Œuvres - Tome IV.
LETTRE À ESQUIROS







LETTRE



A



ESQUIROS






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ENVIRONS DE MARSEILLE


20 Octobre 1870

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Inédit


LETTRE À ESQUIROS


Ce 20 octobre 1870.
Environs de Marseille.


Citoyen et Monsieur,

J’ai eu l’honneur de vous adresser, par un de mes amis de Marseille, une brochure que j’ai publiée sous ce titre : Lettres à un Français sur la crise actuelle.

Elle contient des lettres écrites au mois d’août, bien avant la capitulation de Sedan[1]. Mais l’éditeur, mon ami, qui les a singulièrement raccourcies, pour ne point dire châtrées[2], croyant sans doute que le moment n’était pas encore venu de dire toute la vérité, a trouvé bon aussi de les dater de septembre.

Ces lettres — adressées à un ami, au citoyen Gaspard Blanc de Lyon, un des jeunes gens les plus dévoués au salut de la France que j’aie rencontrés, et que M. Challemel-Lacour, commissaire extraordinaire, détient maintenant en prison sous la prévention ridicule et odieuse d’être un agent des Prussiens — |2 vous prouveront, j’espère, citoyen Esquiros, que moi aussi je ne suis ni l’ami, ni le partisan du roi de Prusse ni d’aucun despote du monde.

M. Challemel-Lacour et M. Andrieux, procureur de la République à Lyon, ont osé soulever contre moi cette calomnie infâme. Certes ce n’est pas moi qui me plaindrai jamais de la vivacité de la polémique entre des partis qui se combattent. Je n’en aurais d’ailleurs pas le droit ; car moi aussi, quand et autant que j’ai pu, je me suis montré impitoyable pour les intérêts, pour les hommes et pour l’organisation politique et sociale dont ces Messieurs apparaissent aujourd’hui comme les défenseurs naturels, au détriment du salut de la France, et qui dans leur ensemble constituent la néfaste toute-puissance actuelle de la bourgeoisie. J’ai attaqué durement et les principes et les soi-disant droits de mes adversaires en politique et en socialisme. Mais je n’ai jamais touché aux personnes, et j’ai eu toujours la calomnie en horreur.

|3 C’est un moyen si commode, n’est-ce pas, que de jeter aujourd’hui cette épithète de Prussiens à tous les hommes qui ont le malheur de ne point partager un enthousiasme de commande pour ces soi-disant sauveurs de la France, dont l’inertie, l’incapacité et l’impuissance infatuée d’elle-même perdent la France.

Un autre que vous, citoyen Esquiros, aurait pu me demander : « Qu’est-ce que tout cela vous fait, à vous qui êtes étranger ? » Ah, monsieur, ai-je besoin de vous prouver, à vous, que la cause de la France est redevenue celle du monde ; que la défaite et la déchéance de la France seront la défaite et la déchéance de la liberté, de tout ce qui est humain dans le monde. Que le triomphe définitif de l’idée et de la puissance de la Prusse, militaires et bureaucratiques, nobiliaires et jésuitiquement protestantes, sera le plus immense malheur qui puisse frapper toute l’Europe. Si la Prusse l’emporte, c’en sera fait de l’humanité européenne au moins pour cinquante ans ; pour nous autres vieux, il ne nous restera plus qu’à mourir. Hélas ! je devrai reconnaître que feu mon ami Alexandre Herzen |4 avait eu raison, après les néfastes journées de juin 1848, — journées pendant lesquelles la bourgeoisie de Paris et de France avait élevé le trône de Louis Bonaparte sur les ruines des espérances et de toutes les aspirations légitimes du prolétariat, — lorsqu’il proclamait que l’Europe occidentale désormais était morte, et que pour le renouvellement, pour la continuation de l’histoire, il ne restait plus que deux sources : l’Amérique, d’un côté, et, de l’autre, la barbarie orientale.

Avocat, non de votre monde bourgeois officiel, monde que je déteste et que je méprise du plein de mon cœur, mais de la révolution occidentale, j’avais toujours défendu cette révolution contre lui. Après en avoir été un des ardents adeptes, il n’y croyait plus du tout. Moi je continuai d’y croire, malgré la catastrophe, malgré le crime commis par la bourgeoisie en Juin. Il disait que l’Europe occidentale était désormais pourrie, qu’elle était devenue raisonneuse et lâche, sans foi, sans passion, sans énergie créatrice, comme autrefois le Bas-Empire. Je lui accordais |5 tout cela par rapport à votre civilisation bourgeoise, mais je lui objectais que dans l’Europe occidentale, au-dessous de la bourgeoisie, il y avait un monde barbare sui generis : le prolétariat des villes et les paysans, qui, n’ayant pas abusé ni même usé de la vie, n’ayant pas été dépravés ni sophistiqués par cette civilisation caduque, mais, au contraire, continuant d’être moralisés toujours par un travail qui, tout opprimé et tout esclave qu’il soit, n’en est pas moins une source vivante d’intelligence et de force, sont encore pleins d’avenir ; et que par conséquent il n’y avait pas besoin d’une invasion de la barbarie orientale pour renouveler l’Occident de l’Europe, l’Occident ayant dans ses régions souterraines une barbarie à lui qui le renouvellerait à son heure.

Herzen n’en croyait rien, et il a été tué par son scepticisme beaucoup plus que par sa maladie. Moi, au contraire, j’étais plein de foi ; j’ai été socialiste-révolutionnaire non seulement en théorie, mais en pratique ; c’est-à-dire que j’ai eu foi dans la réalisation de la théorie socialiste, et c’est à cause de cela même que je lui ai survécu. J’ai été et je suis socialiste, non seulement parce que le socialisme c’est la liberté réelle, c’est l’égalité réelle et c’est la fraternité réelle, et c’est la justice humaine et universelle, — mais encore par une considération de physiologie sociale.

Je suis socialiste, parce que je suis arrivé à cette conviction que toutes les classes qui ont constitué jusqu’ici, pour ainsi dire, les grands personnages agissants et vivants de la tragédie historique, sont mortes. La noblesse est morte ; la bourgeoisie est morte et pourrie. Elle ne le prouve que trop bien à cette heure. Que reste-t-il ? Les paysans et le prolétariat des villes. Seuls ils peuvent sauver l’Europe du militarisme et du bureaucratisme prussiens, ces deux alliés et cousins du knout de mon cher empereur de toutes les Russies.

Eh bien ! ce que je vois aujourd’hui en France me plonge dans un état proche du désespoir. Je commence à craindre avec Herzen que les paysans et le prolétariat, en France, en Europe, ne soient morts aussi. Et |6 alors ? alors la France est perdue, l’Europe est perdue.

Mais non ! Pendant ma courte présence à Lyon et dans les environs de Marseille, j’ai vu, j’ai senti que le peuple n’était point mort. Il a tous les grands instincts et toutes les puissantes énergies d’un grand peuple. Ce qui lui manque, c’est l’organisation et la juste direction ; non cette direction et cette organisation qui lui tombent d’en haut, de par l’autorité de l’État, et apostillées, soit par Sa Majesté impériale Napoléon III, soit par Sa Majesté républicaine le seigneur Gambetta ; mais cette organisation et cette direction qui se forment d’en bas et qui sont l’expression même de la vie et de l’action populaires.

Il est évident, citoyen Esquiros, que pour vous adresser une lettre pareille, il faut que j’aie grande foi en vous. Et savez-vous pourquoi j’ai cette foi ? Je n’ai jamais eu l’honneur de vous rencontrer. Mais j’ai lu vos écrits et je connais votre vie. Je sais que vous n’avez jamais craint d’être un révolutionnaire conséquent, que vous ne vous êtes jamais démenti, et que jamais vous n’avez sacrifié la cause du peuple à des considérations de classe, de parti, ou à des vanités personnelles. Enfin, Monsieur, vous avez été le seul, dans ce malheureux Corps législatif, après les désastres qui ont détruit les armées françaises, et, permettez-moi de vous le dire, au milieu de la lâcheté et de la stupidité manifestées par tous vos collègues de la gauche, — les mêmes qui forment aujourd’hui le gouvernement de la Défense nationale, — le seul qui ayez proposé l’unique moyen qui restait pour sauver la France : à savoir celui de provoquer, par une proclamation faite au nom du Corps législatif, l’organisation spontanée de toutes les communes de France, en dehors de toute tutelle administrative et gouvernementale de l’État[3]. Vous vouliez proclamer, en un mot, la liquidation, |7 ou plutôt même la simple constatation de la ruine totale et de la non-existence de l’État. Vous auriez mis la France, par là même, en état de révolution.

J’ai toujours compris, et à cette heure il doit être devenu évident pour tout le monde, qu’en dehors de ce remède héroïque il ne peut y avoir de salut pour la France. Les avocats qui composent votre gouvernement actuel ont pensé autrement. Privés de tous les moyens qui constituent la puissance d’un État, ils ont voulu — les innocents ! — jouer au gouvernement de l’État. Par ce jeu, ils ont paralysé toute la France. Ils lui ont interdit le mouvement et l’action spontanée, sous ce prétexte ridicule, et, vu les circonstances présentes, criminel, que seuls les représentants de l’État doivent avoir le monopole de la pensée, du mouvement, de l’action. Obsédés par la crainte de voir l’État crouler et se fondre dans leurs mains, pour le conserver ils ont gardé toute l’ancienne administration bonapartiste, militaire, judiciaire, communale et civile ; et ils ont poussé leur sotte confiance en eux-mêmes, leur criminelle infatuation personnelle, à ce point d’avoir espéré que, du moment qu’ils étaient, eux, au pouvoir, les bonapartistes eux-mêmes, ces gens liés irrévocablement au passé par la solidarité du crime, se transformeraient en patriotes et en républicains. Pour pallier cette faute et pour en corriger les conséquences funestes, ils ont envoyé partout des commissaires extraordinaires, des préfets, sous-préfets, avocats généraux et procureurs de la République, pâles républicains, bâtards de Danton, comme eux ; et tous ces petits avocats, tous ces fats en gants jaunes du républicanisme bourgeois, qu’ont-ils fait ? Ils ont fait la seule chose qu’ils pussent faire : ils se sont alliés partout à la réaction bourgeoise contre le peuple ; et en tuant le mouvement et l’action |8 spontanée du peuple, ils ont tué la France partout. Maintenant l’illusion n’est plus possible. Voici quarante-six jours que la République existe : qu’a-t-on fait pour sauver la France ? Rien — et le Prussien avance toujours.

Telle fut la pensée, citoyen, et tels furent les sentiments qui ont présidé à la formation du Comité du salut de la France à Lyon, qui dictèrent sa proclamation, qui poussèrent mes amis à faire cette tentative du 28 septembre, qui a échoué, je ne crains pas de le dire, pour le malheur de la France.

Plusieurs de mes amis, dans des lettres qu’ils ont adressées au Progrès de Lyon, ont eu la faiblesse de nier le but réel de cette manifestation manquée[4]. Ils ont eu tort. Dans les temps comme celui au milieu duquel nous vivons, on doit avoir, plus qu’à toute autre époque, le courage de la vérité.

Le but était celui-ci : Nous avions voulu renverser la municipalité de Lyon : municipalité évidemment réactionnaire, mais encore plus incapable et stupide que réactionnaire, et qui paralysait et continue de paralyser toute organisation réelle de la défense nationale à Lyon ; renverser en même temps tous les pouvoirs officiels, détruire tous les restes de cette administration impériale qui continue de peser sur le peuple en tirant le chapeau à Leurs Majestés les rois d’Yvetot qui s’imaginent régner et faire quelque chose de bon à Tours ; et convoquer la Convention nationale du salut de la France. En un mot, nous voulions réaliser à Lyon ce que vous-même, citoyen Esquiros, vous avez essayé de faire par votre Ligue du Midi, Ligue qui eût certainement soulevé le Midi et organisé sa défense, si elle n’eût point été paralysée par ces rois d’Yvetot.

Ah, Monsieur, les avocats du gouvernement de la Défense nationale sont bien criminels ! Ils tuent la France. Et, si on les laisse faire, ils la livreront définitivement aux Prussiens !

|9 Il est temps que je finisse cette lettre déjà trop longue…


(Le manuscrit s’interrompt ici.)

  1. Ceci n’est pas tout à fait exact. La partie du manuscrit de Bakounine d’où a été extraite la brochure a été rédigée du 27 août au 2 ou 3 septembre. — J. G.
  2. C’est cette phrase de Bakounine qui m’a surtout décidé à faire suivre, au tome II des Œuvres, la réimpression de la brochure Lettres à un Français de la publication intégrale du manuscrit de l’auteur. — J. G.
  3. C’est dans la séance du 25 août 1870 qu’Esquiros avait proposé « que le Corps législatif invitât les municipalités à se constituer en centres d’action et de défense, en dehors de toute tutelle administrative, et à prendre, au nom de la France violée, toutes les mesures qu’elles croiront nécessaires ». Bakounine a mentionné cette proposition à la page 23 du manuscrit Continuation, III, d’où a été extraite la brochure Lettres à un Français : voir tome II, p. 199. — J. G.
  4. De ces lettres, je n’en connais qu’une, celle écrite par Albert Richard le 1er octobre, de la retraite où il s’était mis à l’abri (elle a été reproduite par Oscar Testut dans L’Internationale et le Jacobinisme au ban de l’Europe, Paris, 1872, tome II, p. 277). Richard y dit : « Le but de la manifestation du 28 septembre n’était pas de faire appliquer le programme de l’affiche ; il était simplement de réclamer les mesures suivantes :
    « 1° Destitution des autorités militaires ;
    « 2° Élection des officiers par les soldats ;
    « 3° Réquisitions selon les besoins de la situation ;
    « 4° Mise en liberté des militaires emprisonnés pour causes politiques ou d’indiscipline ;
    « 5° Occupation des forts par la garde nationale ;
    « 6° Non-réduction du salaire accordé aux travailleurs des chantiers ;
    « 7° Formation et réunion à Lyon d’une Convention populaire du salut de la France.
    « Si les conseillers municipaux se déclaraient impuissants à faire exécuter ces mesures, les délégués de la manifestation devaient les inviter à donner leur démission. « Il n’y avait pas d’autre plan : et la preuve, c’est que notre imposante manifestation a eu lieu sans armes. Si l’on a envahi l’hôtel de ville, si des gardes nationaux bourgeois ont été désarmés, si M. Hénon n’a pas été écouté, si M. Challemel-Lacour a été arrêté, c’est que l’absence des conseillers municipaux du lieu des séances et le manque de réponse ont impatienté le peuple ; tous lui accorderez bien que dans un pareil moment il a le droit de s’impatienter. »
    Bakounine avait jugé et qualifié sévèrement, à l’instant même, la conduite de ceux des membres du Comité révolutionnaire qui voulaient capituler pour éviter une collision qu’ils redoutaient, et il leur avait dit, pendant qu’ils délibéraient encore à l’hôtel de ville, ce qu’il pensait d’eux. Seize mois plus tard, dans une lettre adressée à la Tagwacht, de Zürich, le 14 février 1872, il résuma son appréciation dans les termes suivants : « La couardise de l’attitude de Richard a été une des causes principales de l’échec du mouvement lyonnais du 28 septembre. Je regarde comme un honneur pour moi d’avoir pris part à ce mouvement, avec le digne citoyens Palix, qui est mort l’hiver dernier à la suite des souffrances qu’il a eu à endurer ; avec le brave citoyen Charvet, qui a été, depuis, assassiné lâchement par un officier ; avec les citoyens Parraton et Schettel, qui languissent encore à cette heure dans les prisons de M. Thiers. Depuis lors j’ai regardé Richard comme un lâche et un traître. »