Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 318-327).
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RAPPORT SUR LES HÔPITAUX.


Des tribunaux scientifiques, prononçant en première instance en attendant le jugement définitif du public, étaient un des besoins de notre époque ; aussi, sans aucune prescription formelle de ses règlements successifs, l’Académie des sciences a-t-elle été graduellement amenée à faire examiner par des commissions tous les Mémoires qui lui sont présentés, et à statuer sur leur nouveauté, sur leur mérite, sur leur importance. Ce travail est ordinairement ingrat et sans gloire, mais le talent a d’immenses privilèges : chargez Bailly de ces simples rapports académiques, et leur publication deviendra un événement.

M. Poyet, architecte et contrôleur des bâtiments de la ville, présenta au gouvernement, dans le cours de l’an née 1785, un Mémoire où il s’efforçait d’établir la nécessité de déplacer l’Hôtel-Dieu et de construire un nouvel hôpital dans une autre localité. Ce Mémoire, soumis, par ordre du roi, au jugement de l’Académie, donna lieu directement ou indirectement à trois délibérations. Les académiciens commissaires étaient : Lassone, Tenon, Tillet, Darcet, Daubenton, Bailly, Coulomb, Laplace et Lavoisier. Ce fut Bailly qui tint constamment la plume. Ses rapports ont joui d’une grande et juste célébrité. Les progrès des sciences permettraient peut-être aujourd’hui de modifier en quelques points les idées des illustres commissaires. Leurs vues sur le chauffage, sur la grandeur des salles, sur la ventilation, sur l’assainissement général, pourraient, par exemple, recevoir des améliorations réelles ; mais rien ne saurait ajouter aux sentiments de respect qu’inspire l’œuvre de Bailly. Quelle clarté d’exposition ! quelle netteté, quelle simplicité de style ! Jamais un auteur ne se mit aussi complétement à l’écart ; jamais il ne chercha plus sincèrement à faire triompher la cause sacrée de l’humanité. L’intérêt que Bailly porte aux pauvres est profond, mais toujours exempt d’apparat ; ses paroles sont modérées, pleines d’onction, là même où de vifs mouvements de colère et d’indignation eussent été légitimes. De la colère, de l’indignation ! Oui, Messieurs ; écoutez et prononcez !

J’ai cité les noms des commissaires. En aucun temps, dans aucun pays, on n’aurait pu réunir plus de savoir et de vertu. Ces hommes d’élite, se réglant en cela sur la logique la plus vulgaire, croyaient que la mission de se prononcer sur une réforme de l’Hôtel-Dieu entraînait la nécessité d’examiner cet établissement. « Nous avons demandé, disait leur interprète, nous avons demandé au bureau de l’administration qu’il nous fût permis de voir cet hôpital avec détails, et accompagnés de quelqu’un qui pût nous guider et nous instruire… ; nous avions besoin de divers éléments ; nous les avons demandés et nous n’avons rien obtenu. »

Nous n’avons rien obtenu ! Telles sont les tristes, les incroyables paroles que des hommes si dignes de respect sont obligés de tracer à la première ligne de leur Rapport !

Quelle était donc l’autorité qui se permettait ainsi de manquer aux plus simples égards envers des commissaires investis de la confiance du roi, de l’Académie et du public ? Cette autorité se composait de divers administrateurs (le type, dit-on, n’est pas entièrement perdu) qui regardaient les pauvres comme leur patrimoine, qui leur consacraient une activité désintéressée, mais improductive ; qui souffraient impatiemment toute amélioration dont le germe ne s’était pas développé dans leurs têtes ou dans celles de quelques hommes, philanthropes par naissance ou par privilége d’emploi. Ah ! si par des soins éclairés et constants le vaste asile ouvert près de Notre-Dame, à la pauvreté et à la douleur, avait été déjà amené, il y a soixante ans, à un état seulement tolérable, on aurait compris, en faisant la part de notre humaine espèce, que les promoteurs de ce grand bienfait eussent repoussé un examen qui semblait mettre en question leur zèle et leurs lumières. Mais, hélas ! prenons dans l’œuvre de Bailly quelques traits du tableau modéré et fidèle qu’il a fait de l’Hôtel-Dieu, et vous déciderez, Messieurs, si la susceptibilité des administrateurs était légitime ; si, au contraire, ils ne devaient pas aller eux-mêmes au-devant des secours inespérés que le pouvoir royal, uni à la science, venait alors leur offrir ; si, en retardant certaines améliorations d’un seul jour, on ne commettait pas le crime de lèse-humanité.

En 1786, on traitait à l’Hôtel-Dieu les infirmités de toute nature : maladies chirurgicales, maladies chroniques, maladies contagieuses, maladies des femmes, des enfants, etc. ; tout était admis, mais aussi tout présentait une inévitable confusion.

Un malade arrivant était souvent couché dans le lit et les draps du galeux qui venait de mourir.

L’emplacement réservé aux fous étant très-restreint, deux de ces malheureux couchaient ensemble. Deux fous sous les mêmes draps ! L’esprit se révolte en y songeant.

Dans la salle Saint-François, exclusivement réservée aux hommes attaqués de la petite-vérole, il y avait quelquefois, faute de place, jusqu’à six adultes ou huit enfants dans un lit qui n’avait pas 1 mètre 1/2 de large.

Les femmes atteintes de cette affreuse maladie se trouvaient réunies, dans la salle Sainte-Monique, à de simples fébricitantes ; celles-ci étaient livrées comme une inévitable proie à la hideuse contagion, dans le lieu même où, pleines de confiance, elles avaient espéré recouvrer la santé.

Les femmes enceintes, les femmes en couche étaient également entassées, pêle-mêle, sur des grabats étroits el infects.

Et qu’on ne croie pas que je vienne d’emprunter au Rapport de Bailly, des cas purement exceptionnels, appartenant à ces époques cruelles où les populations, victimes de quelque épidémie, sont éprouvées par delà toutes les prévisions humaines. Dans l’état habituel, les lits de l’Hôtel-Dieu, des lits qui n’avaient pas 1 mètre 1/2 de large, contenaient quatre et souvent six malades ; ils y étaient placés en sens inverse : les pieds des uns répondaient aux épaules des autres ; ils n’avaient chacun, pour leur quote-part d’espace, que 25 centimètres ; or, un homme de taille moyenne couché les bras appuyés et serrés le long du corps, a 48 centimètres de large vers les épaules. Les pauvres malades ne pouvaient donc se tenir au lit que sur le côté et dans une immobilité complète ; aucun ne se tournait sans heurter le voisin, sans le réveiller : aussi se concertaient-ils, tant que leur état le permettait, pour que les uns restassent levés dans la ruelle pendant une partie de la nuit, tandis que les autres dormaient ; aussi, lorsque les approches de la mort clouaient ces malheureux à leur place, trouvaient-ils encore la force de maudire énergiquement des secours qui, en pareille situation, pouvaient seulement prolonger une douloureuse agonie.

Mais ce n’était pas assez que des lits ainsi placés fussent une source de malaise, de dégoût ; qu’ils ôtassent le repos, le sommeil ; qu’une chaleur insupportable y fît naître, y propageât les maladies de la peau et une affreuse vermine ; que le fiévreux arrosât ses deux voisins d’une abondante sueur ; que lui-même, dans le moment critique, fût refroidi par les attouchements inévitables de ceux que l’accès devait saisir plus tard, etc. Des effets plus graves encore résultaient de la présence de plusieurs malades dans le même lit ; les aliments, les remèdes destinés à l’un, allaient très-souvent à l’autre ; enfin, Messieurs, dans ces lits à population multiple, les morts étaient pendant des heures, pendant des nuits entières, entremêlés avec les vivants. Le principal établissement de charité de Paris offrait ainsi ces accouplements affreux, que les poëtes de Rome, que les anciens historiens ont présentés, chez le roi Mézence, comme le dernier raffinement de la barbarie.

Tel était, Messieurs, l’état normal de l’ancien Hôtel-Dieu. Un mot, un seul mot dira ce qu’était l’état exceptionnel : alors, on plaçait des malades jusque sur les ciels de ces mêmes lits où nous avons trouvé tant de souffrances, tant de légitimes malédictions.

Jetons encore, Messieurs, avec notre illustre confrère, un coup d’œil sur la salle des opérations.

Cette salle était remplie de malades. Les opérations s’y faisaient en leur présence. « On y voit, disait Bailly, les préparatifs du supplice ; on y entend les cris du supplicié. Celui qui doit l’être le lendemain, a devant lui le tableau de ses souffrances futures ; celui qui a passé par cette terrible épreuve, doit être profondément remué et sentir renaître ses douleurs, à ces cris semblables aux siens ; et, ces terreurs, ces émotions, il les reçoit au milieu des accidents de l’inflammation ou de la suppuration, au préjudice de son rétablissement et au hasard de sa vie… À quoi sert, s’écrie justement Bailly, de faire souffrir un malheureux, si on n’a pas la probabilité de le sauver, si on n’augmente pas cette probabilité par toutes les précautions possibles ? »

Le cœur se serre, l’esprit reste confondu au spectacle de tant de misères ; et cependant cet hôpital, si peu en harmonie avec sa destination, existait encore il y a soixante ans. C’est dans une capitale, centre des arts, des lumières, des mœurs polies ; c’est dans un siècle renommé par le développement de la richesse publique, par les progrès du luxe, par la création ruineuse d’une foule d’établissements consacrés à des délassements, à des plaisirs mondains et futiles ; c’est à côté du palais d’un opulent archevêque ; c’est à la porte d’une somptueuse cathédrale, que les malheureux, sous le masque trompeur de la charité, éprouvaient de si affreuses tortures. À qui imputer la longue durée de cette organisation vicieuse, inhumaine ?

Aux hommes de l’art ? Non, non, Messieurs ! Par une inconcevable anomalie, les médecins, les chirurgiens n’exercèrent jamais sur l’administration des hôpitaux qu’une influence secondaire, subordonnée. Non, non, les sentiments du corps médical pour les pauvres ne pouvaient être mis en doute à une époque et dans un pays où le médecin Petit (Antoine) répondait à la reine Marie-Antoinette irritée : « Madame, si je ne vins pas hier à Versailles, c’est que je fus retenu auprès d’une paysanne en couche, qui était dans le plus grand danger. Votre Majesté se trompe, d’ailleurs, quand elle prétend que j’abandonne le dauphin pour les pauvres : j’ai, jusqu’ici, traité le jeune enfant avec autant d’attention et de soin que s’il était le fils d’un de vos palefreniers. »

La préférence accordée aux plus souffrants, aux plus menacés, abstraction faite du rang et de la fortune ; telle fut jadis, vous le voyez, Messieurs, la règle sublime du corps médical français ; tel est encore aujourd’hui son évangile. Je n’en veux d’autre preuve que ces admirables paroles adressées, par notre confrère Larrey, à son ami Tanchou, blessé à la bataille de Montmirail : « Votre blessure est légère, Monsieur. Nous n’avons de place et de paille à cette ambulance que pour les grands blessés. On va vous mettre dans cette écurie. »

Le corps médical ne pourrait donc, sous aucun rapport, être mis en cause, en suspicion, à l’occasion de l’ancien Hôtel-Dieu de Paris.

Invoque-t-on l’économie ? je trouve dans Bailly une réponse toute prête : La journée de malade à l’Hôtel-Dieu était notablement plus élevée que dans d’autres établissements de la capitale plus charitablement organisés.

Quelqu’un va-t-il jusqu’à prétendre que les malades condamnés à se réfugier dans les hôpitaux, ayant une sensibilité émoussée par le travail, par la misère, par les souffrances de tous les jours, devaient faiblement ressentir les effets des dispositions horriblement vicieuses que l’ancien Hôtel-Dieu offrait à tous les yeux clairvoyants ? Voici ce que je lis dans le rapport de notre confrère : « Les maladies sont presque du double plus longues à l’Hôtel-Dieu qu’à la Charité ; la mortalité y est aussi presque du double plus grande !… Les trépanés périssent tous dans cet hôpital ; tandis que cette opération est assez heureuse à Paris, et encore plus à Versailles. »

Les maladies sont du double plus longues ! La mortalité y est double ! Tous les opérés du trépan périssent ! Les femmes en couche meurent dans une effrayante proportion, etc. Voilà les paroles sinistres qui jaillissaient périodiquement des états de situation de l’Hôtel-Dieu ; et cependant, répétons-le, les années s’écoulaient, et rien n’était changé à l’organisation du grand hôpital ! Pourquoi cette persistance à rester dans des conditions qui blessaient si ouvertement l’humanité ? Faut-il, avec Cabanis, qui, lui aussi, porta sur l’ancien Hôtel-Dieu un jugement sévère, « faut-il s’écrier que des abus reconnus de tout le monde, contre lesquels toutes les voix s’élèvent, ont des fauteurs secrets qui savent les défendre de manière à lasser le courage des gens de bien ? Faut-il parler d’esprits faux, de cœurs pervers qui semblent regarder les erreurs et les abus comme leur patrimoine ? » Osons l’avouer, Messieurs, le mal se fait d’ordinaire moins méchamment : il se fait sans l’intervention d’aucune passion forte ; par la vulgaire toute-puissance de la routine, de l’ignorance. J’aperçois la même pensée sous le langage calme et habilement circonspect de Bailly, dans ce passage de son rapport : « L’Hôtel-Dieu existe peut-être depuis le viie siècle, et si cet hôpital est le plus imparfait de tous, c’est parce qu’il est le plus ancien. Dès les premiers temps de cet établissement, on a cherché le bien, on a désiré de s’y tenir, et la constance a paru un devoir. De là, toute nouveauté utile a de la peine à s’y introduire ; toute réforme y est difficile ; c’est une administration nombreuse qu’il faut convaincre ; c’est une masse énorme qu’il faut remuer. »

L’énormité de la masse à remuer ne découragea pas les anciens commissaires de l’Académie. Que cette conduite serve d’exemple aux savants, aux administrateurs qui pourraient être appelés à porter un œil investigateur sur l’ensemble de nos établissements de bienfaisance et d’humanité. Sans aucun doute, les abus, s’il en existe encore, n’ont, un à un, rien de comparable à ceux dont le rapport de Bailly fit justice ; mais serait-il impossible qu’ils eussent pullulé depuis un demi-siècle, et qu’à raison de leur multiplicité ils fissent encore d’énormes, de déplorables brèches dans le patrimoine des pauvres ? Je modifierai bien légèrement, Messieurs, les paroles qui terminent le premier rapport de notre illustre confrère, et je ne porterai nulle atteinte à leur sens intime, si je dis, en achevant cette longue analyse : « Chaque pauvre est aujourd’hui couché seul dans un lit, et il le doit principalement aux efforts habiles, persévérants, courageux, de l’Académie des sciences. Il faut que le pauvre le sache, et le pauvre ne l’oubliera pas. » Heureuse, Messieurs, heureuse l’Académie qui peut se parer de semblables souvenirs !