C. Lahure (p. 78-83).

XV

LE BISON-BLANC.


Aussitôt que Natah-Otann fut sorti du Calli dans lequel il avait introduit le comte, il se dirigea vers la hutte habitée par le Bison-Blanc.

La nuit commençait à tomber ; les Kenhàs, réunis autour des feux allumés devant l’entrée de chaque hutte, causaient gaiement entre eux en fumant leurs longs calumets.

Le chef répondait par un signe de tête ou un geste amical aux saluts affectueux que lui faisaient les guerriers qu’il rencontrait sur sa route, mais il ne s’arrêtait à causer avec personne, et continuait son chemin avec plus de rapidité à mesure que l’obscurité devenait plus épaisse.

Il arriva enfin à une case située presque au bout du village, sur la rive du Missouri.

Le chef, après avoir jeté un regard interrogateur aux ténèbres qui l’environnaient, s’arrêta devant cette hutte, dans laquelle il se prépara à entrer.

Cependant, au moment de soulever le rideau en peau de bison qui la fermait, il hésita quelques secondes et sembla se recueillir.

Cette demeure n’avait extérieurement rien qui la distinguât des autres du village ; elle était ronde, avec un toit en forme de ruche, faite de branches entrelacées, reliées entre elles avec de la terre, et garnie de nattes tressées.

Cependant, après un moment de réflexion, Natah-Otann souleva le rideau, entra et s’arrêta sur le seuil de la porte, en disant en français ces deux mots :

« Bonsoir, mon père.

— Bonsoir, enfant, je t’attendais avec impatience ; viens t’asseoir près de moi, nous avons à causer. »

Ces paroles furent prononcées dans la même langue par une voix douce.

Natah-Otann fit quelques pas en avant et laissa derrière lui retomber le rideau de la porte.

Si extérieurement la hutte dans laquelle le chef venait d’entrer ne se distinguait pas des autres, il n’en était pas de même pour l’intérieur.

Tout ce que l’industrie humaine peut imaginer, étant réduite à sa plus simple expression, c’est-à-dire privée des outils et des matières de première nécessité pour traduire sa pensée, le maître de cette habitation l’avait pour ainsi dire inventé ; aussi l’intérieur de cette hutte était-il une espèce de pandémonium étrange où se trouvaient réunis les objets les plus disparates et en apparence les moins faits pour se rencontrer auprès les uns des autres.

Au contraire des autres huttes, celle-ci était percée de deux espèces de fenêtres dont les vitres avaient été remplacées avec du papier huilé ; dans un angle un lit, au milieu une table, quelques sièges çà et là, un grand fauteuil près de la table, mais tout cela taillé avec la hache et mal équarris, tels étaient les meubles qui garnissaient ce singulier intérieur.

Sur des rayons, une quarantaine de volumes, la plupart dépareillés, des animaux empaillés pendus par des cordes, des insectes, etc. ; enfin un nombre infini de choses sans nom, mais classées, rangées, étiquetées, complétaient cette singulière demeure, qui ressemblait plutôt à la cellule d’un anachorète ou à l’antre secret d’un alchimiste du seizième siècle qu’à l’habitation d’un chef indien ; cependant cette hutte était celle du Bison-Blanc, un des premiers chefs kenhàs, et l’homme qui avait répondu à Natah-Otann était le Bison-Blanc lui-même.

Mais, nous l’avons dit, ce chef était Européen et avait sans doute gardé dans la vie sauvage quelques souvenirs de sa vie passée, derniers reflets d’une existence perdue.

Au moment où Natah-Otann entra dans la hutte, le Bison-Blanc, assis dans un fauteuil auprès de la table, la tête appuyée sur les mains, lisait, à la lueur d’une lampe en terre, dont la mèche fumeuse ne répandait, à part une odeur fétide, qu’une lueur tremblante et incertaine autour de lui, dans un grand in-folio aux pages jaunies et usées.

Il releva la tête, ôta ses lunettes, qu’il plaça dans le livre, qu’il ferma, et faisant décrire un quart de cercle au fauteuil dans lequel il était assis, le vieillard sourit au jeune homme, et lui indiquant un siège d’un geste amical :

« Allons, lui dit-il, assieds-toi là, enfant ! »

Le chef prit le siège, l’approcha de la table et s’assit sans répondre.

Le vieillard le considéra attentivement pendant quelques instants.

« Hum ! fit-il, tu me parais bien sombre pour un homme qui vient, à ce que je suppose, d’obtenir enfin un grand résultat longtemps attendu ! Qui peut t’attrister ainsi ? Hésiterais-tu, maintenant que tu es sur le point de réussir ? Est-ce que tu commences à comprendre que l’œuvre que, malgré moi, tu as voulu entreprendre est au-dessus des forces d’un homme livré à lui-même et qui n’a pour appui qu’un vieillard ?

— Peut-être, répondit le chef d’une voix sourde. Oh ! pourquoi, mon père, m’avez-vous fait goûter les fruits amers de cette civilisation maudite qui n’était pas faite pour moi ! pourquoi vos leçons ont-elles fait de moi un homme différent de ceux qui m’entourent et avec lesquels je suis condamné à vivre et à mourir ?

— Aveugle ! à qui j’ai fait voir le soleil, tu te laisses éblouir par ses rayons, tes yeux trop faibles ne peuvent s’accoutumer à la lumière ; au lieu de l’ignorance et de l’abrutissement dans lequel tu aurais toute ta vie végété, j’ai développé en toi le seul sentiment qui élève l’homme au-dessus de la bête fauve, je t’ai appris à penser ; à juger, et voilà comme tu me remercies, voilà la récompense que tu devais me donner pour les peines que j’ai prises et les soins que je n’ai cessé de te prodiguer.

— Mon père !

— Ne cherche pas à te disculper, enfant, interrompit le vieillard avec une nuance d’amertume, je devais m’attendre à ce qui arrive, je m’y attendais, l’ingratitude et l’égoïsme ont été déposés dans le cœur de l’homme par la Providence, pour sa sauvegarde. Sans l’ingratitude et l’égoïsme, ces deux vertus suprêmes de l’humanité, il n’y aurait pas de société possible, je ne t’en veux pas, je n’ai pas le droit de t’en vouloir, et comme l’a dit un sage, tu es homme et aucun sentiment humain ne doit t’être étranger.

— Je ne fais ni plaintes, ni récriminations, mon père, je sais que vous avez agi envers moi dans une bonne, intention, répondit le chef ; malheureusement vos leçons ont produit un résultat contraire à celui que vous attendiez ; en développant mes idées vous avez, à votre insu et au mien, agrandi mes besoins ; la vie que je mène me pèse, les hommes qui m’entourent me sont à charge, parce qu’ils ne peuvent pas me comprendre, et que moi-même je ne les comprends plus ; malgré moi mon esprit s’élance vers des horizons inconnus, je rêve tout éveillé des choses étranges et impossibles, je souffre d’un mal incurable que je ne puis définir ; j’aime sans espoir une femme dont je suis jaloux, et qui, à moins d’un crime, ne pourra jamais m’appartenir. Oh ! mon père, je suis bien malheureux !

— Enfant ! s’écria le vieillard en haussant les épaules avec pitié, tu es malheureux, toi ! ta douleur me donne envie de rire ; l’homme a en soi le germe du bien et du mal ; si tu souffres, c’est à toi seul que tu dois t’en prendre ! Tu es jeune, tu es intelligent, tu es fort, tu es le premier de ta nation : que te manque-t-il pour être heureux ? Rien ! Si tu veux fermement l’être, étouffe dans ton sein la passion insensée qui le dévore, suis sans regarder ni à droite ni à gauche la mission glorieuse que tu t’es toi-même tracée. Quoi de plus beau, de plus noble, de plus grand que de délivrer un peuple et le régénérer ?


Le Bison-Blanc lisait à la lueur d’une lampe.

— Hélas ! le pourrai-je ?

— Ah ! tu doutes ? s’écria le vieillard en frappant du poing sur la table et le regardant en face, alors tu es perdu ; renonce à tes projets, tu ne réussiras pas ; dans une route comme la tienne, hésiter c’est reculer, reculer c’est périr !

— Mon père !

— Silence ! s’écria-t-il avec un redoublement d’énergie, et écoute-moi : lorsque pour la première fois tu m’as dévoilé tes projets, j’ai essayé par tous les arguments possibles à te les faire abandonner ; je t’ai prouvé que ta résolution était prématurée, que les Indiens, abrutis par un long esclavage, n’étaient plus que l’ombre d’eux-mêmes, et qu’essayer de réveiller en eux tout sentiment noble et généreux était essayer de galvaniser un cadavre ; tu as résisté, tu n’as voulu rien entendre, tu t’es jeté tête baissée dans des intrigues et des complots de toutes sortes, est-ce vrai ?

— C’est vrai !

— Eh bien ! maintenant, il est trop tard pour reculer, il faut marcher en avant quand même ; tu tomberas, ceci est certain, mais au moins tu tomberas avec honneur, et ton nom, chéri de tous, grossira le martyrologe immense des hommes d’élite qui se sont dévoués à leur patrie.


Une ombre blanche glissant sur la neige passa près de lui.

— Les choses ne sont pas assez avancées, il me semble, pour…

— Ne pas pouvoir reculer, n’est-ce pas ? interrompit-il.

— Oui.

— Tu te trompes ; pendant que tu t’occupes de ton côté à réunir tes partisans et à préparer l’exposition de ta prise d’armes, crois-tu donc que moi je reste inactif ?

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que tes ennemis soupçonnent tes projets, qu’ils te surveillent, et que si tu ne les préviens pas par un coup de foudre, ce sont eux qui te surprendront et te tendront un piège dans lequel tu tomberas.

— Moi !… s’écria le chef avec violence ; oh ! nous verrons !

— Redouble donc d’activité, ne te laisse pas prévenir, et surtout sois prudent, tu es surveillé de près, je te le répète.

— Comment savez-vous ?…

— Pourvu que je le sache, cela suffit, il me semble ; rapporte-t’en à ma prudence, je veille ; laisse les espions et les traîtres s’endormir dans une trompeuse sécurité ; si nous les démasquions, d’autres s’offriraient à leur place, il vaut mieux pour nous ceux que nous connaissons ; de cette façon, aucune de leurs démarches ne nous échappe, nous savons ce qu’ils font et ce qu’ils veulent, et tandis qu’ils se flattent de connaître nos projets et de les divulguer à ceux qui les payent, c’est nous qui sommes leurs maîtres et les amusons par des renseignements faux qui servent à cacher nos véritables résolutions ; crois-moi, leur confiance fait notre sécurité.

— Vous avez toujours raison, mon père, je m’en rapporte entièrement à vous ; mais au moins ne puis-je savoir le nom des traîtres ?

— À quoi bon, puisque je les connais ? quand il en sera temps, je te dirai tout.

— Soit ! »

Il y eut un silence assez long ; les deux hommes, absorbés dans leurs pensées, ne remarquèrent pas une tête grimaçante qui passait par-dessous le rideau de la porte, et depuis assez longtemps déjà écoutait leurs paroles.

Mais l’homme, quel qu’il fût, qui se livrait à cet espionnage, donnait par intervalles des signes de mauvaise humeur et de désappointement ; en effet, en venant écouter les deux chefs, il n’avait pas songé à une chose, c’est qu’il ne pourrait pas comprendre un mot de ce qui se dirait entre eux ; Natah-Otann et le Bison-Blanc parlaient français, langage complètement inintelligible pour l’écouteur, triste mécompte pour un espion.

Cependant, qui que fût cet homme, il ne se rebuta pas et continua quand même à écouter ; il espérait peut-être que d’un moment à l’autre les deux chefs changeraient d’idiome.

« Maintenant, reprit le vieillard en fixant un regard interrogateur sur Natah-Otann, rends-moi compte de ton excursion ; lorsque tu es parti, tu étais peu joyeux, tu espérais, me disais-tu, ramener avec toi l’homme dont tu as besoin pour jouer le principal rôle dans ta conspiration.

— Eh bien ! vous l’avez vu aujourd’hui, mon père, il est ici ; ce soir il est entré à mes côtés dans le village.

— Oh ! oh ! explique-moi donc cela, mon enfant, » dit le vieillard avec un doux sourire, et en s’arrangeant dans son fauteuil de façon à écouter commodément.

Puis, par un mouvement imperceptible, et tout en semblant prêter la plus grande attention au jeune chef, le Bison-Blanc rapprocha les grands pistolets placés auprès de lui.

« Va, dit-il, je t’écoute.

— Il y a six mois environ, je ne sais si je vous en ai parlé alors, j’avais réussi à m’emparer d’un chasseur canadien contre lequel j’avais une vieille rancune.

— Attends donc, oui, j’ai un souvenir confus de cette aventure, un certain Balle-Franche, n’est-ce pas ?

— C’est cela même. Eh bien ! j’étais furieux contre cet homme, qui depuis si longtemps se jouait de nous, et me tuait mes guerriers avec une adresse inouïe ; dès que je me fus emparé de lui, je résolus de le faire mourir dans les tortures.

— Bien que, tu le sais, je n’approuve pas cette coutume barbare, d’après les mœurs de ta nation, c’était ton droit, et je ne trouve rien à dire à cela.

— Lui n’y fit non plus aucune objection, au contraire, il nous nargua ; bref, il nous rendit tellement furieux contre lui, que je donnai l’ordre du supplice ; au moment où il allait mourir, un homme, ou plutôt un démon, apparut tout à coup, se jeta au milieu de nous, et seul, sans paraître se soucier du danger qu’il courait, il s’élança vers le poteau et détacha le prisonnier.

— Hum ! c’était un vaillant homme, sais-tu.

— Oui, mais son action téméraire allait lui coûter cher, lorsque tout à coup, à un signe de moi, tous mes guerriers et moi-même nous tombâmes à ses genoux avec les marques du plus profond respect.

— Ah çà ! que me racontes-tu là ?

— La stricte vérité : en regardant cet homme en face, j’avais reconnu sur son visage deux signes extraordinaires.

— Lesquels ?

— Une cicatrice au-dessus du sourcil droit, et un point noir sous l’œil du même côté de la figure.

— C’est étrange, murmura le vieillard tout pensif.

— Mais, ce qui l’est encore plus, c’est que cet homme ressemble exactement au portrait que vous m’avez fait, et qui est détaillé dans le livre qui est là, dit-il en montrant l’endroit du doigt.

— Alors que fis-tu ?

— Vous connaissez mon sang-froid et ma rapidité de résolution, je laissai cet homme partir avec son prisonnier.

— Bien, et après ?

— Après, j’eus l’air de ne pas chercher à le revoir.

— De mieux en mieux, » dit le vieillard en approuvant de la tête, et d’un mouvement prompt comme la pensée, il arma le pistolet qu’il tenait à la main et fit feu.

Un cri de douleur partit, du côté de la porte, et la tête qui épiait sous le rideau disparut subitement.

Les deux hommes se levèrent et coururent à l’entrée de la hutte ; tout était désert, seulement une assez large mare de sang indiquait clairement que le coup avait porté.

« Qu’avez-vous fait, mon père ? s’écria Natah-Otann avec étonnement.

— Rien, j’ai donné une leçon, un peu rude peut-être, à un de ces espions dont je te parlais tout à l’heure. »

Et il alla froidement et d’un pas tranquille se rasseoir sur son fauteuil.

Natah-Otann voulait suivre la trace sanglante laissée par le blessé.

« Garde-t’en bien, lui répondit le vieillard, ce que j’ai fait suffit ; continue ton récit, il est on ne peut plus intéressant ; seulement tu vois que tu n’as pas de temps à perdre si tu veux réussir.

— Je n’en perdrai pas, père, soyez tranquille, s’écria le chef avec colère, mais je vous jure que je connaîtrai ce misérable.

— Tu auras tort de le chercher ; voyons, parle. »

Natah-Otann raconta alors, dans les plus grands détails, sa rencontre avec le comte, et de quelle façon il l’avait fait consentir à le suivre à son village.

Cette fois nul incident n’interrompit sa narration ; il paraît que, provisoirement du moins, la leçon donnée par le Bison-Blanc aux écouteurs leur avait suffi.

Le vieillard rit beaucoup de l’expérience de l’allumette, et de l’étonnement du comte lorsqu’il avait reconnu que l’homme que jusqu’alors il avait pris pour un sauvage grossier et à demi idiot, se trouvait être au contraire un homme d’une instruction et d’une intelligence au moins égales à la sienne.

« Maintenant que dois-je faire ? ajouta Natah-Otann en forme de péroraison, il est ici ; mais auprès de lui se trouve ce Balle-Franche, ce chasseur canadien, dans lequel il a la plus grande confiance.

— Hum ! répondit le vieillard, tout cela est fort sérieux ; d’abord, mon enfant, tu as eu tort de te faire connaître de cet individu pour ce que tu es ; tu étais beaucoup plus fort que lui tant qu’il ne te croyait qu’un sauvage imbécile : tu t’es laissé emporter par ton orgueil, par le désir de briller aux yeux d’un Européen, de l’étonner ; c’est une faute, une faute grave, parce que maintenant il se méfie de toi et se tient sur ses gardes. »

Le jeune chef baissa la tête sans répondre.

« Enfin, reprit le vieillard, je tâcherai d’arranger tout cela, mais d’abord il faut que je voie ce Balle-Franche et que je cause avec lui.

— Vous n’en obtiendrez rien, mon père, il est dévoué au comte.

— Raison de plus, enfant. Dans quelle hutte les as-tu logés ?

— Dans l’ancienne hutte du conseil.

— Bien, là ils seront commodément, et il sera facile d’entendre tout ce qu’ils diront.

— C’est ce que j’ai pensé.

— Maintenant, une dernière observation.

— Laquelle ?

— Pourquoi n’as-tu pas tué la Louve des prairies ?

— Je ne l’ai pas vue, moi, je n’étais pas au camp, mais je ne l’eusse pas fait. »

Le vieillard lui posa la main sur l’épaule.

« Natah-Otann, mon enfant, lui dit-il d’une voix sévère, lorsque, comme toi, on est chargé de l’avenir d’un peuple, il ne faut reculer devant rien : un ennemi mort fait dormir tranquilles les vivants ; la Louve des prairies est ton ennemie, tu le sais, son influence est immense sur l’esprit superstitieux des Peaux-Rouges ; souviens-toi de ces paroles, dites par un homme expérimenté, tu n’as pas voulu la tuer, c’est elle qui te tuera. »

Natah-Otann sourit avec mépris.

« Oh ! dit-il, une misérable femme à moitié folle.

— Ah ! fit le Bison-Blanc en haussant les épaules, ignores-tu donc que derrière chaque grand événement se cache une femme ; ce sont elles qui tuent les hommes de génie pour des intérêts futiles, de mesquines passions, et font avorter les plus beaux et les plus hardis projets.

— Oui, vous avez peut-être raison, répondit Natah-Otann, mais, je le sens, je ne pourrais rougir mes mains du sang de cette femme. »

Le Bison-Blanc sourit avec mépris.

« Des scrupules, pauvre enfant, dit-il avec dédain, c’est bien, je n’insiste pas ; seulement sache bien ceci, ces scrupules te perdront. L’homme qui prétend gouverner les autres doit être de marbre et n’avoir de l’humanité que les dehors, sinon ses projets avorteront en germe et ses ennemis le bafoueront. Ce qui a perdu les plus grands génies, c’est qu’ils n’ont jamais voulu comprendre ceci : qu’ils travaillent pour ceux qui leur succéderont et non pour eux-mêmes. »

En parlant ainsi, le vieux tribun s’était malgré lui laissé emporter aux sentiments tumultueux qui bouillonnaient dans son âme ; son œil étincelait, son front rayonnait, son geste avait, une majesté irrésistible ; il était revenu par la pensée à ses anciens jours de luttes et de triomphe.

Natah-Otann l’écoutait, en proie à une émotion étrange, subissant malgré lui l’ascendant dominateur de ce Titan foudroyé, si grand encore après sa chute.

« Mais que dis-je ? je suis fou, pardonne-moi, enfant, reprit le vieillard en se laissant tomber avec découragement sur son fauteuil, va, laisse-moi ; demain, au lever du soleil, peut-être aurai-je du nouveau à t’apprendre. »

Et d’un geste il congédia le chef.

Celui-ci, habitué à ces boutades subites, s’inclina sans répondre et sortit.