Baliseurs de ciels/Ciel d’Europe

CIEL D’EUROPE

GASTON GÉNIN,
PIONNIER DU VOL AVEUGLE


L’une des surprises techniques de l’actuelle guerre aérienne fut la navigation remarquablement précise et sûre des bombardiers de toutes les aviations belligérantes, au milieu des circonstances atmosphériques les plus défavorables, choisies à dessein afin de rendre plus inefficace la défense.

Parallèlement, s’est heureusement développée la navigation commerciale par n’importe quel temps, qui permet à l’avion d’assurer les liaisons régulières, même transocéaniques malgré la tempête.

C’est à un équipage français de nos lignes qu’est due la réalisation pratique du vol aveugle, dont les applications sont courantes aujourd’hui. Voici peu de temps, j’ai eu l’honneur de survoler, avec un planeur du centre de la Montagne Noire, piloté par Éric Nessler, Saint-Amant-Soult où tombèrent, le 2 août 1936, Génin et son radio Aubert, ayant à leur bord le seconde pilote Savarit.

Sur mes cartes aéronautiques d’Europe et d’Afrique j’ai noté ainsi pour moi seul, les lieux où j’aime à venir saluer d’un battement de mes ailes un grand souvenir de notre histoire : ainsi la pelouse d’Armainvillers d’où décolla Ader, Corbigny où tomba l’ « Émeraude », Saint-Amant-Soult où s’écrasa le Wibault de Génin, ce F-ANBL à bord duquel j’avais, quelques mois auparavant, effectué un Marseille-Paris aux côtés de Casanova, disparu lui aussi aujourd’hui.

Le 2 août 1936, à 2 h. 45 du matin, un Wibault-283 décollait du Bourget avec 180 kilos de poste du 54e courrier entièrement aérien de la ligne d’Amérique du Sud.

Le chef-pilote Gaston Génin, le pilote Savarit et le radio Aubert, co-équipier habituel de Génin, mirent le cap sur Toulouse. Aussitôt en l’air Aubert se mit en liaison radiogoniométrique avec les postes du parcours, et celui de Toulouse le « tira » vers Francazal. Vers 5 h. 45, comme le jour se levait, il prit un dernier relèvement. Malheureusement l’on n’avait pas encore à cette époque, réussi à corriger l’ « effet de nuit » qui, à la suite d’une véritable réfraction des ondes, entache d’erreur au lever et au coucher du soleil, les émissions radiogoniométriques.

Trompés par la direction virtuelle du poste de Toulouse, qui leur sembla être dans le sud-est de sa position réelle, l’équipage descendit dans la brume matinale et percuta contre l’un des sommets de la Montagne Noire à Albine, non loin de Mazamet.

Cependant, sur le terrain de Toulouse l’inquiétude croissait à mesure que le temps passait. Les recherches restèrent longtemps infructueuses, car l’on ne pouvait croire à une erreur de navigation de la part d’un tel équipage ; ce fut dans l’après-midi du dimanche 2 août que l’observateur d’un avion militaire de la base de Francazal découvrit l’appareil écrasé contre la montagne.

Suivant la méthode très en honneur à l’époque et qui avait été employée déjà pour Noguès, puis pour Bajac, l’on tenta d’attribuer à une défaillance de l’équipage cet accident en apparence inexplicable. On alla même jusqu’à accuser les radios de Toulouse d’avoir fourni des relèvements erronés : la vérité était qu’il n’existait, en France, à cette époque, qu’un radiogoniomètre à « effet de nuit compensé », celui du Bourget. La fatalité seule devait être accusée… et peut-être aussi la négligence de nos dirigeants qui, après les excellents résultats obtenus durant un an avec l’appareil du Bourg de Bozas au Bourget avaient tant tardé à réaliser ceux de Lyon et de Toulouse.

L’accident de Génin attirant l’attention officielle sur l’insuffisance de notre infrastructure devait hâter sa réalisation : Génin et Aubert qui, sur toutes les lignes européennes, étaient « les rois du brouillard » remportèrent ainsi sur leur ennemi une dernière victoire !

Bourru, râblé, renfermé, réfractaire à toute manifestation étrangère à son métier, Gaston Génin portait bien la marque de sa province natale : Meusien, il était né à Culey le 19 juin 1901 et était entré, au lendemain de la guerre qu’il n’avait pu faire parce que trop jeune, dans l’aviation militaire. Durant quatre ans, il sera fanatique de son métier, obtenant une citation au Bulletin Officiel, une au Corps d’armée et deux lettres de félicitations du ministre.

Alors qu’il était à Metz, au 11e régiment de chasse, il est blessé au cours d’un exercice de nuit. Lorsqu’il est démobilisé, Génin compte 350 heures de vol dont 120 de nuit ; ses hautes qualités le font accepter comme pilote par la Compagnie Aérienne Française dont il deviendra le chef-pilote. En décembre 1927, il entre à la Compagnie des lignes Farman, qui devait fusionner avec Air-Union, puis être intégrée dans Air-France.

Immédiatement, ayant fait équipe avec Aubert dès 1928, il s’attache à résoudre le problème du vol par mauvais temps ; durant huit ans ils vont consacrer toute leur science professionnelle à dégrossir les problèmes pratiques que posent le vol et l’atterrissage dans le brouillard.

Ils ont, eux aussi, poursuivi un idéal, digne de celui des Dagnaux, des Chenu et des Noguès, car ils ont tracé dans la nuit et dans la brume la route de sécurité du « vol aveugle ».

En 1930, dans la nuit du 30 avril au 1er mai, Génin décolle du Bourget à bord d’un Farman « Goliath » et inaugure le service de nuit Paris-Berlin. Désormais il sera un spécialiste de ce parcours très dur sur lequel il va totaliser, en 1930, 120 984 kilomètres, se classant avec cette performance parmi les lauréats du Prix des Pilotes de ligne décerné pour cette année-là par le Comité Français de Propagande Aéronautique, et ce, pour la double période janvier-juillet et juillet-décembre.

Sur tous les terrains d’Europe l’on commence de parler des vols d’une remarquable régularité de cet équipage prestigieux qui se rit des conditions atmosphériques les plus défavorables et le 31 octobre 1930, sur la piste du Bourget, au moment où l’on apprenait l’atterrisage près de Stains, d’un trimoteur anglais ayant à son bord 14 passagers et celui à Gonesse du courrier allemand venant de Sarrebruck l’on entendait, assourdis par la « crasse » épaisse, les moteurs du Berlin-Paris, piloté par Génin qui se posa à l’heure dite, sans qu’aucun des spectateurs accourus sur l’aire d’atterrissage eût entrevu l’appareil avant qu’il apparût, déformé fantastiquement par la brume, roulant lentement vers les hangars des lignes Farman. Quelques minutes plus tard, enhardi par cette splendide démonstration de P.S.V. le « Golden Ray » de l’Air-Union décollait pour Londres et, toute la journée, les avions des compagnies françaises continuèrent seuls d’assurer, suivant l’horaire, les services prévus.

Génin ambitionna de faire encore mieux et il s’entraîna ardemment, attendant les conditions atmosphériques les plus défavorables pour tenter une nouvelle et décisive expérience ; l’occasion lui en fut fournie par le bulletin météorologique du vendredi 19 décembre 1930.

Ce jour-là, le brouillard interrompit le trafic aérien et la plupart des services maritimes sur la Manche, des retards sensibles furent causés par le mauvais temps sur les grands réseaux ferroviaires ; à 9 heures du matin, le terrain du Bourget baignait dans la brume. Depuis une heure déjà, dans le bureau de M. Brun, directeur de l’exploitation des lignes Farman, Génin et son radio-télégraphiste Manne exposaient leur projet.

— Dès le départ, expliquait Génin, nous monterons au-dessus de la crasse et nous naviguerons au compas, en appuyant légèrement vers le sud où la météo annonce une zone plus dégagée. Ensuite il me suffira de rendre la main dans la plaine de Liège pour aborder Cologne à basse altitude. »

— D’accord. Je vous demande seulement de n’aborder les Ardennes que si vos moteurs tournent impeccablement et surtout avec une parfaite liaison radio ; je vous suivrai d’ailleurs d’ici et si quelque chose ne gaze pas, posez-vous à Mézières…

Sur l’aire d’embarquement un seul appareil a été sorti, le trimoteur Farman F-300 « Étoile d’Argent » ; se montrant par le carreau à glissière du poste de pilotage le mécanicien Le Plouhinec, qui a déjà pris place à bord, s’inquiète :

— Alors, on y va ?

— Mets en route.

Dix minutes plus tard, Manne et Génin ont rejoint leur camarade ; à 9 h. 40 le trimoteur roule sur la piste, vers les hangars de Dugny, quelques secondes et il survole très bas les bâtiments de l’aéroport civil ; le bruit sourd des Salmson s’estompe, étouffé par la brume.

À bord, Le Plouhinec a installé entre le siège du pilote et celui du radio la sangle sur laquelle il va passer tout le vol, surveillant sans cesse les multiples cadrans qui contrôlent la marche de ses moteurs. Génin se penche vers Manne :

— Appelle FDH et passe-moi le cap de Reims. On va descendre par Château-Thierry.

La ligne droite du Bourget à Cologne passe par Givet et Château d’Ardennes, premier terrain belge au sud-est de Dinant, mais la route de sécurité passe, ce matin, par Reims et l’équipage appuie, comme prévu, vers le sud.

— 70° pour Reims », répond Manne qui, depuis quelques instants a déroulé son antenne et couine :

« FDH de F-AJMG. Altitude 1 200. Visibilité : 500 mètres. Vitesse : 160. Le cap sur vous. »

FDH est l’indicatif du poste-radio de Reims-Champagne, le terrain des grands meetings de 1910 et, depuis peu, l’un des plus beaux de France.

Génin a fait un bref calcul : pas de vent avec cette brume et partant, pas de dérive, déclinaison — 9°, déviation du compas — 4°. Il appuie légèrement sur le palonnier vers la droite : la rose défile lentement et après une légère oscillation autour du chiffre « 83 » se stabilise. L’on est le cap sur Reims. Le soleil s’est levé et, à travers une première couche peu opaque de brume, dessine autour de l’avion un halo qui se projette sur le banc de brume que survole le Farman.

Tout apparaît irréel et fantomatique jusqu’à la lueur opalescente qu’irradie le tableau de bord et permet à Génin et à Le Plouhinec de surveiller l’un, ses appareils de contrôle de vol, et l’autre ses manomètres, thermomètres, compte-tours ou jaugeurs de carburant.

Depuis une demi-heure le Farman vole au même cap et à la même altitude, pénétrant souvent et, parfois pour plusieurs minutes, dans des formations nuageuses à travers lesquelles Génin pilote en P.S.V. intégral suivant les meilleures méthodes du regretté ingénieur Rougerie dont il a, l’un des premiers, suivi le stage à Toussus.

— Nous devons survoler Château-Thierry.

Demande à Reims son QFG. QFG est le signal que donne à un avion, guidé par radio, le poste émetteur avec lequel il correspond à l’instant précis où l’appareil survole le poste. Manne « couine » à nouveau :

— FDH de F-AJMG, FDH de F-AJMG, survolerons Reims dans 17 minutes environ signalez QFG.

Les moteurs donnant entière satisfaction, le mécanicien est passé dans la cabine, vide ce jour-là de passagers, et le nez au hublot, cherche à distinguer à quelque mille mètres plus bas un coin du sol, qui aperçu dans une déchirure de la brume lui permettrait de « faire le point » ; une seconde il croit reconnaître la Marne et, dans une boucle, une chapelle.

— Dormans, songe-t-il.

Au poste-radio, Manne consulte son chronomètre dont il a placé l’index sur 10 h. 30 ; il se penche vers Génin :

— Si l’on ne s’est pas gouré, nous devons survoler Reims à la demie.

Il est actuellement 10 h. 27 et le radio fait un signe ; sur le compte rendu de trafic son crayon se hâte :

F-AJMG de FDH : vous entendons dans le sud-ouest à nous. Maintenez le cap.

Un moment de silence, puis à 10 h. 29, Manne tout joyeux entendit, très fort, chanter dans ses écouteurs :

… QFG… QFG… QFG.
et sans même avoir aperçu, sur sa droite, la silhouette sacrée de la célèbre cathédrale, le trimoteur perdu dans la crasse, fit route au nordnord-est, cap au 25.

Il fut signalé à Rocroy, puis à Givet, d’où Génin se dirigea franchement sur Liège. Manne était entré en relation avec les radiogoniomètres de Bruxelles, de Liège et d’Aachen qui le « tiraient » vers Cologne, et gardait la liaison avec Nancy et Valenciennes.

À 11 h. 30, le radio fit le point par radiogoniométrie, se faisant relever par Bruxelles, Nancy et Valenciennes.

Le signal QDR envoyé à ces trois stations et qui demande le relèvement magnétique de l’avion par rapport au poste-radio à une heure déterminée donna les renseignements suivants :

F-AJMG de OPO (Bruxelles), à 11 h. 30, QDR 133

de FNV (Valenciennes)186

de FNC (Nancy)347

Trois droites tracées sur la carte à partir des trois postes précédents et suivant les directions données se coupaient au-dessus d’Hevelange, petite ville de Belgique située sensiblement à miroute entre Dinant et Liège.

— Nous allons un peu moins vite, dit Manne, après avoir indiqué du doigt sur la carte à Génin le « point », mais tu n’as pas dévié d’un pouce. Comme contrôle je vais demander à Liège notre QDM. Quelques minutes plus tard Liège indiquait comme cap à suivre pour se diriger par vent nul exactement sur son terrain : 52, ce qui corroborait presque parfaitement les renseignements précédemment reçus. Un quart d’heure plus tard, le Farman survolait Liège et un peu après midi et demi il entrait dans la zone de P.S.V. de l’aéroport de Cologne. Mais le terrain restait dans la brume et le commandant du terrain enjoignit à Génin de rallier Dortmund, ville pour laquelle les renseignements météorologiques étaient meilleurs.

Lorsque le trimoteur s’y posa vers une heure de l’après-midi, son équipage venait de réaliser une remarquable performance et dont la portée fut d’autant plus grande que son succès était dû à l’application d’une méthode de navigation éprouvée par un radio d’élite et par l’utilisation des brillantes qualités de pilote de Génin ; la remarquable coopération des divers éléments qui collaborèrent au succès de ce vol, permirent de mesurer les progrès accomplis en matière d’aviation commerciale.

Dès lors, aidé de son coéquipier préféré, le radio Aubert, Génin voulut réaliser un vol complet avec décollage et atterrissage en plein brouillard et ce, dans des conditions de sécurité qui autorisent le transport des passagers par n’importe quel temps.

Il leur fallut près de deux ans pour y parvenir.

En ce matin de février 1932, le tableau de départ de toutes les lignes est barré d’une grande pancarte où s’inscrit en rouge « Forbitten » — Interdit — sur le terrain de Berlin-Tempelhof.

Les équipages belges, anglais, hollandais et allemands, — réunis au bar de l’aéroport, brillamment éclairé car, malgré l’heure avancée de la matinée, il y fait absolument noir, tant est épaisse la brume qui couvre toute la région berlinoise, — s’étonnent de voir Génin revenir de la météo un bulletin à la main héler Aubert d’un ton joyeux :

— Finis ton verre, et en route.

— On peut y aller ? s’informe le pilote de la SABENA belge qui assure, ce jour-là, le Berlin-Bruxelles et qui a déjà plus de deux heures de retard sur son horaire.

— Le temps est le même qu’au bulletin de 9 heures, mais nous assurerons le départ sur Hanovre comme prévu.

— Vous êtes fous, que dit la météo là-bas ?

— Brume au sol.

Dans toutes les langues et avec cette passion du « discutage de coup » qui se retrouve chez tous les aviateurs, pilotes et radios sont unanimes :

— Partir est une folie…

Un employé du port aérien va même prévenir le commandant de l’aérodrome, qui arrive affolé dans le bar où quelques passagers ont pris, eux aussi, part à la discussion.

— Je vous interdis de partir.

— Vous n’en avez pas le droit.

Le directeur de l’International Air Trafic Association, à laquelle sont inscrites toutes les compagnies de navigation aérienne est justement l’un des passagers qui doit gagner Hanovre ; il intervient :

— Vous ne pouvez empêcher le pilote français de décoller, mais vous avez qualité pour lui interdire de prendre des passagers. Cependant, pour mon compte, je tiens à effectuer ce vol…

— Moi aussi, ajouta l’un des directeurs de la K.L.M. néerlandaise.

— Alors, en piste, décida Génin.

Douze minutes plus tard, tout le personnel de l’aéroport, les équipages et les passagers des autres lignes regardaient stupéfaits le trimoteur français décoller en pleine brume vers Hanovre… où il atterrit à l’heure dite ; il fallut s’armer de lampes-tempête pour aller chercher les passagers de Génin perdus au milieu de la piste où il les avait laissés, ne voulant pas « prendre la responsabilité de les garder à bord pendant le roulement au sol, très dangereux lorsqu’on n’y voit pas à 10 mètres ! »

Après ce vol, la coutume, nous rapporte Pierre Vire, lui-même héros de notre aviation commerciale, s’établit parmi les étrangers de s’en référer les jours de mauvais temps à la décision de Génin puis bientôt, lorsqu’il eut fait école, de l’équipage français quel qu’il fût, car si cette anecdote est restée ignorée en France, elle était connue sur tous les aéroports d’Europe où la haute maîtrise de Génin et son imperturbable régularité étaient bien vite devenues célèbres.

Le 14 mars 1932, Gaston Génin était fait chevalier de la Légion d’honneur. Le motif qui accompagnait cette distinction portait seulement : 4 000 heures de vol, 500 000 kilomètres parcourus sur les lignes.

Il se consacrera désormais, avec son inséparable radio Aubert, à la mise au point et à l’instruction de la méthode d’atterrissage ZZ, qui permettait, après un vol effectué uniquement en pilotant sans visibilité extérieure à l’aide des instruments de bord et guidé par radiogoniométrie, de se poser sur un terrain équipé convenablement, en courant le minimum de risques et sans avoir vu à nouveau le sol.

La France, qui appliquait le vol de nuit sur le parcours titanesque de la ligne France-Amérique du Sud, n’avait pas adopté sur tous ses réseaux ce régime indispensable pour conserver la supériorité de vitesse de l’avion sur des parcours où les grands express internationaux maintiennent de jour comme de nuit des moyennes de 75 kilomètres à l’heure.

Le 1er juin 1933, Génin et ses camarades dont il avait été l’instructeur, inauguraient sur Paris-Bruxelles, Paris-Cologne-Hanovre-Berlin et Paris-Stockholm-Helsingfors le service du courrier et des messageries. Les lettres et journaux postés à Paris avant 19 h. 30 étaient amenés au Bourget par tri-porteur automobile et chargés dans le trimoteur Farman-300 que Génin et Aubert, toutes les nuits, conduisaient à Bruxelles ; vers 4 heures du matin, l’équipage reprenait son vol vers Paris où il rentrait à l’aube.

En août, le même équipage et le même appareil firent des essais sur Paris-Marseille de nuit, emmenant même pour le vol du 6 août, M. Allègre, directeur général de la Compagnie Air-France, qui venait alors de se constituer.

Cependant, entre deux vols, Génin devenu chef-pilote, spécialement chargé du personnel, et qui avait largement dépassé le « million de kilomètres » préparait un voyage qu’il était particulièrement désigné pour mener à bien : Paris-Tananarive.

Jusque-là ce parcours avait été déjà survolé bien des fois par des avions de raid, mais le fait que, seul le vol de jour était pratiqué au cours de ces randonnées, avait fait perdre aux équipages un temps précieux. Accompagné de Salel, le pilote d’essai des avions Farman, le capitaine Goulette avait, en novembre 1931, relié la France à Madagascar en 4 jours 7 heures 30 minutes ; ce record était resté inégalé depuis.

« L’on doit pouvoir, dans l’état actuel de la technique, faire ce parcours en moins de 80 heures et en moins de 60 avec un avion rapide », disait Génin à la fin de 1934.

Pour ce faire, Génin forma équipage avec l’enseigne de vaisseau Jean Laurent, navigateur expérimenté, et André Robert, fervent adepte du grand tourisme aérien, qui avait effectué plusieurs randonnées en Afrique du Nord, et dont rien n’arrêtait la fougueuse jeunesse : vingt-deux ans.

L’appareil choisi fut ce même Farman-199 à moteur Lorraine-Algol de 300 CV qui avait sous le nom de « Saint-Didier », déjà tenté le vol-record en février 1932 et avait été racheté par Laurent.

L’avion portant le nom de « Philippeville », — cité dont Laurent était originaire, — décolla du Bourget le samedi 19 janvier 1935 à 20 h. 47 pour Marignane, d’où il devait prendre le départ réel pour la tentative de record France-Madagascar :

Génin, qui se trouvait en permission et ne voulait pas manquer la reprise de son service sur la ligne, un mois plus tard, avait décidé de profiter de la lune de janvier. Les mécaniciens Mistrot et Richard travaillèrent 24 heures de suite sur l’appareil, qui put être essayé le samedi à 14 heures ; six heures plus tard l’équipage volait vers Tananarive !

Après une étape de nuit et une courte escale à Marseille, le « Philippeville », à 3 h. 10, avant l’aube, se lançait de Marignane au-dessus d’une Méditerranée déchaînée, survolait les bouches de Bonifacio pour se poser à Gabès d’où, après un rapide ravitaillement, les aviateurs repartaient vers le Caire par Syrte. L’horaire du raid comprenait l’étape Syrte-Wadi-Halfa, par-dessus le désert, de Lybie mais, ayant rencontré un vent debout assez fort, Génin, qui n’a pas perdu ses habitudes de régularité, décide de se poser sur le terrain de la capitale égyptienne. En pleine nuit, malgré un vent de sable tenace, Laurent réussit à trouver la vallée du Nil et Génin atterrit au petit matin, dans une éclaircie, sur l’aérodrome du Caire, sans feu ni balisage allumé, car depuis dix heures du soir on ne les attendait plus.

Apres quatre heures de repos, Génin et ses camarades mettaient le cap sur Karthoum a travers le désert de Nubie de si sinistre aspect que, dirent les aviateurs à leur arrivée « c’est là que nous placerions l’enfer s’il nous fallait, sur terre, lui trouver un site ! »

À ce moment, le record était encore battable, mais les heures perdues par suite des circonstances atmosphériques rencontrées lors des premières étapes ne toléraient plus aucun retard.

Ne pouvant relier Karthoum à Dar-es-Salam d’un seul coup d’aile, les aviateurs avaient prévu une escale de ravitaillement à Juba, petite localité du Soudan anglo-égyptien, constituée par une agglomération de cases si disparates qu’ils refusèrent, malgré les instances de Laurent, sûr de sa route, d’y reconnaître l’étape régulière et la dépassèrent. En rase-mottes sur la brousse Génin, ne rencontrant que lions, rhinocéros et crocodiles revint sur Juba où les lenteurs du ravitaillement fit encore perdre au « Philippeville » plusieurs heures.

Le mardi 22 janvier, à 11 heures, le Farman repart pour Dar-es-Salam et survole le Kenya ; un peu au nord de Nairobi il doit se poser sur le petit terrain de Kajiada, juché à 1 800 mètres et qui constitue une escale de secours des Impérial Airways.

Reçus par une charmante girl anglaise de 20 ans, qui leur confie sa désolation de n’avoir pas encore reçu son permis… de chasse à l’éléphant, Génin, Laurent et Robert ont juste le temps d’admirer une danse d’honneur d’indigènes magnifiquement armés et le chef-pilote, avec une rare maîtrise, décolle de ce terrain de montagne l’appareil lourdement chargé qui dépasse de quelque cent mètres les balises !

La nuit, troisième nuit de vol, fut très dure et l’avion, plafonnant à 2 500 mètres dans une région où les sommets de 3 000 mètres ne sont pas rares, Génin dut recourir au P.S.V. jusqu’à Mombassa, dont il aperçut soudain les lumières dans un trou : l’Océan Indien était atteint et, suivant la côte le « Philippeville » rallia sans encombre Dar-es-Salam. Il ne restait plus que 1 700 kilomètres à franchir pour toucher au but. Décollés à 7 heures, le canal de Mozambique était survolé à 2 000 mètres d’altitude par un temps à demi couvert qui ne permit pas à l’équipage de repérer l’îlot Juan de Nova. Ayant atteint la Grande Île au sud de Maintirane, le « Philippeville » atterrissait sur le terrain d’Ivato à 13 h. 5 locale, 85 heures et 18 minutes après son envol du Bourget.

L’accueil de Tananarive où ils furent reçus par leurs camarades Assollant et Lefèvre devait rester l’un des meilleurs souvenirs de Génin, qui se promit de profiter d’un prochain congé pour tenter d’améliorer à nouveau le temps du record France-Madagascar.

Dans la nuit du samedi 26 janvier, le « Philippeville » repartait vers Paris, qu’il ralliait le 2 février, après 20 000 kilomètres parcourus en 13 jours d’absence ; seule la vitesse insuffisante de leur avion — la vitesse moyenne du vol ne fut que de 115 kilomètres à l’heure — empêcha Génin et ses camarades de réaliser une performance encore plus belle. Ils n’auront de cesse d’y parvenir et c’est la première parole du chef-pilote à Mermoz, qui est venu féliciter son camarade sur l’aire du Bourget.

— Avec un avion moderne nous serions revenus depuis une semaine !

Une simple réplique de Robert : comme on lui demandait, après le retour triomphal, quels avaient été les moments les plus pénibles du raid, donnera une idée de la résistance de l’équipage :

— Ce fut l’étape Dar-es-Salam-Tananarive, répondit-il, sans hésiter, nous avions des étourdissements car, dans notre lutte contre la montre, nous avions oublié de manger depuis vingt-quatre heures.

Quelques jours plus tard, l’équipage fêtait la promotion au grade de sous-lieutenant de Génin, puis son élection au poste de secrétaire-général de l’Association des Professionnels navigants, mais déjà, le chef-pilote avait repris sa place sur la ligne et, comme pour marquer son retour, établissait le 25 février — avec un fort vent complice il est vrai — le record Paris-Cologne, couvrant les 408 kilomètres du parcours en 1 h. 15 avec 12 passagers à bord.

Sa rosette d’officier de la Légion d’Honneur était accompagnée le 15 août 1935 de cette magnifique citation :

« Pilote très scientifique, qui a été un véritable précurseur de la navigation aérienne par





mauvais temps. A, le premier en Europe, réussi en

février 1932, sur le trajet Berlin-Hanovre, un vol complet avec décollage et atterrissage en plein brouillard. Depuis, s’est acquis une très belle réputation dans toute l’Europe du Nord, grâce à la régularité de ses voyages effectués par n’importe quel temps. Spécialement affecté depuis deux hivers à l’instruction et à l’entraînement méthodique du personnel navigant au vol en P.S.V. et à l’atterrissage suivant la méthode ZZ, a obtenu les plus beaux résultats. Vient de se distinguer à nouveau en battant le record de vitesse sur France-Madagascar. 7 100 heures de vol dont 1 050 de nuit, plus d’un million de kilomètres parcourus sur les lignes aériennes françaises. »

Le jour même où cette citation paraissait au Journal Officiel, André Robert demandait à Génin de former à nouveau équipage avec lui pour tenter d’améliorer leur récent record en utilisant, cette fois, un Simoun, appareil moderne qui leur permettrait une moyenne de plus de 200 à l’heure.

Génin et Robert, seuls à bord, devaient réaliser, suivant leur tableau de marche, un gain de plus de 40 heures sur la performance précédente et diminuer de moitié la durée du voyage.

Le 9 novembre, l’appareil était conduit au Bourget, d’où les deux pilotes décollèrent dans la journée du 18, mais les conditions atmosphériques rencontrées au-dessus de la Méditerranée furent telles que Génin décida, après plus de 6 heures de vol, de rejoindre Marignane. C’est au cours de cette tentative qu’ils connurent les plus graves dangers, car une tempête effroyable régnait au-dessus de la mer où ils s’engagèrent en pleine nuit.

Comme les deux hommes, dans l’étroite cabine du Simoun, luttaient depuis plus de trois heures, guettant en vain une éclaircie, Génin hurla à son compagnon :

« Attache-toi ». Bien lui en prit, car, quelques minutes plus tard, à travers les hublots du petit appareil ils voyaient scintiller des lumières qu’ils prirent d’abord pour des étoiles, mais Génin crispé aux commandes réalisa soudain tout le péril de la situation : l’avion s’était retourné dans la tempête et volait sur le dos ; ce qu’ils apercevaient « au-dessus de leurs têtes » étaient… les feux de barques de pêche.

En attendant la lune de décembre, l’équipage du « Gody-Radio », — tel était le nom du Simoun mis à leur disposition par une firme d’équipements radio-électriques d’Amboise — établit un projet encore plus audacieux : 5 étapes seulement devaient couvrir les 10 000 kilomètres de Paris-Tananarive : Le Bourget-Syrie, Wadi-Halfa, Atbara, Dar-es-Salam et Tananarive.

500 000 francs de prime furent même attribués par le Ministère de l’Air, à l’équipage qui abaisserait à 43 heures, le record si envié.

Le lundi 9 décembre, Génin et Robert partaient une nouvelle fois du Bourget et se posaient à Syrte le même soir à 22 heures, après un vol remarquable à plus de 250 de moyenne. Après 1 h. 10 seulement d’escale, l’équipage mettait le cap sur Wadi-Halfa, mais au-dessus du désert de Lybie, la pression d’huile tomba à un kilo et Génin ne pouvant découvrir le terrain de Tobrouk se posa en pleine nuit sur la côte de Cyrénaïque à Benghazi. L’avion était intact et le premier message des aviateurs annonçait leur retour à Paris afin de prendre un nouveau départ.

Le 14 décembre le « Gody-Radio » ralliait le Bourget et quatre jours plus tard, à 22 h. 38, dans des conditions atmosphériques qui interdirent le départ au très bel équipage Pharabod-Klein, Génin et Robert décollèrent pour Syrte. Sur un Maillet-71 qui leur avait été précédemment destiné d’ailleurs, leurs camarades tentaient le même raid. Arrivés à Syrte le jeudi à 8 h. 30, ils se posèrent à Wadi-Halfa, Juba et Lumbo, avant d’atterrir à Tananarive le samedi 21 décembre, après 57 h. 32 de voyage. Si les 43 heures étaient loin d’être atteintes, le vol remarquable accusait pourtant, avec un avion de 180 CV seulement, une moyenne, étapes comprises, de près de 175 kilomètres à l’heure.

Le 26 décembre, cinq jours après l’arrivée à Tananarive de l’équipage victorieux, Pharabod et Klein partaient à leur tour de Paris dans le but de surpasser, avant la fin de l’année, le record de Génin et Robert.

Après un début absolument remarquable, le Maillet-Régnier, malgré deux retards, avait atteint Wadi-Halfa en moins de vingt-quatre heures — les aviateurs furent arrêtés par des formalités administratives — et ne purent repartir que le 30, continuant « pour l’honneur », un voyage qui devait néanmoins les amener à Madagascar pour « le réveillon » dirent-ils. Au décollage de Wadi-Halfa l’appareil, lourdement chargé, ne put décoller et s’écrasa en flammes…

Cependant Génin et Robert revenaient en France par l’itinéraire de la ligne France-Madagascar et atterrissaient au Bourget le 9 janvier. Huit jours plus tard, avec ses camarades Lafannechère et Champaloux, Génin commençait, au Centre d’Etudes Tactiques de Reims, ses cours de P.S.V. aux équipages militaires.

André Robert, lui, prépara une traversée de l’Atlantique-Nord qu’il voulait tenter seul, à bord d’un Goéland, puis d’un Simoun. Un accident d’automobile survenu le 11 juin 1936, et ou il se brisa une jambe, l’écarta pour un temps des terrains ; lorsqu’il reprit son entraînement, quelques mois plus tard, sur la piste du Bourget, Gaston Génin en avait déjà décollé pour la dernière fois.

Le samedi 1er août 1936, Génin, en se rendant au Bourget, acheta à un kiosque proche de son domicile, son journal habituel, et fut quelque peu surpris de voir sa propre photographie en première page, illustrant l’article qui annonçait l’accident mortel survenu la veille, sur le terrain de Villacoublay à son homonyme, le lieutenant Génin du centre des essais en vol.

— Pauvre vieux, dit-il à un camarade, pourvu que cette tragique erreur ne me porte pas la guigne.

La nuit même il tombait à son poste, dans un vol banal, alors que son destin l’avait préservé de tant de « coups durs ».

Le 6 août, aux Invalides, un camarade lut sur son cercueil orné de la rosette de la Légion d’Honneur, de l’Ordre de Léopold Ier de Belgique et de la Médaille militaire, la dernière citation du chef-pilote Gaston Génin, parue le matin même au Journal Officiel :

« Pilote d’une bravoure légendaire qui demeurera l’une des gloires les plus pures de l’aviation française. »

Gaston Génin, pionnier du vol aveugle et des grandes lignes aériennes, baliseur du ciel d’Europe, tombé en plein vol sur sa ligne, comme Bajac, Noguès et, quelques mois plus tard, Mermoz.