Bailly (Arago)/02
L’élève en mathématiques fit, peu de temps après, une de ces rencontres providentielles qui décident de l’avenir d’un jeune homme. Mademoiselle Lejeuneux cultivait la peinture. C’est chez cette femme artiste, connue plus tard sous le nom de madame de La Chenaye, que Lacaille vit Bailly. Le maintien attentif, sérieux et modeste de l’étudiant charma le grand astronome. Il le témoigna d’une manière non équivoque, en offrant, lui si avare de son temps, de devenir le guide du futur observateur, et aussi en le mettant en relation avec Clairaut.
On a dit que, dès ses premiers rapports avec Lacaille, Bailly montra une vocation décidée pour l’astronomie. Ce fait me paraît incontestable. À son début, je le vois associé aux plus rudes, aux plus pénibles, aux plus fastidieux travaux du grand observateur.
Ces épithètes sembleront peut-être extraordinaires ; mais ce sera à ceux-là seulement qui n’ont appris la science des astres que dans les anciens poëmes, en vers ou en prose.
Les Chaldéens, mollement étendus, aux étages supérieurs des terrasses embaumées de Babylone, sous un ciel toujours azuré, suivirent des yeux le mouvement majestueux et général de la sphère étoiléc ; ils constatèrent les déplacements particuliers des planètes, de la lune, du soleil ; ils tinrent note de la date et de l’heure des éclipses ; ils cherchèrent si des périodes simples ne permettraient pas de prédire longtemps d’avance ces magnifiques phénomènes. Les Chaldéens créaient ainsi, qu’on me passe l’expression, l’astronomie contemplative. Leurs observations étaient peu nombreuses, peu exactes ; ils les avaient faites et discutées sans peine et sans fatigue.
Telle n’est pas, tant s’en faut, la position des modernes. La science a senti le besoin d’étudier les mouvements célestes dans leurs plus minutieuses circonstances. Les théories doivent expliquer les détails ; c’est leur pierre de touche ; c’est par les détails qu’elles s’affermissent ou s’écroulent. D’ailleurs, en astronomie, les plus imposantes vérités, les plus étonnants résultats se fondent sur la mesure de quantités d’une petitesse extrême. De telles mesures, bases actuelles de la science, exigent des attentions très-pénibles, des soins infinis, auxquels aucun savant ne voudrait s’astreindre, s’il n’était soutenu, encouragé par l’espoir d’arriver à quelque détermination capitale par une vocation décidée et ardente.
L’astronome moderne, vraiment digne de ce nom, doit renoncer aux distractions de la société, et même aux douceurs d’un sommeil non interrompu de quelques heures. Dans nos climats, pendant les saisons les plus rudes, le ciel est presque toujours caché par un épais rideau de nuages. Sous peine de renvoyer à des centaines d’années la vérification de tel ou tel point de théorie, il faut guetter les moindres éclaircies, en profiter sans retard.
Un vent favorable vient de dissiper les vapeurs dans la direction où va se manifester un phénomène important qui doit durer seulement quelques secondes. L’astronome, exposé à toutes les intempéries de l’air (c’est une condition d’exactitude), le corps douloureusement plié, dirige, en toute hâte, la lunette d’un grand cercle gradué sur l’astre si impatiemment attendu. Ses lignes de repère sont des fils d’araignée. Si dans la visée il se trompe de la moitié de l’épaisseur d’un de ces fils, l’observation sera comme non avenue ; jugez de son inquiétude : dans le moment critique, une bouffée de vent faisant vibrer la lumière artificielle adaptée à la lunette, les fils deviennent presque invisibles ; l’astre lui-même, dont les rayons lui parviennent à travers des couches atmosphériques de densités, de températures, de réfringences variables, paraît osciller fortement, de manière que sa position réelle est presque in assignable ; au moment où une extrême netteté dans l’image serait indispensable pour assurer l’exactitude des mesures, tout devient confus, soit parce que les verres de l’oculaire se couvrent de vapeurs, soit parce que le voisinage d’un métal très-froid détermine, dans l’œil appliqué à la lunette, une abondante sécrétion de larmes : le pauvre observateur est donc exposé à cette alternative, d’abandonner à d’autres plus heureux la constatation d’un phénomène qui, peut-être, ne se reproduira pas de son vivant, ou d’introduire dans la science des résultats d’une exactitude problématique. Enfin, pour compléter l’observation, il faut consulter les divisions microscopiques du cercle gradué, et substituer à ce que les opticiens ont appelé la vision indolente, la seule dont les anciens eussent besoin, la vision tendue, qui, en peu d’années, conduit à la cécité.
Lorsqu’à peine sorti de cette torture physique et morale, l’astronome veut savoir ce que ses labeurs ont produit d’utile, il est obligé de se jeter dans des calculs numériques d’une minutie et d’une longueur repoussantes. Certaines observations qui ont été faites en moins d’une minute, exigent une journée de travail pour être comparées aux Tables.
Telle fut la perspective que Lacaille présenta sans ménagement à son jeune ami ; telle est la carrière dans laquelle le poëte adolescent se jeta avec une grande ardeur, et sans qu’aucune transition l’y eût préparé.
Un calcul utile, tel fut le premier titre de notre confrère à l’attention du monde savant.
L’année 1759 venait d’être signalée par un de ces grands événements dont l’histoire des sciences conserve religieusement le souvenir. Une comète, celle de 1682, était revenue à l’époque indiquée d’avance par Clairaut, et, à très-peu près, dans la région que l’analyse mathématique lui avait assignée. Cette réapparition rayait les comètes de la catégorie des météores sublunaires ; elle leur donnait définitivement pour orbites des courbes fermées, au lieu de paraboles ou même de simples lignes droites ; l’attraction les englobait dans son immense domaine ; enfin, ces astres cessaient à jamais de pouvoir être envisagés, par la superstition, comme des pronostics.
La rigueur, la force de ces conséquences, devaient naturellement s’accroître à mesure que la ressemblance entre l’orbite annoncée et l’orbite réelle deviendrait plus intime.
Tel fut le motif qui décida tant d’astronomes à calculer minutieusement l’orbite de la comète, d’après les observations faites en 1759 dans toute l’Europe. Bailly fut un de ces calculateurs zélés. Aujourd’hui un pareil travail mériterait à peine une mention particulière ; mais on doit remarquer que les méthodes, à la fin du xviiie siècle, étaient loin d’avoir la perfection de celles dont on fait usage aujourd’hui, et qu’elles laissaient une assez large part à l’habileté personnelle de celui qui les employait.
Bailly demeurait au Louvre. Décidé à faire marcher de front la théorie et la pratique de l’astronomie, il fit établir un observatoire, dès l’année 1760, à l’une des croisées de l’étage supérieur de la galerie méridionale. Peut-être s’est-on étonné de m’entendre appeler du nom pompeux d'observatoire l’espace qu’occupait une croisée et le petit nombre d’instruments qu’il pouvait recevoir. J’admets ce sentiment, pourvu qu’on l’étende à l’Observatoire royal de l’époque, à l’ancienne masse de pierres, imposante et sévère, qui attire les regards des promeneurs de la grande allée du Luxembourg. Là aussi, les astronomes étaient obligés de se placer dans le vide des croisées ; là aussi, ils disaient, comme Bailly : Je ne puis vérifier mes quarts-de-cercle ni à l’horizon ni au zénith, car je n’aperçois ni le zénith ni l’horizon. Il faut bien qu’on le sache, dût cette déclaration contrarier les rêveries passionnées de deux ou trois écrivains sans autorité scientifique : la France ne possède un observatoire digne d’elle, digne de la science et capable de lutter avec les observatoires étrangers, que depuis dix à douze ans.
Les plus anciennes observations faites par Bailly, à l’une des fenêtres de l’étage supérieur de la galerie du Louvre qui donne sur le pont des Arts, datent du commencement de 1760. L’élève de Lacaille n’avait pas encore vingt-quatre ans. Ces observations sont relatives à une opposition de la planète de Mars. Dans la même année, il déterminait les oppositions de Jupiter, de Saturne, et comparait aux Tables les résultats de ses propres déterminations.
L’année suivante, je le vois associé à Lacaille dans l’observation du passage de Vénus sur le Soleil. C’était jouer de bonheur, Messieurs, que de rencontrer coup sur coup, au début de sa vie scientifique, deux des plus grands événements de l’astronomie : le premier retour de comète prédit et bien constaté ; une de ces éclipses partielles du Soleil par Vénus, qui ne se produisent qu’après cent dix années et dont la science a déduit la méthode indirecte, mais exacte, sans laquelle nous ignorerions encore que la distance moyenne du Soleil à la Terre est de 38 millions de lieues.
J’aurai complété l’énumération des travaux astronomiques que Bailly avait faits avant de devenir académicien, quand j’aurai cité des observations de la comète de 1762, le calcul de l’orbite parabolique de ce même astre ; la discussion de quarante-deux observations de la Lune faites par La Hire, travail minutieux destiné à servir de point de repère à tous ceux qui s’occuperont de la théorie de notre satellite ; enfin, la réduction de 515 étoiles zodiacales, observées par Lacaille en 1760 et 1761.