Maison Quantin (p. 297-300).


APPENDICE


Cent quatre-vingt douze pages de ce livre étaient imprimées, lorsque Villiers de l’Isle-Adam mourut. Il avait encore corrigé deux feuilles, remanié la partie d’Axël comprise entre la page 193 et la page 225, mais il ne s’était pas décidé pourtant à donner le bon à tirer aux éditeurs. Enfin les soixante-dix dernières pages ont été retrouvées telles quelles en épreuves, à peine relues, composées sur le texte autrefois inséré dans une revue, « la Jeune France ».

Il convient de spécifier maintenant qu’à diverses reprises Villiers notifia sa ferme résolution de modifier toute la fin d’Axël. À sa probité de parfait artiste, des scrupules de conscience s’ajoutaient ; il jugeait qu’au point de vue catholique, son livre n’était pas suffisamment orthodoxe, et il voulait que la croix intervînt dans la scène qui dénoue le drame.

Il était dès lors forcé de reprendre Axël en sous-œuvre. L’on peut découvrir les traces de ce travail interrompu, dans ce fragment de manuscrit, retrouvé après sa mort.

Cette scène non terminée devait s’intercaler à la page 225, après cette réplique de maître Janus : « Elle t’a donné le sourire avec lequel tu viens d’attenter à sa dignité maternelle ».


Axël

Également, elle me donna de la pitié que m’inspire sa misère.

Maître Janus

L’homme se mesure à ce qu’il admire. Cette race que tu traverses n’accède qu’au songer de ses grandeurs, de ses inquiétudes mystérieuses, de ses aspirations infinies, de ses hautes souffrances. Captive de l’aveugle univers ivre de la Force, la race humaine ressent la soif de justice ; elle inventa la compassion, la chasteté, la clémence… peut-être même a-t-elle deviné Dieu !… Cesse de plaindre : admire. Ainsi se pressentira dans ton être une plus excellente sélection future : et ta pensée de plus tard ne s’assombrira pas à ce ressouvenir : quand j’étais un homme.

Axël, montrant le livre resté entr’ouvert

Cependant ceci n’est qu’une religion moins Dieu, réclamant une foi gratuite et robuste, en offrant moins que des incertitudes.

Maître Janus

Nulle incertitude pour l’Homme, en dehors d’une foi dans le but qu’il se choisit. — Et quel but proposer à ta vie plus digne d’elle que d’atteindre de telles finalités !

Axël

Mon esprit se détourne aujourd’hui de ce genre de mirages. Un ciel d’orgueil à jamais vide et à l’abandon, situé entre la prunelle et la paupière, ne suffit pas à l’envergure d’une âme assoiffée de l’immense, à mon humanité. Moi aussi, j’ai rêvé de Dieu ; vraiment, c’était plus beau. Foi pour foi, s’il faut choisir, il me paraît plus sage de garder une croyance natale, qui a fait ses preuves devant toutes les sagesses, dont les vieux mages, sous une étoile, adorèrent le Révélateur enfant et qui porte l’empreinte de Dieu. Cette foi court dans mes veines. Je choisis de rester chrétien.

Maître Janus

Lorsque la Vérité te presse, ne te réfugie pas en une doctrine qui te condamne. Le Verbe défend l’homicide et prescrit la Pauvreté. Pour protéger des ombres de richesses, tu viens de mettre à mort ton semblable, ton prochain, que l’on t’enjoignit d’aimer comme toi-même. Ne te vante pas d’être chrétien, pour te dispenser d’être un homme.

Axël

Je n’ai tué que pour sauvegarder ma solitude ! — C’est depuis cet instant que le rêve de ce trésor…

Maître Janus

Au fond de tes pensées, l’idée qu’il pouvait, un jour, t’être conféré par un sort merveilleux, que tu te proposais d’aider par certaines pratiques ténébreuses, se mêlait au désir de défendre cette solitude. Sans cela, les pores de ton être ne boiraient pas, en une absorption si soudaine, les impurs miasmes passionnels du sang versé. Ta chair d’adepte avait gagné déjà des transparences. C’est ce désir seul qui a créé le chemin de cette attirance entre ton être et ces miasmes fumants et hantés. Leurs larves prennent ce chemin vers ce qui peut les recevoir. Sans quoi, tu leur serais impénétrable. — Le fait seul qu’à travers tant d’obstacles, l’ensemble de cette aventure tentatrice se soit présenté ici — prouve que tu songeais obscurément à cet or depuis longtemps. N’oublie pas qu’il n’arrive à l’Initié que ce qu’il s’attire. Et que plus il augmente en pureté, plus des volontés néfastes s’efforcent de la troubler. En immolant un homme à propos d’une même convoitise entre lui et toi, tu as commis un acte d’imprudence des plus insalubres…

Axël

Pouvais-je donc le laisser partir, emportant le scandale de ce secret ?

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