Baliseurs de ciels/Ciel d’Océanie
CIEL D’OCÉANIE
CHARLES DE VERNEILH ET MAX DÉVÉ
SUR LA ROUTE AÉRIENNE D’AUSTRALASIE
« Tous ceux qui l’ont approché gardent le souvenir de son abord sympathique malgré son allure un peu hautaine. Sa physionomie, si pleine de caractère, tenait sa grande séduction, non seulement de la régularité mâle des traits, mais aussi et surtout de leur grande mobilité. Sa parole, alerte et imagée, amusait. Il méprisait tout ce qui était mesquin. Il dédaignait les tièdes et les timorés. Il avait horreur des sournois. Il détestait les peureux. Il voulait qu’on sache qu’il était essentiellement brave, et je me souviens de sa satisfaction le jour où il découvrit que, sur Une liste d’aviateurs, en face de son nom, étaient écrits ces mots : « Cran fou ! ».
Type accompli du chevalier de l’air, Charles de Verneilh avait l’estime de tous ses pairs. Les plus grands l’admiraient. Gentilhomme français, c’est en seigneur qu’à l’étranger il représentait la France. Même démuni de mandat ou de mission officielle, sans appui de l’État, c’est avec dignité et avec le plus grand souci d’honorer nos couleurs que, toujours et avec succès, il agissait. »
L’homme qui parle ainsi est un officier de l’Armée de l’Air française, qui dirige actuellement — 1945 — la section des Instructions aéronautiques, service chargé des questions de navigation et de géographie aériennes. C’est le colonel Max Dévé, le navigateur prestigieux de Verneilh dans leur raid historique Paris-Nouméa.
Voici onze ans exactement que, par une sombre matinée d’automne, de Verneilh et son équipage ont disparu avec le « Biarritz » dans la région de Dijon. Tant d’événements ont remué notre patrie et le monde et pourtant le souvenir de l’ami, du compagnon magnifique, est toujours aussi vivace au cœur du colonel Dévé qui n’a jamais cessé de poursuivre les études de haute navigation qu’il avait commencées sur leur Farman du tour de la Méditerranée.
Ce n’était pas d’ailleurs un équipage né du hasard que celui que devaient illustrer tant de performances remarquables, mais qui restera, avant tout, dans l’histoire de nos ailes, l’équipage du premier Paris-Nouméa.
C’est comme cavalier que le jeune Charles de Verneilh-Puyrazeau s’engage en 1914 ; il juge bien vite que l’on ne se bat pas assez dans cette arme et il demande à la fois les chasseurs à pied et l’aviation. La dernière de ces mutations lui est accordée en octobre 1915 et il est bientôt envoyé aux armées où il rejoint le C-61.
Dévé y est observateur. Après deux ans sur le front de France, pilote et observateur sont tous deux volontaires pour la Russie d’où ils ne reviendront qu’au milieu de 1918, avec leur escadrille, la 582.
Charles de Verneilh, passé, sur sa demande, dans la chasse, finira la guerre à la tête de la Spad-172, l’une des plus brillantes formations du GC-11.
Au lendemain des hostilités il acquiert un appareil et, précurseur, fonde une « société » de baptêmes de l’air et de transports aériens à Biarritz. Mais le travail ne lui laissa jamais que peu de loisirs pour s’intéresser au côté financier de l’entreprise qu’il abandonna bientôt. En trois mois et demi il avait pourtant donné plus de cinq cents baptêmes et créé dans la région un mouvement de propagande aéronautique fort efficace.
Amant des vastes horizons, de Verneilh, qui avait commencé sa carrière très jeune comme pilotin, « s’étiolait en France », ainsi qu’il l’écrivait lui-même. Des voyages au Gabon, un bref passage comme pilote de ligne à l’Aéropostale puis comme chef d’aéroplace à Agadir, où il se trouve en 1927, n’ont pas assouvi ce désir d’aventure qui sera l’une des plus curieuses caractéristiques de sa forte personnalité.
Avec quelques économies il achète un Farman-190, du type même qui, avec Goulette et Réginensi, vient de se révéler sur les parcours Paris-Saïgon et Paris-Tananarive. Dévé, grand spécialiste de la navigation, a accepté de reformer équipage avec lui pour un tour dé la Méditerranée de 10 000 kilomètres, prélude à des envols plus audacieux.
Le mécanicien Dronne complète le trio qui, le 20 juillet 1930, à 5 h. 30 du matin, décolle pour Rome.
Les frais ont été réduits au strict minimum : pas d’assurance, pas de parachutes ; essence et
cas de succès… Le succès, nos audacieux n’en doutent pas.
En fait, l’appareil, baptisé « Inch’Allah », est assez fatigué par de précédents voyages et, malgré les soins de Dronne, donne de sérieuses inquiétudes à son équipage. Néanmoins, Verneilh et Dévé décident d’effectuer sans escale Tunis-Alicante, suivant une transversale encore inédite. Au retour en France, nos deux amis, toujours aussi désargentés mais riches d’une nouvelle expérience, reprennent leurs occupations respectives.
Tandis que Dévé continue ses cours de navigation, Verneilh est choisi par le commandant Pierre Weiss pour un voyage en Éthiopie avec le F-190. En cinq jours, Addis-Abbeba est relié à Paris au cours d’un très beau vol qui, malheureusement, se termine dans un fossé qui coupait l’ « aérodrome ».
Le Roi des Rois n’en fit pas moins fête aux aviateurs et les consola par des paroles d’une haute sagesse :
« Telle était, mes enfants, la volonté de Dieu ! Le principal est que vous soyez sains et saufs. »
Le rêve de Verneilh est pourtant, depuis 1930, de porter encore plus loin ses ailes.
« En regardant, raconta-t-il un jour, les feuilles bariolées qui représentent les terres et les mers, j’ai repéré un point rose de notre Empire qui n’a jamais été relié à la France par avion. Depuis lors un vol vers la Nouvelle-Calédonie me tente. »
L’appareil qui relierait sans escale le continent australien à la capitale de l’Australasie française devait posséder des qualités assez rares chez les avions de grand tourisme en 1930. Verneilh dut patienter. Il fit tous les terrains, fouina dans tous les bureaux d’études… C’est l’époque où, sur la piste d’Étampes, le capitaine Carretier fait effectuer leurs premiers vols aux trimoteurs Couzinet, reconstruits après l’incendie de leur usine en février.
Dès la fin de l’année suivante, René Couzinet, conquis par l’enthousiasme de Verneilh et de Dévé — car l’équipage s’est une fois de plus reconstitué —, est décidé à leur confier pour le raid Paris-Nouméa son ARC-33, équipé de trois Gypsy de 120 CV. Au début de février 1932, l’avion est sur le terrain d’Étampes et Landry en termine les essais.
Si les autres prototypes du remarquable constructeur sont très suivis, c’est pourtant autour du « Biarritz » — tel est le nom que lui a choisi Verneilh en souvenir de ses débuts dans l’aviation civile — que ce matin du 6 une telle animation se manifeste sur le terrain de Mondésir.
Devant le hangar réservé aux appareils de la firme, Carretier, Landry et Couzinet reçoivent les visiteurs : Georges Houard, directeur des « Ailes » ; Costa de Beauregard, qui vient d’atterrir sur son Puss-Moth ; Peyronnet de Torres, dont le Morane aux couleurs de l’Intran roule encore sur la piste… Un Bréguet-19, piloté par le capitaine Mailloux, alors co-équipier de Mermoz, amène de Villacoublay le capitaine Dévé. Manuel, ingénieur-radio de la maison, est déjà dans la cabine, dont il fait les honneurs avec de Verneilh et Munch.
Carretier effectue un vol de présentation au cours duquel Couzinet révèle les principales caractéristiques du bel appareil : 230 kilomètres de vitesse maxima, ce qui permet une moyenne de 200 avec un rayon d’action de plus de 5 400 kilomètres. L’équipement-radio du « Biarritz », en tous points remarquables, fait de cet avion économique, auquel ses trois moteurs assurent une sécurité parfaite de vol, le plus moderne des appareils de grand tourisme.
Après son atterrissage, Carretier ne cache pas sa satisfaction de ce dernier vol d’essai :
« Je vous donne l’avion, il est fin prêt, dit-il à Verneilh, vous pouvez partir demain, s’il fait beau, pour Biarritz, moi je vais avec Landry m’occuper de celui-ci. » Et il désigna du doigt le nouvel « Arc-en-Ciel », auquel des mécaniciens apportaient la dernière main avant son premier vol.
Le vendredi 12 février, à 15 heures, Verneilh, Dévé et Munch quittaient Étampes pour Bordeaux où ils se posaient avant la nuit, ayant effectué, à 225 de moyenne, les 450 kilomètres du parcours. Le navigateur, qui avait repris quelques jours plus tôt son entrainement radio, put tenir la liaison avec Étampes où Manuel ne cessa pas de l’entendre dans des conditions satisfaisantes. Le lendemain, en quarante minutes, le Couzinet-33 ralliait Biarritz où il fut solennellement baptisé.
Le 16, il revenait à Étampes, après une escale à Poitiers : son passage au Service Technique, un court vol de contrôle, complétèrent la gamme des essais. Lorsque, le 6 mars, il décolla, pour Istres, première escale, le « Biarritz » comptait en tout 28 heures de vol. L’on ne peut qu’admirer le cran avec lequel Verneilh, Dévé et Munch entreprenaient une telle randonnée à bord d’un prototype sortant tout juste d’usine… et la confiance avec laquelle ils décollèrent au premier beau jour de la fameuse « piste des grands raids » pour rallier Tripoli d’un seul coup d’aile.
En pleine nuit, à 5 h. 55, le petit trimoteur quitta Istres le 9 mars 1932, emportant plus de 2 000 litres d’essence.
Dévé signala successivement leur passage à 8 heures sur Porto-Torrès, à 9 h. 5 à la pointe sud de la Sardaigne ; le F-AMLV survolait à 10 heures la côte tunisienne et atteignait Sfax un peu après midi. La frontière était franchie à 13 h. 26 au nord-est de Ben-Ghardane ; à 14 h. 10, après plus de huit heures de vol, Verneilh atterrissait sur le magnifique aérodrome, de Tripoli, ayant suivi scrupuleusement l’horaire établi par Dévé et ce, malgré une sérieuse zone de mauvais temps rencontrée en Méditerranée. L’avion avait dû survoler pendant la plus grande durée du parcours la couche nuageuse ; pris dans une ascendance au-dessus de la Sardaigne, il avait gagné en quelques minutes plus de 1 000 mètres sans augmenter nullement le régime des trois Gypsy. Le Caire fut atteint le lendemain, mais les aviateurs ne purent décoller pour Bassorah que le 13, après 10 heures. Le soir même ils couchaient à Bassorah et le 14, à 6 heures, décollaient vers Karatchi. Une escale de sécurité avait été prévue en plein désert et ici se place une scène amusante. Lorsque Dévé eut repéré le point de ravitaillement et que le « Biarritz » se fut posé non loin de Gwadar, les Français virent, à leur grande stupéfaction, un homme — un seul — se diriger vers eux.
— Excusez-moi, messieurs, dit-il en se découvrant avec la plus parfaite urbanité, je viens vous présenter les excuses de ma société ; nous sommes très légèrement en retard, mais ce ne sera pas trop long, le temps pour vous de fumer l’une de ces excellentes égyptiennes — et il leur tendit son étui — tout sera là. D’ailleurs, voyez…
Verneilh, Dévé et Munch, ahuris, regardèrent dans la direction indiquée. Une petite caravane apparaissait au sommet d’une dune ; elle fut bientôt près de l’appareil. Outre l’essence et l’huile prévues, elle déballa tentes et couchettes ; une table fut dressée qui portait un véritable repas. Ni vin, ni whisky n’avaient été oubliés… Comble du raffinement, de la glace fut versée dans les verres ! Un téléphone portatif leur permit de communiquer avec Gwadar.
Quelques heures plus tard, restaurés et reposés, les Français reprenaient leur vol vers l’Orient, non sans avoir salué d’un orbe reconnaissant ce Foin de désert transformé pour eux en oasis.
Les étapes quotidiennes et régulières conduissirent le « Biarritz » successivement à Bassorah, Karatchi, Allahabab, Calcutta, Moulmein et Alorstar. Ce dernier terrain est une piste de secours aménagée par la K.L.M. dans l’État de Kédrah, dont cette ville est la capitale. Verneilh s’y posa le 20 mars avant de rejoindre Batavia. En cette saison des pluies les terrains des Indes néerlandaises étaient pour la plupart inondés et le Couzinet-33 ne put arriver que le 24 à 7 h. 20 du matin à Koepang, dans l’île de Timor ; trois faux-départs ne lui permirent d’atteindre le continent australien que le 26 ; le 30 il était à Brisbane, n’attendant plus que des conditions favorables pour accomplir la dernière étape Brisbane-Nouméa.
C’est à Max Dévé, auquel revient une très grande part dans la réussite du premier voyage France-Nouvelle-Calédonie, qu’il appartient de rapporter ce que fut cette dernière étape, la plus dure du raid.
Il le fit au cours d’une allocution à Plégut (Dordogne), pays natal de Verneilh.
« Le 5 avril 1932, l’équipage du Couzinet-33 s’était réveillé au milieu d’une nuit noire, pluvieuse, et s’était retrouvé dans le sombre hangar de l’aérodrome de Brisbane. Depuis cinq jours que nous étions dans cette ville, Verneilh rongeant son frein, pestait contre le temps abominable qui régnait en Nouvelle-Calédonie où, nous disaient les radiogrammes, le terrain préparé pour nous recevoir était inondé. La veille au soir, un télégramme annonçait enfin un temps acceptable dans la colonie française. Mais c’était maintenant sur la côte australienne que faisaient rage les averses tropicales. Nous avions décidé, néanmoins, de partir. Partir pour cette ultime étape, la plus dure, la plus dangereuse : 1 500 kilomètres au-dessus du Pacifique, sans un bateau, sans un rocher sur la route. Dans la demi-obscurité du jour à peine naissant, je devinais le masque sérieux de Verneilh assis au poste de pilotage. C’était toujours un beau spectacle qu’offrait l’attitude de ce pilote au moment d’un départ. Volontiers souriant, gouailleur quelques instants plus tôt, sa figure devenait, dès qu’il avait pris les commandes, sérieuse, attentive à l’essai des moteurs auquel procédait Munch ; puis, au moment du décollage, on voyait sur son visage une sorte de calme crispation, indice de l’homme parfaitement maître de lui, de l’homme qui commande à son être, à sa machine, qui domine les éléments eux-mêmes dans la limite de ce que Dieu veut bien lui permettre.
« Du terrain de Brisbane l’avion, lourdement chargé, a grand’peine à décoller sous la pluie qui ne cesse de tomber ; à 6 h. 18 nous sommes en l’air, mais il faut encore, pour franchir les obstacles qui bordent la piste, toute l’incomparable habileté du pilote.
« Je prends, aussitôt décollé, la route vers la Nouvelle-Calédonie ; pendant plus de trois heures il nous faudra batailler contre les éléments : grains, nuages, pluie, remous, tout est contre nous. Le pilote se démène à son volant, il plaisante, lance des regards courroucés vers les gros nuages qui nous chargent ; gaminement, d’un bras, il fait le geste de vouloir écarter un banc de crasse ou gifler un remous… Les heures passent. À partir de 14 heures, un vent debout très violent chassa la pluie mais freina considérablement la marche de l’appareil. Les remous qui gênaient les mesures de dérive ou de cinémométrie risquaient de nuire grandement à la précision de la navigation. Il y avait 7 h. 30 que nous survolions l’océan et j’estimais alors être à environ 300 kilomètres des côtes de la Nouvelle-Calédonie. Il n’y avait plus que de rares nuages et, sachant que l’île était dominée par des montagnes de 1 500 mètres de haut, me souvenant des magnifiques visibilités rencontrées dans les îles de la Sonde, je pensai bientôt voir la terre. Un quart d’heure plus tard, Verneilh, qui, de ses yeux perçants, fouillait attentivement l’horizon, me dit qu’il lui semblait, en effet, distinguer les collines… Mais au bout de dix minutes nous dûmes reconnaitre que ce n’étaient que des nuages !
« Une heure plus tard — il allait être 16 h. 30 — nous ne voyions encore rien et j’avoue que je commençai à me sentir gêné vis-à-vis de mes compagnons, sinon inquiet. Mes erreurs pouvaient-elles être telles que nous ayons passé au nord ou au sud de l’île sans la relever ? Je refis une fois de plus mes calculs qui plaçaient, sans doute possible, l’avion à moins de 150 kilomètres de Nouméa. Nous aurions donc dû, suivant nos pronostics, apercevoir la terre depuis longtemps.
« Des remous de plus en plus violents secouaient le trimoteur et le pilote s’efforçait d’y parer ; pas une fois il ne prononça une parole pouvant laisser supposer qu’il mettait en doute la justesse de mes calculs ; mais il est naturel de penser que quelque inquiétude était cependant entrée dans son esprit… À un moment il me cria :
« Sais-tu nager ? » Je lui répondis :
« À quoi bon ? » en lui montrant au-dessous de nous les requins jouant à la surface de l’eau, ce qui le fit rire de bon cœur. Contrarié par le vent debout, le « Biarritz » avait eu sa vitesse plus diminuée que je ne l’avais escomptée. Tel était, en fait, le seul élément erroné de mon estime.
« Verneilh ne pouvait, comme moi, vérifier les calculs, faire des mesures et satisfaire son esprit par une certitude sur notre position ; occupé à piloter, sa placidité m’émerveillait ainsi que Munch. Il sifflote. Je le sais préoccupé, car le soleil a baissé sur l’horizon et l’essence dans nos réservoirs ; cependant il est gai, haussant de temps à autre les épaules aux éventualités désagréables qu’il envisage et qu’il repousse aussitôt.
« Un peu plus tard, je me penchai vers lui : « Nous ne devons plus être qu’à une trentaine de kilomètres de la terre, je vais effectuer un relèvement astronomique » et je lui demandai de manœuvrer afin de faciliter mon observation. Celle-ci était à peine terminée que Verneilh s’écriait : « La terre ! »
« Je ne vis d’abord rien, mais, quelques instants plus tard, devant nous, haut sur l’horizon, nous apparut, dans la grisaille du ciel, une chaîne de montagnes, visible d’abord sur l’avant seulement, puis qui, en quelques minutes, remplit tout le champ ; il y avait dans l’air, autour de l’île, une sorte de brume qui, jusque-là, nous l’avait voilée.
« Verneilh vécut là, j’en suis sûr, l’un des instants les plus captivants, les plus heureux de sa vie d’aviateur.
« Durant quelques minutes il resta impassible, puis, d’émotion, ses yeux se mouillèrent légèrement, et comme je lui tapotai l’épaule, il se pencha à mon oreille : « Pour moi, cela représente deux ans de ma vie »
La voix du colonel Dévé, évoquant à nouveau pour nous cette minute prenante, a tremblé légèrement et c’est avec émotion qu’il poursuit :
« Je savais de quels efforts cette liaison réussie était le fruit.
« C’était de Verneilh qui avait complètement monté l’affaire et en dépit de combien de difficultés. Durant ces longs mois de préparation aucun encouragement officiel, aucun appui financier ne lui était venu en aide. Beaucoup se seraient, à sa place, découragés, auraient renoncé au hardi projet. C’est à sa ténacité magnifique que nous avons dû le succès, à sa volonté agissante. Cet homme, que l’on aurait pu croire fait uniquement pour l’action, pour l’exécution de folles randonnées, s’était montré un organisateur remarquable qui surmonta toutes les difficultés, en dépit des conseils des pessimistes. C’est avec René Couzinet, dont il avait su obtenir et mériter la confiance, que Charles de Verneilh put mettre sur pied cette entreprise que beaucoup avaient jugée folle. Ce qu’il y avait de séduisant dans cette aventure, je me souviens l’avoir éprouvé le premier jour où je vis mon pilote tracer sur une longue carte spéciale — une orthodromique Kahn — l’itinéraire prestigieux de 24 000 kilomètres qui reliait par-dessus trois continents et un océan Paris à Nouméa. Il nommait à haute voix les contrées survolées : la Tunisie, la Tripolitaine, l’Égypte, l’Arabie, les Indes anglaises, puis ces pays qui n’avaient jamais reçu la visite d’un avion français venu de France : les Indes néerlandaises, l’Australie, la Nouvelle-Calédonie.
« J’évoquais, en le voyant penché sur cette carte, quelque conquistador traçant sur les grands routiers des océans la croisière de quelque prodigieux voyage. Oui, Verneilh était bien du même sang et de la même lignée que ceux-là qui ne pouvaient vivre qu’en parcourant les espaces inconnus, jalonnant de leurs noms terres et mers inviolées afin de connaître la joie divine, cette joie que dut ressentir le Créateur au soir du premier jour, « celle de voir monter dans un ciel ignoré, du fond de l’océan, des étoiles nouvelles ».
Et maintenant, en ce crépuscule du 5 avril 1932, son rêve devenait tangible : il se matérialisait joliment par l’apparition à la proue de notre avion du pays merveilleux vers lequel nous volions depuis deux semaines et que nous découvrions maintenant à loisir tel que Cook, voici un siècle et demi, l’avait vu surgir des eaux du Pacifique.
« Les yeux de Verneilh, très beaux, pleins de bonté et d’affection, se tournèrent vers moi, puis son regard embrassa tout ce qu’il pouvait voir de son appareil vainqueur et se reporta enfin, avec une inexprimable tendresse, sur notre mécanicien, Émile Munch, auquel il sourit.
« De nouveau il examina la terre qui s’approchait rapidement ; nous survolions maintenant le grand récif de corail qui ceinture l’île. Puis soudain, repris par son métier :
« Où sommes-nous ? Passe-moi la carte, veux-tu ? »
« Au moment où notre joie était complète, où rien ne faisait prévoir le « coup dur » où le cœur de Verneilh se gonflait justement d’orgueil à la vue de l’immense foule qui nous attendait, le destin, qui vient souvent marquer sa suprématie intangible en pleine gloire à l’homme : victorieux, se présenta sous la forme d’un arbre qui heurta l’une des ailes du « Biarritz » au cours de la prise de terrain.
« La foule se précipita vers l’appareil d’où nous sortîmes indemnes, et ce fut quand même une arrivée triomphale que celle de l’équipage du premier avion qui eût relié la France à la Nouvelle-Calédonie au cours d’un voyage aérien de deux semaines… »
Le colonel Dévé terminerait volontiers ici son récit, mais je sais quelle œuvre de pionnier il accomplit durant son voyage de retour et c’est des possibilités de liaisons entre nos possessions d’Australasie que nous parlons maintenant.
Si un jour des lignes aériennes relient les différents comptoirs des Établissements français d’Océanie et si une liaison impériale est établie avec la Métropole, les dirigeants de notre aéronautique marchande utiliseront comme document de base le remarquable rapport qu’établit, en 1932, le capitaine Dévé à la suite de son raid et de la prospection qu’il poursuivit à travers toutes nos possessions du 28 avril au 11 juillet de cette même année.
C’est à la demande des gouvernements locaux qui, dès longtemps, appréhendaient de voir des compagnies étrangères, suppléant la déficience des nôtres, installer un réseau aérien dans cette région que le navigateur du « Biarritz » s’embarquait, le 28 avril, à bord du vapeur de 1 000 tonnes Saint-André, des Messageries Maritimes, pour visiter tout d’abord les Nouvelles-Hébrides.
Ces îles, que nous administrons en condominion avec la Grande-Bretagne, étaient alors reliées à la France par deux services mensuels qui les mettent, via l’Australie, à cinq semaines de Bordeaux. Les déplacements par terre sont très difficiles dans la plupart des îles, les liaisons maritimes sont rares. La liaison entre les îles est assurée par un bateau français ou anglais qui l’effectue en trois ou quatre semaines.
Un avion mettrait deux ou trois jours et permettrait au colon, au missionnaire, à l’administrateur de répondre par le même courrier, ce qui est impossible avec le bateau dont l’escale dure parfois quelques minutes, s’il n’y a pas de fret à prendre.
Après avoir remis au Gouverneur, résident français à Port-Vila, son rapport, le capitaine Dévé partait pour les Établissements français d’Océanie, où il parvenait le 1er juin. À bord d’une goélette de 50 tonnes, il visita quelques îles des Tuamotu et de la Société. Ces îles — ou du moins Papeete, leur capitale — sont touchées deux fois tous les trois mois par un navire français venant de Marseille en 45 jours et un paquebot américain de la ligne San Francisco-Nouvelle-Zélande.
« Le Pacifique vit d’une vie intense : Australie, Nouvelle-Zélande d’un côté, Amérique de l’autre ; il est moins que jamais possible, écrivait Dévé, que la France demeure inerte en présence de ces peuples actifs, car ceux-ci pourraient alors exciper du devoir qui s’impose à tous de faire mieux afin de satisfaire aux besoins de la collectivité humaine. L’exemple de Cuba, de Porto-Rico, des Philippines, arrachées, parce que retardataires, à un grand peuple assoupi, doit être, pour la France, un avertissement. »
Les usagers éventuels de liaisons aériennes seraient nombreux et les principaux avantages se trouveraient dans le transport du courrier, le transport du fret, le transport des représentants de l’autorité, le service médical et celui des passagers privés. Une mission de surveillance et de police, l’utilisation des missions photographiques pour la mise à jour de la cartographie ainsi que du tracé des côtes, variable dans ces régions de roches madréporiques, autant d’utilisations essentielles de l’avion ou de l’hydravion.
Il faut y ajouter une mission de prestige et de défense nationale dans un secteur où les autres puissances entretiennent une aviation moderne et particulièrement active.
De toutes les grandes nations ayant des possessions dans le Pacifique, la France était la seule à ne pas y avoir d’aviation.
Tandis que je feuilletais le rapport très complet du capitaine Dévé, rapport qui indiquait l’infrastructure aisément réalisable et le type d’appareil à utiliser, je ne pouvais que déplorer que le raid de 1932 fût resté sans lendemain et que le voyage d’étude qui suivit n’eût pas donné lieu à la moindre réalisation pratique, si l’on excepté l’installation à Papeete d’une escadrille d’hydravions de la Marine.
Tandis que Verneilh et Munch rentraient par l’Australie, Dévé, revenant par le canal de Panama, débarquait en France le 28 août. Un autre de nos grands pionniers de l’aviation impériale, le général Vuillemin, organisa l’année suivante une croisière africaine qui devait être effectuée au-dessus du Continent Noir par une escadre de Potez-25. Ce fut l’occasion pour le capitaine Dévé de donner la mesure de ses hautes qualités de navigateur. Il n’a jamais cessé depuis de se passionner pour cette spécialité essentielle de notre métier.
Le 15 janvier 1933, Verneilh était promu officier de la Légion d’honneur avec une citation éloquente, mais sa véritable joie fut de faire voler à nouveau le « Biarritz » rapidement réparé après l’accident de Nouméa. Il effectua à son bord de nombreux vols de présentation, puis, à la fin de février 1933, alla à Villa-Cisneros chercher René Couzinet, revenu du Brésil par le bateau après la première traversée de l’Atlantique de « l’Arc-en-Ciel ».
Il avait alors pour passagers M. Helbronner, le mécanicien Rejenge et le radio Guyomar. Le « Biarritz », pris d’ans le brouillard, dut tourner plusieurs heures dans la crasse, craignant tantôt de descendre en plein désert et tantôt en plein océan ; ils atteignirent pourtant Villa-Cisneros après s’être posés dans le bled à 150 kilomètres du fort. La joie de revoir le grand constructeur après ce nouveau succès fit vite oublier à Verneilh l’angoisse des heures précédentes.
— On repart, patron ? dit-il.
Mermoz et Couzinet embarquèrent à bord du « Biarritz » qui, le 27 février, les conduisait à Casablanca. Ce n’est que là que Verneilh consentit à conter à ses amis son odyssée du 24.
— Nous avons eu sale temps sur tout le parcours, la crasse jusqu’au sol. Je n’ai pas trouvé Cisneros. Aucun de nous trois n’a aperçu ni le terrain, ni les fusées de repérage. Guyomar me répétait : « Nous sommes dessus, ils nous entendent… » Rien. J’ai tourné un bon moment en attendant une éclaircie, puis j’ai décidé de remonter vers le nord afin de trouver un bled où me vomir sans casse. Trois quarts d’heure plus tard, on a commencé à y voir clair ; j’ai piqué dans un trou et nous nous sommes posés sur le sable, à deux kilomètres de la mer. La nuit fut très calme et, le lendemain 25, Guyomar a émis pour indiquer que tout allait bien. On commençait, à Cisneros, à être assez inquiets sur notre compte, car une première émission faite à la nuit tombante, la veille, n’avait pas été parfaitement reçue.
Il était maintenant 11 h. 30 et, après un léger casse-croûte, je pensais déjà au départ lorsque je distinguai, à cinq ou six cents mètres, une troupe de salopards montés sur des chameaux, qui avaient soudain surgi du désert… Il fallait décamper aussitôt. Rejenge se précipita sur la mise en route des trois Gypsy qui, heureusement, comprirent la gravité de la situation et partirent au quart de tour. Je mis la gomme avant même qu’il fût remonté à bord et ce fut d’une manière quelque peu acrobatique qu’il se hissa dans la carlingue comme je roulais déjà au sol. Quand le Biarritz eut décollé, les premiers Maures étaient à peine à 300 mètres… Quarante minutes plus tard, nous atteignions Cisneros.
Mermoz écoutait, passionnément intéressé, ce récit qui lui rappelait tant de souvenirs encore proches. Il sentit en Verneilh un enthousiasme, une foi égale à la sienne et qui ne demandait qu’à s’employer :
— Pourrais-tu avec le « Biarritz » me conduire le mois prochain, aux îles du Cap Vert : je voudrais y repérer un terrain de relais pour l’ « Arc-en-Ciel » ? Un éclair de joie brilla dans le regard de Verneilh :
— Quand tu voudras, dit-il. Dès lors, Verneilh n’eut de cesse qu’il eût son appareil fin prêt pour son nouveau voyage avec Mermoz ; ce devait être un nouvel exploit.
À 8 h, 20, le lundi 20 mars 1933, le « Biarritz », piloté par Verneilh, décollait du Bourget pour Toulouse. Il emmenait Jean Mermoz, le radio Manuel et son mécanicien Rejenge.
Après quelques heures à Toulouse, l’équipage ralliait sans escale Casablanca en 8 h. 15 de vol.
Le télégramme gamin que Verneilh envoya à Couzinet marquait le caractère touristique du voyage : « La vie est belle, repartirons seulement jeudi. T.V.B. »
Le jeudi, Port-Étienne et Saint-Louis étaient touchés en un vol d’une belle régularité ; les 2 625 kilomètres du parcours avaient été franchis en 12 h. 50, y compris l’escale.
Deux jours plus tard, après un survol de 900 kilomètres d’océan, le petit trimoteur atterrissait à Porto-Maio où il était le premier avion à se poser. Le soir même, le « Biarritz » avait rallié Dakar, mission terminée. Mermoz était enthousiaste. Quant à Verneilh, il télégraphia sa joie :
— Pour la seconde fois, la trottinette est la première à se poser sur de petits coins jamais pratiqués. Équipage et matériel en pleine forme.
Comme s’il devinait que ses heures étaient désormais comptées, Verneilh va, sans arrêt, effectuer de nombreux vols à bord de son cher Couzinet-33. Le 9 juin, emmenant Noguès, le radio Pascal et le mécanicien Lebas[1], Verneilh décolle pour Alger, à 3 h. 20 du matin. Une erreur du poste goniométrique de l’Agha retarde son atterrissage à Alger jusqu’à 13 heures.
Verneilh avait décidé de rentrer à Paris dans la journée et, après un bref repos, décollait à 14 h. 13 pour la France. Le radio Pierre Viré, qui devait devenir depuis l’un de nos plus grands écrivains de l’air, avait remplacé Pascal. Le mistral qui freina l’appareil, réduisant sa vitesse à 100 à l’heure, contraignit Verneilh à se poser à Marseille, après avoir fait demi-tour devant Avignon. Trois mille kilomètres avaient été parcourus dans la journée. Le départ pour Paris eut lieu le lendemain par le même vent : le soir même, Verneilh repartait pour Le Havre avec l’équipage de l’ « Arc-en-Ciel » : Couzinet, Carretier, Collenot. Il se posait à Bléville à la nuit tombante : 20 h. 20. Il avait, depuis la veille, accompli 21 h. 30 de vol.
Le mois suivant, il conduisait, en un voyage autour de la Baltique, le colonel Guichard. Du 6 au 17 juillet, tous les pays baltes furent visités et le « Biarritz » termina même son vol par une pointe jusqu’à Varsovie. Lebas se déclara enchanté du fonctionnement des trois Gypsy et de la mise au point des nouvelles hélices montées en mars à Croydon.
— Je prépare un nouveau voyage qui mettra en valeur les remarquables qualités du trimoteur de petite puissance, disait Verneilh à ses amis.
Couzinet, qui volait très souvent sur le « Biarritz » lui demanda de le conduire, à la fin de l’été pour un week-end à Mamers. Carretier et Lebas complétaient l’équipage ; celui-ci fut reçu avec enthousiasme et M. Joseph Caillaux vint lui-même les féliciter. Au départ, sur le terrain bordé d’une ligne d’arbres, Verneilh arracha de justesse le « Biarritz ».
— Cet avion n’aime pas les arbres, dit-il seulement à Couzinet, faisant allusion à l’accident de Nouméa.
L’on vit souvent au Bourget, en ce mois de septembre, le joli trimoteur argenté qui, chaque semaine, décollait pour Biarritz, où Verneilh aimait à passer ses quelques heures de repos.
Le lundi 11, un coup de téléphone de Couzinet réveilla le pilote :
— Tu pars jeudi pour la Russie où tu rejoindras l’escadrille ministérielle.
Le soir même, à 17 heures, Verneilh était au Bourget. Le lendemain, il volait jusqu’à Romilly où il pensait trouver son navigateur pour ce voyage, le capitaine Mailloux. Mais celui-ci était à Paris où il faisait établir les passeports ; il le trouva dans les couloirs du ministère.
— Et l’avion ?
— Il est au point. Nous partons jeudi.
Le 14, en vol de groupe avec le glorieux « Joseph-le-Brix » de Codos et Rossi, le « Biarritz » , monté par Verneilh, le radio Thomasset, le navigateur Mailloux et le mécanicien Lebas, ralliait Strasbourg où le mauvais temps le stoppa jusqu’au samedi. Ce jour-là, il atteignait Varsovie et le 17, ayant quitté la capitale polonaise à 7 h. 10, Verneilh se posait, à 16 h. 40, sur le terrain de Moscou.
La visite des usines, qui impressionna fort de Verneilh, et les réceptions de l’aviation soviétique les retinrent jusqu’au 22 septembre, date à laquelle ils rallièrent Varsovie, puis le lendemain Paris, malgré des circonstances atmosphériques très défavorables.
L’accueil des aviateurs russes avait beaucoup touché Verneilh qui aimait raconter l’anecdote suivante :
« De Varsovie à Moscou, nous n’avions pu capter aucune émission radio et en étions fort étonnés, car l’installation très moderne du « Biarritz » nous avait toujours donné jusque-là entière satisfaction. Comme nous en faisions la remarque aux dirigeants soviétiques, ceux-ci nous expliquèrent que leur trafic était établi sur ondes courtes. Or notre poste de bord travaillait d’ordinaire sur ondes longues.
« Quelle ne fut pas notre surprise agréable, lors du voyage de retour, d’entendre le poste de Moscou nous donner en vol la météo du parcours : par une aimable attention, nos hôtes avaient décidé, ce jour-là, d’émettre sur ondes longues spécialement à notre intention. »
Ce beau voyage devait être sa dernière joie d’aviateur.
Du 14 au 21 octobre, Verneilh effectua de nombreux vols de mise au point de son appareil en vue d’un nouveau voyage vers l’Afrique du Nord.
Le 22, il quittait Le Bourget avec Lebas et le radio Goulmy, un ancien de l’aviation maritime. Le Couzinet-33 se posa, le soir même, à Alicante, puis, à une moyenne très élevée — 220 à l’heure — il effectua Alicante-Casablanca, Casa-Tunis d’où, après un bref séjour, il décollait le 28 octobre, à 5 h. 55, afin de rallier Paris sans escale. Le mauvais temps l’obligea à se poser à Dijon, où il dut rester deux jours.
Le lundi 30 octobre, à 9 h. 30, de Verneilh décolla du terrain de Longvic devant un petit groupe de militaires. Le temps était nettement mauvais et Goulmy, son radio, s’entendit avec son collègue du poste de Dijon pour rester en relations constantes durant le début du vol.
Sitôt en l’air, le joli trimoteur argenté entra dans la crasse et les pilotes qui, du terrain, le suivaient des yeux avec une inexprimable angoisse, le virent disparaitre à très basse altitude vers le nord-ouest. Il revint bientôt se poser, puis décolla à nouveau.
Durant plus d’une demi-heure, de Verneilh chercha sa route dans la brume : il coupa le canal de Bourgogne qui l’aurait conduit, par les vallées de l’Yonne et de la Seine, jusqu’à la capitale. Mais le plafond descendit plus bas que les arbres de la forêt du Grand-Jailly ; il remonta vers le nord-est, erra sur le plateau de Langres. Un seul lien avec le sol : le poste radio de Dijon qui lui annonça une légère éclaircie sur Longvic.
De Verneilh comprit alors qu’il ne percerait pas sur Paris et revint vers Dijon. Tandis que Goulmy émet et reçoit, Lebas, les yeux collés aux vitres du poste de pilotage, attend avec une certaine anxiété cette première vision du sol qui semble, après un long vol aveugle, une véritable résurrection. Il regarde de Verneilh qui, calme, interroge ses instruments : l’altimètre descend rapidement. Le vario est à — 3 : tout est correct.
— Nous devons, dit le pilote, arriver sur, Plombières ou Pasques ; cinq minutes après nous serons en sécurité à Longvic…
Verneilh a consulté la montre de bord : 10 h. 10 ; son estime peut être fausse de quelques kilomètres et sans doute le « Biarritz » se trouve-t-il encore au nord de Val-Suzon dans une région où les sommets ont quelque 500 mètres. Un palier.
— Appelez Dijon, Goulmy, et demandez-lui s’il nous entend très fort ?
Du poste de pilotage, l’on distingue à peine la banderole tricolore qui ceint les plans : la crasse est épaisse et tenace. Des flocons de brume semblent s’accrocher aux glaces : un reflet irréel nimbe les trois hélices.
Trois minutes durant lesquelles Goulmy entrera en liaison avec Longvic :
— Patron, nous devons être sur Dijon, ils nous entendent très fort en bas.
— Merci, Goulmy, je rends la main. Moteurs réduits, le « Biarritz » incline vers la terre…
Soudain surgissent sous les plans, dilués de flammèches de brume qui se déchire, un cimetière, un clocher, des maisons : un village est là, tout proche, accroché au flanc d’une colline que ceint une voie ferrée. Verneilh, en un éclair, a vu le danger et tiré désespérément sur le manche : trop tard. Le bel avion blanc est entré percutant dans la montagne : son équipage n’a même pas eu le temps de réaliser l’assaut furieux de la faucheuse.
À Longvic, le radio inscrivait sur son compte rendu d’exploitation : « 10 h. 13. Le « Biarritz » ne répond plus… »
Verneilh, Goulmy et Lebas s’étaient écrasés sur les pentes du mont Tasselot, à 1 500 mètres du village de Blaisy-Bas.
Ainsi tomba, en plein combat, à son poste de pilotage, Charles de Verneilh-Puyrazeau, l’un des pilotes les plus fanatiques de son métier qu’ait jamais connu notre aviation.
Il n’avait qu’un rêve : faire plus. Il aurait aimé, je crois, que son nom restât un symbole d’enthousiasme et de courage pour les jeunes de France.
Il y a, à La Dumbéa, à 18 kilomètres de Nouméa, au pied des montagnes que baigne le flux nonchalant du Pacifique, un terrain qui porte son nom. Un très beau monument a été élevé à Tontouta, terme du raid Paris-Nouméa. Un autre commémore, non loin de Blaisy-Bas, en bordure du Champ-Labbé où ils tombèrent, la mémoire de ceux du « Biarritz » ; une stèle rappelle leur souvenir sur l’aérodrome de Parme[2] où ils vinrent si souvent se poser au retour des vols lointains, mais la plus grande joie et le plus grand orgueil étaient réservés à Charles de Verneilh.
Le 2 novembre 1933, dans la chapelle Saint-Louis des Invalides, un enfant de onze ans faisait devant son cercueil le serment de reprendre le flambeau : aujourd’hui, son fils, lieutenant-pilote des Forces Aériennes Françaises Libres, combat glorieusement pour la libération définitive de la patrie.
C’était le plus bel hommage qui se pouvait rendre à la mémoire de ce preux chevalier de notre ciel.