Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/2/XV

Librairie Hachette et Cie (2p. 169-180).

XV

Une plaisanterie d’Acajou.


Les préparatifs du long voyage que Corcoran allait entreprendre avec son ami Quaterquem durèrent toute la journée. Il ne s’agissait pas, on se l’imagine de reste, d’emballer des vêtements ou des vivres, mais de cacher aux Mahrattes le départ du maharajah. Il fut donc résolu qu’on attendrait la nuit pour partir et que Sougriva seul en serait informé. Corcoran ne voulut pas même faire ses adieux à Sita, de peur de lui causer quelque inquiétude. Par bonheur, la nuit était fort sombre, et les deux amis, aidés du nègre Acajou, purent s’élever dans les airs sans être aperçus de personne.

Ici quelque lecteur, curieux de science, voudra connaître sans doute la forme et le moteur de ce ballon merveilleux.

Je suis forcé d’avouer (et, quelque question qu’on fasse, je ne pousserai pas l’indiscrétion plus loin) qu’il ne m’est pas permis de révéler le secret de cette admirable machine. Je puis dire seulement qu’après avoir longtemps étudié le secret du vol des oiseaux, l’inventeur reconnut, comme l’a fait plus tard le célèbre M. Nadar, la justesse du principe : Plus lourd que l’air, et qu’il abandonna complètement l’usage du gaz hydrogène et de ces immenses enveloppes qui offrent tant de prise au vent. En deux mots, la forme de son ballon (j’emploie ce mot impropre) n’est pas autre chose que celle de la frégate, le plus rapide de tous les oiseaux, qui franchit en quelques heures quinze cents lieues de mer. Quant au moteur, je dois à mon ami Quaterquem de garder le secret aussi longtemps qu’il jugera nécessaire de le garder lui-même[1].

Au reste, un ciel sans nuages et une atmosphère transparente permettaient de voir et d’admirer jusqu’aux moindres détails du paysage. Quaterquem, assis au gouvernail à côté de son ami, se guidait au moyen des étoiles, aussi sûrement qu’un marin sur l’océan au moyen de la boussole, et désignait de la main les fleuves et les vallées.

« Tu entend le bruit de la rivière qui coule entre ces deux chaînes de montagnes ? La reconnais-tu ? C’est la Nerbuddah. La montagne de droite est l’une des Ghâtes. Celle de gauche, qui s’élève vers nous toute couverte de forêts sombres, appartient à la chaîne des monts Vindhya… Entends-tu ce murmure, composé de vingt millions de voix d’hommes, de quadrupèdes, d’oiseaux et d’insectes ? C’est l’harmonie du globe terrestre qui ravissait en extase le divin Pythagore. Le grondement sourd qui domine toutes les autres voix, c’est le rugissement rauque du tigre. Cette masse sombre que l’on distingue à peine, et qui paraît se remuer avec tant de lenteur, c’est un troupeau d’éléphants qui galopent dans une rizière, écrasant tout sous leurs pieds.

— Il s’agit bien d’éléphants, interrompit Corcoran ; j’ai hâte d’arriver au camp.

— Rien de plus facile. »

Quaterquem fit mouvoir un léger ressort. Le gouvernail obéit à sa main comme un enfant docile à la voix de son maître. En cinq minutes, le ballon plana au-dessus d’un camp retranché, entouré de fortes palissades et garni de cent cinquante canons.

La Frégate s’abattit aussitôt. Quaterquem jeta l’ancre dans un palmier gigantesque, et Corcoran descendit avec une échelle de cordes jusqu’à terre.

« Attends-moi, dit le maharajah… Je serai de retour dans une heure. »

En même temps il s’avança sans être remarqué des sentinelles (car il était descendu dans l’enceinte même du camp) et se dirigea vers la tente du général Bondocdar-Akbar, communément appelé Akbar, c’est-à-dire le Victorieux, à cause de ses anciennes défaites.

Akbar était assis sur un tapis. Autour de lui ses principaux officiers fumaient en silence.

« Seigneur Akbar, dit l’un d’eux, avez-vous reçu des nouvelles du maharajah ?

— Non, dit Akbar.

— Il nous oublie dans son palais de Bhagavapour.

— Le maharajah n’oublie rien, dit Akbar.

— Cependant les Anglais s’avancent et vont nous attaquer avant trois jours. Le maharajah le sait-il ?

— Le maharajah sait tout, dit encore Akbar.

— S’il le sait, pourquoi n’est-il pas avec nous ? »

À ces mots Corcoran entra.

« Et qui te dit qu’il n’y est pas, Hayder ? » demande-t-il d’une voix forte.

Aussitôt tous les assistants se prosternèrent, la paume des mains élevée vers le ciel.

« Le maharajah est partout et voit tout, dit Corcoran. Il est l’œil droit de Brahma sur la terre. Il punit la lâcheté. Il devine la trahison.

— Grâce ! grâce ! seigneur ! s’écria Hayder, qui s’attendait à être empalé.

— Qui doute de moi a mérité de périr, dit Corcoran. Mais je te fais grâce, Hayder. Tu vas quitter l’armée. Je ne veux avec moi que des hommes qui sachent bien que Brahma m’a donné sa force et sa puissance. »

Hayder sortit tout tremblant et reprit dès le soir même la route de Bhagavapour.

Après cet exemple qu’il jugea nécessaire, Corcoran se fit rendre compte de la situation de l’armée et des approvisionnements ; il se montra aux soldats pour les encourager. À la nouvelle qu’il était au camp, toute l’armée poussa de longs cris de joie et alluma des torches pour éclairer sa marche.

« Longue vie au maharajah ! Longue vie au successeur d’Holkar, au dernier de Raghouides !

— C’est bien, dit Corcoran. Que tous les feux s’éteignent. Que tout le monde rentre sous les tentes ! »

Il fut obéi sur-le-champ. Son apparition qui tenait du miracle, car aucune sentinelle ne l’avait vu pénétrer dans le camp, fortifia l’opinion déjà répandue qu’il était la dixième incarnation de Vichnou sur la terre.

Dès que le silence et l’obscurité eurent succédé de nouveau au tumulte et à l’éclat des torches, le maharajah alla rejoindre ses compagnons, et, grâce à l’échelle de cordes, remonta aisément dans le palmier d’abord, puis dans la Frégate.

« Je viens de faire une belle peur à un pauvre diable, dit le maharajah, et il raconta le scène qui s’était passée dans la tente.

— Quel singulier plaisir peux-tu trouver à gouverner des traîtres et des poltrons ? demanda Quaterquem. Quelque jour ces gens-là te tireront des coups de fusil par derrière.

— Ah ! mon cher ami, dit Corcoran, c’est un dur métier que de gouverner les hommes ; mais je ne connais personne qui s’en soit dégoûté.

— Et Charles-Quint ?

— Bah ! un pauvre diable d’empereur qui mangeait trop, qui avait la goutte et des indigestions continuelles.

— Et Dioclétien ?

— Il avait peur d’être étranglé ou empoisonné par son gendre Galérius, — un beau nom de coquin… Mais c’est assez causé des anciens et des modernes. Allons voir nos amis les Anglais. Leur camp ne doit pas être éloigne d’ici. Au rapport de mon fidèle Akbar, ils sont à vingt-trois lieues au sud-est, sur une petite colline qui s’avance en forme de presqu’île dans la vallée du Kérar. »

Quaterquem obéissait, lorsqu’un grand éclat de rire, parti de l’arrière de la Frégate, attira leur attention.

Acajou riait de toutes ses forces en contemplant un objet caché dans l’ombre.

« Qu’est-ce donc ? demanda sévèrement Quaterquem.

— Oh ! massa Quaterquem, s’écria Acajou en continuant de rire, vous pas fâché ; vous bien rire. Acajou bon nègre, joué bon tour. »

Et saisissant entre ses bras l’objet inconnu, il l’apporta, malgré tous ses efforts, sous les yeux de son maître. À la clarté de la lampe on reconnut Baber.

L’Indou avait la bouche bâillonnée et les mains liées derrière le dos. Quant aux jambes, qui avaient été serrées aussi par une forte corde, l’Indou, jongleur et funambule de son métier, était parvenu à les dégager.

« Quel vilain gibier as-tu apporté là ? dit Quaterquem.

— Vous comprendre, massa Quaterquem. Si vilain gibier embarrasser bon maître, Acajou jeter vilain gibier par-dessus bord. Mais Baber, bon gibier, pas méchant du tout.

— Est-ce qu’il a voulu s’introduire encore dans la Frégate ? demanda Corcoran. En ce cas, jette-le par-dessus le parapet. Je ne fais grâce qu’une fois.

— Non, non, massa, interrompit vivement Acajou. Moi l’avoir vu battre avec Doubleface. Baber étrangler Doubleface. Acajou bien rire. Acajou content de voir le bon tour de Baber. Acajou attendre Baber sur la route, demander la recette pour étrangler les Anglais. Baber impoli pas vouloir donner. Moi, bon nègre, pas méchant du tout, abattre Baber d’un coup de poing ; Baber vouloir mordre et égratigner Acajou, arracher cheveux d’Acajou, miauler, rugir, pleurer. Acajou très-bon. Acajou retourner Baber, arracher la corde à Baber, attacher les mains de Baber, les pieds de Baber, ficeler Baber, mettre Baber dans un coin de la Frégate, vouloir apporter Baber à Nini pour amuser Zozo.

— Que le diable t’emporte avec ton Baber et ton Zozo, dit Quaterquem impatienté. Qu’allons-nous faire de ce mauvais drôle ? On ne peut pas le jeter dans les airs, puisqu’il est venu dans ma Frégate malgré lui. Le garder n’est pas sûr. Le déposer nous retardera. Au diable le Baber ! »

Ces réflexions étaient faites en français, langue inconnue à Baber, mais il voyait assez sur le visage de Quaterquem que sa présence gênait fort les voyageurs.

Quant à Corcoran, le coude appuyé sur son genou, le menton dans la main, les yeux fixés à l’horizon, il réfléchissait. Tout à coup il prit son parti.

« Délie-moi ce Baber, » dit-il.

Acajou hésita.

« Massa, dit-il, mauvais, délier Baber. Mauvais, très-mauvais. Chien galeux. Baber ! Baber poignarder Acajou, quand Acajou aura dos tourné.

— Obéis, dit le maharajah. Cela t’apprendra à ne plus recueillir les chiens galeux dans ta Frégate et à ne plus chercher des joujoux pour monsieur Zozo. »

Acajou obéit. Baber, délié, se jeta aussitôt aux pieds de Corcoran. Le maharajah le regarda d’un air sévère.

« Ce qu’Acajou vient de dire est-il vrai ? » demande-t-il.

Baber, qui n’avait pas compris un mot du récit d’Acajou, raconta de la même façon que le nègre ce qui était arrivé.

« C’est bien, dit le maharajah. Si je te dépose à terre, quel métier vas-tu faire pour vivre ?

— Seigneur, répliqua Baber sans s’émouvoir, quel métier pourrais-je faire, excepté celui que j’ai déjà fait ?

— C’est-à-dire que tu vas encore attendre les voyageurs au coin des bois. »

Baber fit un signe affirmatif.

« Tu sais, continua Corcoran, que si je te reprends dans l’exercice de ta profession, je te ferai pendre.

— Seigneur, on ne change pas de profession à mon âge. J’ai cinquante-cinq ans passés. Mais je ne demeurerai pas dans vos États, j’irai à Bombay, où je suis encore peu connu.

— As-tu peur de la mort ?

— Qui ? moi ! j’aurais peur de rentrer dans le sein de Brahma, père de toutes les créatures ! C’est bien mal me connaître. »

Baber sourit d’un air superbe, et, saisissant un couteau que le nègre portait à la ceinture, il l’enfonça froidement dans sa propre cuisse. Le sang jaillit à flots.

« Malheureux ! s’écria Corcoran en lui arrachant le couteau.

— Seigneur maharajah, dit Baber, ceci n’est rien. Vingt fois, à la foire de Bénarès, pour acquérir une réputation de piété et gagner une douzaine de roupies, je me suis fait enfoncer un crochet de fer dans le flanc. Voyez mon corps couvert de plus de cinquante cicatrices. Il n’y a peut-être pas six de ces blessures qui n’aient été volontaires[2]. »

Tout en parlant, il étanchait le sang et bandait sa blessure avec une serviette que le nègre épouvanté lui donna.

« Massa, dit Acajou, mettre à terre ce scélérat. Moi pas vouloir l’emmener dans notre île. Baber manger Nini et Zozo !

— Voyons, interrompit Corcoran, Baber, veux-tu gagner cent mille roupies et te venger des Anglais ? »

À cette question, l’Indou sourit à la façon des tigres.

« Seigneur maharajah, dit-il, la vengeance suffirait. Les roupies sont de trop.

— Je te crois, dit Corcoran, car tu m’as l’air d’aimer le vengeance comme mon petit Rama aime les confitures. Mais pour plus de sûreté, je veux y joindre les roupies. Voici déjà une bourse qui en contient deux mille.

— Seigneur maharajah, dit Baber avec dignité, cette confiance m’honore ; mais je ne veux rien recevoir de vous avant de vous avoir rendu service. Depuis que le monde est monde, depuis que Vichnou est sorti du lotus de Brahma, et Siva du lotus de Vichnou, jamais homme plus généreux que vous n’a paru sur la terre. Vous pouvez faire justice et vous pardonnez. Oui, j’ai menti, j’ai volé, j’ai tué, j’ai fait plus de faux serments qu’il n’en faudrait faire pour que la voûte du ciel se brisât en éclats et m’écrasât sous ses débris ; mais je suis à vous désormais tout entier et pour votre vie entière. Baber n’a jamais eu de maître. Il en aura un désormais.

— D’où lui vient cet enthousiasme subit ? demanda Quaterquem, qui n’entendait pas l’hindoustani, mais qui regardait avec étonnement les gestes passionnés de Baber.

— De ce qu’il a reconnu son maître, dit Corcoran en français, pour n’être pas compris de l’Indou. Ce tigre a senti sa faiblesse devant moi. Désormais il me sera dévoué ; je m’y connais.

— À peu près comme ta Louison.

— Oh ! répliqua Corcoran, peux-tu comparer ma charmante Louison au terrible et féroce babouin que voila ? C’est une véritable impiété… Mais voici le camp anglais. Je reconnais la colline et la rivière dont Akbar m’a parlé. Jette l’ancre, mon cher ami, dans ce bois de palmiers, à six cents pas des sentinelles. »

Puis, se tournant vers Baber :

« Tu te donnes à moi, dit-il. C’est bien, je t’accepte. »

Et il lui tendit la main. Baher la baisa, et, debout devant le maharajah, il attendit ses ordres.


  1. Le Mémoire adressé par Quaterquem à l’illustre Académie des sciences subsiste encore à l’Institut dans les cartons de l’Académie. Il porte le numéro 719, et le rapporteur, le savant et célèbre M. Bernardet, a daigné écrire de sa main l’apostille suivante : « L’auteur devrait être envoyé à Charenton. »
  2. Tout le monde sait que ces exemples de courage et de patience sont assez communs parmi les fakirs de l’Inde.