C. Lahure (p. 134-139).

XXVII

L’ASSAUT.


Le Bison-Blanc et Natah-Otann avaient pris leurs dispositions stratégiques avec une habileté remarquable.

À peine les deux chefs eurent-ils établi leur camp dans la clairière, qu’ils se mirent en rapport avec les sachems des autres nations campés non loin d’eux, afin de combiner leurs mouvements de façon à agir avec ensemble et à attaquer les Américains de tous les côtés à la fois.

Bien que les Peaux-Rouges soient excessivement rusés, cependant les Américains étaient parvenus à les tromper complètement, grâce à l’obscurité et au silence qui régnaient dans le fort, derrière les parapets duquel on n’apercevait pas reluire la baïonnette d’une sentinelle.

Laissant leurs chevaux, qui leur devenaient inutiles, cachés dans les bois, les Indiens s’étaient étendus à plat ventre et, rampant dans les hautes herbes comme des reptiles, ils s’étaient mis en devoir de traverser l’espace qui les séparait des remparts.

Tout était encore morne et silencieux en apparence, et en réalité deux mille guerriers intrépides se glissaient sournoisement dans l’ombre, pour donner l’assaut à une forteresse derrière laquelle quarante hommes résolus n’attendaient qu’un signal pour commencer l’attaque.

Lorsque tous les ordres avaient été donnés, que les derniers guerriers, moins ceux affectés à la garde des prisonniers, avaient eu quitté la colline, Natah-Otann, dont l’œil perspicace avait découvert une certaine hésitation de mauvais augure dans l’esprit des chefs alliés, avait résolu de tenter auprès du comte une dernière démarche, afin d’obtenir son concours. Nous avons vu ce qui était résulté.

Demeuré seul, Natah-Otann donna le signal de l’attaque, les Indiens roulèrent comme un ouragan sur les flancs de la colline, et se précipitèrent vers le fort en brandissant leurs armes et en poussant leur cri de guerre.

Tout à coup une puissante détonation se fit entendre, et le fort Mackensie apparut ceint, comme un nouveau Sinaï, de fumée et d’éclairs éblouissants.

La bataille était commencée.

La plaine était envahie, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, par de forts détachements de guerriers indiens qui tous, convergeant dans un même sens, marchaient résolument du côté du fort en déchargeant continuellement leurs fusils contre lui ; de l’endroit où la chaîne des collines touche le Missouri, on voyait arriver sans cesse de nouveaux piékann.

Ils venaient au galop, par troupes de trois jusqu’à vingt hommes à la fois ; leurs chevaux étaient couverts d’écume, ce qui faisait présumer qu’ils avaient fourni une longue traite ; les Pieds-Noirs étaient en grand costume, chargés de toutes sortes d’ornements et d’armes, l’arc et le carquois sur le dos, le fusil à la main, munis de leurs talismans, la tête couronnée de plumes dont quelques-unes étaient de magnifiques plumes d’aigle, noires et blanches, avec le grand plumet retombant.

Ils étaient assis sur de belles housses de peaux de panthère doublées de rouge ; ils avaient la partie supérieure du corps nue, sauf une longue bande de peau de loup passée en sautoir par-dessus l’épaule ; leurs boucliers étaient ornés de plumes et de drap de plusieurs couleurs.

Ces hommes, ainsi accoutrés, avaient quelque chose d’imposant et de majestueux qui saisissait l’imagination et inspirait la terreur.

Plusieurs d’entre eux franchirent sur-le-champ les hauteurs, pressant du fouet leurs chevaux fatigués, afin d’arriver promptement sur le lieu du combat, chantant et faisant entendre leurs cris de guerre.

C’était aux environs du fort et sur la colline que la lutte semblait la plus acharnée. Les Pieds-Noirs, à l’abri derrière les hautes palissades plantées pendant la nuit, répondaient au feu des Américains par un feu non moins vif, s’excitant avec de grands cris à résister courageusement à l’attaque de leurs implacables ennemis.

Du reste, la défense était aussi vigoureuse que l’attaque, et le combat ne paraissait pas devoir finir de si tôt.

Déjà de nombreux cadavres jonchaient çà et là la plaine, des chevaux échappés galopaient dans toutes les directions, et les cris de douleur des blessés se mêlaient par intervalles aux cris de défi des assaillants.

Natah-Otann, aussitôt le signal donné, s’était élancé en courant vers la tente où se tenait son prisonnier.

« Le moment est arrivé ! lui dit-il.

— Je suis prêt, répondit le comte ; marchez, je me tiendrai constamment à vos côtés.

— Venez donc, alors. »

Ils sortirent et s’élancèrent ensemble en tête des combattants.

Ainsi qu’il l’avait dit, M. de Beaulieu était sans armes, relevant fièrement la tête à chaque balle qui sifflait à son oreille, et souriant à la mort qu’il appelait intérieurement peut-être ; malgré son mépris pour la race blanche, l’Indien ne put s’empêcher d’admirer ce courage si franchement et si noblement stoïque.

« Vous êtes un homme, dit-il au comte.

— En avez-vous douté ? » répondit simplement celui-ci.

Cependant, d’instant en instant, la lutte devenait plus acharnée.

Les Indiens s’élançaient, en rugissant comme des lions, contre les palissades du fort et se faisaient tuer sans reculer d’un pas.

Leurs corps jonchaient les fossés, qu’ils comblaient presque.

Les Américains, obligés de faire face de tous les côtés, se défendaient avec l’impassibilité méthodique et résolue d’hommes qui savent qu’ils n’ont pas de secours à attendre, et qui, sans arrière-pensée, ont fait le sacrifice de leur vie.

Dès le commencement du combat, le Bison-Blanc s’était, avec un détachement choisi, emparé de la colline qui domine le fort Mackensie, ce qui augmentait encore la position de plus en plus précaire des défenseurs de la place, qui se trouvaient ainsi exposés à découvert à un feu terrible et bien dirigé qui leur faisait, vu leur petit nombre, éprouver des pertes irréparables.

Le major Melvil, debout au pied du mât de pavillon, les bras croisés sur la poitrine, le front pâle et les lèvres serrées, voyait tomber ses hommes les uns après les autres, en frappant du pied avec rage de ne pouvoir leur venir en aide.

Tout à coup un cri d’agonie terrible partit de l’intérieur des habitations, et les femmes des soldats et des engagés de la compagnie se précipitèrent en tumulte dans la cour en fuyant à demi folles de terreur un ennemi invisible encore.

Les Indiens, guidés par le Bison-Blanc, avaient tourné la forteresse et découvert une entrée secrète que le major ne croyait connue que de lui seul, et qui en cas d’attaque sérieuse et de défense impossible devait servir à la garnison pour opérer sa retraite.

Dès ce moment les Américains se virent perdus ; ce ne fut plus une bataille ; mais un massacre.

Le major, suivi par quelques hommes résolus, s’élança dans les habitations.

Les Indiens escaladaient de toutes parts les palissades privées de défenseurs.

Les quelques Américains qui survivaient s’étaient groupés autour du mât de pavillon, au sommet duquel flottait le drapeau étoile des États-Unis, et tâchaient de vendre leur vie le plus cher possible, redoutant surtout de tomber vivants entre les mains de leurs féroces ennemis.

Les Indiens répondaient aux hourras de leurs ennemis par leur terrible cri de guerre, et bondissaient comme des coyotes en brandissant au-dessus de leurs têtes leurs armes sanglantes.

« Bas les armes ! s’écria Natah-Otann en arrivant sur le lieu de l’action.

— Jamais ! » répondit le major en s’élançant sur lui à la tête des soldats qui lui restaient.

Alors la mêlée recommença plus ardente et plus implacable.

Les Indiens commencèrent à se jeter de tous les côtés, lançant des torches incendiaires sur les toits qui pétillaient et prenaient immédiatement feu.

Le major Melvil comprit que la victoire lui échappait définitivement, et il tâcha d’opérer sa retraite.

Mais ce n’était pas chose facile ; escalader les palissades, il n’y fallait pas songer ; la seule issue était la porte, mais devant cette porte les Pieds-Noirs, habilement massés, repoussaient à coup de lance ceux qui tentaient de profiter de l’issue qu’elle offrait.

Cependant il n’y avait pas à choisir ; le major rallia ses soldats pour un suprême effort et se précipita tête baissée avec une furie incroyable sur l’ennemi, dans l’espoir de faire une trouée.


Les Indiens rampaient dans les hautes herbes comme des reptiles.

Le choc fut terrible ; ce ne fut plus une bataille, mais une boucherie, pied contre pied, poitrine contre poitrine, où les hommes se saisissaient à bras le corps, s’entre-tuaient à coups de poignard ou se déchiraient avec les ongles et les dents ; ceux qui tombaient ne se relevaient pas, les blessés étaient achevés aussitôt.

Cet affreux carnage dura un quart d’heure environ ; les deux tiers des Américains succombèrent ; le reste parvint à s’ouvrir passage et s’enfuit poursuivi de près par les Indiens, qui commencèrent alors une horrible chasse à l’homme.

Jamais, jusqu’à ce jour, les Peaux-Rouges n’avaient combattu les blancs avec autant d’acharnement et de ténacité, la présence au milieu d’eux du comte désarmé et souriant qui, bien que s’élançant au plus fort de la mêlée aux côtés de leur chef, semblait invulnérable, car les balles passaient près de lui sans l’atteindre, les électrisait, et ils croyaient bien réellement que Natah-Otann leur avait dit vrai, qu’il était bien ce Moctekuzoma qu’ils attendaient depuis si longtemps, et dont la présence allait enfin leur rendre pour toujours cette liberté que les blancs leur avaient ravie.

Aussi avaient-ils constamment les yeux fixés sur le jeune homme, le saluant de bruyants cris de joie, et redoublant d’efforts pour en finir avec leurs ennemis.

Natah-Otann se précipita vers le drapeau américain, l’enleva par la hampe, et l’agitant au-dessus de sa tête :

« Victoire ! victoire ! » cria-t-il avec joie !

Les Pieds-Noirs répondirent par des hurlements à ce cri et se répandirent de tous les côtés pour commencer le pillage.

Quelques hommes seulement étaient demeurés dans le fort.

Parmi eux se trouvait le major.

Le vieux soldat n’avait pas voulu survivre à sa défaite.

Les Indiens se précipitèrent vers lui avec de grands cris pour le massacrer.

Le vieillard demeura calme, il ne fit pas un geste pour se défendre.

« Arrêtez, s’écria le comte ; et se tournant vers Natah-Otann : Laisserez-vous de sang-froid assassiner ce brave soldat ? lui dit-il.

— Non, répondit le sachem, s’il consent à me rendre son épée.

— Jamais ! s’écria le vieillard avec énergie ; et par un geste sublime il brisa sur son genou son arme rougie jusqu’à la poignée, en jeta les morceaux aux pieds du chef, et, se croisant les bras, il lança un regard de souverain mépris à son vainqueur en lui disant : Tuez-moi, maintenant, je ne puis plus me défendre.


Ce ne fut plus une bataille, mais un massacre.

— Bien ! s’écria le comte, » et sans calculer la portée de son action, il s’élança vers le major et lui serra cordialement la main.

Natah-Otann considéra un instant les deux hommes avec une expression indéfinissable.

« Oh ! murmura-t-il à part lui avec douleur, nous aurons beau les battre, nous ne les vaincrons jamais ; ces hommes sont plus forts que nous, ils sont nés pour être nos maîtres. »

Puis étendant la main au-dessus de sa tête :

« Assez, dit-il d’une voix forte.

— Assez, répéta le comte, respectez les vaincus. »

Ce que n’aurait pu obtenir le sachem, malgré le respect que les Indiens avaient pour lui, le comte l’obtint instantanément ; grâce à la vénération superstitieuse qu’il leur inspirait, ils s’arrêtèrent et le carnage cessa enfin.

Les Américains furent désarmés en un clin d’œil, et les Peaux-Rouges demeurèrent maîtres du fort.

Natah-Otann prit alors son totem des mains du guerrier qui le portait, puis après l’avoir à plusieurs reprises élevé en l’air, il le planta à la place du drapeau américain aux applaudissements frénétiques de la foule, qui, enivrée de joie, n’osait encore croire à son triomphe.

Le Bison-Blanc n’avait pas perdu un instant pour s’assurer la paisible possession d’une conquête qui avait coûté tant de sang et d’efforts aux confédérés.

Lorsque les sachems eurent rétabli un peu d’ordre parmi leurs guerriers, que l’incendie qui menaçait le fort eut été éteint, enfin que toutes les précautions furent prises pour éviter un retour offensif des Américains, bien que cette hypothèse parût peu probable, Natah-Otann et le Bison-Blanc se retirèrent dans l’appartement qui précédemment servait au major ; le comte les y suivit.

« Enfin, s’écria le jeune chef avec joie, nous avons donc prouvé à ces fiers Américains qu’ils ne sont pas invincibles.

— Votre faiblesse faisait leur force, répondit le Bison-Blanc ; vous avez bien débuté, maintenant il faut continuer ; ce n’est pas tout de vaincre, il faut savoir profiter de la victoire.

— Pardonnez-moi de vous interrompre, messieurs, dit le comte, mais je crois que l’heure est venue de régler nos comptes.

— Que voulez-vous dire, monsieur ? demanda le Bison-Blanc avec hauteur.

— Je vais m’expliquer, monsieur, reprit le comte, et se tournant vers Natah-Otann : Vous me rendrez cette justice de convenir, dit-il, que j’ai tenu scrupuleusement la promesse que je vous avais faite et la parole que je vous avais donnée ; malgré la douleur et le dégoût que j’éprouvais, je n’ai pas failli une seule fois, toujours vous m’avez trouvé froid et impassible à vos côtés, est-ce vrai ? répondez, monsieur.

— C’est vrai, répondit froidement Natah-Otann.

— Bien, monsieur, à mon tour d’exiger de vous l’accomplissement des promesses que vous m’avez faites.

— Veuillez préciser, monsieur ; depuis quelques heures j’ai été acteur et témoin de faits si extraordinaires, qu’il est possible que j’aie oublié ce que vous ai promis. »

Le comte sourit avec dédain.

« Je m’attendais à une défaite, dit-il sèchement.

— Vous interprétez mal mes paroles, monsieur, je puis avoir oublié sans pour cela refuser de faire droit à vos justes réclamations.

— Soit, j’admets cela, alors je vous rappellerai les conventions stipulées entre nous.

— Vous me ferez plaisir, monsieur.

— Je me suis engagé à assister près de vous et sans armes à la bataille, à vous suivre partout et à me tenir constamment au premier rang des combattants.

— C’est vrai, monsieur, il est de mon devoir de reconnaître que vous vous êtes noblement acquitté de cette tâche périlleuse.

— Fort bien, mais je n’ai en cela fait que ce que l’honneur me commandait ; vous, de votre côté, vous deviez, quelle que fût l’issue de la bataille, me rendre la liberté et m’offrir un combat loyal, en réparation de la trahison indigne dont vous m’avez rendu victime et du rôle odieux qu’à mon insu vous m’avez contraint à jouer.

— Oh ! oh ! s’écria le Bison-Blanc en fronçant les sourcils et en frappant du poing sur la table, auriez-vous réellement fait une telle promesse, enfant ? »

Le comte se tourna vers le vieillard avec un geste de souverain mépris.

« Je crois, Dieu me pardonne, monsieur, dit-il, que vous mettez en doute l’honneur d’un gentilhomme.

— Allons donc, monsieur, répondit en ricanant le conventionnel, que venez-vous nous parler d’honneur et de gentilhomme, à nous autres, vous oubliez que nous sommes dans le désert et que vous vous adressez à des Indiens sauvages, comme vous nous appelez ; est-ce que nous reconnaissons vos sottes distinctions de caste, ici ? est-ce que nous avons adopté vos lois et vos stupides préjugés ?

— Ce que vous traitez aussi cavalièrement, monsieur, repartit vivement le comte, a été jusqu’ici la sauvegarde de la civilisation et la cause du progrès intellectuel, mais brisons là, je n’ai pas à discuter avec vous ; c’est à votre fils adoptif que je m’adresse, c’est à lui à me répondre oui ou non, je saurai ensuite ce qui me restera à faire.

— Soit, monsieur, répondit le Bison-Blanc en haussant les épaules, que mon fils adoptif réponde donc, moi aussi, suivant ce qu’il vous dira, je saurai ce qui me restera à faire.

— Permettez, dit en s’interposant Natah-Otann, cette affaire me regarde seul, je vous en voudrais mortellement, mon ami, de vous en mêler de quelque façon que ce fût. »

Le Bison-Blanc sourit avec dédain, mais il ne répondit pas.

Natah-Otann reprit :

« Monsieur le comte, dit-il, je n’userai pas de faux-fuyants avec vous, vous avez dit la vérité, je vous ai en effet promis la liberté et un combat loyal, je suis prêt à dégager ma parole.

— Oh ! oh ! fit le Bison-Blanc.

— Silence ! reprit péremptoirement le chef, silence, mon ami, laissez-moi prouver à ces Européens, si vains et si orgueilleux de leur soi-disant civilisation, que les Peaux-Rouges ne sont pas les bêtes féroces qu’ils s’imaginent, et que le code de l’honneur, pratiqué à tous les degrés de l’échelle sociale, l’est même chez les peuples qu’on s’efforce de représenter comme étant les plus barbares ; vous êtes libre, monsieur le comte ; à l’instant même, si cela vous plaît, je vous conduirai moi-même en sûreté hors de nos lignes. Quant au combat que vous désirez, je suis également prêt à vous satisfaire de la façon que vous désignerez.

— Merci, monsieur, répondit le comte en s’inclinant, je suis heureux de cette détermination.

— Maintenant que cette affaire est réglée entre nous, permettez-moi d’ajouter quelques paroles.

— Je vous écoute, monsieur.

— Suis-je de trop ? dit ironiquement le Bison-Blanc.

— Au contraire, répondit avec intention Natah-Otann, votre présence est en ce moment plus nécessaire que jamais.

— Ah ! ah ! que va-t-il donc se passer, reprit le vieillard d’un ton de sarcasme.

— Vous allez l’apprendre, dit le chef toujours froid et impassible, si vous voulez vous donner la peine de m’écouter cinq minutes.

— Soit, parlez. »

Natah-Otann parut se recueillir pendant quelques instants, puis il reprit d’une voix que, malgré tous ses efforts pour la dissimuler, une secrète émotion faisait légèrement trembler :

« Monsieur, à la suite d’événements trop longs à vous rapporter et qui probablement seraient pour vous d’un médiocre intérêt, je suis devenu le tuteur d’une enfant qui est maintenant une charmante jeune fille ; cette jeune fille à laquelle j’ai constamment prodigué les soins les plus assidus et que j’aime comme un père, vous la connaissez, je crois, elle se nomme Fleur-de-Liane. »

Le comte tressaillit imperceptiblement et fit un geste affirmatif, sans autrement répondre.

Natah-Otann continua :

« Jeté maintenant dans une expédition hasardeuse, dans laquelle je puis trouver la mort, il m’est impossible de veiller plus longtemps sur cette enfant, il me serait pénible de la laisser sans soutien et sans appui, seule, dans ma tribu, si le sort venait à trahir mes projets ; je sais qu’elle vous aime, monsieur le comte, je vous la confie franchement et loyalement, j’ai foi en votre honneur ; voulez-vous être son protecteur ? je sais que vous n’abuserez jamais du mandat que je vous aurai remis, je ne suis qu’un sauvage dégrossi, un monstre peut-être au point de vue de votre civilisation, mais croyez-le, monsieur, les leçons qu’un homme d’élite a consenti à me donner n’ont pas été toutes perdues, et mon cœur n’est pas aussi mort qu’on pourrait le supposer aux bons sentiments.

— Bien, Natah-Otann, s’écria le Bison-Blanc avec joie, bien, mon fils ; maintenant je reconnais mon élève, je suis fier de toi ; celui qui parvient à se dompter aussi complètement est réellement fait pour commander aux autres.

— Vous êtes content, répondit le chef, tant mieux ; et vous, monsieur ? j’attends votre réponse.

— J’accepte le dépôt sacré que vous me remettez, monsieur, je serai digne de votre confiance, répondit le comte avec émotion ; je n’ai pas le droit de juger vos actes, mais croyez, monsieur, que, quoi qu’il arrive, il y aura toujours un homme qui défendra votre mémoire et proclamera hautement la noblesse de votre cœur. »

Le chef, sans répondre, frappa dans ses mains, la porte, s’ouvrit, Fleur-de-Liane parut, amenée par une femme indienne.

« Enfant, lui dit Natah-Otann sans que rien ne vînt déceler la violence qu’il faisait à ses sentiments, votre présence parmi nous est désormais impossible, vous en connaissez les raisons ; le chef des visages pâles consent à veiller dorénavant sur vous ; suivez-le, et si parfois on vous rappelle votre séjour dans la tribu des Kenhàs, ne maudissez ni eux ni leur chef, car tous ont été bons pour vous. »

La jeune fille rougit, les larmes lui vinrent aux yeux, un frisson nerveux agita tous ses membres, et, sans prononcer une parole, elle alla se placer auprès du comte.

Natah-Otann sourit tristement.

« Suivez-moi, dit-il, je vais vous escorter jusqu’en dehors du camp. »

Et il sortit suivi des deux jeunes gens.

« Nous nous reverrons bientôt, n’est-ce pas, noble comte ? cria le Bison-Blanc à M. de Beaulieu.

— Je l’espère, » répondit simplement celui-ci.

Guidés par Natah-Otann, le comte et sa compagne quittèrent le fort et s’engagèrent dans la prairie, passant au milieu des groupes de Peaux-Rouges qui s’écartaient respectueusement pour leur faire place.

Leur marche fut silencieuse, elle dura environ une demi-heure ; enfin le chef s’arrêta :

« Ici vous n’avez plus rien à craindre, dit-il, et s’approchant d’un épais fourré dont il écarta les branches, voici deux chevaux que j’ai fait préparer pour vous, prenez aussi ces armes, peut-être en aurez-vous besoin, et maintenant, si vous voulez toujours vous battre contre moi, je suis prêt.

— Non, répondit noblement le comte, tout combat est désormais impossible entre nous, je ne puis davantage être l’ennemi d’un homme que l’honneur m’ordonne d’estimer ; voilà ma main, jamais je ne la lèverai contre vous, je vous la tends franchement et sans arrière-pensée ; malheureusement, une haine trop profonde divise nos deux races pour que nous ne nous trouvions pas, dans un jour prochain, opposés l’un à l’autre ; mais si je combats vos frères, je n’en demeurerai pas moins personnellement votre ami.

— Je ne vous en demande pas davantage, répondit le chef en serrant la main qui lui était tendue, adieu ! soyez heureux. »

Et, sans ajouter un mot, il se détourna et reprit à grands pas la route qu’il venait de parcourir ; bientôt il disparut dans l’obscurité.

« Partons, » dit le comte à la jeune fille, qui regardait toute pensive s’éloigner l’homme que si longtemps elle avait aimé comme un père, et que maintenant elle ne se sentait pas la force de haïr.

Ils se mirent en selle et s’éloignèrent après avoir jeté en arrière un regard sur les feux épars du camp des Pieds-Noirs.