Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 331-341).
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ASSEMBLÉE DES NOTABLES. — BAILLY EST NOMMÉ PREMIER DÉPUTÉ DE PARIS, ET, PEU DE TEMPS APRÈS, DOYEN OU PRÉSIDENT DES DÉPUTÉS DES COMMUNES.


L’Assemblée des Notables n’avait eu d’autre effet que de mettre dans un plus grand jour le désordre des finances et les autres plaies qui rongeaient la France. Ce fut alors que le parlement de Paris demanda la convocation des États Généraux. Cette demande fut reçue avec défaveur par le cardinal de Brienne. Bientôt après, la convocation devint une nécessité, et Necker, arrivé au ministère, annonça, dès le mois de novembre 1788, qu’elle était arrêtée en conseil, et même que le roi accordait au Tiers-État la représentation double si imprudemment mise en question par les courtisans.

Les districts se formèrent sur la convocation du roi, le 21 avril 1789. C’est de ce jour que date la vie politique de Bailly. C’est le 21 avril que le bourgeois de Chaillot, entrant dans la salle des Feuillants, s’imagina, disait-il, « respirer un air nouveau, » et regarda « comme un phénomène d’être quelque chose dans l’ordre politique par sa seule qualité de citoyen. »

Les élections devaient se faire à deux degrés. Bailly fut nommé premier électeur de son district. Peu de jours après, dans la réunion générale, l’assemblée l’appela au bureau en qualité de secrétaire. Ainsi, c’est notre confrère qui, à l’origine, rédigea le célèbre procès-verbal des séances des électeurs de Paris, si souvent cité par les historiens de la Révolution.

Bailly prit aussi une part active à la rédaction des cahiers de son district et à celle des cahiers du corps des électeurs. Le rôle qu’il joua dans ces deux circonstances ne saurait être douteux, si l’on en juge par ces trois courtes citations tirées de ses Mémoires : « La nation doit se souvenir qu’elle est souveraine et maîtresse de tout ordonner… Ce n’est pas quand la raison s’éveille qu’il faut alléguer d’anciens privilèges et des préjugés absurdes… Je louerai les électeurs de Paris qui, les premiers, ont conçu l’idée de faire précéder la constitution française de la déclaration des droits de l’homme. »

Bailly avait toujours été d’une si extrême réserve dans sa conduite et dans ses écrits, qu’on ne pouvait pas soupçonner de quel point de vue il envisagerait l’agitation nationale de 89. Aussi, dès le début, vit-on l’abbé Maury, de l’Académie française, proposer à son confrère de s’unir à lui, et de vivre même à Versailles dans un appartement commun. Il est difficile de se défendre d’un sourire quand on rapproche la démarche de l’éloquent et fougueux abbé, des déclarations si catégoriques, si nettes et si progressives du savant astronome.

Le mardi 12 mai, l’assemblée générale des électeurs procéda au scrutin pour la nomination du premier député de Paris. Bailly fut choisi.

Cette nomination est souvent citée comme une preuve de la haute intelligence et de la sagesse de nos pères, deux qualités qui, depuis, auraient été toujours en déclinant, s’il fallait en croire d’aveugles pessimistes. Une pareille accusation m’imposait le devoir de porter jusqu’à l’exactitude numérique l’appréciation de cette sagesse, de cette intelligence qu’on nous oppose. Voici le résultat : la majorité des suffrages était de 159 ; Bailly en obtint 173 ; c’était 14 de plus qu’il n’en fallait. Quatorze voix, en se déplaçant, auraient changé le résultat. Est-ce bien là, je le demande, l’occasion de se tant récrier ?

Bailly se montra profondément touché de la marque de confiance dont il venait d’être l’objet. Sa sensibilité, sa reconnaissance ne l’ont pas empêché toutefois de consigner dans ses Mémoires cette observation naïve : « Je remarquai dans l’assemblée des électeurs une grande défaveur pour les gens de lettres et pour les académiciens. »

Je recommande cette réflexion aux hommes d’étude que les circonstances ou le sentiment du devoir jetteront dans le tourbillon politique. Peut-être céderai-je à la tentation de la développer, lorsque j’aurai à caractériser les relations de Bailly avec ses collaborateurs de la première municipalité de Paris.

La grande question sur la vérification des pouvoirs était déjà fortement engagée le jour où Bailly et les autres députés de Paris purent se rendre, pour la première fois, à Versailles ; notre confrère n’avait encore pris la parole dans cette majestueuse assemblée que pour faire adopter le mode de voter par assis et levé, lorsque, le 3 juin, il fut nommé doyen des députés des communes. Jadis, le droit de présider le Tiers-État du royaume appartenait au prévôt des marchands. Bailly, dans sa modestie, imagina que l’assemblée, en lui décernant le fauteuil, avait voulu dédommager la capitale de la perte d’un antique privilége. Cette considération le décida à accepter une fonction qu’il croyait au-dessus de ses forces, lui qui toujours se dépeignit comme timide à l’excès, et sans facilité pour parler.

Les esprits étaient plus animés, plus ardents en 1789 que ne consentiraient à l’admettre ceux qui voient toujours dans le présent une image fidèle du passé. La calomnie, cette arme meurtrière des partis politiques, ne respectait déjà aucune position. Le savoir, la loyauté, la vertu, ne mettaient personne à l’abri de ses traits empoisonnés. Bailly en fit l’expérience dès le lendemain de sa nomination au poste si éminent de président des Communes.

Les Communes avaient voté, le 29 mai, une adresse au roi sur les difficultés, sans cesse renaissantes, que l’ordre de la noblesse opposait à la réunion des États-Généraux en une seule assemblée. En exécution de la délibération la plus solennelle, Bailly sollicita une audience où l’expression modérée, respectueuse des inquiétudes de six cents députés loyaux, devait être présentée au monarque. Sur ces entrefaites, le dauphin mourut. Sans se donner la peine de consulter les dates, le parti de la cour fit aussitôt de Bailly un homme étranger aux convenances les plus vulgaires, et entièrement dépourvu de sensibilité ; il aurait dû, disait-on, respecter la plus juste douleur ; ses importunités avaient été de la barbarie.

Je croyais qu’il ne restait plus rien aujourd’hui de ces étranges accusations ; les explications catégoriques que Bailly lui-même a données à ce sujet me semblaient avoir dû convaincre les plus prévenus. Je me trompais, Messieurs. Le reproche de violence, de brutale insensibilité vient de se reproduire sous la plume d’un homme de talent et de conscience. Voici son récit : « Il n’y avait pas deux heures que l’enfant royal avait rendu le dernier soupir, lorsque Bailly, président du Tiers, insista pour entrer chez le roi, qui avait défendu de laisser pénétrer personne jusqu’à lui. L’insistance fut telle, qu’il fallut céder. Louis XVI s’écria : « Il n’y a donc pas de pères « dans cette Chambre du Tiers. » La Chambre applaudit beaucoup ce trait de brutale insensibilité de Bailly, qu’elle appelait un trait de stoïcisme Spartiate. »

Autant d’erreurs que de mots. Voici la vérité : La maladie du dauphin n’avait pas empêché les deux ordres privilégiés d’être reçus par le roi. Cette préférence indisposa les Communes. Elles ordonnèrent au président de solliciter une audience. Celui-ci accomplit sa mission avec une extrême réserve. Toutes ses démarches furent concertées avec deux ministres, Necker et M. de Barentin. Le roi répondit : « Il m’est impossible, dans la situation où je me trouve, de voir M. Bailly ce soir, ni demain matin, ni de fixer un jour pour recevoir la députation du Tiers. » Le billet se terminait par ces paroles : « Montrez mon billet à M. Bailly pour sa décharge. »

Ainsi, le jour des démarches, le dauphin n’était pas mort ; ainsi le roi ne se crut pas forcé de céder, il ne reçut point Bailly ; ainsi la Chambre n’eut aucun trait d’insensibilité à applaudir ; ainsi, Louis XVI reconnaissait si bien que le président des Communes remplissait un devoir de sa position, qu’il sentit le besoin de lui donner une décharge.

La mort du dauphin arriva le 4 juin. Dès que l’assemblée du Tiers en fut informée, elle chargea son président, je cite textuellement, « d’aller porter à Leurs Majestés la profonde douleur dont cette nouvelle avait pénétré les Communes. »

Une députation de vingt membres, ayant Bailly à sa tête, fut reçue le 6. Le président s’exprima ainsi : « Vos fidèles Communes sont profondément touchées de la circonstance où Votre Majesté à la bonté de recevoir leur députation, et elles prennent la liberté de lui adresser l’expression de tous leurs regrets et leur respectueuse sensibilité. »

Un pareil langage peut, je crois, être livré sans inquiétude à l’appréciation de tous les gens de bien.

Soyons vrais ; les Communes n’obtinrent pas d’abord l’audience qu’elles réclamaient, à cause des difficultés du cérémonial. On eût désiré faire parler le Tiers-État à genoux. « Cet usage, disait M. de Barentin, a subsisté depuis un temps immémorial, et si le roi le voulait… — Et si vingt-cinq millions d’hommes ne le veulent pas, s’écria Bailly, en interrompant le ministre, où seront les moyens de les contraindre ? — Les deux ordres privilégiés, repartit le garde des sceaux un peu étourdi de l’apostrophe, n’exigent plus que le Tiers plie le genou ; mais, après avoir possédé jadis dans le cérémonial d’immenses privilèges, ils se bornent aujourd’hui à demander une différence quelconque. Cette différence, je ne puis la trouver. — Ne prenez plus la peine de la chercher, répliqua vivement notre confrère ; quelque légère que fût la différence, les Communes ne la souffriraient pas. »

Cette digression était commandée par une erreur grave et récente. La mémoire de Bailly n’en souffrira pas, puisqu’elle m’a donné l’occasion d’établir, sans réplique, que chez notre confrère, l’urbanité, la douceur, la politesse, s’alliaient dans l’occasion à une noble fermeté. Mais que dira-t-on des puérilités qu’il m’a fallu rappeler, et des prétentions mesquines des courtisans à la veille d’une immense révolution ? Lorsque les Grecs du Bas-Empire, au lieu d’aller sur les remparts des villes repousser vaillamment les attaques des Turcs, restaient nuit et jour réunis autour de quelques sophistes dans les lycées, dans les académies, leurs stériles débats portaient du moins sur des questions intellectuelles. À Versailles, il n’y avait en jeu, de la part de deux des trois ordres, que la plus misérable vanité.

D’après une disposition expresse, arrêtée dès l’origine entre les membres des communes, le doyen ou président devait être renouvelé toutes les semaines. Malgré les réclamations incessantes de Bailly, cet article réglementaire fut laissé très-longtemps à l’écart, tant l’assemblée se trouvait heureuse d’avoir à sa tête l’homme éminent qui joignait à des lumières incontestées une loyauté, une modération et un patriotisme non moins appréciés.

Notre confrère présida ainsi les réunions du Tiers-État dans les mémorables journées qui décidèrent de la marche de notre grande révolution :

Par exemple, le 17 juin, lorsque les députés des Communes, fatigués des tergiversations des deux autres ordres, montrèrent qu’au besoin ils se passeraient de leur concours, adoptèrent résolument le titre d’Assemblée nationale, et se prémunirent contre les projets présumés de dissolution, en frappant d’illégalité toute levée de contribution qui n’aurait pas été consentie par l’Assemblée ;

Par exemple, le 20 juin, lorsque les membres de l’Assemblée nationale, blessés de ce qu’on avait fermé leur salle et suspendu leurs séances sans notification officielle, avec la simple formalité d’affiches et de crieurs publics, comme s’il s’était agi d’un spectacle, se réunirent dans un jeu de paume et « prêtèrent serment de ne jamais se séparer, de se rassembler partout où les circonstances l’exigeraient, jusqu’à ce que la constitution du royaume fût établie et affermie sur des fondements solides. »

Bailly, enfin, était encore à la tête de ses collègues le 23 juin, lorsque, par une inconvenance inexcusable, et qui peut-être ne fut pas sans quelque influence sur les événements de cette journée, les députés du Tiers furent retenus longtemps à la porte de service de la salle des séances et à la pluie, pendant que les députés des deux autres ordres, à qui on avait assigné une entrée plus décente, plus convenable, étaient déjà placés.

La relation que Bailly a donnée de la célèbre séance royale du 23 juin n’est pas parfaitement d’accord avec ce que rapportent la plupart des historiens.

Le roi termina son discours par ces paroles imprudentes : « Je vous ordonne, Messieurs, de vous séparer tout de suite ! »

La totalité de la noblesse et une partie du clergé se retirèrent ; les députés des Communes restèrent tranquillement à leur place. Le grand maître des cérémonies l’ayant remarqué, s’approcha de Bailly, et lui dit : « Vous avec entendu l’ordre du roi, Monsieur ? » L’illustre président repartit : « Je ne puis pas ajourner l’Assemblée sans qu’elle en ait délibéré. — Est-ce bien là votre réponse, et puis-je en faire part au roi ? — Oui, Monsieur, » répondit Bailly. Et s’adressant aussitôt aux députés qui l’entouraient : « Il me semble, dit-il, que la nation assemblée ne peut pas recevoir d’ordre. »

Ce fut après ce débat, à la fois ferme et modéré, que Mirabeau lança de sa place à M. de Brézé l’apostrophe si connue. Notre confrère en désapprouve le fond et la forme ; il trouve que rien ne l’avait motivée ; car, dit-il, le grand maître des cérémonies n’avait point fait de menace ; car il n’avait aucunement insinué qu’on eût le dessein de recourir à la force ; car il n’avait pas surtout parlé de baïonnettes. Au reste, il y a une différence essentielle entre les paroles de Mirabeau consignées dans presque toutes les Histoires de la Révolution et celles que Bailly rapporte. Suivant notre illustre confrère, le fougueux tribun se serait écrié : « Allez dire à ceux qui vous envoient que la force des baïonnettes ne peut rien contre la volonté de la nation ! » C’est, suivant moi, beaucoup plus énergique que la version ordinaire. Le « Nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes ! » m’avait toujours semblé, malgré l’admiration convenue, impliquer seulement une résistance qui cesserait à l’arrivée d’un caporal et de quatre soldats.

Bailly quitta le fauteuil de président de l’Assemblée nationale le 2 juillet. Son illustration scientifique, sa vertu, son esprit conciliant, n’avaient pas été de trop pour habituer certains hommes à voir un membre des Communes présider une assemblée où se trouvaient un prince du sang, un prince de l’Église, les plus grands seigneurs du royaume et presque tous les hauts dignitaires du clergé. Le premier successeur nommé de Bailly fut le duc d’Orléans. Après son refus, l’Assemblée choisit l’archevêque de Vienne (Pompignan).

Bailly rappelle avec sensibilité, dans ses Mémoires, les témoignages d’estime que lui valut sa difficile et laborieuse présidence. Le 3 juillet, sur la proposition du duc de La Rochefoucauld et de l’archevêque de Bordeaux, l’Assemblée nationale envoya une députation à notre illustre confrère, pour le remercier, ce sont les expressions textuelles, de sa conduite noble, sage et ferme. Le corps électoral de Bordeaux avait devancé ces hommages. La chambre de commerce de cette ville décidait, à la même époque, que le portrait du grand citoyen décorerait la salle de ses séances. L’Académie des sciences, l’Académie des inscriptions et belles-lettres, ne restèrent pas insensibles à la gloire qu’un de leurs membres venait d’acquérir dans la carrière politique, et le lui témoignérent par des députations nombreuses. Marmontel, enfin, exprimait à Bailly, au nom de l’Académie française, « combien cette assemblée s’honorait de compter, au nombre de ses membres, un Aristide que personne ne s’était lassé d’appeler juste ! »

On ne s’étonnera pas, je l’espère, de m’entendre ajouter à de si brillants témoignages de sympathie, que les habitants de Chaillot célébrèrent le retour de Bailly au milieu d’eux par des fêtes, par un feu d’artifice, et même que le curé de la commune et les marguilliers, ne voulant pas rester en arrière de leurs concitoyens, nommèrent l’historien de l’astronomie antédiluvienne marguillier d’honneur. Je réprimerai, en tout cas, le sourire dont ces souvenirs intimes pourraient devenir l’objet, en rappelant que l’homme moral est mieux connu, beaucoup mieux apprécié des voisins auxquels il se montre journellement en déshabillé, que des personnages les plus considérables, quand ceux-ci n’ont l’occasion de le voir qu’en représentation et dans un costume officiel.