Baliseurs de ciels/Ciel d’Amérique

CIEL D’AMÉRIQUE

PAUL VACHET, AMBASSADEUR DE FRANCE


En juin 1921, au lendemain du jour où le maréchal Lyautey venait de donner son accord à M. Pierre Latécoère pour la réalisation d’une liaison aérienne rapide et régulière entre le Maroc et l’Algérie, le grand industriel engagea, sur les conseils de Daurat, un jeune pilote de vingt-quatre ans aux brillants états de service de guerre et qui, depuis sa libération du service militaire, cherchait une place dans les nombreuses compagnies de navigation aérienne qui venaient d’éclore.

Paul Vachet, engagé volontaire à 18 ans, avait été d’abord désigné comme conducteur à l’escadrille MF-29 qui, sous le commandement du capitaine Happe, venait d’être créée, le 4 juin 1915, sur le terrain de Belfort, et qui devait devenir l’une des plus fameuses unités de bombardement.

Engagée dès le 20 juillet 1915 sur Colmar, le 29 sur Dernach, le 30 et le 31 sur Fribourg-en-Brisgau, la MF-29, avant la fin de 1915, est célèbre pour ses missions audacieuses et, plus encore, par le cran et l’audace raisonnée de son chef prestigieux que les Allemands ont dénommé, avec une craintive admiration, « Der rote Teufel », le Diable rouge. Paul Vachet, enthousiasmé, demande et obtient en novembre 1915 la faveur de prendre place comme mitrailleur-bombardier à bord des Farman. L’année suivante, breveté pilote, il sera affecté, toujours sous les ordres du capitaine Happe qui a pris le commandement du groupe de bombardement no4, à la MF-123, dotée du nouveau Farman-40 puis bientôt du Sopwith biplace.

Evacué du front pour maladie, Vachet entrera en septembre 1917 comme moniteur à l’école d’Étampes, puis de Vineuil. Il est choisi au début de 1919 pour faire partie de la mission Henrys en Pologne et y participera à la création des Écoles d’aviation de Mokotov, près de Varsovie et d’Ivangorod, près de Demblin.

Lorsqu’il rentrera en France à la fin de cette année pour être démobilisé, ses notes, qu’appuient une croix de guerre glorieusement gagnée en juillet 1916 lors des raids sur Mulheim et Lorrach, le présentent comme un « pilote plein de sang-froid, courageux et entreprenant ».

Vachet a 22 ans, et pour bagages universitaires le baccalauréat ès sciences et une année de mathématiques spéciales : malheureusement, depuis l’armistice, toutes les places ont été prises qui auraient pu l’intéresser et il devra se résoudre à faire, durant dix-huit mois, de la viticulture.

L’activité de nos lignes commerciales ne le laisse pas, pour autant, indifférent, et lorsqu’il se présente, le 11 juin 1921, aux bureaux de Toulouse des Lignes Aériennes Latécoère, il est aussitôt agréé.

Didier Daurat, qui l’a vite jugé, le désigne pour reconnaître, le 29 septembre 1922, le parcours Casablanca-Rabat-Fez-Oran de la nouvelle ligne qu’entreprenait de créer la Compagnie entre le Maroc et l’Algérie.

Vachet était accompagné dans ce premier vol d’essai d’un jeune polytechnicien, qui venait, lui aussi, d’être engagé à Toulouse : Julien Pranville. Leur appareil était un Br-14 déjà chevronné.

Sur le rapport favorable de cette mission, Daurat, directeur de l’exploitation, décidait la mise en service immédiate de cette liaison et, huit jours plus tard, le 6 octobre, Vachet inaugurait la ligne bi-hebdomadaire qui ne devait d’ailleurs connaître, à cette époque, qu’une existence éphémère.

Après plusieurs accidents sur le parcours très dur Fez-Taza, qui survolait l’Atlas, l’exploitation fut interrompue.

Vachet cependant avait confirmé dans ces débuts ses belles qualités et lorsqu’après l’échec de la ligne Barcelone-Palma de Majorque, les deux vieux amphibies Lioré et Olivier, bimoteurs Hispano de 140 CV, se trouvèrent disponibles, M. Latécoère les lui confia avec la mission de prospecter, d’organiser et d’ouvrir la ligne Alicante-Oran qui, reliée à Alicante à la voie impériale nouvellement inaugurée Toulouse-Casa, mettait l’Algérie à moins de 36 heures de Toulouse.

Dès le mois de mai 1923, Vachet, que vient épauler pour l’organisation de l’infrastructure le jeune radio Munar, va réaliser un magnifique et dangereux travail de pionnier.

Munar, qui, à cette époque, n’a pas encore dix-huit ans, est déjà un chevronné des lignes de la Méditerranée. Né à Palma de Majorque, il a vu se créer, au début de 1922, « l’Aero Maritima Mallorquina », d’abord « exploitée » par des hydravions italiens puis, devant leur insuffisance, par les fameux amphibies Lioré et Olivier qui, maintenant, sont affectés à Alicante-Oran. Malgré son jeune âge et sa qualité d’étranger, Jean Munar est néanmoins célèbre dans toute notre aéronautique commerciale : il est le premier radio-navigant et on lui doit les premières expériences pratiques sur une ligne commerciale de liaison en vol des appareils avec les postes terrestres : 2 avril 1922.

Lorsqu’au lendemain de l’échec d’un vol Marseille-Barcelone-Alger, auquel il avait pris part, Munar fut détaché auprès de Vachet, tout était à réaliser pour la mise en exploitation d’une liaison aérienne sur le dur parcours Alicante-Oran.

Le matériel en outre s’était avéré assez dangereux : le 21 février 1924, Vachet résolut de tenter, à Alicante, un premier vol sur l’un des amphibies Lioré qui lui avaient été affectés ; l’appareil parvint péniblement à prendre son vol mais Vachet dut amerrir aussitôt : une canalisation s’était rompue. Il donna des ordres pour qu’elle fût réparée et fit mettre en route le second appareil, le L-23. Après une course scabreuse et prolongée dans le port, l’amphibie décolla et dut se poser, lui aussi, après quelques minutes de vol, l’un des moteurs ayant calé. L’Hispano remis en route, Vachet alla se placer à nouveau face au vent et mit les gaz : malgré plusieurs tentatives le décollage s’avéra impossible sur l’eau. Têtu, le pilote hydroplana jusqu’à la plage la plus proche et, roulant sur le sable, parvint enfin à prendre son vol : Vachet se jugea satisfait et n’insista pas.


Le lendemain, avec Munar, il monta à bord du L-22 et tenta de décoller de la plage : si l’expérience réussissait avec cet appareil comme la veille avec le L-23, les amphibies seraient utilisés en terrestre aux escales et en hydravion seulement en cas de panne en Méditerranée.

Outre le radio, Vachet emmenait également des pigeons-voyageurs qui devaient suppléer à la liaison sans fil, parfois capricieuse, et en tous cas permettre, ainsi qu’ils l’avaient fait pendant la guerre, à un équipage améri de donner son point[1].

Les premières tentatives de décollage ayant été infructueuses, le mécanicien Landau procéda à une nouvelle révision et prit place à bord avec Vachet et Munar. Après un long roulement qui l’amena à l’extrémité du terrain, le Lioré, à peine décollé, commença de s’enfoncer, plein moteur, et les trois hommes virent, terrorisés, l’appareil percuter à près de 100 à l’heure dans une porcherie, sur le toit de laquelle la coque vint s’écraser ; Vachet, qui avait pensé un moment rallier la mer proche pour s’y poser, avait eu le seul réflexe utile : il avait coupé les contacts.

Lorsque leurs camarades, affolés, accoururent pour les secourir, ils trouvèrent Munar évanoui et Landau les deux jambes brisées : Vachet, quoique le visage couvert de sang, était indemne : le sang était celui de deux cochons qui avaient été tués dans l’accident. L’avion, lui, était complètement détruit.

— Il n’y a qu’une solution, dit Vachet à ceux qui venaient les relever : démonter les trains d’atterrissage et les utiliser comme de simples hydros. Avec 180 kilos de moins, ils arriveront peut-être à voler !

Rentré au bureau du centre, il télégraphia à Toulouse pour demander un nouvel appareil et suggéra qu’on lui enlevât, avant son convoyage, l’inutile et dangereux train terrestre.

Ce fut le Lioré que Morvan et sa femme, accompagnés de Schwaler, mirent deux semaines à convoyer de Toulouse à Alicante, où ils arrivèrent le 14 mars.

Sans les attendre, Vachet, Munar et le mécanicien Gauthier ont, le 12, inauguré la ligne avec le L-22. M. Latécoère va bientôt leur faire envoyer de nouveaux bimoteurs Lioré-Hispano et des monomoteurs Lioré-Renault, avec lesquels, jusqu’en mai 1927, la ligne Alicante-Oran tiendra. Après de nombreux accidents ou amerrissages forcés, dont plusieurs furent mortels, cette liaison fut remplacée par Marseille-Alger. Mais, dès la fin de 1924, Daurat, qui prisait de plus en plus en Vachet ses talents d’organisateur, l’avait envoyé sur un nouveau théâtre d’opérations où s’amorçait une prodigieuse conquête : celle de tout le continent sud-américain par les ailes commerciales françaises.

Depuis octobre 1924, le capitaine Roig, qui, l’année précédente, avait effectué les premiers vols d’études sur Casa-Dakar, était rentré d’Amérique du Sud où M. Latécoère l’avait envoyé en mission afin de convaincre le gouvernement argentin de l’intérêt que présentait la réalisation d’une ligne aérienne régulière France-Argentine.

Il avait rencontré, dès son arrivée à Buenos-Ayres, l’un de ses camarades de guerre, noble argentin engagé dans l’aviation française où il avait fait une campagne magnifique : Vicente Almandos de Almonacid ; celui-ci, qui était très populaire à la suite d’une traversée mémorable des Andes effectuée de nuit — vol où il avait gagné le surnom de Condor de la Rioja — avait présenté Roig au président argentin qui avait promis son appui.

Comme parmi les noms de pilotes des lignes Latécoère, Roig citait à Almonacid Vachet, évoquant son très beau rôle dans la création des lignes d’Afrique du Nord…

— Paul Vachet, s’écria l’Argentin ; mais je le connais très bien, j’ai été son capitaine chez Happe. Revenez avec Vachet et quelques Français de sa trempe : votre cause ici est gagnée d’avance. J’en fais mon affaire…

Le 18 novembre, sous la direction du prince Charles Murat et de M. Portait, administrateur qui était chargé des négociations commerciales, une mission s’embarquait à La Palisse. Daurat avait prescrit à Vachet de reconnaître et d’organiser d’abord les lignes Rio-Buenos-Ayres et Rio-Pernambouc. Un second pilote, Hamm, vétéran des lignes Latécoère, et trois mécaniciens complétaient l’expédition : dans les cales du Hœdic, qui les emmenait vers le Brésil, trois Bréguet-14, des pièces et des moteurs de rechange constituaient le matériel de première installation.

Roig avait aussi retrouvé en Amérique du Sud, lors de son précédent voyage, l’un de ses meilleurs camarades, le capitaine Lafay, ancien commandant de la Voisin-Canon-116 durant la guerre et qui était actuellement pilote de la mission militaire française au Brésil.

Si tu as besoin d’un coup d’épaule, fais-moi signe : je commence à connaître pas mal de gens en Uruguay, en Argentine et au Brésil et j’obtiendrai facilement un congé d’un mois pour t’accompagner dans ta première randonnée au-dessus de nos régions.

Roig avait accepté d’enthousiasme et, ce matin du 14 janvier 1925, les trois Bréguet-14, mis en route avant l’aube, décollaient du camp des Affonsos, encore plongé dans la nuit, pour Buenos-Ayres.

Un envoyé des lignes Latécoère avait fait aménager très rapidement, quinze jours plus tôt, la plupart des terrains : Curytiba, Ressacada — près de Florianopolis —, Porto-Alegre, Pelotas, qui jalonnaient le parcours de 2 350 kilomètres que, seul, l’as brésilien Edu Chavez, pilote formé d’ailleurs en France, avait survolé jusqu’alors victorieusement.

Il était 4 h. 40 lorsque Vachet, qui emmenait à bord de son appareil, avec le courrier, le capitaine Roig et son fidèle mécanicien Gauthier avec lequel il faisait équipage depuis trois ans, mit le cap sur Sao-Paulo. En survolant la baie magnifique Roig jeta une palme, fixée à une bouée, au-dessus de l’endroit exact où s’était posé, trois ans plus tôt, le 17 juin 1922, après la première traversée de l’Atlantique-Sud, le capitaine Scadura Cabral et l’amiral Gago Coutinho.

L’hommage aux pionniers portugais prenait un caractère d’autant plus émouvant que le commandant Cabral venait de disparaître dans la Manche, le 14 novembre 1924, en convoyant un hydravion de Hollande à Lisbonne, et que l’amiral Coutinho se trouvait justement à cette époque à Rio de Janeiro.

La première étape — de 350 kilomètres seulement — longe des falaises abruptes : la forêt vierge vient finir sur la mer et seules quelques plages, qui seraient autant de terrains de secours, rendent plus hospitalier ce paysage magnifique, où se détache l’îlot de San Sebastien.

L’escadrille tourne au-dessus de Sao-Paulo, lance sur la ville natale de Santos-Dumont une banderole en hommage au grand précurseur franco-brésilien, puis se pose sur le terrain de Guapira, propriété personnelle d’Edu Chavez qui a tenu à venir y accueillir la mission et à recevoir des mains du capitaine Roig les premiers sacs du premier courrier ; il avait fait préparer un lunch de bienvenue qui fut avalé sur le pouce : un vent debout assez violent a en effet freiné les Bréguet qui se trouvent en retard sur leur horaire.

À 10 heures — les pleins d’huile et d’essence ayant dû être faits au bidon — les Bréguet reprirent leur vol en direction de Florianopolis, à 520 kilomètres dans le sud-ouest.

À bord de son appareil, chef de file, Vachet ne cesse de collationner les repères de la côte avec l’horaire qu’il a minutieusement établi. Il passe un papier à Roig :

— Si nous voulons coucher à Porto-Alegre, il faut brûler Curityba…

— D’accord, opine Roig, qui, pour toutes les questions aériennes, suit scrupuleusement les conseils du chef-pilote.

À 13 h. 15, après avoir survolé les îles montagneuses de la baie de Paranagua et de celle de Sao Francisco, les trois avions se posent sur le terrain de Ressacada qui se trouve ainsi glorieusement inauguré. Quoique plus de 2 000 kilomètres aient été parcourus depuis le matin, Vachet résiste aux tentatives faites par les personnalités de Florianopolis pour les retenir : leur joie de lire un journal du matin — même daté de Rio — alors qu’il leur fallait se contenter d’ordinaire de journaux vieux de trois jours, est telle que les Français augurent bien du trafic de la future ligne régulière.

Jusqu’au Rio Grande do Sul les Bréguet survolent des terrains marécageux et des lagunes immenses ; déjà les équipages aspiraient au repos bien gagné de l’étape à Porto-Allegre lorsqu’une panne survenue au radiateur de Vachet le contraignit à se poser sur une plage ; Lafay et Hamm descendirent auprès de lui et aussitôt les six hommes commencèrent à tirer les avions loin de la mer pour échapper à la marée. Gauthier, Estival et Chevalier, aidés de leurs pilotes, purent mener à bien jusque fort avant dans la nuit la réparation que rendaient délicate les difficultés d’éclairage.

À l’aube du 15 janvier, ils repartaient vers Porto-Alegre qu’ils atteignaient à 6 h. 30. Le premier incident sérieux se produisit lors de l’atterrissage sur le terrain, conquis sur le marécage et que traversait un fossé mal comblé.

L’appareil de Hamm y brisa son train d’atterrissage et, seuls, Vachet et Lafay décollèrent, au cours de la matinée, vers Pelotas.

Après le survol du Lac des Canards, véritable mer intérieure, puis d’une vaste plaine de pâturages, les deux appareils se posent à Pelotas et, après une brève escale, survolent le lac Mirin dont la pointe sud marque la frontière du Brésil et de l’Uruguay. À 14 h. 10 ils atteignent Montevideo, sur le Rio de la Plata. Un accueil chaleureux est fait aux Français sur le terrain de Paso de Mendoza par les aviateurs uruguayens, pour la plupart de formation française, qui veulent absolument les emmener jusqu’à leur capitale, distante de près de quinze kilomètres.

Un peu après 16 heures, les Français parviennent à s’arracher à ces émouvantes manifestations et, traversant le Rio de la Plata, survolent Buenos-Ayres à 6 heures du soir. Dix minutes plus tard ils roulaient sur le terrain de Palomar où seule la colonie française les attendait tant leur vol depuis Rio de Janeiro avait été rapide. En trente-six heures, dont dix-sept de vol, la mission avait franchi 2 350 kilomètres, desservant neuf escales et faisant ainsi gagner au courrier Rio-Buenos-Ayres plus de trois jours.

Le cran et le succès de nos aviateurs leur avait conquis de vives sympathies dans tous les pays traversés au cours de ce premier vol ; le « coup de sabre d’Almonacid » devait, en République Argentine, leur gagner tous les cœurs !





Lorsque au soir du 15 janvier 1925, Vachet et

Lafay se furent posés sur le terrain militaire de Palomar, ils s’enquirent des hangars dans lesquels ils devaient ranger leurs appareils : le Ministère de la Guerre argentin avait écrit au prince Murat pour l’assurer que le nécessaire serait fait afin que les mécaniciens français pussent, tout à leur aise, réviser les avions durant le séjour de la mission à Buenos-Ayres.

Le colonel Torrès, commandant par intérim le camp de Palomar, n’avait pas été informé de cet accord de ses chefs et, de plus, était connu pour un germanophile convaincu :

— Les hangars disponibles sont réservés, fit-il répondre, aux appareils allemands de la mission du docteur Luther, qui viennent de débarquer au port et que nous attendons d’un moment à l’autre. Les Français n’ont qu’à laisser leurs avions à la corde en bordure de l’aérodrome ; ils ne s’envoleront pas tout seuls !…

C’était la saison des orages, si brusques dans ces régions, et des fortes chaleurs qui risquaient de détériorer les appareils. Devant un refus aussi net Vachet et Lafay acceptèrent l’offre de l’Aéro-Club argentin, dont le président leur offrit l’hospitalité sur son terrain, distant de quelques kilomètres et vers lequel se hâtaient en voiture personnalités et journalistes enthousiastes.

Lorsque Vachet et Lafay, ayant coupé leurs moteurs, descendirent de leurs avions, ils virent bondir d’une superbe voiture Almonacid qui, mêlant ses félicitations aux injures contre le discourtois colonel, jurait de laver dans le sang cet affront fait à ses camarades de combat.

Alors qu’un magnifique banquet groupait les personnalités de la capitale argentine autour des aviateurs français et d’Almonacid rayonnant, celui-ci s’excusa soudain auprès de ses hôtes, sauta dans sa voiture et se fit, en pleine nuit, conduire à la base de Palomar. Comme il ne put rencontrer le commandant du terrain il se répandit fort ostensiblement, auprès de ses officiers, sur l’inconvenante attitude de leur chef.

Le lendemain, celui-ci demanda, par écrit, des excuses à Almonacid. Du coup, le Condor de la Rioja vit rouge ; il sauta à son bureau et rédigea le télégramme suivant :

Vous porterai réponse demain matin à six heures avec deux témoins et armes de votre choix.

Signé : Vicente Almandos de Almonacid.

Le cartel était d’autant plus audacieux que le colonel était champion national de sabre. Il allait choisir naturellement cette arme et les Français tremblaient déjà pour leur champion lorsqu’un éclat de rire homérique secoua la capitale argentine.

Le matin de la rencontre, Almonacid était arrivé sur le terrain avec sa voiture chargée des armes les plus hétéroclites : fusils, pistolets, carabines, épées, sabres et même lances. Son adversaire étant l’offensé, avait le choix des moyens et le bouillant aviateur voulait être prêt à se battre, quel qu’en fût le type, avec ses propres armes.

Le colonel choisit le sabre et le directeur du combat s’était à peine écarté qu’Almonacid, qui se savait battu à ce jeu s’il ne marquait pas un net avantage dans les premières secondes, se fendit à fond ; son adversaire le toucha très légèrement au coude mais déjà l’aviateur, d’un coup formidable asséné en dehors de toutes les règles de l’art, lui avait fendu le front, au-dessus de l’œil droit. À demi aveuglé, l’officier n’eut pas le temps de se mettre en défense ; un deuxième coup lui ouvrit l’arcade sourcilière gauche. Le combat fut arrêté. Beau joueur, Almonacid se déclara satisfait et, courant au Plaza au déjeuner offert en l’honneur de Roig et Vachet par le ministre des Affaires étrangères, il se dirigea vers eux et leur tendant son gant taché de rouge : « Je suis un peu en retard, excusez-moi. Mais j’ai tenu à régler avant midi une affaire qui me tenait à cœur. Tenez, Roig, gardez ce gant qui porte une marque de sang… Ce sang, je l’ai répandu pour Notre aviation. »

Le soir, tous les journaux de Buenos-Ayres commentaient « le coup de sabre d’Almonacid ; il nous avait ouvert le ciel de l’Argentine.

Le lendemain, le président Alvear recevait Roig. Durant sept jours les Français furent les hôtes choyés de Buenos-Ayres. Le 23, du petit terrain de l’Aéro-Club, Roig et Vachet décollaient vers Rio, malgré une dépêche qui signalait une tempête sur les côtes. Suivant rigoureusement leur horaire, ils atterrissaient à 16 heures à Porto-Alegre, où Hamm, dans l’attente des pièces demandées à Rio, commençait de s’impatienter.

Le lendemain, les deux Bréguet décollèrent en pleine tempête ; poussés par l’ouragan, ils franchirent à 220 à l’heure la plus grande partie de leur étape. Mais, vers 11 heures, ils durent se poser, au milieu des rafales, sur une plage, à 100 kilomètres au sud de Santos, non loin d’Iguape.

La tempête déferla tout l’après-midi, et dans la première éclaircie, vers 17 heures, Lafay et Vachet prirent leur vol dans l’espoir d’atteindre Rio avant la nuit. Vingt-cinq minutes plus tard ils durent à nouveau atterrir à 30 kilomètres de Santos, sur la plage de Conceicao, et amarrèrent leurs avions dont ils durent vérifier les attaches toute la nuit. La tempête brisa, dans cette même soirée, les globes électriques de l’avenue de la plage à Santos !

Le temps s’était à peine amélioré le lendemain, vers 6 h. 30, lorsque les aviateurs prirent leur vol avec le jour ; vingt minutes plus tard ils atteignaient Santos où, une fois de plus, ils se posaient sur une plage. La pluie à ce moment tombait encore avec une telle force que Gauthier et Estival durent recouvrir les pôts d’échappement des Renault avec des bidons vides, de peur que l’eau ne parvînt par là aux cylindres. Santos n’était pas une étape prévue et durant quatre heures les cinq hommes durent attendre le ravitaillement et effectuer eux-mêmes les pleins ; ils ne purent repartir qu’à 11 h. 40 et à 2 heures de l’après-midi ils survolaient Rio avant de se poser au camp des Affonsos.

Pour éviter de violents orages signalés près des îles Sao Sebastiao et Grande, Lafay et Vachet n’avaient pas hésité à courir le risque de la panne en mer et avaient coupé franchement au large.

Sur le terrain de Rio, le colonel Alencastro, commandant l’École d’aviation, félicita chaudement les équipages de cette liaison Rio-Buenos-Ayres-Rio effectuée en 92 heures de voyage seulement, malgré les circonstances atmosphériques particulièrement défavorables et les difficultés de ravitaillement aux escales.

Lorsque Vachet, Roig, Lafay, Gauthier et Estival descendirent des deux Bréguet, ils ruisselaient littéralement ; leurs vêtements trempés depuis deux jours s’étaient rétrécis et le capitaine Lafay, très digne, avait revêtu un smoking, le seul effet qui eût résisté à la désagrégation !

Tous les détails de leur héroïque équipée furent relatés dans les journaux brésiliens qui rapportaient en même temps les dégâts causés par la tempête sur la côte ; les commentaires se terminaient tous par le souhait de voir, dès que possible, les Français réaliser la ligne régulière dont ils venaient si magnifiquement de démontrer les possibilités.

Les résultats fort encourageants de cette première reconnaissance Brésil-Uruguay-Argentine furent immédiatement adressés à M. Latécoère et à Didier Daurat.

— Si nous devons traverser l’océan, par bateau d’abord, puis par avion, dit Daurat, il faudra toucher le continent américain au point le plus proche de la côte d’Afrique. C’est le seul moyen de concurrencer utilement les paquebots-poste sur le parcours transatlantique. Profitons du succès des premiers vols pour poser immédiatement les jalons du tronçon Rio-Recife ou Natal, puisque nous devrons nécessairement choisir l’une de ces deux villes comme base initiale du réseau sud-américain.

M. Latécoère hésita :

— Le capitaine Lafay va bientôt devoir rallier son poste, Hamm est toujours en panne à Porto-Alegre ; nous ne pourrons disposer que d’un seul appareil…

— Oui, mais il suffit de le confier à Vachet et à Roig ; montrer notre pavillon national et commercial est ce que nous pouvons faire de plus utile tant que nous ne disposerons pas du nouveau matériel.

— Soit, avisez Roig par câble…

Le 5 février, le jour se levait à peine sur la baie célèbre lorsque Vachet, Roig et Gauthier prirent place à bord du Bréguet-Renault. L’amiral Cago Coutinho avait tenu — malgré l’heure matinale — à venir assister à l’envol du premier courrier aérien Rio de Janeiro-Recife.

Le parcours était encore plus dangereux que celui du sud : les montagnes tombent à pic dans la mer sans laisser aucune plage où se poser en cas de panne. Jusqu’à Victoria, le vol se poursuivit sans incident ; sur 500 kilomètres les aviateurs purent jouir d’un paysage varié : sitôt quitté Rio ce sont les îles Marias, le lac Feia et les multiples et typiques petits ports de la côte qui défilent sous les plans. La baie du Bénévent précède celle, magnifique, d’Esperito Santo, qui a donné son nom au plus petit État du Brésil dont, vers 8 heures, ils atteignent la capitale : Victoria.

Au nord de cette ville, c’est la forêt qui arrive jusqu’au rivage et les seuls terrains possibles sont ceux que le prince Murat a fait aménager dans des clairières agrandies.

À Caravellas, sur la piste marécageuse et percée de trous, Vachet évite de peu le capotage au départ ; deux ans plus tard, Costes et Le Brix connaîtront sur le même terrain des risques analogues.

L’avion longe les grandes falaises rouges de Porto-Seguro et passe, à basse altitude, au-dessus des récifs à fleur d’eau du cap San-Antonio. Sur sa gauche s’étendent à perte de vue les forêts impénétrables qui réunissent le bassin de l’Amazone à celui du Parana et couvrent toute la région entre les deux océans. Vers le soir, Roig relève le cap Muta, puis le cap Morro :

— La baie de Bahia, droit devant, crie-t-il dans l’oreille de Vachet.

Après un tour d’honneur sur la ville, le Bréguet se pose sur la plage d’Amaralina où il s’enfonce dans le sable meuble.

Le lendemain, au décollage, malgré les plus grandes précautions, Vachet ne put éviter le capotage en bout de piste alors que l’avion, insuffisamment déjaugé, heurta des roues une dune. Les ailes étaient brisées et la mission dut attendre le mois de mars avant de tenter un nouveau vol.

Ramené à Rio par bateau, le Bréguet fut réparé et après un court vol d’essai se trouva prêt le 5 mars sur le terrain des Affonsos. Hamm, qui n’avait pas reçu les pièces de rechange pour son appareil, était revenu de Porto-Alegre par mer et devait piloter le F-AECT qui avait été, durant le vol Rio-Buenos-Ayres, l’appareil de capitaine Lafay.

Le prince Murat avait tenu à prendre également place à bord de cet avion avec le mécanicien Estival, tandis que Vachet emmenait son équipage habituel.

Le 6 mars, dès l’aurore, les deux Bréguet partent pour la plus longue étape qu’ils aient encore franchie : les 850 kilomètres qui séparent Rio de Caravellas sont couverts en six heures de vol et les Français sont accueillis pour le déjeuner sur le terrain de cette ville, situé en bordure de la voie ferrée qui relie Ponta-d’Areia à Theophilo-Ottoni. Une bonne partie de la population de ces deux villes était venue par le train à Caravellas pour voir les appareils et, cela, malgré une chaleur vraiment tropicale.

Vachet avait fait améliorer la piste et lorsque les deux Bréguet se posèrent impeccablement, un immense hourra s’éleva, qui reprit lorsque la foule eut distingué sur leurs empennages l’inscription « Linha - Pernambuco - Rio-de-Janeiro - Montevideo - Buenos-Ayres » que sommait la raison sociale de la compagnie « Linhas Aereas Latécoère ».

Après un réconfortant repas, les équipages reprirent la route du nord et entamèrent l’étape Caravellas-Bahia. Malheureusement, un fort vent debout limita leur vitesse de croisière à moins de 130 kilomètres/heure et la nuit, qui tombe brusquement à cette latitude, les surprit avant le but.

Vachet, qui avait déjà survolé la région le mois précédent, parvint à rallier au clair de lune le nouveau terrain de Camassary, situé à 50 kilomètres au nord de Bahia, mais Hamm le perdit de vue et, craignant de s’égarer, se posa en pleine nuit sur une plage, à 20 kilomètres plus au sud.

Tandis que Vachet atterrissait à la lueur des phares d’automobiles qui attendaient l’arrivée de la mission, une vive inquiétude qui s’était emparée des trois hommes depuis qu’ils avaient perdu le contact avec le F-AECT se dissipa : une voiture arrivant de la ville avait vu l’appareil se poser sans difficulté.

Le lendemain, à l’heure de la marée basse, Hamm décolla vers Camassary où il compléta ses pleins ; à 10 h. 30, les Bréguet partaient pour la dernière étape Bahia-Recife.

Vers midi, ils dépassaient l’embouchure immense du rio Francisco, grand fleuve jaune semé d’îlots qui se jette dans la mer par une barre impressionnante d’écume, avant de poursuivre durant près de quatre heures leur cabotage aérien au long d’une côte plate où la forêt vierge finit aux bords de plages plantées de cocotiers géants. Les pilotes voyaient déjà, à quelques trois kilomètres devant eux, apparaître la plage balisée d’Encanta-Moca et perdaient de l’altitude pour s’y poser lorsque, près du petit village de Boa-Viagem, le moteur du F-AECT s’arrêta net. Hamm, qui ne se trouvait plus qu’à 50 mètres d’altitude, rendit la main et se posa dans l’étroite bande de sable que la marée montante n’avait pas encore submergée.

Les roues touchèrent des récifs déjà recouverts d’eau et l’avion capota ; les trois occupants étaient indemnes par miracle, mais la mission ne disposait plus que d’un seul appareil.

Après trente-six heures à Recife, Vachet repartait pour Rio-de-Janeiro qu’il atteignait le 9 mars sans incident : la ligne était défrichée désormais de Recife à Buenos-Ayres et M. Latécoère chargea aussitôt le chef-pilote d’en établir l’infrastructure et de l’ouvrir dès que possible.

M. Latécoère, industriel et homme d’affaires, n’admettait que les entreprises qui « faisaient » de l’argent : il entendait voir, avant la fin de 1925, s’ouvrir les premières lignes de ce réseau d’Amérique du Sud qui lui coûtait déjà plus de deux millions.

Or, si les achats et les installations de terrain dont Vachet s’était occupé dès son retour à Rio avançaient rapidement, il n’en était pas de même des conventions indispensables qui devaient être passées avec les États desservis.

L’opposition d’une nation européenne qui se flattait de rivaliser avec la France dans l’établissement du réseau sud-américain retarda plus d’un an les accords postaux et l’obtention des subventions. Tandis que le prince Murat se débattait avec M. Portait contre les bureaucrates brésiliens, M. Latécoère perdait patience et menaçait, au courant de 1926, de rappeler le personnel et de récupérer le matériel.

En octobre 1925, Vachet et Hamm qui, depuis huit mois, avaient risqué chaque jour leur peau dans les vols de reconnaissance les plus dangereux, ne reçurent, en sus de leur très modeste traitement, que 10 000 francs chacun ; afin de faire subsister la mission, le prince Murat dut vendre des avions et des moteurs, puis se résoudre à ne garder en Amérique du Sud que Vachet et deux mécaniciens.

Vers la fin de 1926, après dix-huit mois de lutte quotidienne, coupée de quelques éclaircies comme la création de cette Compagnie Générale d’Entreprises Aériennes que le prince Murat avait réussi à faire financer par un groupe brésilien — le chef-pilote lui-même commençait de désespérer lorsqu’un appui précieux et inattendu se présenta à lui sous les apparences de sa femme.

— Ta ligne sera créée et elle vivra. Mieux, nous la créerons tous les deux…

Et Vachet se reprenait à espérer d’autant plus que M. Portait venait de lui annoncer un succès du plus heureux augure. Il était parvenu à intéresser au projet d’équipement aérien de l’Amérique du Sud l’une des puissances les plus indiscutées de ce continent : le financier français Marcel Bouilloux-Lafont.

Celui-ci, depuis vingt-cinq ans, avait réalisé — et particulièrement au Brésil — une œuvre gigantesque dont le prestige avait rejailli sur notre pays lui-même.

Villes, ports, mines, chemins de fer, banques, il avait tout créé, tout géré avec un bonheur sans défaut, aidé de son fils André, jeune polytechnicien de grande valeur.

Sur les instances de Portait et de Vachet, M. Latécoère partit pour Rio où il arriva le 3 décembre 1926 ; il y fut accueilli par Vachet qui, quelques heures plus tard, le présenta à M. Bouilloux-Lafont.

Les deux hommes, grands bâtisseurs tous, deux, étaient faits pour se comprendre ; l’accord ne se fit pourtant pas entre eux, tout d’abord, sur le plan financier mais patriotique.

— Si mon influence ici, qui est grande, peut vous être utile, je la mets à votre disposition. Votre échec serait un échec pour la France et je n’en veux pas dans ce pays.

Malgré tout l’appui de Marcel Bouilloux-Lafont, le contrat entre les lignes Latécoère et le Ministère brésilien des Travaux publics fut rejeté par le Tribunal des Comptes et, résigné, l’industriel allait repartir pour l’Europe lorsque Bouilloux-Lafont, travaillé par Portait, et qui, de plus, s’était renseigné sur le succès de la mission Roig-Vachet lors de leur vol Brésil-Argentine, lui proposa de tenter à Buenos-Ayres la chance qui lui avait été défavorable au Brésil.

Comme les deux hommes embarquaient à Rio pour Buenos-Ayres, Vachet, qui venait de les accompagner au port, sauta à la poste centrale et télégraphia à Almonacid ; en rentrant chez lui le soir, il avait retrouvé le sourire.

Sa femme l’attendait et, tous deux, joyeux, se dirigèrent vers l’avenue de Boira-Mar : le navire, tous feux allumés, sortait de la baie, glissant au milieu des îles, qui semblaient, dans le soir tombant, des monstres marins curieusement difformes ou, certaines, des nefs étranges qui auraient jeté l’ancre au milieu de ce paysage fantastique.

Derrière eux, la chaîne des Orgues, avec ses montagnes étagées, dont les sommets se fondaient dans les nuages, formait un écrin magnifique au collier de perles lumineux qui s’étalait jusqu’à la mer en une vision irréelle et féerique.

— Je crois que le Condor de la Rioja va sauver la situation : avant un an, la ligne vivra, dit le pilote.

— Ne te l’ai-je pas toujours dit, répondit seulement Mme Vachet.

Quinze jours plus tard, un télégramme d’Almonacid, daté du 8 février 1927, annonçait le succès des démarches tentées auprès du président de Alvear : « Contrat postal exclusif de dix ans signé ce matin. »

Une lettre reçue quelques jours plus tard confirmait la bonne nouvelle. M. Latécoère écrivait à Vachet :

« L’influence de M. Bouilloux-Lafont et celle de notre ami Almonacid ont certes joué leur rôle dans le débat, mais le président Alvear a tenu à nous affirmer que c’était votre remarquable mission d’il y a deux ans avec M. Roig qui avait gagné, dès cette époque, notre cause à ses yeux. » Trois mois plus tard, M. Bouilloux-Lafont rachetait les lignes Latécoère et, au lendemain du jour où il venait d’obtenir du Brésil l’autorisation de survol, il chargea Vachet de créer l’organisation matérielle de la ligne et mit à sa disposition les moyens d’une société nouvelle qu’il monta dans ce but : la SUDAM. Le même jour, la Compagnie Générale Aéropostale était constituée. En mai 1927, Vachet et sa femme se mirent au travail. Il faudrait un volume pour retracer l’épopée unique du « ménage volant » qui devint vite célèbre dans l’Amérique du Sud où ils survolèrent ensemble plus de 25 000 kilomètres au Brésil, en Argentine, en Uruguay, au Paraguay ou au Venezuela, qui devait devenir leur fief durant quatre ans.

Ce fut pourtant, tout prosaïquement, par mer. que Vachet et sa femme durent commencer leur prospection de terrains.

Les deux Bréguet-14 qui leur restaient étaient consignés au terrain des Affonsos par ordre du gouvernement, car l’on craignait, à cette époque, des troubles révolutionnaires, et le jeune ménage embarqua sur un caboteur à destination de Buenos-Ayres.

Santos, Pelotas, Porto-Alegre accueillirent favorablement les demandes de concession de terrains et Vachet, chaque soir, dans les chambres d’hôtel où le conduisaient les hasards de ses recherches, établissait les dossiers de base de toutes ces escales qui devaient devenir les étapes par lesquelles se réaliserait, chaque semaine, le rêve merveilleux auquel il avait consacré sa vie : la liaison aérienne France-Amérique du Sud.

Près de Recife, il retrouva aux trois quarts détruit depuis deux ans par les intempéries le F-AECT et décida de le réparer afin de poursuivre sa mission en avion.

Durant un mois, avec l’aide d’un manœuvre, Vachet remit en état moteur et cellule : sa femme rapiéça la toile du gouvernail de direction et la passa à l’émaillite ; le soir, tous deux se rendaient aux réceptions officielles des municipalités près desquelles ils sollicitaient des concessions de terrains.

Un matin de mai, Vachet mit en route le Renault qui n’avait pas tourné depuis plus de deux ans et fit un court point fixe : son manœuvre craintif enleva les cales et le F-AECT, ressuscité, s’enleva pour un court vol d’essai de cette même plage de Boa-Viagem où il avait bien cru finir misérablement sa carrière.

Le lendemain, au moment du départ vers Rio, un ordre télégraphique de Marcel Bouilloux-Lafont convoqua Vachet à Buenos-Ayres.

Emmenant sa femme, il rallia Montevideo le soir même et s’embarqua pour traverser de nuit le Rio de la Plata.

Le lendemain, il partait pour le Chili avec M. Bouilloux-Lafont qui avait décidé de prolonger jusqu’à Santiago la ligne Recife-Buenos-Ayres. Lorsque le 1er juin, Vachet retrouva à Montevideo son appareil, il était radieux : avec l’appui de toutes les sociétés du groupe Bouilloux-Lafont, il était chargé de créer des aérodromes sur les 4 000 kilomètres de Natal à Montevideo, puis jusqu’à Santiago.

Le 2 juin, le ménage volant remontait vers Recife et, durant trois semaines, ne cessa de voler entre cette ville et Rio-de-Janeiro ; après une rapide révision du Bréguet au camp des Affonsos, il repartit le 5 juillet, vers Caravellas.

Le 13, Vachet et sa femme accueillirent à Bahia, Deley et Thomas accompagnés de quatre mécaniciens, et ceux-ci leur annoncèrent qu’ils avaient avec eux deux Laté-17 Jupiter de 450 CV qui devaient être montés à Rio.

— Pressez-vous, dans un mois tous les terrains seront prêts, leur dirent-ils sérieusement.

Ils venaient en moins d’un mois de reconnaître, d’acheter — ou de se faire offrir — six emplacements de terrains que les ingénieurs de la société avaient immédiatement commencé d’aménager.

Vachet, pourtant, ne voulut pas en rester là. Il décida aussitôt de rallier Natal, distant de plus de 465 kilomètres, mais que sa position de sentinelle avancée face à l’Afrique désignait tout naturellement comme base importante du futur service transocéanique.

Sans escale, le Bréguet effectua Maceio-Natal et se posa sur une plage non loin de cette ville. Les Brésiliens qui entourèrent l’appareil firent aux Français un accueil particulièrement affable. L’un d’eux, auquel appartenait les plus belles terres de la région, emmena Vachet en une courte promenade à cheval au sommet d’un plateau qui dominait l’embouchure du rio Potingui.

— Choisissez votre terrain, je vous l’offre, dit-il seulement, embrassant d’un geste de grand seigneur le paysage magnifique qui se déroulait à leurs pieds.

Vachet fit son choix et décolla vers Recife, sa tâche accomplie : l’infrastructure du réseau d’Amérique du Sud prenait décidément corps.

Durant tous ces vols, Mme Vachet avait servi de navigatrice ou d’aide-mécanicien, tenant les commandes durant la mise en route du moteur, sautant à terre pour enlever les cales puis, prenant place à son poste, derrière son mari.

« L’ère héroïque est close », disait Vachet à Deley qu’il avait gardé avec lui : « À nous trois maintenant, ça va être du billard ! »

À la fin d’août, les reconnaissances vers Maceio, Natal et même Fernando-de-Noronha — l’île des bagnards où l’on avait projeté d’installer une base d’hydravions en vue des futures traversées de l’océan — étaient terminées ; le trio rentra par bateau à Rio, car le moteur du Bréguet-Renault avait définitivement rendu l’âme.

Thomas n’attendait que leur arrivée pour essayer les deux Laté-17 tout neufs : deux atterrissages forcés, consécutifs à des baisses de régime aussitôt après le décollage, leur firent un sort dès le lendemain.

— C’est tout ce qu’ils ont trouvé à nous envoyer, râla Vachet tandis qu’il réconfortait Thomas échappé par deux fois à la mort, c’est le coup des amphibies d’Alicante qui recommence !

Vachet reprit son F-AECT équipé d’un moteur neuf et visita encore une fois « ses chantiers », comme il disait plaisamment, chantiers échelonnés au long de tout un continent sur plus de 4 000 kilomètres.

À son retour, il trouva Pranville arrivé de France en son absence avec quatre pilotes et des appareils éprouvés sur Casa-Dakar : deux Laté-25 et un 26.

Le 14 novembre, Vachet et Pranville descendaient sur Buenos-Ayres avec l’un des deux Laté-25 tandis que, le 15, Pivot, avec l’autre appareil, remontait sur Natal. Suivant l’horaire qui devait devenir la règle intangible des liaisons régulières, la ligne Natal-Buenos-Ayres était née.

Quinze jours plus tard débarquait du Groix, au quai de Rio, Jean Mermoz qui devait donner un nouvel élan à l’essor du réseau d’Amérique.

Janvier 1928, la pleine chaleur dans ces régions équatoriales : à bord du vieux Bréguet, Vachet emmène un ingénieur et son mécanicien ; par les plages de Ceara et de San-Luiz-de-Maranhao, ils atteignent Belem-du-Para. Pluies ni tornades n’arrêtèrent la mission qui commença de travailler à la recherche des terrains. Vachet, laissant ses passagers, reprit la route de Rio, mais le Renault s’arrêta net alors que le Bréguet survolait heureusement une plage atterrissable. Hélice calée, Vachet se posa et hissa son appareil à l’abri de la marée ; il venait à peine de terminer ce travail très pénible pour un homme seul quand une tempête se leva ; le pilote amarra le Bréguet et se blottit dans la carlingue ; toute la nuit une pluie diluvienne résonna sur les tôles.

Il atteignit un village après trois jours de marche exténuante sur des pistes coupées de rivières que l’orage avait rendues torrentueuses : sans vivres, ses vêtements collés au corps, Vachet crut tomber vingt fois à bout de forces et lorsqu’il parvint au village il ne put, tout d’abord, articuler aucun son. Un message fut enfin porté au plus prochain poste télégraphique qui ne parvint à Rio que le lendemain : depuis cinq jours l’on était sans nouvelles de lui.

Deley décolla aussitôt vers le nord avec le Laté-26 et se posa sur la plage : les pneus du Bréguet étaient crevés ; ils les bourrèrent d’herbe et les ficelèrent aux jantes ; une soupape s’était rompue, ils isolèrent ce cylindre et après deux échecs, Vachet décolla sur « onze pattes », après plus d’un kilomètre de roulement ; il rentra à Rio.

Il fut chargé à nouveau d’une mission au Paraguay et Mermoz, sur l’itinéraire qu’avait « bâti » Paul Vachet, portait, le 1er mars 1928, le premier courrier Argentine-France qui, repris à Recife par l’aviso, aux îles du Cap Vert par l’hydravion du lieutenant de vaisseau Paris et à Dakar par les camarades du réseau d’Afrique, remonta, en forçant les étapes, vers Toulouse et Paris.

Le 16 avril, sur le même parcours, Mermoz, volant vingt-quatre heures de suite, reliait Buenos-Ayres à Rio, et le courrier, qui avait ainsi gagné douze heures, continua vers Recife.

Après s’être rendu personnellement à Asuncion avec Mermoz, Almonacid, directeur de l’Aéroposta Argentina, filiale de l’Aéropostale, Vachet, qui venait de signer une convention avec le Paraguay, aménagea ce nouveau parcours. Après cinq mois de travail, durant lesquels Mme Vachet avait participé aux prospections et aux vols de son mari, celui-ci inaugurait, le 1er janvier 1929, la ligne de 1 200 kilomètres Buenos-Ayres — Asuncion.

Au cours de ces vols de recherches, il a le premier survolé et photographié les cataractes fameuses de l’Iguassu, aux confins du Brésil, de l’Argentine et du Paraguay, puis, la ligne étant lancée, il revint à Buenos-Ayres d’où Pranville, qui venait d’envoyer Chenu sur la route aérienne de Guyane et du Venezuela, le délégua au sud du continent afin de reconnaître la ligne de Commodoro-Rivadavia.

Toujours accompagné de Mme Vachet, il organisa les escales de Bahia-Blanca, San-Antonio-Oeste, Trelew, jalonnant ainsi un parcours très dur de 1 600 kilomètres, que Saint-Exupéry devait, quelques mois plus tard, exploiter jusqu’à Santa-Cruz et illustrer sous le nom de ligne de Patagonie dans son immortel Vol de Nuit.

Sur tout le réseau sud-américain de l’Aéropostale et de l’Aeroposta Argentina, Paul Vachet a été le pionnier incomparable qui a créé et lancé les liaisons qui vont rayonner autour de l’artère centrale Natal-Santiago. Il désirerait maintenant avoir sa ligne à lui, comme Saint-Exupéry qui a été placé à la tête de l’Aeroposta Argentina, et, au début de 1930, il sera désigné pour créer et diriger le réseau vénézuélien dont, depuis mai 1929, Gaston Chenu a jeté les bases.

C’est là qu’il va donner toute sa mesure.

Le 17 avril 1930, Vachet inaugurait la ligne Caracas-Ciudad-Bolivar et, dès le début, les recettes furent telles qu’il annonça :

— Je pourrai tenir le coup tout seul.

— Bien, répondit la direction de Toulouse, le gouvernement français vient justement d’abandonner notre projet de créer la ligne de la Guyane et des Antilles ; aucune subvention à espérer de ce côté. Gardez les trois avions et débrouillez-vous…

Cette autonomie était plus que n’en demandait Vachet : il vint s’installer à Maracay avec sa femme et un personnel d’une dizaine de personnes, parmi lesquelles Chenu qui avait accepté avec joie de devenir son second. [2]. Dès les premiers succès, il décide de pousser jusqu’à Trinidad, l’une des Antilles anglaises.

À Caracas, capitale du Venezuela, l’on déconseille fortement cette tentative :

— Pour vous poser à Port of Spain, il faut vous présenter dans une gorge secouée de remous excessivement dangereux. Trois liaisons avec l’île ont déjà été tentées : les deux premières fois, le pilote a été tué ; à la troisième, il a été grièvement blessé. Ce fut Mme Vachet qui répondit :

— La ligne des Antilles françaises doit passer par là ; d’ailleurs, je porte chance à mon mari ; nous irons.

Un pilote américain vint les trouver :

— Vous vous poserez peut-être à Port of Spain, mais je vous parie bien 1 000 dollars qu’au décollage vous vous casserez la g… !

— Je tiens le pari, dit Vachet.

Il équipa le seul Laté-26 de la Compagnie — les deux Laté-28 assuraient la ligne de Ciudad-Bolivar — et ils partirent pour un voyage dont Vachet, très tranquillement, avait prévu l’itinéraire long de 2 200 kilomètres et qui passait au retour par les Guyanes.

Du 20 août au 4 septembre 1930, le « ménage volant » accomplit à l’horaire le voyage prévu, gagna en passant les 1 000 dollars du pari et survola, avant de rentrer à Maracay les chutes grandioses du Coroni.

Le 10 janvier 1931, Vachet inaugurait officiellement la ligne Caracas-Trinidad : Chenu et lui avaient ramené l’impossible aux justes proportions d’un héroïsme hebdomadaire.

Au bout de trois ans d’exploration, Vachet, qui avait remplacé son Laté-26 par un troisième Laté-28, avait établi et exploité un réseau de 2 580 kilomètres sur lequel 420 260 kilomètres avaient été parcourus.

Les mines d’or les plus éloignées, celles de Guassipaty et de Tumereno, étaient chaque semaine reliées à la capitale. Plus de 5 000 passagers et 26 327 kilos de fret — de l’or la plupart du temps — furent confiés à la Compagnie. Quant au courrier, 22 536 kilos avaient été transportés. L’on comprendra devant ces chiffres qu’en 1931, 2 millions de recettes commerciales aient été réalisés ; aucun accident n’avait marqué ces trois années d’exploitation.

Le seul journal français — les Ailes — qui rendit hommage à l’œuvre magnifique de Vachet s’exprimait ainsi en juin 1933 :

« Nous devons à de tels hommes l’exaltation de toutes les qualités humaines : intelligence, volonté, audace, consacrées à une œuvre de paix, l’exaltation de l’initiative individuelle et du travail enthousiaste d’équipe au service du pays et de nos ailes. »

L’on ne saurait mieux dire !

En 1934, Air-France rappelait Vachet, qui devenait sous-directeur de l’exploitation à Paris. Il rentrait en France avec sa femme après avoir couvert plus de 30 000 kilomètres au-dessus de régions pour la plupart inconnues ; Mme Vachet avait effectué avec lui plus de 1 200 heures de vol !

Si les lignes du Venezuela ne fonctionnaient plus sous notre pavillon, elles continuèrent néanmoins sous une direction, avec du personnel et du matériel français : ce fut la gloire de Gaston Chenu, formé à l’école de Vachet, de poursuivre, jusqu’en 1937, sa tâche.

Je dirai ailleurs comment, devant la carence de notre gouvernement qui refusa à Chenu du matériel moderne, l’influence américaine se substitua bientôt à la nôtre.

Sur les lignes prospectées et créées par Vachet et Chenu, des Lockheed-10 puis des Lockheed-14 remplacèrent les 5 Laté-28 périmés, alors qu’en 1934 l’armée de l’Air vénézuélienne était équipée de Bréguet-27. Le bateau qui ramenait Chenu en France, en décembre 1937, conduisait en Italie une mission de trois officiers commandée par le major Mile Eléazar, ancien élève de Robert Guérin.

Toute l’inertie et l’incompréhension qui se manifestèrent dans les hautes sphères aéronautiques françaises au sujet des lignes du Venezuela sont contenues dans cette réponse d’un haut dirigeant d’Air-France, qui venait de racheter l’Aéropostale en décembre 1933 :

— Une exploitation aérienne qui fait des bénéfices ! mais avec un tel exemple, nous allons nous faire refuser toute subvention !

Le Venuezela, lui, n’a pas oublié : en février 1934, le réseau reprenait son activité et en gratitude aux pionniers français gardait son nom primitif : Linea Aeropostal Venezuelana.

Après un court séjour en France, Vachet fut nommé chef de base à Rio de Janeiro puis directeur jusqu’à la guerre des services d’Air-France au Brésil.

Le gouvernement de ce pays, moins oublieux que le nôtre des services rendus par ce prodigieux bâtisseur de lignes, lui décerna en mai 1939 la très haute distinction de la Croix du Sud.

Quatre de nos compatriotes, dont deux aviateurs, Mermoz et Maryse Bastié, avaient seuls déjà reçu cette décoration ; Je président Vargas lui remit le cordon de commandeur que, trois ans plus tôt, il avait préparé pour Mermoz le 6 décembre 1936, la veille de sa disparition.

Des trois pilotes qui décollèrent au matin du 14 janvier 1925 du terrain des Affonsos, deux restèrent fidèles à la « ligne ».

Victor Hamm est tombé le 9 mars 1932 au large du Rio Grande. Parti en pleine tempête afin d’assurer, suivant l’horaire, le courrier, il lutta de longues heures, aveuglé par les rafales. Par les radios de son co-équipier Gourbeyre, les postes des aéroplaces purent suivre, anxieux, les étapes de la tragédie ; puis soudain ce fut le silence. Dès la première accalmie, les Laté-28 décollèrent de toutes les escales et fouillèrent la côte et la mer jusqu’à plusieurs milles au large. On ne retrouva sur une plage que quelques épaves et des sacs de courrier que les aviateurs eurent le temps de sauver avant de sombrer. L’océan garda les corps de Victor Hamm, de Pierre Barbier, du radio Gourbeyre et de leur passager.

Paul Vachet a quitté le Brésil ; il est aujourd’hui directeur des Transports Aériens Militaires

Il continue, simplement, de servir.

  1. Dès cette époque, Munar cherchait à résoudre le grave problème de l’émission et de la réception radio par un hydravion amerri. Des premiers résultats furent obtenus en septembre 1925, mais ce n’est réellement qu’en 1928 que le problème fut pratiquement résolu. Le 8 septembre, le « Jonquille » reçut les messages du radio Fichoux et du pilote Valin en panne au large de Minorque : il put même radiogoniométrer leurs émissions. Le 26 octobre, Munar, naufragé avec le F-AISO, fut entendu par Viré qui se trouvait sur le dépanneur « Colonel Casse ».
  2. Cf « Gaston Chenu, dans le ciel du Venezuela ». Les Rouliers de l’Espace.