Éditions Édouard Garand (55p. 56-60).

XI


Zéphirin revint, mais non pas Léandre.

Et la grande maison de Phydime Ouellet reprit son air morne. Lui retrouva, sans le vouloir, sa figure longue et fermée. Dame Ouellet sembla devenir plus ronchonneuse. Dosithée, qui avait cru pouvoir échapper à sa souffrance, souffrit davantage. Car, bien malgré elle et sans savoir quelle esprit subjuguait sa pensée, elle avait donné un peu d’espoir à Zéphirin, mais sans encore s’engager nettement.

Elle avait dit au jeune homme avec un sourire qui promettait peut-être plus qu’il ne voulait :

— Il faut bien que je me marie un jour ou l’autre Zéphirin, et il faut bien que papa ait un gendre pour l’aider…

Zéphirin prit ces paroles pour une promesse, et il exulta. Enfin, Dosithée serait sa femme !

On se hâtait de terminer les travaux de la fenaison. Dosithée allait tous les jours aux champs aider son père. La saison était belle et accommodante, les foins abondants, et les moissons allaient bon train. De temps à autre la pluie apportait au sol et aux végétations une vivification nouvelle, et tout faisait prévoir une récolte plantureuse et riche.

Pourtant, tout cela ne suffisait pas à dérider Phydime Ouellet. Chez le fermier la morosité semblait s’aggraver, d’autant plus qu’on avait des nouvelles peu encourageantes d’Horace, à Rivière-du-Loup. Là, tout n’allait pas si bien : le travail aux ateliers du chemin de fer était très dur, Horace perdait de l’appétit et de la vigueur, et sa femme et lui s’ennuyaient à mourir. De Québec, George écrivait qu’il y avait cet été-là « de l’ouvrage en masse », mais que ça payait pas gros. Aussi était-il bien écœuré de la ville, et il songeait à revenir s’établir sur la terre, si son père voulait l’aider. Phydime, qui préférait voir ses enfants autour de lui, avait fait écrire aussitôt Dosithée pour dire à George que son père était disposé à lui acheter une terre dès qu’il serait décidé de revenir. Ou s’il préférait, avait ajouté Phydime, il pourrait avoir le bien paternel du moment qu’il voudrait se conformer tant que lui Phydime, vivrait. Cette perspective de retour de ses deux fils, aîné et cadet, ne parvenait pas encore à tirer le fermier de ses soucis. C’est qu’il y avait autre chose qui le tourmentait.

En effet, depuis huit jours le bruit courait dans la paroisse qu’à l’automne Zéphirin Francœur allait marier Dosithée. Ce bruit était parvenu aux oreilles de Phydime qui en avait été fort alarmé et mécontent. Est-ce que sa fille avait enfin et en secret consenti à s’unir à Zéphirin ? Il ne voulu pas interroger de suite Dosithée ou Zéphirin, il préféra attendre pour voir comment les choses allaient tourner.

Aux premiers jours du mois d’août, les cerises étaient si belles et si juteuses, et le verger de Phydime en avait une telle quantité, qu’un dimanche, après la messe, le paysan invita tous les gens de la paroisse à venir « s’en régaler ». Puis il fit une invitation particulière au curé et à la famille Langelier qui, tous, acceptèrent avec empressement.

Nous ne parlerons pas de cette agréable réjouissance champêtre qui dura tout l’après-midi, au cours duquel les délicieuses cerises de France jouèrent le meilleur rôle ; nous dirons seulement que Dosithée et Léandre, à la plus grande déception de Zéphirin. passèrent toute cette demi-journée ensemble. La jeune fille était rayonnante. Elle allait au bras du fier Léandre d’arbre en arbre, croquant par ici par là une cerise pas plus rouge que ses lèvres. Elle riait gaiement et son air heureux ne manquait pas d’impressionner les gens de la fête. Elle était si belle, si ravissante, si splendide dans sa robe de tulle blanc, dont le corsage était fleuri de géraniums, qu’elle ne cessa d’attirer les regards d’admiration et d’envie.

Une fois qu’il s’était trouvé seul avec le curé, et non loin de Léandre et de Dosithée, Phydime avait demandé :

— Monsieur le curé, qu’est-ce que vous pensez que ça pourrait faire ces deux jeunesses-là ?

— Hum ! hum !… mon bon Phydime, répondit le curé avec un large sourire, je pense que ça ferait ce qu’il y a de mieux dans la paroisse : c’est-à-dire un ménage tout à fait assorti. Mais dites-moi, est-ce qu’il n’est pas rumeur que Dosithée…

— Ta ! ta ! ta ! interrompit vivement Phydime, laissez filer les rumeurs, monsieur le curé. Comme ça vous pensez que ça ferait ce qu’il y a de mieux ?

— C’est bien, monsieur le curé, c’est tout ce que je voulais savoir.

De ce moment Phydime devint très gai et se mit à parcourir joyeusement la foule de ses invités. Ceux-ci, vers cinq heures, commencèrent à se retirer peu à peu, et à six heures sonnantes il ne restait plus personne à la ferme, hormis Léandre Langelier que Phydime avait invité à souper. Le jeune homme déclina l’invitation, disant qu’il était attendu ce soir-là chez des amis et qu’il allait se retirer bientôt.

On était revenu du verger à la maison. Phydime s’apprêtait à se rendre aux étables pour faire « son train ». Dame Ouellet décida de l’accompagner et elle dit à Dosithée :

— Prépare le souper, Dosithée, et je vais aller traire les vaches, ton père va m’aider.

Peu après, Léandre et la jeune fille demeuraient seuls à la maison.

C’était l’opportunité qu’avait paru attendre le jeune homme. Ils étaient tous deux assis près de la table achevant un verre de limonade que la jeune fille avait préparé.

— Mademoiselle, dit Léandre d’une voix grave et lente, vous avez sans doute observé combien je me suis toujours plu en votre agréable compagnie. Nous avons eu peu d’occasion de nous voir, mais dès notre première rencontre sur la plage cet été, je me suis senti très attiré vers vous. Aussi — et je déclare que j’ai été un peu vite et même imprudent — j’avais conçu un grand projet. J’attendais une opportunité de vous communiquer ce projet, lorsque j’ai appris qu’un autre m’a devancé. Mademoiselle, je me rappelle qu’un soir j’ai, involontairement, fait beaucoup de mal à un pauvre garçon qui vous aime. Cet après-midi encore ma présence et l’accaparement que j’ai fait de votre personne ont beaucoup fait souffrir ce garçon. Mais, je vous le dis en toute vérité, je ne savais pas qu’il y avait entre vous et lui promesse et serment, et je regrette de m’être placé entre vous et lui. Je connais Zéphirin, c’est un bon et brave garçon qui vous rendra bien heureuse, et je souhaite que vous ayez tout ce bonheur. Moi, je me retire avec l’espoir que vous me pardonnerez si j’ai pu vous causer quelque tort, et que Zéphirin aussi me pardonnera. Non, je ne savais pas, Mademoiselle, je vous le jure… je vous croyais libre encore. Soyez donc heureuse, et je m’en réjouirai de tout mon cœur.

Il se tut. Toute sa physionomie décelait le plus grand regret de quitter ainsi pour toujours celle qu’il avait aimée en secret.

Il se leva lentement et prit son chapeau sur la table.

Dosithée le regardait avec une sorte de douloureuse stupeur. Ses lèvres remuèrent un peu, mais pas un son n’en sortit. Elle était comme figée, et peu à peu son visage blêmissait.

Léandre l’observa un moment avec inquiétude ou avec espoir. Peut-être attendait-il un mot qui l’aurait retenu près d’elle, ou bien le désavœu ou la confirmation de ce serment qu’il croyait prêté entre elle et Zéphirin. Mais elle demeura muette… Puis elle baissa les yeux, et un long soupir gonfla sa poitrine. Elle resta immobile, comme une statue, sur sa chaise, ses regards rivés sur le plancher.

Léandre soupira aussi, puis il se retira sans bruit. Dehors, il prit le chemin des étables. Phydime en revenait. Les deux hommes s’arrêtèrent l’un près de l’autre.

— Comme ça, vous ne restez pas à souper, monsieur Léandre ?

— Impossible, monsieur Phydime. Une autre fois, si vous le voulez… Maintenant, je vais atteler et me retirer sans plus.

— C’est ben, je vais aller vous aider à atteler. Tout de même c’est ben dommage que vous ne restiez pas…

Tous deux descendirent vers l’étable.

Le départ de Léandre avait fait sortir Dosithée de sa torpeur. Elle courut à une fenêtre de la salle voisine et là, pâle et tremblante, elle regarda le jeune homme aller en compagnie de Phydime vers l’étable. Son sein battait avec violence, et, sans le savoir, elle serrait de ses deux mains le rideau de mousseline qui pendait devant la fenêtre. Cinq minutes plus tard, le jeune homme revenait de l’étable dans sa charrette anglaise et conduisait avec élégance une jument noire et fringante. Un peu en arrière venait Phydime portant deux grands seaux de lait fumant, puis Dame Ouellet apportant dans son tablier une levée d’œufs frais.

La charrette s’avançait rapidement dans la montée. Bientôt elle tourna sur la route, puis, lentement, il passa devant la maison silencieuse. Léandre retenait sa jument et jetait en même temps un long regard vers les fenêtres, avec l’espoir d’en découvrir une figure chère. Non, il ne vit pas Dosithée derrière le rideau de mousseline. Alors, il commanda sa jument qui s’élança au grand trot.

Un nuage de poussière rousse s’éleva à travers lequel Dosithée vit disparaître l’attelage et son conducteur : puis dans le lointain un roulement s’éteignit peu à peu. De pâle qu’elle était le jeune fille devint blanche comme neige. Un lourd sanglot parut déchirer sa poitrine. Elle frissonna longuement. Quelque chose avait l’air de se briser en elle. Un étourdissement subit l’emporta. Désespérément elle voulut se maintenir debout en serrant avec plus d’énergie le rideau, mais tout tourna autour d’elle, tout manqua sous ses pieds… elle s’affaissa sur le parquet en emportant le rideau dans sa chute.

Et là, raide, inerte, son corps eut l’apparence d’un cadavre. La souffrance qui, depuis quelque temps, tiraillait ce cœur pur et vierge, venait de porter l’un de ses rudes coups : Dosithée avait été terrassée.

Peu après Phydime et sa femme arrivaient à la maison, mais, selon leur coutume, ils entrèrent à la cuisine qu’ils trouvèrent déserte. Partout régnait le silence.

Le fermier fit remarquer à sa femme :

— Qu’est-ce que fait donc Dosithée qu’on l’entend pas remuer ?

Il se mit à appeler :

— Dosithée ! Dosithée !

Personne ne répondit.

— Elle est peut-être bien allée au verger… émit Dame Ouellet tout aussi inquiète que son mari.

— Je vais aller voir, répondit Phydime, après que j’aurai porté le lait à la laiterie.

Il avait laissé les deux seaux de lait dehors près du perron où dormait béatement Malo, le bon chien de Phydime.

Il sortit tandis que Dame Ouellet s’apprêtait à allumer le poêle.

— Eh ben ! Malo, as-tu vu Dosithée ? demanda-t-il.

Le chien aboya joyeusement et se contenta de regarder son maître d’un œil tendre.

Il n’avait pas paru comprendre.

— Ah ! tu l’as pas vue aller au verger, hein, mon ami ? demanda-t-il encore.

De nouveau l’animal se borna à aboyer.

— C’est ben, c’est ben, reprit-il, on va la trouver.

Au lieu de se rendre à la laiterie de suite, Phydime rentra précipitamment dans la maison, disant à sa femme :

— Elle est peut-être à sa chambre en haut… je vais aller voir.

Pour gagner l’étage supérieur il lui fallut passer devant la porte ouverte de la salle. Il jeta un regard furtif par cette porte et s’arrêta net, rivant des yeux stupéfaits et effrayés sur le corps inanimé de la jeune fille. Un grognement indistinct s’échappa de sa poitrine, et Phydime se rua dans la salle, criant avec un accent terrible :

— Phémie ! Phémie !… viens voir…

Quand survint Dame Ouellet, elle trouva son mari tenant dans ses bras tremblants le corps inanimé de Dosithée…

Elle poussa un cri perçant.

— Je l’ai ramassée là… expliqua Phydime d’une voix méconnaissable.

Il la déposa doucement sur un canapé, et, penché, il considéra avec douleur le corps inerte de sa fille.

Dame Ouellet sanglotait, les deux points sur les yeux pour ne pas voir le triste spectacle, et se lamentait :

— Seigneur Jésus ! est-il possible qu’elle soit morte !…

— Non ! dit tout à coup Phydime, elle est seulement sans connaissance. Vas cherchez le vinaigre, Phémie !

Dame Ouellet, ranimée par cette déclaration de son mari, courut à la dépense. Mais quand elle fut de retour avec la cruche à vinaigre et un essuie-main qu’elle avait pris au hasard, Dosithée reprenait ses sens. La jeune fille demeura un moment toute surprise à la vue de son père et de sa mère. Elle les regarda tour à tour comme pour leur demander une explication. Mais de suite la mémoire des événements de ce jour lui revint, et, alors, par crainte que son secret ne fût deviné, elle balbutia en refermant les yeux et en crispant son sein de ses deux mains livides :

— Ô mon Dieu ! que je suis malade !…

— Où as-tu mal, Dosithée, hein, ma chérie ? demanda Dame Ouellet en essuyant ses yeux mouillés d’un coin de son tablier.

— Oh ! je ne sais pas, murmura la jeune fille… partout !

Phydime, debout, la figure sombre, regardait sa fille sans prononcer une parole ; il la regardait de ses yeux inquisiteurs comme s’il eût voulu essayer de saisir toute la pensée de la jeune fille.

Dosithée essaya d’échapper à ce regard. Elle ébaucha un pâle sourire et regardant sa mère, elle reprit :

— J’étais allée voir par cette fenêtre si vous reveniez de l’étable. Un étourdissement m’a prise… Mais je me sens mieux déjà, bien mieux. Je vais monter me reposer à ma chambre, et bientôt ça n’y paraîtra plus.

— Veux-tu un verre de boisson ? interrogea Phydime qui devinait bien que cet étourdissement, dont parlait Dosithée, devait avoir pour cause le départ de Léandre.

— Non, non, papa, je suis mieux. Je vais me coucher quelques minutes dans ma chambre, et je serai remise pour le souper.

Elle se leva, sans aide, mais ce fut en chancelant qu’elle se dirigea vers l’escalier qui menait à l’étage supérieur.

Phydime et sa femme la regardaient aller avec un air étonné et inquiet.

Puis quand elle eut disparu, tous deux s’entre-regardèrent, soupirèrent, et leurs yeux se mouillèrent encore une fois.

Mais là-haut, c’était plus que des yeux qui se mouillent… Lorsque la jeune fille fut entrée dans sa chambre, elle jeta sa tête sur l’oreiller de son lit et se mit à pleurer. Pleurer !… Jamais en sa vie ses yeux n’avaient autant débordé, ce fut un ruisseau, ce fut un torrent de larmes chaudes et silencieuses. Tous ces oreillers furent bientôt trempés de part en part. Ah ! comme elles coulaient enfin ces larmes si longtemps contenues !… Elles coulaient non seulement des yeux, elles coulaient du cœur comme des larves, à ce point que ses yeux brûlaient, que ses joues brûlaient… elles coulaient fumantes presque !

Et Dosithée ; dans son désarroi, dans sa douleur, et une douleur qui pouvait la tuer, pensait :

— Je l’aime… et il est parti !…