Baliseurs de ciels/Ciel d’Asie 2

GEORGES WINCKLER, LE DÉFRICHEUR


C’était en 1908, dans le parc d’une villa lyonnaise deux gamins d’une quinzaine d’années s’amusaient avec une sorte de planeur qui rappelait étrangement celui de Lilienthal : « Avec ça, vois-tu, Henri, dit l’un d’eux, l’on doit tenir en l’air une minute ou deux…

— Peut-être, repartit le cadet soucieux, si on ne se fait pas pincer avant. »

Georges Winckler, neveu des frères Lumière et son cousin Henri Lumière commençaient ainsi, à l’aube de l’aviation naissante, leur brillante carrière d’hommes volants.

C’est ce souvenir qu’évoquait voici quelques mois le président de l’Aéro-Club du Rhône après une conférence sur les Ailes et l’Empire que j’avais été faire à Lyon et au cours de laquelle j’avais signalé la part prise par Georges Winckler dans la création de la ligne d’Extrême-Orient. J’ignorais, en effet, que cette famille Lumière, l’une des plus glorieuses de France, ait donné à l’aviation, outre l’un de ses premiers touristes aériens, le remarquable pionnier que fut Winckler.

Tandis que le film « Courrier d’Asie », que j’avais choisi pour illustrer ma causerie, évoquait magnifiquement l’œuvre de Noguès et de son plus précieux collaborateur, Henri Lumière ajouta :

— Ce phénomène de Georges n’eut jamais que deux passions dans sa vie : l’aviation et Noguès.

Je connaissais déjà la très curieuse et très attachante figure de Winckler et c’est avec une profonde émotion que cherchant à reconstituer l’existence surprenante du Docteur — c’est sous ce surnom qu’il était célèbre de Marignane à Saïgon ou de Natal à Santiago — je voyais revivre en lui l’un de ces aventuriers d’antan qui conquirent à la France un empire.

À quatorze ans, le jeune Winckler, qui, comme tous les siens, s’est tourné vers les études techniques et prépare l’École Centrale de Lyon, a construit un planeur sur lequel il effectue déjà des glissades sérieuses. Trois ans plus tard il a inventé un stabilisateur automatique qu’il n’hésite pas à présenter à l’Exposition des Inventeurs, exposition qui, en cette année 1911, se tient à Lyon.

Une médaille d’or consacre son ingéniosité et, en récompense de ce succès, il obtient l’autorisation de prendre son baptême de l’air avec Kimmerling, qui fait dans la région une excellente œuvre de propagande.

Avant la fin de l’année, il est lâché par Plantier qui a accepté de lui apprendre à piloter : il a tout juste dix-sept ans.

Ces débuts l’ont enthousiasmé et, lorsque la guerre éclate, il part dans le Génie. Fantassin en 1915 il demande à passer dans l’aviation et, le 4 octobre 1916, il décroche aisément le brevet militaire à l’École d’Ambérieu. Ses qualités ont frappé ses instructeurs qui le gardent comme moniteur : il obtient d’être affecté au service des essais puis des convoyages. Lorsque le 15 août 1919 il quitte l’arme, il a totalisé 1 180 heures de vol.

L’aviation marchande est à peine sortie des limbes. Ingénieur, Winckler fonde une usine où il s’attelle à la fabrication des cyclecars. Mais l’industrie casanière ne cadre vraiment pas avec son tempérament et pendant quatre ans, ayant fait de sérieuses études de navigation maritime, il bourlingue en Méditerranée avec son cotre de 14 tonneaux.

La vie est belle, mais le cabotage tel que le pratique en amateur — ô combien ! — Georges Winckler, ne nourrit pas son homme. Un ami lui propose, en 1925, de diriger à Paris l’agence d’une firme commerciale de Calais.

Durant près de dix-huit mois il « tiendra », et peut-être même eût-il fini prosaïquement dans la peau d’un armateur lorsqu’une annonce demandant des pilotes pour la Compagnie Générale Aéropostale lui fait jeter par-dessus son comptoir sa blouse de bureaucrate.

Daurat, lorsqu’il vit se présenter ce grand gaillard de 33 ans, maigre et efflanqué, dont le regard bleu brûle d’une flamme ardente, devine immédiatement, avec son habitude de peseur d’hommes, qu’il faut à celui-là une besogne de bâtisseur… et il l’envoie en Amérique du Sud où Vachet et Deley explorent le vaste domaine que les contrats ont donné à l’Aéropostale le droit de survoler.

Winckler est à son affaire : voyages de découverte, dépannages, prospection de terrains lui font bientôt une sérieuse réputation de réalisateur habile. Son audace réfléchie fait l’admiration de ses camarades et Vachet lui confie l’exploration de Fernando de Noronha et du Rocher Saint-Paul, où il voudrait établir des terrains de secours sur le trajet Natal-Dakar pour le jour où ce parcours sera assuré par avion.

Maurice Noguès, qui, à cette époque, termine son quatrième voyage d’expériences sur Marseille-Beyrouth, cherche à la Ciotat un second qui soit à la fois un bon pilote et un organisateur auquel il pourra laisser le soin de défricher au delà de la Syrie sa ligne vers l’Indochine. Il choisit Winckler qui, le 1er novembre 1928, entre à Air-Orient. Le 6 juin 1929, il inaugurera, avec un CAMS-53, le service Marseille-Beyrouth.

Ce devait être le début d’une étroite collaboration. Durant cinq ans, ces deux hommes « créeront » réellement la ligne d’Extrême-Orient.

Au-dessus du Siam, de la Birmanie, de l’Inde, Winckler ouvre la route ; il défriche les terrains, installe les postes radios. Le 1er juin 1930, il est nommé chef pilote de l’Air-Orient. En décembre, avec le CAMS-53 « Artois », il reconnaît la route Saïgon-Calcutta sur laquelle il avait été envisagé d’utiliser des hydravions[1].

Au cours de ce voyage il a la joie de visiter notre comptoir de Chandernagor où jamais aucun avion français ne s’était posé.

En 1931, Winckler est fait chevalier de la Légion d’honneur. Sa citation porte : « Pilote de très grande classe, qui joint à son habileté professionnelle un rare talent d’organisateur… »

À toutes les objections que ses subordonnés lui opposaient lorsqu’il exigeait un travail supplémentaire, le chef pilote n’avait qu’une réponse définitive :

« D’ailleurs le singe le veut ainsi ! »

Le « singe », c’était — par une vieille habitude que Winckler avait conservée de la période maritime de sa vie — le commandant de bord : Noguès.

Et lui, qui n’eût jamais toléré d’entendre quiconque dénommer ainsi le patron, ne l’appelait jamais autrement, avec une intonation de respect et d’affection toutefois.

De Marseille à Saïgon il inculquait aux pilotes, aux mécanos, aux chefs de base, avec une foi d’apôtre, l’esprit de la ligne.

Sur tout le réseau son inspection était attendue avec crainte — il avait compris la nécessité d’une juste sévérité — mais aussi avec curiosité :

« Quelle sera la dernière idée du Docteur », se demandait-on d’Akyab à Damas, car Winckler n’avait pas — loin de là — usurpé sa réputation d’original.

Un jour, comme il venait de se poser à une escale où était attendu l’avion de la ligne, il voit le Fokker se présenter au-dessus du terrain, à quelque 1 000 mètres, et, en bordure de piste, commencer des S très inclinés.

À peine descendu de son poste de pilotage, il saute sur le délinquant, excellent pilote d’ailleurs, nouvellement engagé à la Compagnie :

— Ici vois-tu, mon petit, il ne faut pas faire le zigomar. Dans notre métier, être admiré des filles, faire parler de soi, ce n’est pas difficile…

Et allongeant l’un de ses bras démesurés, il serre fortement l’épaule du pilote :

— Ce qui est dur, vois-tu, c’est de faire un squelette confortable.

Il est bon d’ajouter d’ailleurs pour compléter la silhouette du personnage, qu’aucun pilote de la ligne d’Orient ne se serait jamais permis de tenter les extraordinaires acrobaties que réalisait Winckler lorsqu’il s’agissait de dépanner un camarade ou de reconnaître un nouveau parcours.

En 1933, un pilote, à court d’essence, se pose sur le terrain de secours d’Asalu, à 250 kilomètres dans l’est de Bouchir. Les pleins faits, l’avion, trop lourd pour ce terrain trop court, aborde une zone de sable mou ; le pilote a juste le temps de couper les contacts et le trimoteur — un Fokker — « passe sur le nez ».

Winckler, alors à Damas, est alerté et se pose avec un avion de réserve :

— Tête de noix, embarque-moi le courrier et file avec ton zinc. Dépêche.

— Mais vous, Monsieur Winckler ?

— T’en fais pas, jeunot, monsieur Winckler ne te fera pas revenir ici pour le chercher.

Il se retourne vers le Fokker que l’on a, tant bien que mal, remis sur ses roues et dont le bâti central a pris une curieuse allure : l’hélice est tordue, le moteur avarié.

Inutile de spécifier qu’à part une boîte de dépannage de mécano, Winckler ne dispose d’aucun des outils indispensables pour redresser le bâti et souder les montants brisés : Asalu est un bled où un fortin constitue la seule ressource. Ce malgré quoi, le lendemain soir, les mécanos de Damas virent avec ahurissement et terreur se poser sur le terrain le Fokker de Winckler. Damas est à 2 500 kilomètres d’Asalu et le vol, dans l’état où se trouvait l’appareil, avait duré 16 heures !

Seize heures durant lesquelles, le moteur central ayant dû être réduit dès le décollage car il vibrait à tout casser et menaçait de s’arracher, Winckler a survolé le golfe Persique, les déserts d’Irak et de Syrie.

À l’atterrissage, comme l’on se pressait autour de lui et, parmi les premiers, le coupable de l’accident :

— C’est « lessivé », ça va pour ce coup-ci, dit-il, mais la prochaine fois que tu auras envie de dégueuler un bouilleur, tu tâcheras de choisir un coin civilisé !

L’époque de la prospection de Bangkok-Saïgon en 1930 par Winckler, Méresse, le radio Girard et le mécanicien Vautier ferait l’objet d’un volume.

Le Docteur, muni de son inséparable sextant, rectifia les cartes, repéra les emplacements les plus favorables à la création de terrains de secours, poussant la conscience professionnelle jusqu’à sonder le sol des aérodromes projetés afin d’être certain que pendant la saison des pluies ils pourraient être utilisables. Ce premier « raid » dura huit mois.

Dès son retour, Winckler rendit compte à Noguès de la possibilité d’ouvrir avant seize mois la ligne. Un an plus tard, tout était prêt.

Cette rapidité d’exécution est restée proverbiale « à la colonie ». En 1933, Winckler assure le courrier au décollage de Vien-Tiane vers Hanoï. La piste est à peine terminée, des travaux que les Ponts et Chaussées ont tardé à entreprendre sont indispensables pour permettre, surtout en période de mousson, le décollage des appareils lourdement chargés.

Ce matin-là, le Fokker a dépassé nettement l’aérodrome et sautille dangereusement dans les rizières. Enfin, choisissant l’endroit qui lui paraît le moins dangereux, Winckler réduit ses trois moteurs et amortit le roulement dans une rizière où l’avion se freine sans rien casser. Sans un mot, Winckler descend, rejoint la voiture de la Compagnie et se dirige dans sa tenue de voyage — chemise Lacoste à manches courtes, short, sandales — vers la Résidence. Reçu immédiatement par le Gouverneur du Laos, le chef pilote se présente :

— Il me faudrait 70 charrettes et 400 coolies pour terminer le terrain, monsieur le Résident.

Au départ du courrier suivant, la piste était terminée.

En février 1936, 220 courriers d’Indochine avaient survolé l’itinéraire préconisé dès 1930 par Noguès et Winckler, mais à la suite de la chute d’un appareil dans la forêt birmane et de la nécessité d’éviter, pour gagner une journée, le crochet de la ligne par Bangkok, le chef-pilote décida de jalonner la jungle et la forêt de terrains de secours. Une caravane anglo-saxonne avait bien déjà tenté, en 1935, cette expérience, mais elle échoua et, décimée par les fauves et la maladie, elle put à grand’peine rallier la Chine. Son chef avait dénommé la « route impossible » le parcours de Mandalay au Tonkin. Le 8 février 1936, Winckler part à cheval, d’Hanoï, avec soixante coolies, seul Européen, accompagné du métis Drouot.

Cette expédition va avoir à se suffire à elle-même pendant quatre mois. Winckler, bien décidé à revenir, a prévu jusqu’au moindre détail : comme on l’a prévenu que les coolies atteints de cafard abandonnaient la colonne et se perdaient dans la forêt, le chef-pilote a longtemps cherché ce qui pourrait les détourner d’une initiative si contraire à ses projets. Un jour, à la terrasse d’un café d’Hanoï, les consommateurs virent avec stupéfaction Winckler déplier en un sursaut sa haute carcasse et filer vers le quartier chinois où il fit l’emplette d’un phono et de quarante disques : il venait de réaliser, que dès que l’on embrayait le pick-up, les indigènes commençaient de stationner interminablement devant le café. Et, chaque soir, après la fatigue de l’étape, ces soixante bonshommes se groupaient autour du phono que « Thomas-Capitaine », ainsi avaient-ils surnommé Winckler, leur remontait inlassablement, alors que sa plus douce joie eût été de s’étendre sur son lit de camp et de récupérer pour la tâche du lendemain.

Accablé par la fièvre et la dysenterie, traversant durant quarante-cinq jours une région où aucun homme n’était passé avant lui, il tiendra quatre mois, et ce pilote qui, de son propre aveu, a horreur du bled, tracera la route jalonnée de pistes de secours, qui fera gagner vingt-quatre heures à sa ligne.

Winckler, pilote qui n’aime que le vol, s’est renfoncé dans la boue, l’humus, la végétation l’inextricable de la forêt tropicale. Le courage aéronautique est un éclat d’une minute qui brille en plein soleil ; comment juger l’humilité de cette tâche, en apparence sans grandeur, accomplie dans l’ombre et longuement…

Winckler, lorsqu’il parvint à Mandalay, n’était plus qu’un fantôme amaigri de quatorze kilos, dont la peau était transpercée par des milliers de piqûres de la faune grouillante de la jungle birmane.

Un congé lui fut accordé et il rallia sa villa de la Ciotat, car il s’était fixé au premier poste de commandement d’Air-Orient.

Son jeune fils hissa au mât dressé devant la porte, son pavillon personnel qui, huit jours plus tôt, avait été amené devant sa case d’Hanoï, le pavillon de son cotre qui marquait ainsi aux deux extrémités de la ligne, l’absence ou la présence du patron.

— « Que d’ennuis l’on éviterait disait-il, avec son inimitable accent traînard, lorsque l’on blaguait cette habitude, que d’ennuis et de complications évités si tous les cocus faisaient comme moi ! »

Le grand pilote qui avait évité tous les coups durs et avait réalisé son programme ambitieux de « faire un squelette entier », s’éteignit épuisé par la réalisation de son dernier rêve, le 29 décembre 1936.

Dans la soirée d’hiver, si différente des crépuscules inoubliables d’Orient, son cercueil quitta ; le havre où il revenait fidèlement à chaque congés reprendre de nouvelles forces.

Un ami amena son pavillon, tandis que sur le quai proche la foule qui avait assisté aux obsèques s’écoulait lentement.

À la fin de 1939, le courrier d’Extrême-Orient, prolongé jusqu’à Hong-Kong, atteignait cette ville cinq jours après son départ de Marseille.

Le gouvernement japonais envisageait, à la veille des hostilités, de voir reporter à Tokio, le terminus de notre ligne impériale.

Le réseau d’Orient fut celui qui, durant huit ans d’exploitation, connut la plus grande régularité et le meilleur coefficient de sécurité. Si les noms de Mermoz, Guillaumet, Reine ont percé à travers l’anonymat glorieux de la Ligne, qui connaissait, en dehors de l’aviation, ceux de Noguès, Lacaze et Winckler ?

J’ai voulu, en évoquant leur œuvre, exprimer l’hommage que nous devons à tous ceux qui y collaborèrent si efficacement : Delaunay qui, en Amérique du Sud, se laissa atrocement brûler pour poser son avion, sans que ses passagers risquent le plus grave accident, Camoin et Jean Hennequin, le beau-père et le gendre, affectés au même trajet, Fouquet-Lemaitre, qui comptait plus de 800 traversées du désert, entre Damas et Bagdad, Méresse, passé depuis sur le secteur méditerranéen et qui devait y faire merveille, Launay, pionnier des premiers vols, Gambade, ancien lui aussi, du réseau d’Afrique, Lanata, Pichodou qui devaient, sur Marseille-Tripoli, s’entraîner pour l’Atlantique-Sud, et tant d’autres.

À leurs côtés, les radios : Péchard, Gloux, Micheletti, qui fut le compagnon de raid de Doret et tomba sur la ligne, Thomasset qui, à vingt-trois ans, était fait chevalier de la Légion d’honneur pour avoir sauvé le courrier à la nage après son troisième amerrissage en Méditerranée, alors qu’il comptait déjà 325 traversées et qui vint faire son service comme deuxième classe feu Bourget avec la Croix et 2 400 heures de vol ; les mécanos Marsot, héros du premier raid vers l’Indochine, de Bailly et Reginensi, Pouliquen, qui dépanna Hélène Boucher, Verouil qui, après 5 000 heures de vol dont 4 000 sur la ligne d’Extrême-Orient, reçut en 1937 le prix Alexandre Collenot pour ses 178 185 kilomètres totalisés en un an sur Damas-Hanoï, Sabarots, qui vient de recevoir la Légion d’honneur après ses liaisons vers Djibouti et qui compte, lui aussi, plus de 5 000 heures et bien près du million de kilomètres. Tous ceux-là n’ont-ils pas droit à ce titre de Baliseurs de la ligne d’Orient, qui furent les défricheurs de la grande artère ; qui mettait à cinq jours, de la France notre Indochine éloignée de près d’un mois par la voie maritime.

Ces quelques pages n’avaient d’autre but que de faire connaître, aimer et admirer ces pionniers de l’aviation impériale.

  1. L’équipage de l’ « Artois » comprenait, outre Winckler, le pilote Méresse, le radio Gloux et le mécanicien Vautier.