Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 329-331).
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BIOGRAPHIES DE COOK ET DE GRESSET.


La publication des cinq volumes in-4o dont l’Histoire de l’Astronomie se compose, celle des beaux Rapports dont je viens de parler, avaient épuisé Bailly. Pour se délasser et se distraire, il revint aux compositions qui l’avaient captivé dans sa jeunesse ; il écrivit des biographies, entre autres la Biographie du capitaine Cook, proposée comme sujet de prix par l’Académie de Marseille, et la Biographie de Gresset.

La Biographie de Gresset parut d’abord anonyme. Cette circonstance donna lieu à une scène singulière, que notre confrère racontait en riant. J’en reproduirai moi-même ici les principaux traits, ne fût-ce que pour détourner les écrivains, quels qu’ils soient, de lancer leurs ouvrages dans le public sans les signer.

La marquise de Créqui était une des dames de la haute société à qui fut envoyé en présent un exemplaire de l’Éloge de l’auteur de Vert-Vert. Quelques jours après, Bailly alla lui rendre visite. Espérait-il l’entendre parler avec satisfaction de l’œuvre nouvelle ? Je ne sais. En tout cas, notre confrère aurait été bien mal payé de sa curiosité.

« Connaissez-vous, lui dit la grande dame dès qu’elle l’aperçut, un Éloge de Gresset nouvellement publié. L’auteur l’a fait remettre chez moi sans se nommer. Il viendra probablement me voir ; il est peut-être déjà venu. Que pourrai-je lui dire ? Je ne crois pas qu’on ait jamais écrit plus mal. Il prend l’obscurité pour de la profondeur : ce sont les ténèbres avant la création. »

Malgré tous les efforts de Bailly pour changer le sujet de la conversation, peut-être même à cause de ses efforts, la marquise se lève, va chercher la brochure, la met dans les mains de notre confrère, et le prie de lire à haute voix, ne fût-ce, disait-elle, que la première page, bien suffisante pour faire juger du reste.

Bailly lisait à merveille. Je laisse à deviner si, cette fois, il mit ce talent en action. Soins superflus ! Madame de Créqui l’interrompait à chaque phrase par les commentaires les plus déplaisants, par des exclamations telles que celles-ci : Style détestable ! galimatias double ! et autres aménités pareilles. Bailly ne réussissait point à amener madame de Créqui à quelque indulgence, lorsque heureusement l’arrivée d’un visiteur mit fin à cette insupportable torture.

À deux ans de là, Bailly étant devenu le premier personnage de la cité, des libraires recueillirent ses opuscules et les publièrent. Cette fois, la marquise, qui n’avait conservé aucun souvenir de la scène que je viens de raconter, accabla le maire de Paris de compliments et de félicitations, à l’occasion du même Éloge, traité précédemment avec une rigueur si brutale.

Un pareil contraste excitait la gaieté de notre confrère. Cependant, oserai-je le dire, madame de Créqui fut peut-être de bonne foi dans les deux circonstances ; les exagérations de l’éloge et de la critique mises de côté, il ne semblerait pas impossible de défendre les deux opinions. Les premières pages de l’opuscule pourraient paraître embarrassées et obscures à qui trouverait dans le reste une grande finesse, de l’élégance et des appréciations pleines de goût.