Otann continuer la guerre comme il l’entendrait avec les blancs.

Le Loup-Rouge n’avait éprouvé que peu de difficultés pour commencer l’œuvre de défection qu’il méditait ; aussi, à peine la nuit venue, s’était-il introduit dans le camp avec ses guerriers, et s’était-il occupé à attiser ce feu qui ne faisait que couver, mais qui devait bientôt devenir une flamme dévorante, grâce aux moyens de corruption dont le chef disposait.

De tous les agents destructeurs introduits par les Européens en Amérique, le plus terrible et le plus efficace est, sans contredit, l’eau-de-vie et toutes les liqueurs fortes en général. À part les Comanches, dont la sobriété est proverbiale, et qui ont constamment refusé de boire autre chose que l’eau de leurs rivières, tous les Indiens raffolent des liqueurs fortes.

L’ivresse, chez les peuplades primitives, est terrible et atteint les proportions d’une folie furieuse.

Le Loup-Rouge, qui brûlait de se venger de Natah-Otann, et qui, de plus, obéissait aveuglément aux insinuations de mistress Margaret, avait conçu un plan atroce, qu’un cerveau indien était seul capable d’enfanter.

John Bright avait apporté avec lui dans le désert une assez forte provision de wiskey ; le Loup-Rouge se l’était fait donner ; il l’avait chargée tout entière sur des traîneaux, et était entré ainsi dans le camp.

Les Indiens, lorsqu’ils connurent l’espèce de marchandise qu’il apportait avec lui, n’hésitèrent pas à lui faire une chaleureuse réception.

Le chef, tout en les endoctrinant et leur représentant Natah-Otann comme un homme qui n’agissait que pour des motifs personnels et dans le but d’assouvir son ambition effrénée, leur abandonna généreusement les liqueurs qu’il avait amenées avec lui.

Les Peaux-Rouges acceptèrent avec empressement le cadeau que leur faisait le Loup-Rouge, et, sans perdre un instant, ils firent de copieuses libations. Lorsque le Loup-Rouge vit les Indiens arrivés au degré d’ivresse où il les voulait, il se hâta de prévenir ses alliés afin de tenter un hardi coup de main en s’emparant du fort par surprise.

Les chasseurs montèrent immédiatement à cheval et se dirigèrent vers la forteresse, à deux cents pas de laquelle ils s’embusquèrent, afin d’être prêts au premier signal.

Natah-Otann, en traversant le camp après avoir escorté les jeunes gens, s’aperçut de l’effervescence qui régnait parmi ses alliés ; plusieurs épithètes mal sonnantes frappèrent désagréablement son oreille ; bien qu’il ne supposât pas que les Américains, après la rude défaite qu’ils avaient subie dans la journée, fussent en état de reprendre immédiatement l’offensive, cependant sa connaissance approfondie du caractère de ses compatriotes lui fit soupçonner une trahison, et il résolut de redoubler de prudence, afin d’éviter un conflit dont les suites désastreuses seraient incalculables pour la réussite de ses projets ; agité par un sombre pressentiment, le jeune chef doubla le pas afin d’atteindre plus vite le fort ; mais au moment où, après avoir ouvert la porte, il se préparait à entrer, une lourde main s’appesantit sur son épaule pendant qu’une voix rude prononçait ces quelques paroles à son oreille :

« Natah-Otann est un traître ! »

Le chef se retourna comme si un serpent l’avait piqué, et, brandissant sa lourde hache autour de sa tête, il en assena un coup terrible à ce hardi interlocuteur ; mais celui-ci éluda le coup en se jetant de côté, et, levant sa hache à son tour, il en assena du tranchant un coup au chef qui le para du manche de son arme ; ils se précipitèrent alors à corps perdu l’un sur l’autre.

Il y avait quelque chose de singulièrement effrayant dans ce combat acharné, que se livraient ces deux hommes, muets comme des fantômes, et chez lesquels la colère ne se trahissait que par les sifflements sourds de leur respiration.

« Meurs, chien ! » s’écria tout à coup Natah-Otann, dont la hache venait enfin de s’enfoncer dans le crâne de son adversaire, qui roula sur le sol avec un cri d’agonie.

Le chef se pencha vers lui.

« Le Loup-Rouge ! s’écria-t-il ; je m’en doutais. »

Soudain un bruit presque imperceptible dans l’herbe lui rappela la situation critique où il se trouvait ; il fit un bond prodigieux en arrière, entra dans le fort et en ferma vivement la porte derrière lui.

Il était temps !

À peine avait-il disparu qu’une vingtaine d’individus, lancés à sa poursuite, vinrent donner du front contre la porte en étouffant des cris de rage et de déception.

Mais l’alarme était donnée ; le combat général allait évidemment commencer.

Natah-Otann à peine entré dans le fort, reconnut avec un frémissement de douleur que cette victoire, qu’il avait si chèrement achetée, était sur le point de lui échapper.

Les Kenhàs avaient fait de leur propre mouvement dans le fort ce que les autres Pieds-Noirs, poussés par le Loup-Rouge, avaient accompli dans la prairie.

Après la prise de la forteresse, ils s’étaient répandus de tous les côtés, les liqueurs fortes ne leur avaient pas longtemps échappé, ils avaient roulé les barils dans la cour et les avaient défoncés, profitant, pour se livrer à cet acte d’indiscipline inqualifiable, du sommeil du Bison-Blanc qui, rendu de fatigues, s’était assoupi pendant quelques instants, et de l’absence de Natah-Otann, les deux seuls hommes dont l’influence aurait été assez grande pour les maintenir dans le devoir.

Alors une orgie effroyable avait commencé, orgie indienne, avec ses atroces péripéties de meurtre et de massacre. Nous l’avons dit, l’ivresse, pour les Peaux-Rouges, c’est la folie, la folie poussée au dernier paroxysme de la fureur et de la rage ; il y avait eu une épouvantable scène de carnage, à la suite de laquelle les Indiens étaient tombés les uns sur les autres et s’étaient endormis pêle-mêle au milieu de la cohue.

« Oh ! murmura le chef avec désespoir, que faire avec de pareils hommes ! »

Natah-Otann se précipita dans la chambre où il avait laissé le Bison-Blanc.

Le vieux chef dormait paisiblement à demi renversé sur un fauteuil.

« Malheur ! malheur ! s’écria le jeune homme en s’élançant vers lui et le secouant vigoureusement pour l’éveiller.

— Qu’y a-t-il ? s’écria le vieillard en ouvrant les yeux et en se redressant, qu’avez-vous ?

— J’ai que nous sommes perdus ! répliqua le chef.

— Perdus ! répondit le Bison-Blanc, que se passe-t-il donc ?

— Il se passe que les six cents hommes que nous avons ici sont ivres, que le reste de nos confédérés se tourne contre nous et que nous n’avons plus qu’à mourir.

— Mourons alors, mais mourons en braves, » fit le vieillard en se levant.

Il demanda à Natah-Otann, qui se hâta de les lui donner, des détails circonstanciés sur ce qui se passait.

« La situation est grave, mais tout n’est pas perdu, je l’espère, dit-il ; réunissons les quelques hommes en état de combattre que nous pourrons trouver, et faisons tête à l’orage. »

En ce moment une effroyable fusillade se fit entendre mêlée à des cris de guerre et à des hourras de défi.

« La lutte suprême est engagée ! s’écria Natah-Otann.

— En avant ! » répondit le vieux chef.

Ils s’élancèrent au dehors.

La situation était des plus critiques.

Le major Melvil, profitant de l’ivresse de ses gardiens, avait brisé les portes de sa prison, et à la tête d’une vingtaine d’Américains, il avait résolument chargé les Peaux-Rouges, pendant que les chasseurs, au dehors, tentaient l’escalade des barricades.

Les Indiens de la prairie, de leur côté, ignorant la mort du Loup-Rouge et croyant suivre son impulsion, s’avançaient en masse compacte contre le fort dans le but de l’enlever.

Natah-Otann avait à lutter à la fois contre les ennemis du dehors et contre ceux du dedans, mais il ne se désespéra pas ; il se multipliait, il était partout à la fois, encourageant les uns, gourmandant les autres, faisant passer dans le cœur de tous l’ardeur qui l’animait.

À sa voix nombre de ses guerriers se relevèrent et vinrent se joindre à lui ; alors la lutte s’organisa et la bataille devint régulière.

Cependant les chasseurs, excités par le comte et par Balle-Franche, redoublaient d’efforts ; se cramponnant aux aspérités du mur, montant les uns sur les autres avec une frénésie extrême, ils se hissaient jusqu’au sommet des palissades, qu’ils voulaient escalader ; les Américains, bien que surpris eux-mêmes lorsqu’ils comptaient surprendre leurs ennemis, se battaient avec un acharnement indicible, retournant sans cesse à l’assaut, malgré la mitraille qui les décimait, et semblaient résolus à se faire tous massacrer plutôt que de reculer d’un pas.

Pendant deux heures environ que la nuit dura, la lutte se soutint sans avantage décidé d’un côté ni de l’autre ; mais lorsque le soleil parut à l’horizon, les choses changèrent tout à coup de face.

Dans les ténèbres, il était impossible aux Indiens de reconnaître les ennemis contre lesquels ils se battaient ; mais dès que le jour commença à poindre, que l’obscurité se dissipa, ils aperçurent, combattant au premier rang de leurs ennemis et massacrant sans pitié les Peaux-Rouges, l’homme sur lequel ils comptaient le plus, que leurs chefs et leurs sorciers leur avaient annoncé devoir les conduire à la victoire et les rendre invincibles.

Alors ils hésitèrent, le désordre se mit parmi eux, et, malgré les efforts tentés par leurs chefs, ils reculèrent.

Le comte, ayant à ses côtés Balle-Franche, Ivon, le squatter et son fils, faisait des Indiens une boucherie affreuse, il se vengeait de la trahison dont ils l’avaient rendu victime, et à chaque coup les abattait comme des épis mûrs.

Le comte atteignit enfin la porte du fort ; mais là il vint se choquer contre une troupe de guerriers d’élite, commandée par le Bison-Blanc, qui effectuait sa retraite en bon ordre et sans tourner visage, poursuivi de près par le major Melvil déjà presque maître de l’intérieur de la forteresse.

Il y eut un instant, nous ne dirons pas d’hésitation, mais de trêve entre les deux troupes ennemies ; chacune d’elles comprenait que de la déroute de l’autre dépendait le sort de la bataille.

Tout à coup Natah-Otann apparut fou de douleur et de rage ; brandissant d’une main son totem, il guidait avec les genoux un magnifique cheval avec lequel il s’était à plusieurs reprises enfoncé au plus épais des rangs ennemis dans le vain espoir de ranimer le courage des siens et de rétablir le combat ; cheval et cavalier ruisselaient de sang et de sueur, sur le visage contracté du chef les ombres de la mort s’étendaient déjà, mais son front rayonnait encore d’enthousiasme ; ses yeux semblaient lancer des éclairs et sa main frémissante agitait une hache rouge jusqu’à la poignée.

Une vingtaine de guerriers dévoués le suivaient, blessés comme lui, mais résolus comme lui à ne pas survivre à leur défaite.

Arrivé sur le front de bandière des Américains, Natah-Otann s’arrêta, ses sourcils se froncèrent, un sourire nerveux contracta ses lèvres, il releva un front superbe ; et, se haussant sur ses étriers, il promena lentement autour de lui un regard fascinateur.

« Pieds-Noirs, mes frères, s’écria-t-il d’une voix stridente, puisque vous ne savez pas vaincre, apprenez au moins à mourir ; à moi, mes fidèles ! »

Et, enfonçant ses éperons dans les flancs de son coursier, qui hennit de douleur, il s’élança sur les Américains, suivi des quelques guerriers qui l’accompagnaient et avaient juré de ne pas l’abandonner. Cette faible troupe dévouée à la mort, s’engouffra dans les rangs des chasseurs où elle disparut tout entière ; pendant quelques minutes ce fut une sourde lutte, une horrible boucherie, un flux et un reflux de carnage impossible à décrire, lutte de Titans de quinze hommes à demi nus contre trois cents ; puis peu à peu l’agitation cessa, le calme se rétablit, les rangs des chasseurs se reformèrent.

Les héros Pieds-Noirs étaient morts, mais ils s’étaient fait de sanglantes funérailles, cent vingt Américains avaient succombé engloutissant leurs ennemis sous leurs cadavres.

Seule la troupe du Bison-Blanc résistait encore, mais, attaquée par derrière par le major Melvil et par devant par le comte, sa dernière heure avait sonné ; cependant le choc fut rude, les Indiens résistèrent opiniâtrement et firent chèrement acheter aux blancs la victoire ; mais pressés de tous les côtés à la fois, succombant sans profit sous les balles infaillibles des chasseurs, le désordre se mit dans leurs rangs, ils se débandèrent et la déroute commença.

Un seul homme demeura calme et impassible sur le champ de bataille.

Cet homme était le Bison-Blanc ; appuyé sur sa longue épée, le front pâle et le regard fier, il défiait encore les ennemis qu’il ne pouvait plus combattre.

« Rendez-vous ! s’écria Balle-Franche en s’élançant vers lui, rendez-vous, vieillard, ou je vous tue sans pitié. »

Le chef sourit avec dédain sans daigner répondre.

L’implacable chasseur saisit son rifle par le canon et le fît tournoyer au-dessus de sa tête.

Le comte lui saisit vivement le bras.

« Arrêtez, Balle-Franche, s’écria-t-il.

— Laissez faire cet homme, dit froidement le Bison-Blanc.

— Je ne veux pas qu’il vous tue, répliqua le jeune homme.

— Alors, c’est vous qui me tuerez, n’est-ce pas, monsieur le comte de Beaulieu ? répondit-il d’une voix incisive.

— Non, monsieur, répondit le jeune homme avec dédain, jetez vos armes, je vous fais grâce ! »

Le proscrit lui lança un regard haineux.

« Au lieu de me dire de jeter mes armes, fit-il avec ironie, pourquoi n’essayez-vous pas de me les prendre ?

— Parce que j’ai pitié de votre âge, monsieur, de vos cheveux blancs.

— Pitié ; avouez donc plutôt, noble comte, que vous avez peur. »

À cette insulte, le jeune homme tressaillit et son visage devint livide.

Les Américains faisaient cercle autour des deux hommes et attendaient avec anxiété ce qui allait arriver.

« Finissons-en, cria le major Melvil, tuez cette bête enragée.

— Un instant, monsieur, je vous en prie, laissez-moi terminer cette affaire.

— Puisque vous le désirez, monsieur, agissez à votre guise.

— C’est donc un combat que vous voulez ? reprit le comte en s’adressant au proscrit toujours impassible.

— Oui, répondit-il les dents serrées, un combat à mort ; ce ne sont pas deux hommes qui lutteront ici, ce sont deux principes ; je hais votre caste, comme vous haïssez la mienne.

— Soit, monsieur. »

Le comte prit deux sabres des mains des individus les plus près de lui et en jeta un aux pieds du proscrit, celui-ci se baissa pour le ramasser ; au moment où il se relevait, Ivon l’ajusta avec un pistolet et lui cassa la tête.

Le jeune homme se retourna furieux contre son domestique.

« Malheureux ! s’écria-t-il, qu’as-tu fait ?

— Dame, monsieur, tuez-moi si vous voulez, répondit naïvement le Breton, mais vrai, cela a été plus fort que moi, j’avais trop peur ! »

Le proscrit était mort sur le coup en emportant le secret de son nom dans la tombe.

« Allons, allons, dit le major en s’interposant, il ne faut pas en vouloir à ce pauvre garçon, il a cru bien faire, et quant à moi, je trouve qu’il a eu raison. »

L’incident n’eut pas d’autre suite.

Pendant que se passait cette scène dans la cour du fort, John Bright, qui avait hâte de rassurer sa femme et sa fille, s’était mis à leur recherche ; mais il eut beau parcourir tous les appartements et toutes les dépendances du fort où il les avait cachées quelques instants auparavant, il lui fut impossible de les découvrir nulle part.

Le pauvre squatter revint le visage bouleversé et le désespoir dans l’âme, annoncer au major la disparition de sa femme et de sa fille, enlevés probablement par les Indiens.

Sans perdre de temps, le major donna l’ordre à une dizaine de chasseurs de se mettre à la recherche des deux femmes.

Mais à l’instant où la petite troupe allait partir à leur recherche, elles arrivèrent accompagnées de Balle-Franche et de deux chasseurs américains. Margaret et sa fille étaient avec elles.

Aussitôt que Fleur-de-Liane aperçut le comte, elle jeta un cri de joie et s’élança vers lui.

« Sauvé ! » s’écria-t-elle.

Mais tout à coup elle rougit, trembla, et alla toute honteuse se réfugier auprès de sa mère.

Le comte s’approcha, lui prit la main et la lui serrant avec tendresse :

« Fleur-de-Liane, lui dit-il doucement, est-ce que maintenant que je suis libre, vous ne m’aimez plus ? »

La jeune fille releva la tête, le regarda un instant avec des yeux pleins de larmes.

« Oh, toujours ! toujours ! répondit-elle.

— Vois, ma fille, dit mistress Bright à la pauvre Diana.

— Ma mère, fit-elle d’une voix ferme, ne vous ai-je pas dit que je l’oublierai ? »

La femme du squatter hocha la tête sans répondre.

Les Indiens avaient fui sans laisser de traces.

Quelques heures plus tard, tout avait repris dans le fort son train de vie ordinaire.

Le soir même de ce jour, John Bright, pressé par sa femme, avait dit adieu au comte et au major et était retourné dans son défrichement.

L’hiver s’écoula sans incident nouveau, la rude leçon donnée aux Indiens leur avait profité.

Fleur-de-Liane, reconnue par son oncle, était restée au fort Mackensie.

L’enfant était triste, rêveuse ; souvent elle passait de longue heures appuyée sur les parapets, les regards fixés sur les campagnes et les forêts qui commençaient à reprendre leur verte parure. Sa mère et le bon major, qui la chérissaient, ne comprenaient rien à la sombre mélancolie qui la rongeait. Quand on la pressait de questions pour savoir quel était son mal, elle répondait invariablement qu’elle n’avait rien.

Cependant un jour son visage s’éclaira et son joyeux sourire reparut.

Trois voyageurs arrivaient au fort. Ces trois voyageurs étaient le comte de Beaulieu, Balle-Franche et Ivon ; ils revenaient d’une longue excursion dans les montagnes Rocheuses.

Aussitôt arrivé, le comte s’approcha de la jeune fille, et, ainsi qu’il avait fait trois mois auparavant, il lui prit la main :

« Fleur-de-Liane, lui demanda-t-il encore une fois, est-ce que vous ne m’aimez plus ?

— Oh ! toujours, répondit doucement la pauvre enfant, devenue timide depuis qu’elle avait quitté la vie du désert.

— Merci, lui dit-il, et se tournant vers le major et sa sœur qui se regardaient avec anxiété, il ajouta, sans se dessaisir de la main qu’il tenait : Major Melvil, et vous, madame, je vous demande la main de mademoiselle. »

Huit jours plus tard le mariage fut célébré, le squatter et sa famille assistèrent à la bénédiction nuptiale, un mois auparavant Diana avait épousé James. Cependant lorsque le oui fut prononcé, elle ne put retenir un soupir.

« Vous voyez bien, Ivon, que l’on n’est jamais tué par les Indiens, en voilà la preuve, dit Balle-Franche au Breton ; en sortant de la cérémonie.

— Je commence à le croire, répondit celui-ci, mais c’est égal, mon ami, je ne pourrais jamais m’habituer à cet affreux pays, j’y ai trop peur !

— Farceur, va ! murmura le Canadien, il ne changera jamais ! »

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Maintenant, afin de satisfaire certains lecteurs curieux qui veulent tout savoir, nous ajouterons ceci en forme de parenthèse.

Quelques mois après le 9 thermidor, plusieurs conventionnels, malgré le rôle qu’ils avaient joué dans cette journée, n’en furent pas moins déportés à la Guyane-Française ; deux d’entre eux, Collot-d’Herbois et Billaud-Varenne parvinrent à s’échapper de Sinnamari, et s’enfoncèrent dans les déserts, où ils eurent à subir des souffrances horribles ; Collot-d’Herbois succomba, nous venons de raconter l’histoire de son compagnon.

FIN