Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/2/VIII

Librairie Hachette et Cie (2p. 93-104).

VIII

Le Maëlstrom.


Sita s’avança au-devant de ses hôtes leur fit l’accueil le plus gracieux. Corcoran les présenta et expliqua en peu de mots les liens de parenté qui l’unissaient à Quaterquem.

« À toi maintenant de parler, dit-il en se tournant vers lui, et de nous dire comment tu nous arrives par le chemin des airs.

— Mon histoire est un peu longue, répliqua Quaterquem, mais je l’abrégerai. La dernière fois que je t’ai vu, c’était à Paris, je crois, dans la rue des Saints-Pères, il y a quatre ans. Je cherchais alors le moyen de diriger les ballons, et j’étais un pauvre diable, vivant de peu, mangeant du pain rassis, buvant l’eau des fontaines publiques, chaussé de souliers percés et vêtu d’un habit dont les coudes riaient de misère. Cependant, à force de chercher à droite, à gauche, au nord, au sud, à l’est et à l’ouest, j’ai fini par résoudre mon fameux problème.


Je mangeais du pain rassis. (Page 93.)

— Ô Christophe Colomb ! s’écria Corcoran, le monde t’appartient ! Nul homme n’a fait autant que toi pour ses semblables.

— Ne te presse pas de m’applaudir, dit Quaterquem. Je ne suis pas aussi bienfaiteur de l’humanité que tu pourrais le croire au premier abord… Aussitôt ma découverte faite, comme la science n’avait plus besoin de moi, je devins amoureux d’Alice, que tu vois et qui nous écoute en souriant… amoureux à en perdre la raison ; j’étonnai la mère, je bravai le père, un vieil Anglais archéologue et grognon, je bousculai le rival, un M. Harrisson ou Hérisson, qui fait le commerce du coton à Calcutta ; je troublai ce pauvre garçon au point qu’il tira un coup de pistolet sur mon futur beau-père, qui lui servait de témoin, croyant tirer sur moi, son adversaire ; je fis tant, que miss Alice Hornsby, ici présente, est devenue ma femme, et ne s’en repent pas, je crois.

— Oh ! cher bien-aimé, non ! s’écria Mme Quaterquem en s’appuyant doucement sur l’épaule de son mari.

— Je pensai d’abord, continua Quaterquem, à publier ma découverte dans l’intérêt du genre humain, et, entre nous, c’était une sotte idée, car le genre humain ne vaut guère qu’on s’occupe de lui ; mais j’eus le bonheur que l’Académie des sciences se moqua de ma découverte, et, sur le rapport de je ne sais quel vieux savant qui avait longtemps cherché la solution du problème sans le découvrir, déclara que j’étais fou à lier. Par bonheur, j’étais déjà marié, et le vieux Cornelius Hornsby, mon beau-père, qui ne m’avait accordé la main de sa fille qu’en échange du brevet d’invention que je devais prendre, et qu’il devait exploiter en France et en Angleterre, s’écria que je l’avais indignement trompé, me rendit ma parole, me donna sa malédiction et jura de ne plus revoir sa fille.

— Pauvre père ! dit Alice.

— Cette fois, Alice et moi, nous avions la bride sur le cou. Alice, un instant ébranlée, reprit bientôt confiance, je construisis mon ballon et j’en adaptai les diverses pièces moi-même, de peur d’indiscrétion, dans un village à cent lieues de Paris ; je m’approvisionnai et je partis un soir avec Alice, décidé à chercher asile dans un pays qui n’eût jamais vu l’ombre d’un académicien ou d’une société savante.

— Et tu as choisi Bhagavapour, cher ami ?

— Ni Bhagavapour, ni aucune autre capitale, ni aucun pays civilisé ou peuplé, répliqua Quaterquem, et voici mes raisons. L’homme, mon cher maharajah, tu le sais mieux que moi, est un vilain animal, hargneux, envieux, gênant, avare, querelleur, poltron, gourmand, dissolu ; surtout il a grand’peine à supporter son voisin. Un sage a dit : Homo homini lupus. J’ai donc cherché le moyen de n’avoir de voisin d’aucune espèce, et pour cela j’ai fait en ballon le tour du globe terrestre. Je ne m’arrêtai, comme tu peux penser, ni à la France, ni à l’Angleterre, ni à l’Allemagne, ni à aucune partie du continent européen. En planant au-dessus des villes et des campagnes, je voyais partout des soldats, des fonctionnaires, des mendiants, des prisons, des hôpitaux, des casernes, des arsenaux et des manufactures, et tout ce que la civilisation traîne derrière elle. La Turquie d’Asie me convenait assez. C’est le plus beau pays et le plus doux climat du globe. Je regardais avec envie les pentes du mont Taurus, et j’étais tenté de construire ma maison sur l’un de ses sommets qui ne sont accessibles qu’aux aigles. Mais là encore j’aurais eu des voisins, et qui pis est, des Turcs. L’Afrique me plaisait beaucoup. Là, dans ces solitudes délicieuses que dépeint le docteur Livingstone, gardés contre toute civilisation par les troupeaux de singes et d’éléphants qui parcourent la forêt immense et vont se baigner dans les eaux bleues du Zambèse, nous aurions pu, comme Adam et Ève, nous créer un paradis terrestre. Un matin, pendant que nous roulions ces pensées en dirigeant notre ballon vers le centre de l’Afrique, nous aperçûmes, à cinq cents pieds au-dessous de nous, la petite ville de Ségo, capitale d’un royaume aussi étendu que la France, et nous vîmes avec la longue-vue un spectacle étrange, épouvantable, que je n’oublierai jamais.

Six mille esclaves des deux sexes étaient rangés, les yeux bandés et les mains liées derrière le dos, au pied de l’enceinte de Ségo, qui est de forme circulaire. Derrière eux se tenait un pareil nombre de soldats, le sabre nu. Ils attendaient les ordres du sultan de Ségo, une sorte de nègre hideux, camard, lippu, lépreux, qui, du haut de son trône, s’apprêtait à donner le signal.

Enfin cet affreux nègre parla. Je n’entendis pas ses paroles, mais je vis le geste, je le vois encore. À cette parole, à ce geste, six mille sabres tombèrent à la fois sur le cou de six mille esclaves et tranchèrent six mille têtes[1]. J’en frémis d’horreur. Alice voulait partir, mais je la priai de rester, m’attendant que cette tragédie sanglante aurait un dénoûment conforme à la justice divine (au besoin j’aurais moi-même contribué à ce dénoûment), et je mis mon ballon en panne au moyen d’un mécanisme de mon invention qui est assez ingénieux, je m’en vante.

Je ne m’étais pas trompé. Après cet horrible carnage, il y eut dans la foule qui couvrait les remparts de Ségo un instant de stupeur ; puis une rage furieuse s’empara de tous les spectateurs, on massacra les gardes du sultan, on le saisit lui-même, on égorgea devant lui ses femmes et ses enfants, on bâtit sur leurs cadavres une tour, au sommet de cette tour on fixa un plancher, et l’on cloua les membres du sultan sur ce plancher, de façon qu’il eût la tête tournée vers le ciel et qu’il fût, vivant, la pâture des oiseaux de proie. Je t’avoue, mon cher maharajah, qu’un tel spectacle m’ôta pour jamais l’envie de m’établir sur les bords du Niger, du Nil ou du Zambèse, et m’aurait rendu le goût de la solitude, si j’avais pu le perdre.

Nous revînmes donc à ma première pensée, qui était de chercher une île déserte. Mais où trouver cette île précieuse, à l’abri de tous les pirates, de tous les marins, de tous les explorateurs ? Excepté dans l’océan Pacifique, il n’y a pas un pouce de terre où les Européens n’aient planté quelque drapeau unicolore, bicolore ou tricolore.

Nous cherchâmes longtemps. Notre ballon plana pendant huit ou dix jours au-dessus de la mer des Indes et de l’Asie méridionale ; mais nous ne trouvions aucune île, aucun rocher assez sûr pour abriter notre bonheur. Le continent, vu de si haut, nous paraissait une plaine immense, marquée de quelques ondulations imperceptibles au fond desquelles coulaient quelques ruisseaux, l’Indus, le Gange, le Brahmapoutra, le Meinam. Vos monts Vindhya, dont vous êtes si fiers, vos Ghâtes, et l’Himalaya lui-même, nous faisaient l’effet de ces murs que le paysan élève pour marquer la limite de son champ et qu’il franchit d’une enjambée.

Enfin, redescendant vers le sud-est, nous contemplâmes ce merveilleux groupe d’îles immenses et innombrables, parmi lesquelles Java, Sumatra et Bornéo tiennent le premier rang. Là, tout nous attirait, la fertilité du sol, la beauté du climat, et même la solitude ; car les hommes, animaux sociables et féroces, aiment à se réunir par milliers dans quelques coins de l’univers pour se dévorer plus commodément. J’enrage quand je vois des imbéciles qui s’appellent hommes d’État, entasser leurs peuples dans un étroit espace où tout manque, le pain, le vêtement, l’air et le soleil, et s’arracher à coups de canon des lambeaux de terre, pendant que des centaines de mille lieues carrées restent sans habitants.

— Mon ami, interrompit Corcoran, tu as raison, mais dis-nous vite où est ton île. Est-elle voisine de Barataria où Sancho Pança fut gouverneur ?

— Mieux encore, continua Quaterquem. Mon île est unique dans l’univers. Cherche sur la carte de l’Océanie, à moitié chemin entre l’Australie et la Californie, à deux cents lieues environ au sud-est des îles Sandwich. C’est là.

Le 15 juillet de l’année dernière (cette date m’est restée dans la mémoire, parce que c’était le jour où j’avais coutume de ne pas payer mon terme), nous commencions à nous sentir découragés de tant de recherches inutiles, lorsqu’un spectacle singulier attira notre attention. Nous appuyant tous deux sur le parapet de la nacelle, nous vîmes, à mille pieds environ au-dessous de nous, un trois-mâts américain en détresse.

La surface de l’océan était calme ; il n’y avait pas un nuage dans le ciel, le navire lui-même n’avait rien perdu de sa mâture, et cependant il tournait dans un cercle immense, avec une vitesse qui croissait à chaque minute ; en même temps il se rapprochait toujours davantage d’une espèce de gouffre ou d’entonnoir où l’entraînait le tourbillon des flots. L’équipage et les passagers, se voyant perdus, s’étaient agenouillés sur le pont et adressaient à Dieu une dernière supplication.

En effet, Dieu seul pouvait les sauver, car toute la science des marins les plus expérimentés n’aurait pu lutter contre la force aveugle et irrésistible de la mer. Le gouffre où le navire était entraîné, et qui n’a pas encore été signalé sur les cartes géographiques, est plus redoutable encore que le fameux Maëlstrom, si redouté des Norvégiens. Son centre d’attraction était situé à quinze cents pas environ d’une petite île que nous distinguions admirablement et qui paraissait avoir sept ou huit lieues de tour.

Tout à coup un dernier cri retentit sur le pont. Le trois-mâts, qui tournait toujours avec une rapidité prodigieuse, arriva enfin au fond du gouffre et s’engloutit. Nous regardâmes longtemps avec une émotion profonde le lieu du désastre ; aucun homme vivant ne reparut ; mais, par une horrible ironie du destin, la mer se calma aussitôt que le navire eut fait naufrage. On eût dit qu’un monstre caché, satisfait de sa proie, rendait le calme aux flots. Peu à peu les vagues se mirent à tourner en sens inverse, et à ramener à la surface de l’océan tout ce qu’elles avaient englouti. Le trois—mâts lui-même, tout démantelé, à demi brisé, alla échouer contre les rochers.

C’est alors que, regardant avec attention l’île au-dessus de laquelle se trouvait notre ballon, nous vîmes qu’elle était faite à souhait, comme dit Fénelon, pour le plaisir des yeux. Des forêts de bananiers, d’orangers et de citronniers en couvraient la plus grande partie. Le reste était revêtu d’un gazon plus fin et plus serré que le plus beau gazon d’Angleterre. Au fond des vallées coulaient quatre ou cinq ruisseaux d’une eau limpide, dans laquelle s’ébattaient gaiement des milliers de truites. Enfin (avantage inappréciable !) aucun homme sauvage ou civilisé ne semblait avoir mis le pied dans notre île.

Je dis notre, car nous n’hésitâmes pas un instant. Dès le premier coup d’œil, Alice jugea qu’elle ne pouvait appartenir qu’à nous. Le gouffre la défend contre toute attaque par mer. Quant à celles qui peuvent venir du ciel, personne, heureusement, ne possède encore l’art de diriger les ballons.

Quaterquem en était là de son récit, lorsqu’un coup de feu retentit dans l’arsenal ; aussi un tumulte épouvantable s’éleva dans le palais d’Holkar et lui coupa la parole. Louison, qui était couchée sur le tapis et qui regardait le narrateur avec une curiosité mêlée de sympathie, se leva toute droite et dressa les oreilles. Le petit Rama prit un air belliqueux, comme s’il se fût préparé au combat. Moustache se hérissa et se plaça devant Rama, terrible rempart. Corcoran se leva sans rien dire, prit un revolver à crosse d’argent qui était suspendu à la muraille, et voyant que Quaterquem s’armait et allait le suivre, il lui dit d’un air calme :

« Mon cher ami, reste avec les femmes et veille à leur sûreté. Je te laisse Louison. Il n’y a rien à craindre : c’est une sentinelle qui aura fait feu par mégarde. Louison, reste ici, ma chérie, je le veux !… »


  1. Légende historique. Raffanel. Nouveau voyage au pays des nègres.