Maison Quantin (p. 235-295).

QUATRIÈME PARTIE



LE MONDE PASSIONNEL


§ 1. — L’épreuve par l’or et par l’amour


La galerie des sépultures sous les cryptes du burg d’Auërsperg.
Au fond, dominant les tombeaux, l’écusson familial, sculpté sur le granit de la muraille.
À droite et à gauche, dans toute la longueur de la salle, des mausolées de marbre blanc. — Statues de chevaliers et de châtelaines, les premiers debout ou agenouillés sur leurs tombes ; les femmes, dans les costumes des siècles où elles vécurent, sont étendues, les mains jointes, au long des pierres de leurs sépulcres ; — lévriers de marbre sculptés à leurs pieds.
Une lampe funéraire, suspendue à la voûte centrale, éclaire confusément l’obituaire. — Auprès d’un bénitier de porphyre, un grand prie-dieu, en ébène, à coussins de velours d’Utrecht violet, usé, à glands d’un or terni.
À gauche, au lointain de l’allée, dans l’angle de la muraille, un soupirail élevé, à vitraux, au dehors rosacé de fer ; — une draperie noire le voile à moitié. Vers le centre, de ce côté, porte basse, creusée dans l’épaisseur du mur.
À droite, au fond de la galerie, et de face, porte de fer ogivale, à deux battants, massive, au-dessus de trois degrés et s’ouvrant sur la spirale de marches d’un haut escalier de pierre.
Au milieu, entre les tombes, sur un trépied, brûle-parfums de bronze, d’où sort une flamme.
À gauche, auprès de la muraille, Gotthold et Miklaus, appuyés chacun sur une bêche, regardent herr Zacharias, occupé à écrire, au pinceau d’argent, sur une croix d’ébène, le nom du défunt qu’ils viennent d’ensevelir. — À droite, Hartwig classe différents objets sur un support de pierre. — Ukko se tient debout, souriant, accoudé au prie-Dieu, regardant aussi herr Zacharias.



Scène première

UKKO, GOTTHOLD, herr ZACHARIAS, HARTWIG, MIKLAUS
Ukko

L’épitaphe ? la voici : — Ce fut un seigneur insoucieux, qui prisa fort la bonne chère et les belles femmes. Que cette excellente lame, d’ailleurs, intercède pour nous dans la lumière divine !

Gotthold

Moins de bruit, tapageur ! Ce mort a droit au silence.

Ukko

Je ne donne pas, à l’étourdie, le titre de mort à qui mérita trop peu celui de vivant. Ci repose un brillant misérable, un tas d’assouvissements, qui n’aima ni ne pria jamais. Dès lors, apparu, disparu, rieur ou grave, que nous est-il ? Il s’est moqué de tout : tout se moque de lui. Une dernière pelletée, et bonsoir !

Gotthold

Taisons-nous, Ukko !

Miklaus

C’est un spectre comme un autre, à la fin des fins !

Ukko

Çà ? je vous défie de tirer, fût-ce à vous deux, un spectre, — de ce sac à vin mis en perce et vidé.

Gotthold

Colères d’enfant ! folles colères d’entêté…

Ukko, souriant

L’indignation, bien natale, ne s’use pas ; elle croît avec la vie ; elle ne se laisse pas travestir du nom de colère. — Va, lions et chacals, s’ils semblent égaux, en tant qu’animaux, savent, de toute éternité, qu’ils ne sont pas de même nature.

Miklaus, joignant les mains sur sa bêche

Tu nous effrayes, mon garçon.

Ukko

Vous pensez ce que moi j’ose dire.

Gotthold

Comme tu juges vite les trépassés, toi — qui as encore du lait dans le nez !

Ukko

Lequel de vous, mort, se soucierait de partager cette fosse ?… Un silence. Vous voyez.

Miklaus, pensif

Après tout, ce fut un gentilhomme d’un sang brave.

Ukko

Son sang le faisait brave, non pas son cœur — et ce fut un gentilhomme — comme un ducat de cuivre, bien frotté, est une pièce d’or. Que vaut la fausse monnaie ? moins que son métal.

Gotthold

Chut !

Ukko

Qui peut nous entendre ? Une fois ces massives portes de fer refermées, le tonnerre tomberait ici qu’on ne l’entendrait pas, tant ces voûtes sont épaisses ; — le fond se perd dans la montagne.

Gotthold

Je veux dire que ces pierres couvrent des voisins du même nom que lui.

Ukko, glacial

Honorer celui-ci, c’est manquer à ceux-là.

Herr Zacharias, se levant, appuyé sur la grande croix noire

Enfant, son être a coûté, comme le tien, le sang d’un dieu. Tu es dans l’âge de la vigueur ; va, cela passe vite — et, alors, la voix ne s’élève plus si rude contre des mânes. — Aide-moi, plutôt, à planter solidement cette croix dans cette terre fraîche.

Ukko, murmurant

Une croix là-dessus ? C’est offrir beaucoup à qui s’en soucierait peu.

Gotthold et Miklaus, scandalisés et sévères

Ukko ! nous allons nous fâcher.

Ukko

Soit : mais je tiens que c’est vous qu’il prierait de se taire, s’il vous entendait. Brisons là, je dois vénérer vos… coutumes. À lui-même : — Et, au fait ! un rayon de soleil ou d’étoile peut faire étinceler même le fumier. Enfonçant la croix sur la fosse : — Donc, à tout hasard !

Hartwig, arrivant et jetant une poudre dans le brûle-parfums

Voici de l’encens.

Ukko

Oh ! rien ne pressait encore.



Scène II

LES MÊMES, AXËL, entrant par la porte basse, en habit de voyage et en manteau noir.
Axël

Il est bientôt minuit : demain, à pareille heure, je serai loin… Je viens vous dire adieu.

Herr Zacharias, tressaillant douloureusement

Oh ! vous partez, mon cher maître ?

Gotthold, balbutiant

Monseigneur, nous sommes très âgés : nous eussions bien voulu que votre main nous fermât les yeux, dans quelques jours.

Axël, les regardant, et après un profond silence

Amis, — amis ! mes vieux enfants ! — il le faut. Pardonnez ! (À Ukko :) Tu commanderas ici, en mon absence — excepté à ceux-ci, que tu aimes et qui t’aiment.

Ukko, déconcerté, balbutiant

Quoi ! tu ne m’emmènes pas ? Tu ne m’emmènes pas ?

Axël, tout bas, avec un sourire triste

Et ta fiancée, enfant ! et ta patrie ! — Je dois partir, sans vous revoir, au lever du soleil, en ce jour de Pâques. Si vous voulez me faire fête, eh bien, que l’on sonne, dès l’aurore, nos plus belles et anciennes fanfares ; je les entendrai de loin ; cela me rappellera l’autrefois superbe. Cette nuit, si vous n’avez pas sommeil, buvez et chantez ! Enterrez au fond du verre les souvenirs d’ancienne gloire et de ferraille ! — Embrassez-moi.

Hartwig, Miklaus, herr Zacharias et Gotthold

Adieu, Auërsperg !

Axël, après les avoir serrés dans ses bras l’un après l’autre, — à Ukko :

J’ai réveillé le maître forestier, le bon père Hans Glück, tout à l’heure, dans la forêt. Tu sais qu’il t’attendra demain, dès l’aube, pour tes fiançailles ?

Ukko

Ô mon maître !

Axël, l’embrassant

Mon fils !

Il ouvre les bras ; Ukko s’y précipite et, tout en larmes, l’embrasse.

Tu trouveras, sur ma table, un parchemin signé d’Axël : à toi ce château, si je n’y reviens plus.

Ukko, sanglotant

Hélas !

Axël

Vos mains, — et adieu. Laissez-moi seul, à présent ; et voici mon dernier ordre : que personne, à l’avenir, ne descende ici.

Les quatre vieillards s’inclinent, les yeux en pleurs.
Gotthold, à demi-voix

C’est la dernière fois que nous le voyons.

Miklaus, s’essuyant les paupières d’un revers de main

Lui, dont le regard nous nourrissait !

Herr Zacharias, à lui-même un peu hagard

Ô consternation ! le grand trésor, perdu, perdu ! J’ai vécu trop de jours, moi, depuis ce matin.

Ils marchent vers la porte basse. Ukko, le front dans les mains, hésite un instant, — puis revient et se jette sur la main d’Axël, qu’il baise avec une désolation muette.
Axël

Adieu !

Le page, en chancelant, rejoint les quatre vieillards et sort avec eux en sanglotant. La porte se referme. Axël jette son manteau sur le prie-Dieu.



Scène III

AXEL, seul, — regardant autour de lui

Cendres, je suis la veille de ce que vous êtes. Un silence. Ici, l’adieu retombe, vide, en son propre écho. — Contempler des ossements, c’est se regarder au miroir. — À quoi bon parler, ici ?

Il s’assoit sur une tombe et, joignant ses mains pendantes, les yeux fixes, il s’abandonne au cours d’une méditation mystérieuse. Au bout de longs instants, relevant la tête :

— Ô dormeurs, ô rose-croix, mes devanciers ! S’il est des paroles qui troubleraient vos sommeils, je les oublie, n’ayant pas à fatiguer vos ombres de puériles obsécrations — et l’objet de ma songerie n’étant, devant la Mort, qu’une vanité. Regardant le grand écusson sculpté dans la muraille et sur lequel tombe une effusion de lumière de la lampe : Mais vous, granitiques sphinx aux faces d’or, qui semblez supporter le secret de la Toute-richesse, soyez évoqués, êtres de rêve ! — ô figures d’au delà, je vous adjure, — par la plus effroyable des choses, par l’indifférence du Destin ! Je vous ordonne de relever de son normal silence la solitaire Tête de mort qui aggrave, d’un symbole, le signe d’une race que je résume, afin que cette Tête me donne à entendre, — soit d’une lueur de ses orbites, soit de tel acte miraculeux, d’une parole, — l’énigme de ces pierres radieuses qui ornent son bandeau, — afin qu’elle me révèle ce que signifie, enfin, l’auréole de ces mots sacrés : Altius resurgere spero gemmatus.

À peine a-t-il prononcé les paroles de cette devise, qu’il tressaille, comme écoutant un bruissement de pas qui se rapprochent, invisibles.
Relevant la tête, il semble oublieux, tout à coup, de ces mêmes paroles, — et comme en proie à quelque humaine distraction, provenue de ce bruit de pas inattendu.

Qu’est-ce donc ? Est-ce le cri du vent ? Depuis un instant, je crois entendre… oui… l’escalier est sonore et quelqu’un marche très doucement. — Ukko, sans doute ?… Non ! J’ai défendu tout à l’heure que personne revînt ici.

Il regarde à travers les battants de la grande porte de l’escalier de pierre ; puis avec un mouvement de surprise :

Une femme ! — J’ai bien vu. C’est une femme. — Ah ! sans doute, celle de cette nuit ! Qu’est-ce donc ? Son flambeau, qu’elle tient au-dessus de sa tête, m’empêche de voir son visage. Elle descend vers ces caveaux perdus… et sans hésiter, comme si elle les connaissait ! — Quelque chose brille et reluit, par instants, dans sa main : — c’est un poignard, je crois. Que signifie ceci ?… Mais, en vérité, son insomnie ressemble à la mienne ! Sa démarche est bien assurée… Il regarde autour de lui. Quelle mystérieuse curiosité s’éveille en moi ? Elle approche… Ah ! je veux savoir !…

Il se cache dans un angle des murailles.



Scène IV

AXËL, SARA
Sara, dans ses vêtements noirs et demi-voilée, — élevant, d’une main, le flambeau, serrant, de l’autre, un solide poignard, pousse les deux battants de la lourde porte de fer ; ceux-ci roulent silencieusement ; elle apparaît, alors, debout, sur les marches de pierre.
Taciturne, elle observe avec une attention profonde l’intérieur de la salle. D’un regard errant, elle sonde les intervalles des tombes. Puis, elle descend les dernières marches, entre, referme la porte sur elle et assujettit la barre des battants.
Elle marche vers la porte de droite et pousse également, dans les écrous des murs, les verrous de fer.
Cela fait, elle pose le flambeau sur un socle funèbre, puis se dirige vers la massive muraille du fond de l’obituaire.
Là, s’étant détournée encore une fois vers l’ensemble de la salle et le séculaire silence des statues, elle demeure pensive quelques instants, puis regarde fixement les étranges armoiries sur la muraille.
Bientôt, posant le pied sur l’exhaussement d’une dalle, elle s’approche de l’Écusson, qu’elle semble contempler avec une attention mystérieuse.
Enfin, joignant les mains sur le pommeau de son poignard, elle paraît rassembler toute sa juvénile force, et appuie la pointe de la lame entre les yeux de l’héraldique Tête de mort.
Sara

Macte animo ! ultima…

Soudain toute l’épaisseur du pan de mur, se scindant en une large ouverture voûtée, glisse et s’abîme, lentement, sous terre, au-devant de Sara, laissant entrevoir de sombres galeries, aux spacieux arceaux, qui s’étendent au plus profond du souterrain.
Et voici que, du sommet de la fissure cintrée de l’ouverture, — à mesure que celle-ci s’élargit plus béante, — s’échappe, d’abord, une scintillante averse de pierreries, une bruissante pluie de diamants et, l’instant d’après, un écroulement de gemmes de toutes couleurs, mouillées de lumières, une myriade de brillants aux facettes d’éclairs, de lourds colliers de diamants encore, sans nombre, de bijoux en feu, de perles. — Ce torrentiel ruissellement de lueurs semble inonder, brusquement, les épaules, les cheveux et les vêtements de Sara : les pierres précieuses et les perles bondissent autour d’elle de toutes parts, tintant sur le marbre des tombes et rejaillissant, en gerbes d’éblouissantes étincelles, jusque sur les blanches statues, avec le crépitement d’un incendie.
Et, comme ce pan de la muraille s’est, maintenant, enfoncé plus d’à moitié sous terre, voici que, des deux côtés de la vaste embrasure, de tonnantes et sonnantes cataractes d’or liquide se profluent aux pieds de la ténébreuse advenue.
Ainsi que, tout à l’heure les pierreries, de roulants flots de pièces d’or tombent formidablement de l’intérieur de barils défoncés, brisés par la rouille et par la pression de leur nombre.
Les premiers, leurs propres richesses en ont tassé et calé, dans l’immense caverne, les entrecroisements ; les autres, accumulés, derrière eux, en désordre, se superposent et s’allongent en centaines massives. Çà et là, dans les lointains intervalles, des reflets du flambeau laissent distinguer, sur le fond de l’obscurité, quelque bande jaunie d’un parchemin, que scelle encore, en des moisissures, une large empreinte de cire rouge.
Les dunes d’or les plus proches, amoncelées contre cette paroi disparue du mur — qui s’est arrêtée au ras du sol — roulent, à profusion, bruissent, bourdonnent, et se répandent, follement — irruption vermeille — à travers les allées sépulcrales.
Alors, s’appuyant d’une main contre l’épaule d’une très ancienne statue de chevalier, Sara s’est redressée, au centre de tout ce rayonnement où se multiplie, en mille et mille réfractions, la double flamme funéraire de la lampe et du vacillant flambeau ; — puis, toujours pâle, grave et les paupières abaissées, apparaissant, ainsi, vêtue de deuil, en cette effusion de splendeurs, elle achève de murmurer sa familiale devise que cette éruption terrible de trésors vient d’interrompre :

perfulget sola !

Étendant, ensuite, la main devant elle, elle soulève, au hasard, une poignée de grands colliers de diamants et semble mirer, un moment, son visage et ses yeux dans leur onde radieuse.
Cependant, au vague pressentir, sans doute, d’une présence dans la salle, elle détourne les yeux vers les statues et aperçoit, dans l’ombre, Axël qui se tient debout contre un sépulcre et la considère en silence.
Rapide, elle a laissé tomber les pierreries : elle rejette, d’un mouvement, sur son épaule, le pli de sa mante de soie noire : — à sa ceinture luisent deux fins pistolets d’acier. Saisissant l’un d’eux, elle ajuste, prompte, le comte d’Auërsperg, fait feu — et lance, au loin, son arme fumante.
Axël, blessé, se précipite vers elle ; mais, déjà, de son autre arme, elle le vise attentivement : second coup de feu.
Encore atteint, mais toujours du seul effleurement des balles qui lui ont sillonné la poitrine, Axël a rejoint Sara ; la jeune fille, le poignard bien au poing, l’attend, prête à bondir, svelte et mortelle, cette fois, en l’élan même qu’il va prendre.
Axël, s’effaçant sous la feinte d’un retrait, a saisi puissamment, malgré la vitesse, l’habile et fulgurant poignet de Sara.
L’instant d’après, irrésistible, — bien que surpris de l’extraordinaire résistance de cette féminine ennemie, — le comte d’Auërsperg, d’une étreinte de fer, la tient, désarmée, paralysée et renversée sur son bras.
Axël, terrible, le poignard levé

Toi, je veux voir la couleur de ton sang !

Au moment de frapper, il s’arrête à l’aspect du sublime visage de la jeune fille.
Sara, ressaisissant le poignet d’Axël et le ramenant avec violence contre elle-même.

Eh bien, regarde !

La pointe de l’arme atteint son épaule ; quelques gouttes de sang jaillissent seules, le comte d’Auërsperg ayant paru retenir l’impulsion du mouvement de Sara.
Axël, à lui-même, comme ébloui, la considérant éperdûment

Ô beauté d’une forêt sous la foudre !

Sara, sombre

Frappe et oublie !

Axël, dénouant son étreinte

À toi la plus précieuse part — et la vie sauve.

Sara va se placer, debout, près du brûle-parfums.
Sara, méprisante, après un moment de silence

Suis-je donc une complice ?

Axël

Ton orgueil a la fièvre. La moitié de telles richesses ne diffère pas de leur totalité.

Sara

À l’Allemagne, cet or, si c’est de l’or.

Axël

À l’Allemagne ! Non pas. Souriant : Au monde !

Sara, dédaigneuse

Propos subtil, digne des larrons de nuit.

Axël, farouche

Oublie moins que je t’ai laissée vivre.

Sara, simplement

L’ai-je demandé ?

Axël

Va ! c’est assez de richesses pour acheter beaucoup d’âmes.

Sara

Pas assez pour troubler la mienne.

Axël

Enfin, qui parle, ici, d’anciennes consciences ? — N’as-tu pas reconnu, par un double attentat, l’hospitalité ? Où m’es-tu donc apparue ? Sous ces lampes et tenant ces pierreries. Était-ce aussi pour les restituer à l’Allemagne ?

Sara

Non, puisque, de ma part, ce n’eût jamais été que les lui abandonner. Après un instant : Margrave, ceci n’est chez personne — et je ne suis venue en ce lieu que pour m’y saisir d’un sceptre perdu, car l’excessive quantité de cet or en transfigure le nom. — Quel passant n’a droit, par tous pays, de s’arroger un royal pouvoir, si quelque hasard divin lui en jette l’insigne au-devant des pas ? Sous condition, cependant, qu’il élève le sceptre et commande, attendu qu’alors c’est bien un roi ; s’il en remarque le métal jusqu’à vouloir le diviser, il se crée, tu l’as dit, l’unique devoir d’une humble restitution. — Partager ?… Comment rompre un rayon de lumière ? — Survivre ?… Comment éluder, ici, moi vaincue, d’attester par la mort qu’il m’était, en effet, légitime de tenter cette conquête, puisque, la seule forme en laquelle mon esprit la pouvait concevoir étant réellement souveraine, je ne relevais plus des vulgaires justices ?

Axël, la regardant fixement

À vous donc le sceptre intact et tout entier.

Sara, grave, après un moment de silence

Soit. Qui donc es-tu ?

Axël, pensif

Qu’importe ! — Adieu.

Sara

Oh !… Demeure. Pensive et d’une voix amère : Me fussé-je dessaisie, moi victorieuse ? Non. La visiteuse d’un soir de hasard fût rentrée dans l’orage. J’eusse rejoint mes équipages et mes piqueurs qui m’attendent sur la lisière de votre forêt. — Plus tard, une fois la légende oubliée, j’eusse fait acquérir, par des mandataires lointains, ce manoir qui m’est désormais familier !… Ta générosité ne saurait donc jamais être, à mes yeux, qu’une aumône imméritée, dont le méprisant souvenir avilirait sans cesse les joies et les fiertés futures… Non ! — C’est à moi seule de… disparaître. À elle-même : Avant une heure, j’aurai bu le suc de cet anneau mortel et nous serons délivrés l’un de l’autre.

Elle le regarde.

Mais, vous chancelez — et je vous vois devenir, d’instants en instants, plus pâle. Tout à l’heure, avec ces armes, j’ai dû vous blesser : je le regrette. Je ne voulais que vous tuer. Il faut que l’un des deux survive. — Attendez.

Elle ôte son voile et marche vers le bénitier funèbre.
Axël

Rien. Vos balles m’ont effleuré la poitrine… à peine. — Laissez !

Sara

Ces dentelles mouillées de cette eau glaciale… — l’eau froide empêche le sang de couler. — Appliquez cela, — tenez !

Ayant ramassé le poignard, elle s’approche, puis elle coupe les boutons de fer du vêtement d’Axël, en silence. Ensuite, rejetant l’arme au loin, elle applique, impassible, sur la poitrine du comte d’Auërsperg, le grand voile noir tout trempé de l’eau funéraire.
Axël, à lui-même, la regardant

À travers ces vitraux, les astres la couvrent de rayons mystérieux. La Terre me défie et me tente par son apparition. Haut, frémissant tout à coup :

Jeune fille, ce grand trésor — que nous venons de tant dédaigner après l’avoir tant rêvé — ne vaut pas que l’on meure à propos du nom qu’on lui donne. — C’est une circonstance plus vague et plus sombre qui vient, en effet, de te condamner. Pendant que tu parlais, le reflet de ton être m’entrait dans l’âme ; tu t’emparais des battements de mon cœur… et j’ai, déjà, ton ombre sur toutes les pensées. Or, si je porte en moi mon propre exil, je tiens à y rester solitaire. — Je suis celui qui ne veut pas aimer… Mes rêves connaissent une autre lumière ! — Malheur à toi, puisque tu fus la tentatrice qui troublas, par la magie de ta présence, leurs vieux espoirs. — Désormais, je le sens, te savoir au monde m’empêcherait de vivre ! C’est pourquoi j’ai soif de te contempler inanimée… et — que tu puisses ou non le comprendre — c’est pour t’oublier que je vais devenir ton bourreau !

Sara, comme éblouie, à elle-même et le regardant avec stupeur

Ô paroles inouïes !

Un silence ; puis, presque à elle-même, sourdement :

S’il était vrai que toi seul, entre les fils d’une femme, saurais résister au Dieu qui te saisit — jusqu’à lui préférer la destruction de ton propre ciel… Elle tressaille.

Axël, arrachant une lourde chaîne de fer à l’un des tombeaux

Je jure… que je vais fermer tes yeux de paradis !

Sara, souriante

Oh ! l’instant sublime !… Eh bien ! non ! Il est trop tard. Tu aurais dû frapper sans me laisser entrevoir ton âme aux flamboiements de ces mots surhumains !

Le comte d’Auërsperg fait siffler et tournoyer, autour de lui, les chaînes, en s’avançant, effroyable, vers Sara.
Sara, évitant, d’un élan svelte, le choc terrible, et lui jetant les bras à l’entour du cou

Non. Voici des chaînes plus lourdes — et… tu es bien mon prisonnier, cette fois. Essaye donc de te délivrer ! — Ah ! tu vois ? Tu ne peux plus : c’est impossible.

Elle se suspend languissamment, la tête renversée et le regardant, avec des yeux de lumière entre ses cils ; ses cheveux se dénouent, roulent et l’enveloppent. Elle parle d’une voix pure, très sourde, très douce, presque basse, oppressée. — Parfois elle ferme les yeux tout à fait et son éclatante beauté grave resplendit sous les lueurs du flambeau, de la lampe et des pierreries. — Haletante, les narines frémissantes, les bras languides :

Sois indulgent pour toi-même, enfant ! Est-ce donc pour moi que je veux vivre ! Ne me tue pas. À quoi bon ? je suis inoubliable.

Sais-tu ce que tu refuses ! Toutes les faveurs des autres femmes ne valent pas mes cruautés ! Je suis la plus sombre des vierges. Je crois me souvenir d’avoir fait tomber des anges. Hélas ! des fleurs et des enfants sont morts de mon ombre.

Laisse-toi séduire ! — Je t’apprendrai les syllabes merveilleuses qui enivrent comme les vins de l’Orient ! Je puis t’endormir en des caresses qui font mourir : je sais le secret des plaisirs infinis et des cris délicieux, des voluptés où toute espérance défaille. Oh ! t’ensevelir en ma blancheur, où tu laisserais ton âme comme une fleur perdue sous la neige ! Te voiler de mes cheveux où tu respirerais l’esprit des roses mortes !… Cède. Je te ferai pâlir sous les joies amères ; j’aurai de la clémence pour toi, lorsque tu seras dans ces supplices !… Mon baiser, c’est comme si tu buvais le ciel. Les premiers souffles du printemps sur les savanes sont moins tièdes que mon souffle, — plus pénétrant que la fumée des cassolettes qui brûlaient dans les sérails de Cordoue, plus chargé d’oubli que les senteurs des lames de cèdre clouées, par les magiciens, aux arbres des jardins de Bagdad pour humilier les fleurs divines. Reconnais, dans mes yeux, l’âme des belles nuits, lorsque tu marchais dans les vallées et que tu regardais les cieux : je suis cet exil, aux inconnues étoiles, que tu cherchais ! — Je donnerais tous les trésors pour être le tien éternel. Oh ! quitter la vie sans avoir baigné de larmes tes yeux, ces fiers astres bleus, tes yeux d’espérance ! oh ! sans t’avoir fait frémir sous les profondes musiques de ma voix d’amour ! — Oh ! songe, — ce serait affreux : ce serait impossible. Renoncer à ceci passe mon courage. Abandonne-toi, dis, Axël, — Axël !… Et je te forcerai de balbutier sur mes lèvres les aveux qui font le plus souffrir, — et tous les rêves de tes désirs passeront dans mes yeux pour multiplier ton baiser…

Un silence.

Axël, sourdement, les yeux fermés

Ton nom, s’il doit brûler les lèvres, que je le redise !…

Sara, tout bas, la tête inclinée sur l’épaule d’Axël

Sara.

Axël, laissant tomber les chaînes

Sara, je ne suis plus solitaire.

Un morne silence.
Sara, sans relever la tête

Ainsi, tu me laisses vivre ?

Axël l’enlace de son bras désarmé et la conduit vers le prie-Dieu d’ébène aux coussins de velours violet.
Axël, avec un sourire triomphant et un peu d’emphase juvénile

Quel serait, parmi les rois, l’insensé qui, de toutes ces astrales pierreries, n’incendierait pas la nuit de tes cheveux ! — À toi seule, à toi, cet amoncellement radieux, ces splendeurs que tu as ressuscitées !… Laisse-moi contempler, seulement, ta pâleur mortelle. — Je veux m’asseoir à tes pieds et souffrir, à mon tour, du mal des humains. — Aimer, c’est cela, sans doute ! N’est-ce pas… Sara ?

Elle s’est assise : des rayons, à travers le vitrail, font étinceler la noire soierie de ses vêtements.
Sara

Ô jeune homme charmant, qui, malgré l’immodestie de mes paroles, a pressenti sa sœur sacrée ! — Tu es un être inespéré !… Je ne veux d’autre parure que ton regard d’enfant où je suis si belle — et c’est de me voir condamnée à subir tant d’amour que je suis si pâle. — Quant à nos grandes richesses, laissons-nous vivre, avec nos songes étoilés !

Il s’est assis, sur un coussin, aux pieds de Sara — croisant ses bras sur les genoux de la belle fille ; il la regarde pendant quelque temps, comme perdu dans un abîme de joie silencieuse.
Axël

Oui, pareille à la statue de l’Adieu, tu devais m’apparaître, en ce deuil, souriante et couverte de pierreries, au milieu des tombeaux. Sous ta chevelure nocturne, tu es comme un lis idéal, tout en fleurs dans les ténèbres.

Quels frémissements ta vue suscite en moi ! Mon amour ? Mes désirs ?… Tu te perds en eux, comme si tu te baignais dans l’Océan. Si tu veux fuir, c’est en eux que tu fuis. Ils te pressent et te pénètrent, ô bien-aimée ! ils te soulèvent et meurent en toi… pour revivre en ta beauté !

Sara, souriante, respirant les cheveux d’Axël

Tu sens l’odeur des feuilles dans les clairs automnes, ô mon chasseur ! Tu as mêlé ton être sauvage à toute l’âme des forêts… Chère joie…

Elle le contemple comme enivrée et fière.
Axël, comme au plus profond d’un rêve

Sara, mon amie virginale, mon éternelle sœur, je n’entends plus ce que tu dis, mais ta voix seule… L’enlaçant de ses bras, en un transport : Oh ! la fleur de ton être, ta bouche divine ! En un baiser, devenir… oh ! la lumière de ce sourire, — boire ce souffle du ciel, ton haleine ! ton âme !

Sara, attirant sur son sein le front d’Axel, — puis, grave, et appuyant doucement ses lèvres sur les siennes

Mon âme ? la voici, mon bien-aimé !

Ils restent éperdus, comme inanimés et sans paroles.
Axël, rouvrant les yeux

Tu as frissonné : — le froid de ces pierres, sans doute.

Il s’est doucement dégagé.

En haut, de vieilles salles — où des feux, nuit et jour, brûlent…

Sara, souriant

Non ; c’est de nous seuls que je frissonne. Ne préfères-tu pas attendre ici notre premier soleil ?

Axël, éperdument, tout à coup

Ô vision dont je voudrais mourir ! Mais tu m’apparais inconcevable ! D’où viens-tu ? Quel fut ton être humain jusqu’à… nous ?

Sara, souriante

Cela t’intéresse ? Oh ! se peut-il !

Elle écarte ses cheveux sur son front.

C’est qu’en vérité, ce que tu demandes, je l’ai oublié. Depuis que je suis comme une impératrice d’Orient, je ne sais plus que toi. Je date d’une heure : ce qui précéda cette heure n’est plus. — Redescendre dans la mémoire de la vie ! tu le veux ?

Axël

En quelles inflexions d’amour se joue ta voix de colombe ! Non, — laisse les souvenirs ! — ne disparais pas dans les vaines évidences de la terre ; demeure-moi, plutôt, toujours inconnue !… Que sommes-nous, même dans le passé ? tel rêve de notre désir.

Sara

Mon cher époux, voici l’anneau donné à mes aïeules pour gage des nuits nuptiales : regarde ce qui est gravé sur son antique émeraude.

Elle élève un peu sa main droite : une bague familiale, ouvrée d’armoiries, étincelle à l’un de ses doigts, Axël, un instant, considère le fatidique joyau ; puis, après une songerie muette et devenue taciturne, il la regarde.
Axël, avec un grave sourire

Oui, ce serait à penser… qu’il est un destin !

Sara, de même

Certes, et si l’illusion t’en semble belle, va, je l’imagine aussi.

Axël, debout, profondément soucieux

Puisque, mystérieuse, elle paraît s’efforcer, autour de nous, de se réaliser, aidons-la d’une croyance ; elle nous laissera comprendre que nos êtres s’attendaient. Un silence.

Sara, regardant autour d’elle, et comme pour dissiper leurs pensées

J’ai aussi une famille de marbre, dans un manoir, au nord de France. Là dorment mon père Yvain de Maupers, noble paysan, — ainsi que ma mère, une auguste rappelée du Ciel !

Se tenant par la main, tous deux marchent vers un mausolée ; une féminine statue aux mains jointes est étendue sur la pierre, un lévrier sculpté à ses pieds.

— C’est ta jeune mère, n’est-ce pas ? — Oui, tu as ce noble front… et, vois, que de mélancolie ! Oh ! que de fois n’ai-je pas ressenti que sa douce main s’appuyait, invisible, sur la mienne, lorsque j’entrouvrais son livre d’Heures, au monastère !

Elle s’incline : puis à demi-voix.

— Madame, vous le voyez : je donne à votre enfant tout ce que je suis.

Axël, relevant la tête

Au monastère ?

Sara, s’éloignant, la main appuyée à l’épaule d’Axël

Je parle d’une abbaye où toute ma jeune vie fut détenue… Je crois me souvenir, même, d’y avoir souffert.

Axël, tressaillant, — et d’une voix basse, contrariée, saccadée

Ah ! le mendiant s’assoira demain sur quelque pierre dispersée de cette bâtisse ! Elle n’est plus. — Le nom de cette abbaye ?

Sara, d’une voix douce et en repoussant doucement, du pied, d’importunes pierreries sur le sable

Ô mon frère Axël ! Il est si difficile aux offenses de m’atteindre que la clémence envers elles ne m’est d’aucune gloire. Songe ! Des cœurs condamnés à ce supplice de ne pas m’aimer doivent-ils être encore punis d’un tel malheur ! Et, s’ils furent coupables, en quelque passé plus lointain que la vie, au point de s’être créé cet actuel tourment, ne sont-ils pas assez infortunés d’être d’une telle nature ? Nous ne devons que les plaindre. — Me haïr ? Tu ne saurais excéder, pour eux, ce châtiment.

Pensive, — pendant qu’ils semblent oublieux du grand trésor :

Certes, en ce cloître, j’ai vu des yeux cruels où la Foi ne brûlait qu’en renvoyant la lueur d’une torche de bourreau. À ces yeux, le ciel ne semble pas assez sombre ; ils trouvent utile que la fumée des bûchers s’ajoute à ses nuages. J’ai entendu battre des cœurs menaçants, — où la Crainte, éperdue, d’un Dieu… — de l’idée, n’est-ce pas, qu’ils se font de Dieu ! — s’aveugle, elle-même, jusqu’à se croire l’Amour, — où le « Commencement de la sagesse » se prend, orgueilleux, oubliant sa limite, pour la Sagesse-infinie. — N’espèrent-ils pas que la vengeance, prochaine, de leur blanche évadée, légitimera les prières qu’à cette heure, sans doute, ils adressent pour mon salut ?

Souriante, puis, peu à peu, tristement :

Qu’ils me plaignent donc, ou me condamnent… par contenance ! Je leur laisse, en ma redoutable miséricorde, l’indigne pensée qu’ils conçoivent de leur délivrée ! En vérité, de quoi m’accuseraient-elles devant un Dieu, ces consciences faites d’une rigueur défendue, qui ne surent jamais que scandaliser mon espérance ? Mon âme redoute peu ces juges méchants, qui osent affronter, ainsi, la terrible colère de la Colombe. — Ces cœurs voilés ont l’innocence des gouffres, je le sais ! Les gouffres disent aussi : « Je reflète la Lumière ! » Tout reflète la lumière : ils ont donc un vrai tel qu’un autre ; mais… à chacun son infini ! — Va, laisse à leurs propres âmes le soin de se punir ! Moi, je ne daigne punir les gouffres — qu’avec mes ailes.

Axël, dont la voix tremble, sourdement

Le nom de cette abbaye !

Sara l’a regardé : — voici qu’elle vient de reconnaître à quel inexorable degré ses paroles ont allumé l’indignation de son jeune élu. Des représailles de sang et de feu flambent dans les yeux d’Axël, — qui, certes, exécutera ses rêves d’extermination, dès ses premiers jours de toute-puissance.
Elle tressaille en l’enveloppement de ce vaste amour vengeur. Après un long silence, elle se laisse tomber aux genoux de son jeune amant.
Tout illuminée, en ses noirs vêtements, par la lampe, les scintillations des pierres précieuses éparses autour d’elle et le voisin éclat du flambeau, elle appuie ses pâles mains sur la poitrine haletante du jeune homme ; — celui-ci recule, saisi de trouble et comme ébloui ; — mais elle le suit, agenouillée, sur le sable de l’allée mortuaire.
Sara, d’une voix étrange et grave

— Axël ! fais grâce à cette prison sainte, — au nom des vitraux où la lumière du soir me semblait si belle ! au nom des orgues, qui, sous mes doigts, ont pleuré de si lourds sanglots ! au nom de ces froids jardins, où s’est assise, tant de fois, ma mélancolie !…

Je t’intercède encore au nom d’une toute jeune fille, aussi pâle que nous, mais pareille aux séraphins de l’exil — et dont le cœur, consumé de l’amour natal, était si épris de sacrifices… qu’il me donna la fleur de ses rêves candides, préférant se perdre à se garder !

Grâce ! au nom de cette enfant que j’ai désolée ! Oh ! par ses yeux purs, encore troublés de ma pensée, hélas ! et que son Dieu délivrera, certes, de mon ombre, — par sa tendresse céleste et solitaire, — c’est moi qui te supplie !

Axël, après un frisson, sourdement

Je ne fais grâce à cette demeure et à ses hôtes — qu’en mémoire de cette nuit où je t’ai vue.

Il s’arrête, les yeux fixes, les poings crispés.
Sara, debout, radieuse, l’enlaçant et le baisant au front

Axël ! mon jeune roi !

Axël, s’éloignant avec elle vers le prie-Dieu et regardant, comme pour la première fois, le sombre miroitement des vêtements de Sara

— Mais, pourquoi ce deuil, en cette nuit de joie, Sara ?…

Sara, très simplement

Je porte le deuil non d’une créature humaine, — je n’en ai pas connue qui méritât ce signe de tristesse, — mais d’une amie plus obscure — oh ! si humble ! si perdue parmi les choses !… Vois, — toi, qui seul peux me comprendre !

Elle ôte de sa poitrine une fleur fanée.

Regarde, comme si nous étions seuls sur la terre, perdus entre le rêve et la vie, cette mystérieuse fleur, Axël !

Harpes redisant dans l’ombre le chant des Rose-Croix.

— Vois l’inconsolable rose ! — Elle m’apparut dans un enclos désert, par une aurore de dangers : je m’enfuyais ! C’était au sortir du cloître de Sainte Apollodora. Mes vêtements blancs, arrachés de la fête mystique, se confondaient avec la neige dont les lourds flocons, au tomber des branches de la forêt protectrice, effaçaient les traces de mes pas. Armée, de ce ferme poignard, contre nos semblables et aussi contre les bêtes des bois, et toute frémissante encore de la lumière des cierges, j’écoutais, dans la nuit, les cloches perdues qui rappelaient aux échos du monde la naissance de l’enfant Emmanuël, hélas ! pour qui j’aurais voulu mourir. — Soudain, aux clartés des dernières étoiles, le prodige de cette fleur, victorieuse de l’Hiver à mon exemple, attira mes regards et sa vision me sembla dégagée de moi-même ! L’harmonie entre les choses et les êtres n’est-elle pas infinie ?… Cette royale rose, symbole de mon destin, correspondance familiale et divine, ne devais-je point la rencontrer, dès mes premiers pas ? Son clair miracle saluait mon premier matin de liberté ! C’était comme un avertissement merveilleux, image peut-être fixée d’une seule parole où je m’étais incarnée l’heure précédente. Elle me fit tressaillir, cette fleur, qui me semblait éclose de mon âme ! Sans doute elle reconnut mes lèvres, Axël, lorsqu’au dédain de tous les périls, je lui dis, en un long baiser, mes grands espoirs ! — Muette, sous ma bouche maternelle, je sentis, en mon cœur, qu’elle me suppliait de la cueillir. Doucement, donc, j’arrachai toute sa tige, à travers les dures épines, sur l’arbuste mort d’où elle s’était élancée et qui la supportait. Puis, je réchauffai, sous mon haleine, le souffle de son parfum entre mes mains, — entre mes mains qui tenaient encore cette arme secrète, forgée en de vieux jours.

Elle montre le poignard cruciforme, tombé à terre.

— Écoute ! Des esprits, — que sais-je… des génies, étaient, certes, enfermés en sa beauté !… Aussitôt, des passages de l’Histoire humaine, jusque-là voilés à mon esprit, s’illuminèrent, en ma mémoire, de significations augustes et surnaturelles. Ainsi, je compris, sans pouvoir m’expliquer même l’intérêt que je prenais à le comprendre, pourquoi cette fleur, ainsi placée, par hasard, entre mes mains, sur la croix de mon poignard, formait un Signe qui avait dissipé, autrefois, comme du sable, les plus fiers et les plus solides empires. Ce Signe, je l’ai bien vu, tout à l’heure, étinceler sur chacun de ces tombeaux, montrant les pistolets jetés à terre, au feu de ces armes traîtres, — lorsque, sur toi…

Elle enlace Axël de ses bras, passionnément.
Axël

— Elle t’inspirait, dis-tu, Sara ?

Sara

Oh ! mille pensées !… Je me souvenais, par exemple, que l’un des voyants de l’Humanité s’en était tenu à la forme de cette fleur pour exprimer, en ses vers, les cercles sacrés et vermeils des paradis de la nouvelle Espérance ! — Puis, songeant aux hommes moqueurs, je ne pouvais, malgré le froid indicible, résister à sourire — en me rappelant que le plus grave, oh ! le plus industrieux des peuples s’était entre-immolé lui-même, pendant un siècle, pour des roses. — Un silence. Oui, ce fut ma seule compagne et ma mystérieuse amie pendant la longue route ; alors que, vêtue en pèlerin, je marchais, les yeux fixés sur l’étoile qui brille sur tes forêts, pendant que le passant m’outrageait dans le crépuscule ! Et le cher parfum de cette fleur auxiliatrice me ranimait, lorsque avant la première grande ville rencontrée où je vendis à des Juifs mon collier de perles et d’opales, — la faim, les veilles et le sommeil épuisaient mes pieds solitaires.

Axël, à genoux auprès d’elle et lui baisant les pieds

Oh ! que je brûle mes lèvres sur tes pieds pâles, gloire des marbres futurs !

Sara, les yeux sur la fleur morte

Au lever des soleils, j’éprouvais en elle qu’il lui semblait plus doux de mourir en ma poitrine que d’en renaître exilée. Voilà pourquoi je porte le deuil de son enchantement, à présent que ses esprits se sont envolés d’elle vers la plus haute essence de sa lumière. Elle a voulu mourir de mon ombre, en m’aimant ! — Laisse, que j’en essuie tes douces paupières !… Vois !… Elle semble revivre ! — Elle prend tes jeunes larmes pour de la rosée ! — Mais plutôt… Non, — non ! je veux l’effeuiller cruellement sur toi, mon chevalier, en présage de tous les abandons que mon amour trouvera pour te ravir !

Elle effeuille, en silence, la fleur sur le front et les cheveux d’Axël ; puis, devenue étrange et grave, tout à coup :

— Comme je suis heureuse de voir que tu t’intéresses ainsi, pour peu que je t’en parle, au fantôme d’une fleur effacée !…

Axël, lui couvrant les mains de baisers et la contemplant délicieusement

Je t’aime.

Sara, debout, près d’Axël, et appuyée au prie-Dieu, parlant comme si elle suivait, en un songe, une succession de mirages entre ses paupières à demi fermées.

Dis, cher aimé ! Veux-tu venir vers ces pays où passent les caravanes, à l’ombre des palmiers de Kachmyr ou de Mysore ? Veux-tu venir au Bengale choisir, dans les bazars, des roses, des étoffes et des filles d’Arménie, blanches comme le pelage des hermines ? Veux-tu lever des armées — et soulever le nord de l’Iran, comme un jeune Cyaxare ? — Ou, plutôt, si nous appareillions pour Ceylan, où sont les blancs éléphants aux tours vermeilles, les aras de feu dans les feuillages, et d’ensoleillées demeures où tombent les pluies des jets d’eau dans les cours de marbre ? — Veux-tu vivre, durant quelques jours, d’une existence étrange et lointaine, en ces habitations de porcelaine, à Yeddo, où sont les lacs japonais ? Là s’épanouissent, sous la lune, des touffes de fleurs barbares pareilles à des faisceaux de poignards parfumés. Le soir, il nous plairait, peut-être, de revenir, en fumant l’opium dans les tuyaux d’or et de jade, au bercement des palanquins. — Aimes-tu mieux que je me baigne dans les vagues où se mira la grande Carthage, près d’une maison de basalte où brûlent, sur des trépieds d’argent, des parfums ? — Ou si nous visitions les rouges Espagnes ! Oh ! ce doit être triste et merveilleux, les palais de Grenade, le Généralife, les lauriers-roses de Cadix l’Andalouse, les bois de Pampelune, où les citronniers sont si nombreux que les étoiles, à travers les feuillages, en semblent les fleurs d’or ! Et les vestiges des temples sarrasins, l’Art disparu, les villes moroses ! — Et, plus loin, les îles Fortunées, où l’hiver, tout en fleurs, humilie le printemps des autres contrées ! Là, ce sont des rochers que l’aube transfigure en saphirs immenses, et le flot vient y mourir, dans une brume d’or et d’opale, doux comme un dernier baiser. — Si tu le préfères, nous réaliserons des rêves de gloire, nous accomplirons des tâches sublimes ! nous nous ferons bénir par des peuples ! — Mais, si tu le veux aussi, toi l’espingole à l’épaule et moi la harpe à la ceinture, vêtus de riches haillons diaprés, nous irons, en nomades, chanter sur les routes et dans les carrefours des villes de Bohème, comme les tziganes basanés ; je dirai l’avenir aux belles filles, et l’on nous jettera des pièces d’argent dans une sébile, pour notre repas du soir à l’hôtellerie ! Ainsi nous pourrons cheminer, en chantant, depuis le sud du pays des Bulgares jusqu’au détroit de Bab-el-Mandeb. — Veux-tu que nous laissions étinceler, sous nos attelages, les dalles des quais de la Néva, ou du Danube ? — Peut-être il te plairait de voir les danses des femmes de Pologne et de Hongrie, avec des festins et des musiques, au fond des palais ? — Veux-tu, aventuriers hasardeux, sur notre brick aux canons d’acier, en touchant aux archipels, explorer depuis les côtes de Guinée jusqu’aux bords silencieux de l’Hudson ? Ensuite remonter le Nil ? Illuminer l’intérieur des pyramides de Chephrem et d’Osymandias dont nous pouvons doubler le cercle d’or ! Ne pouvons-nous également venir, aux bords du Gange, fonder, nous aussi, quelque religion divine ? Va ! nous ferons des miracles, nous élèverons des temples, et, sans aucun doute, le Ciel même nous obéira. — Si nous allions, quelque jour, cueillir des poisons délicieux en Mélanésie et nous promener à Sumatra, sous les mancenilliers ? — Veux-tu laisser voir mon visage aux rivières qui coulent près de Golconde, de Vishapour ou d’Ophir ? Ou voyager en Nubie sur les bords du Zaijr, la rivière ténébreuse où le soir tombe sans crépuscule ? — Veux-tu venir voir Séleucie, où de saints apôtres ont pris la mer, allant à la conquête du monde ? — Veux-tu vivre à Antioche, parmi les ruines ? — Là, des lierres suppliants arrêtent au passage le pèlerin ! — Mais, plutôt, envolons-nous, comme les alcyons, vers des horizons toujours bleus et calmes, à Corinthe, à Palerme, sous les portiques de Silistria ! — Viens ! nous passerons, en trirèmes, au-dessus de l’Atlantide ! — À moins que nous n’allions contempler, plutôt, les clartés nocturnes, sur la terre d’Idumée ? — Puis, aussi, le septentrion ! — Quel plaisir d’attacher nos patins d’acier sur les routes de la pâle Suède ! ou vers Christiania, dans les sentiers et les fjords éclatants des monts de la Norvège ! — Ne pouvons-nous, encore, aller vivre, perdus en un cottage couvert de neige, dans quelque village du Nord ? — Veux-tu voir les landes désolées du pays de Galles ? les parcs de Windsor, et de la brumeuse Londres ? Rome, la ville sombre des splendeurs ? — le frivole Paris illuminé ? — Comme il doit sembler étrange d’errer dans les rues bariolées de Nuremberg, la patiente ville de minuit ! — Veux-tu troubler le reflet des étoiles dans le golfe de Naples, ou dans les lagunes de Venise, en laissant aller au sillage de la gondole quelque étoffe merveilleuse de Smyrne ou de Bassora ? — Veux-tu voir, heureux ensemble en quelque helvétien chalet, l’aurore briller sur les neiges du Mont-Rose ? — Préfères-tu le hamac des Antilles aux tentes de la Bessarabie ? ou la volupté de l’espace ? Nous laisser emporter tous les deux sur la glace par les rennes, ou sur le sable par les autruches, ou voir, autour d’une tente, dans une oasis de l’ancienne Heptanomide, les dromadaires paisibles et agenouillés ? — Veux-tu nous ensevelir à Pompeia, dans une existence latine, comme si les Césars vivaient encore ? Ou, plus loin, vers le plus sombre Orient ? Viens. J’appuierai mon bras sur le tien, au milieu des pierres qui furent les jardins suspendus de Ninive ! et des ruines qui furent Thèbes, Sardes, Héliopolis, Ancyre, Sicyone, Éleusis — et la ville des mages, Ecbatane ! — Aimes-tu mieux une tour de marbre près de l’Euphrate, ou sous les sycomores de Solyme, ou sur les hauteurs de l’Horeb ? — Veux-tu rêver le rêve oriental et joyeux ? nous établir marchands à Samarcande, et trafiquer ? Tu te feras l’ambassadeur de quelque reine lointaine et tu me rendras visite à Saba. Nous verrons, en rois soucieux, le soleil, le soir, incendier les eaux de la Mer Rouge ! — Mais, si tu le veux, aussi, nous serons simplement amoureux l’un de l’autre et nous irons, dans quelque hutte des Florides, écouter les colibris !… Vois-tu, puisque nous sommes tout-puissants, puisque, maintenant, nous sommes pareils à des rois inconnus, que nous importe de préférer tel rêve entre les rêves ? Et, quant au pays de notre exil, toutes les contrées de la terre ne seront-elles pas, pour nous, l’île de Thulé ?

Axël, avec un grave sourire

Enfant ! — Enfant radieuse !



Scène V

AXEL, SARA, puis le CHŒUR DES VIEUX SERVITEURS MILITAIRES, puis dans l’éloignement, le CHŒUR DES BÛCHERONS, — puis la voix de UKKO.
Sara

— La mer, ô mon bien-aimé, je veux la mer sublime ! Laissons-nous, d’abord, aller vers l’Italie ! vers ses ruines de marbre et de flamme, vers ses golfes illuminés ! Nous épuiserons vite son clair exil. — Ô nuits d’amour dans les palais !… Nous achèterons le plus sombre entre ceux de Florence ; — veux-tu ? Florence doit être aussi belle que le fut Palmyre !

En ce moment, les accents lointains d’une chanson, — un chœur de voix rudes qu’étouffe l’épaisseur des murailles souterraines, — leur parvient, à cause du profond silence de l’enfeu.
Chœur des vieux Serviteurs militaires

Le maître s’en va du burg en décombres,
Adieu, soifs d’amours, d’or et de combats !
Nous sommes très vieux et, bientôt, là-bas,
Nous serons des ombres.

Axël

Mes serviteurs veillent cette nuit. — C’est à ma prière qu’ils boivent et chantent ; ils saluent le départ… d’un étranger.

Sara

Aussitôt que le petit jour frappera ces vitraux, enfuyons-nous au pays de l’Espérance ! Comme oppressée à l’idée de joies futures, et fermant les yeux, elle appuie sa main contre le marbre d’une tombe : — Ô volupté de vivre !

Le Chœur, assourdi par le lointain

Adieu l’orgueil noir du Passé de fer :
Avec nous s’éteint sa lueur profonde !
Pareil au coucher d’un soleil d’hiver,
Tu meurs, ancien monde.

Soudainement, au dehors, le ciel se bleuit ; un rayon de l’aube traverse les franges des draperies du soupirail. — Au rouvrir de ses yeux, Sara l’aperçoit et tressaille.
Sara, s’écriant

— Le jour ! l’aurore ! Axël !… — Regarde ! Quel avenir levant !

Elle marche vers le soupirail, écarte la draperie : le bleuissement du matin apparaît dans l’obituaire.
Le Chœur, dans les profondeurs du burg

Va ! tu nous suivras dans le grand sommeil,
Avenir ! — Buvons, puisqu’ainsi tout change ! —
Et que sonne, enfin, le clairon de l’Ange…
S’il est un réveil !

Sara, joyeuse, avec un sourire triomphant, après avoir montré d’un geste l’immense trésor et les confuses pierreries

— Partons ! c’est l’heure ; enveloppons-nous de nos manteaux. — Là-bas, sous le feuillage violet, des rayons font étinceler, déjà, nos fourrures, nos armes ; — l’attelage frappe du pied dans la rosée. Ô mon jeune amant ! comme il va nous emporter sous les branches embaumées d’orage ! Nous voici, fuyant dans une brume radieuse : — bientôt c’est une chaumière qui nous apparaît, au chant des oiseaux, avec son toit de mousse et baignée de mille perles. — Quel bonheur de boire ensemble, en nous souriant, debout, dans l’herbe parsemée de feuilles tombées, le lait matinal ! — Et nous fuyons ! Bientôt voici des humains, sur les routes ! puis un village !… puis une ville !… des villes ! puis le soleil ! puis le monde !

Un grand silence.
Axël, d’une voix étrange, très calme, — et la regardant

Sara ! je te remercie — de t’avoir vue. L’attirant entre ses bras : Je suis heureux, ô ma liliale épousée ! ma maîtresse ! ma vierge ! ma vie ! je suis heureux que nous soyons ici, ensemble, pleins de jeunesse et d’espérance, pénétrés d’un sentiment vraiment immortel, seuls, dominateurs inconnus, et tout rayonnants de cet or mystérieux, — perdus, au fond de ce manoir, pendant cette effrayante nuit.

Sara

Là-bas, tout nous appelle, Axël, mon unique maître, mon amour ! La jeunesse, la liberté ! le vertige de notre puissance ! Et — qui sait, de grandes causes à défendre… tous les rêves à réaliser !

Elle va vers les lueurs de l’aurore et tient la draperie soulevée.


§ 2. — L’option suprême


Axël, grave et impénétrable

À quoi bon les réaliser ?… ils sont si beaux !

Sara, surprise un peu — se retourne vers lui en le regardant

Mon bien-aimé, que veux-tu dire ?

Axël, toujours tranquille et grave

Laisse tomber ces draperies, Sara : j’ai assez vu le soleil. Un silence.

Sara, anxieuse, à elle-même et l’observant encore

Pâle, — et les yeux fixés à terre, — il médite quelque projet.

Axël, à demi-voix, pensif, et comme à lui-même

Sans doute, un dieu me jalouse en cet instant, moi qui peux mourir.

Sara

Axël, Axël, m’oublies-tu déjà, pour des pensées divines ?… Viens, voici la terre ! viens vivre !

Axël, froid, souriant et scandant nettement ses paroles

Vivre ? Non. — Notre existence est remplie, — et sa coupe déborde ! — Quel sablier comptera les heures de cette nuit ! L’avenir ?… Sara, crois en cette parole : nous venons de l’épuiser. Toutes les réalités, demain, que seraient-elles, en comparaison des mirages que nous venons de vivre ? À quoi bon monnayer, à l’exemple des lâches humains, nos anciens frères, cette drachme d’or à l’effigie du rêve, — obole du Styx — qui scintille entre nos mains triomphales !

La qualité de notre espoir ne nous permet plus la terre. Que demander, sinon de pâles reflets de tels instants, à cette misérable étoile, où s’attarde notre mélancolie ? La Terre, dis-tu ? Qu’a-t-elle donc jamais réalisé, cette goutte de fange glacée, dont l’Heure ne sait que mentir au milieu du ciel ? C’est elle, ne le vois-tu pas, qui est devenue l’Illusion ! Reconnais-le, Sara : nous avons détruit, dans nos étranges cœurs, l’amour de la vie — et c’est bien en réalité que nous sommes devenus nos âmes ! Accepter, désormais, de vivre ne serait plus qu’un sacrilège envers nous-mêmes. Vivre ? les serviteurs feront cela pour nous.

Rassasiés pour une éternité, levons-nous de table et, en toute justice, laissons aux malheureux dont la nature est de ne pouvoir mesurer qu’à la Sensation la valeur des réalités, le soin de ramasser les miettes du festin. — J’ai trop pensé pour daigner agir !

Sara, troublée et inquiète

Ce sont là des paroles surhumaines : comment oser les comprendre ! — Axël, ton front doit brûler ; tu as la fièvre : laisse ma douce voix te guérir !

Axël, avec une impassibilité souveraine

Mon front ne brûle pas ; je ne parle pas vainement — et la seule fièvre dont il faille, en effet, nous guérir est celle d’exister. — Chère pensée, écoute ! et, toi-même décideras, ensuite. — Pourquoi chercher à ressusciter une à une des ivresses dont nous venons d’éprouver la somme idéale et vouloir plier nos si augustes désirs à des concessions de tous les instants où leur essence même, amoindrie, s’annulerait demain sans doute ? Veux-tu donc accepter, avec nos semblables, toutes les pitiés que Demain nous réserve, les satiétés, les maladies, les déceptions constantes, la vieillesse et donner le jour encore à des êtres voués à l’ennui de continuer ?… Nous, dont un Océan n’apaiserait pas la soif, allons-nous consentir à nous satisfaire de quelques gouttes d’eau, parce que tels insensés ont prétendu, avec d’insignifiants sourires, qu’après tout c’était la sagesse ? Pourquoi daigner répondre amen à toutes ces litanies d’esclaves ? — Fatigues bien stériles, Sara ! et peu dignes de succéder à cette miraculeuse nuit nuptiale où, vierges encore, nous nous sommes cependant à jamais possédés !

Sara, d’une voix oppressée

Ah ! c’est presque divin ! Tu veux mourir.

Axël

Tu vois le monde extérieur à travers ton âme : il t’éblouit ! mais il ne peut nous donner une seule heure comparable, en intensité d’existence, à une seconde de celles que nous venons de vivre. L’accomplissement réel, absolu, parfait, c’est le moment intérieur que nous avons éprouvé l’un de l’autre, dans la splendeur funèbre de ce caveau. Ce moment idéal, nous l’avons subi : le voici donc irrévocable, de quelque nom que tu le nommes ! Essayer de le revivre, en modelant, chaque jour, à son image, une poussière, toujours décevante, d’apparences extérieures, ne serait que risquer de le dénaturer, d’en amoindrir l’impression divine, de l’anéantir au plus pur de nous-mêmes. Prenons garde de ne pas savoir mourir pendant qu’il en est temps encore.

Axël

Oh ! le monde extérieur ! Ne soyons pas dupes du vieil esclave, enchaîné à nos pieds, dans la lumière, et qui nous promet les clefs d’un palais d’enchantements, alors qu’il ne cache, en sa noire main fermée, qu’une poignée de cendres ! Tout à l’heure, tu parlais de Bagdad, de Palmyre, que sais-je ? de Jérusalem. Si tu savais quel amas de pierres inhabitables, quel sol stérile et brûlant, quels nids de bêtes immondes sont, en réalité, ces pauvres bourgades, qui t’apparaissent, resplendissantes de souvenirs, au fond de cet Orient que tu portes en toi-même ! Et quelle tristesse ennuyée te causerait leur seul aspect !… Va, tu les as pensées ? il suffit : ne les regarde pas. La terre, te dis-je, est gonflée comme une bulle brillante, de misère et de mensonges, et, fille du néant originel, crève au moindre souffle, Sara, de ceux qui s’en approchent ! Éloignons-nous d’elle, tout à fait ! brusquement ! dans un sursaut sacré !… Le veux-tu ? Ce n’est pas une folie : tous les dieux qu’adora l’Humanité l’ont accompli avant nous, sûrs d’un Ciel, du ciel de leurs êtres !… Et je trouve, à leur exemple, que nous n’avons plus rien à faire ici.

Sara

Non ! c’est impossible !… Ce n’est plus véritable ! — C’est inhumain plutôt même que surhumain ! Mon amant ! pardonne ! j’ai peur ! Tu me donnes le vertige. — Oh ! je défendrai la vie ! Songe ! mourir — ainsi ? Nous, jeunes et pleins d’amour, maîtres d’une souveraine opulence ! beaux et intrépides ! tout radieux d’intelligence, de noblesse et d’espoirs ! Quoi ! tout de suite ? Sans voir le soleil, une fois encore — et lui dire adieu ! Songe ! C’est si terrible !… Veux-tu — demain ? Peut-être, demain, serai-je plus forte, n’étant plus à moi-même !

Axël

Ô ma bien-aimée ! Sara ! Demain, je serais le prisonnier de ton corps splendide ! Ses délices auront enchaîné la chaste énergie qui m’anime en cet instant ! Mais bientôt, puisque c’est une loi des êtres, si nos transports allaient s’éteindre, et si quelque heure maudite devait sonner, où notre amour pâlissant, dissipé en ses propres flammes…

Oh ! n’attendons pas cette heure triste. — Notre résolution n’est-elle pas si sublime qu’il ne faut pas laisser à nos esprits le temps de s’en réveiller.

Un profond silence.

Sara, pensive

Je tremble : — mais c’est peut-être d’orgueil, aussi !… Certes, si tu persistes, je t’obéirai ! je te suivrai dans la nuit inconnue. — Pourtant, souviens-toi de la race humaine !

Axël

L’exemple que je lui laisse vaut bien ceux qu’elle m’a donnés.

Sara

Ceux qui luttent pour la Justice disent que — se tuer, c’est déserter.

Axël

Sentence de mendiants, pour qui Dieu n’est qu’un gagne-pain.

Sara

Peut-être serait-il plus beau de songer au bien de tous !

Axël

L’univers s’entre-dévore ; à ce prix est le bien de… tous.

Sara, un peu éperdue

Quoi ! renoncer à tant de joies ?… Abandonner ce trésor à ces ténèbres ! n’est-ce pas cruel !

Axël

L’homme n’emporte dans la mort que ce qu’il renonça de posséder dans la vie. En vérité — nous ne laissons ici qu’une écorce vide. Ce qui fait la valeur de ce trésor est en nous-mêmes.

Sara, d’une voix plus sourde

Nous savons ce que nous quittons : non pas ce que nous allons trouver !

Axël

Nous retournons, purs et forts, vers ce qui nous inspire l’héroïsme vertigineux de l’affronter.

Sara

Entends-tu le rire du genre humain, s’il apprenait jamais la ténébreuse histoire, la folie surhumaine de notre mort ?

Axël

Laissons les apôtres du Rire dans l’épaisseur. La vie, tous les jours, se charge de les bâtonner de son châtiment.

Les premiers rayons de l’aurore traversent le vitrail.
Sara, pensive, après un silence

Mourir !

Axël, souriant

Ô bien-aimée ! je ne te propose pas de me survivre, tant je suis persuadé que tu ne te soucies déjà plus, en ta conscience, de ce leurre misérable qu’on appelle « vivre ».

Il regarde autour de lui, comme cherchant des yeux le poignard.

Sara, relevant la tête, maintenant d’une pâleur de cierge

Non. J’ai, dans cet anneau, sous cette émeraude, un foudroyant poison : cherchons une coupe entre les plus belles, parmi ces orfèvreries… et qu’il en soit fait selon ta volonté.

Axël, l’enlaçant dans ses bras et la considérant dans une extase sombre

Ô fleur du monde !

Après un moment, il la quitte et se dirige vers les monceaux étincelants du souterrain. — Sara, pendant qu’il remue les joyaux et les objets d’or, a repris, sur les tombes, les grands colliers de diamants et s’est parée en silence.
Sara, doucement, vers les vitraux

Quel beau soleil !

Axël, revenant et tenant à la main une coupe magnifique incrustée de pierreries, regarde Sara, puis l’observant, et d’une voix douce

Veux-tu nous promener dans la plaine, en cueillant des fleurs de ce printemps ? Quelle joie de sentir le vent du matin dans nos cheveux ! Viens ! nos lèvres se toucheront sur la même primevère !…

Sara, qui a deviné la mélancolique pensée d’Axel

Non. Je t’aime plus que la vue du soleil : nos lèvres toucheront leurs empreintes sur le bord radieux de cette coupe ! — Voici mon anneau… de fiancée, aussi !

Elle ôte son anneau familial, presse le ressort de l’émeraude et répand au fond de la coupe d’Axël les quelques grains de poudre brune qui se trouvent dans le chaton d’or.
Axël

La rosée tombe encore ; quelques-unes de ses claires larmes suffiront pour dissoudre ce poison dans ce calice sacré !

Il monte sur un sépulcre, près du soupirail ; et tandis que Sara caresse, distraitement, un lévrier de marbre, élevant sa main droite où rayonne son hanap tragique, il passe le bras au dehors, à travers les barreaux.

Ainsi, le ciel sera de complicité avec notre suicide !

Au loin, des voix, dans les forêts, chantent un chant du matin : ils écoutent.
Chœur des Bûcherons, dans l’éloignement

En joie ! en joie !
Sus aux grands arbres dont la mort nous donne le pain !
Aux approches matinales, sous les ombrages d’or,
Bûcheron, réveilleur des oiseaux, écoute !
Le vent, les voix, les feuilles, les ailes !
Tout chante, au fond des bois :
Gloire à Dieu !

Sara

Les entends-tu ? Dieu ? disent-ils ! — Eux aussi, les tueurs de forêts !

Axël

Laisse une belle syllabe tomber en paix dans l’âme des derniers bois !

Sara, pensive, comme à elle-même.

J’ai tenu la hache, aussi ! mais — je n’ai pas frappé.

Dans les plaines, appels, fanfares.
Ukko, dans le lointain

Sur le versant des monts fleuris
Voici la fiancée !
La rosée, au bas de sa robe blanche,
Jette une broderie de perles ;
Salut à mon jeune amour !
— Ils se baissent devant les vierges,
Les yeux d’un enfant germain
C’est pourquoi ses pas sonneront sur la terre.

Axël

Ce sont des enfants qui s’épousent ! Prononce, vers eux, une parole de bonheur : quelque pensée leur venant de toi, Sara, les rendra, sans douter plus charmants encore l’un pour l’autre !

Sara, souriante, se détournant vers le soupirail

Ô vous, les insoucieux, qui chantez, là-bas, sur la colline… soyez bénis !

Axël, redescendant vers elle

Les lueurs de cette lampe nuptiale pâlissent devant les rayons du jour ! Elle va s’éteindre. Nous aussi.

Élevant sa coupe :

Vieille terre, je ne bâtirai pas les palais de mes rêves sur ton sol ingrat : je ne porterai pas de flambeau, je ne frapperai pas d’ennemis.

Puisse la race humaine, désabusée de ses vaines chimères, de ses vains désespoirs, et de tous les mensonges qui éblouissent les yeux faits pour s’éteindre — ne consentant plus au jeu de cette morne énigme, — oui, puisse-t-elle finir, en s’enfuyant indifférente, à notre exemple, sans t’adresser même un adieu.

Sara, toute étincelante de diamants, inclinant la tête sur l’épaule d’Axël et comme perdue en un ravissement mystérieux

Maintenant, puisque l’infini seul n’est pas un mensonge, enlevons-nous, oublieux des autres paroles humaines, en notre même Infini !

Axël porte à ses lèvres la coupe mortelle, — boit, — tressaille et chancelle ; Sara prend la coupe, achève de boire le reste du poison. — puis ferme les yeux. — Axël tombe ; Sara s’incline vers lui, frémit, et les voici gisant, entrelacés, sur le sable de l’allée funéraire, échangeant sur leurs lèvres le souffle suprême.
Puis, ils demeurent immobiles, inanimés.
À présent, le soleil jaunit les marbres, les statues ; le grésillement de la lampe et du flambeau se résout en fumée dans le rais lumineux qui flue obliquement du soupirail. — Une pièce d’or tombe, roule et sonne comme l’heure contre un sépulcre. — Et — troublant le silence du lieu terrible où deux êtres humains viennent ainsi de vouer eux-mêmes leurs âmes à l’exil du Ciel — on entend, du dehors, les murmures éloignés du vent dans le vaste des forêts, les vibrations d’éveil de l’espace, la houle des plaines, le bourdonnement de la Vie.