Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/2/IX

Librairie Hachette et Cie (2p. 105-114).

IX

Acajou, bon nègre.


De tous côtés les serviteurs de Corcoran couraient en désordre, les uns armés, les autres sans armes, mais tous remplis de terreur et croyant à une attaque imprévue. La vue de Corcoran leur rendit le courage et la confiance.

« Que personne ne sorte ! dit-il. Sougriva, faites cerner le palais, le parc et l’arsenal. »

En même temps il s’avança d’un pas ferme vers la porte de l’arsenal. C’est là qu’il avait placé Scindiah.

Il aperçut alors, avec étonnement, un Européen que l’éléphant maintenait avec sa trompe contre le mur, et qui essayait inutilement de s’échapper. En regardant de plus près, il reconnut le docteur Scipio Ruskaërt.

Corcoran fronça le sourcil. Les soupçons qu’il avait conçus lui revinrent à l’esprit sur-le-champ.

« Que faites-vous là, docteur Scipio ? » demanda-t-il.

Ruskaërt, encore serré contre le mur par la trompe de l’éléphant, fit signe qu’il avait perdu le respiration. En réalité, il se donnait le temps de chercher la réponse

« Lâche-le, mon bon Scindiah, » dit Corcoran.

L’éléphant obéit à regret.

« Seigneur maharajah, dit Ruskaërt, j’avoue mon tort et ma déplorable curiosité, mais j’en suis cruellement puni. »

En même temps il essayait de sourire et d’échapper au danger d’une explication ; mais Corcoran n’était pas d’humeur à plaisanter.

« Maître Scipio Ruskaërt, dit-il d’une voix impérieuse, qu’alliez-vous faire dans l’arsenal ? pourquoi avez-vous violé la consigne ? par quelle porte êtes-vous entré ?

— Seigneur maharajah, dit l’espion, qui commençait à s’alarmer, il ne faut pas attacher trop d’importance à un accident malheureux. Je vous ai entendu parler souvent de ce merveilleux canon de bronze, d’or et d’argent, que les jésuites ont fondu en 1644 pour l’un des ancêtres d’Holkar, et qui représente la bataille de Rama contre Ravana et des singes contre les Rakshasas, telle que l’a décrite le poëte Valkimi. Je vous avoue que je n’ai pas pu résister au désir de pénétrer dans l’arsenal pour dessiner les bas-reliefs de ce canon. Je comptais faire une agréable surprise à toutes les sociétés savantes de l’Europe en publiant mon dessin à cent mille exemplaires. J’aurais dû penser que vous gardiez avec un soin jaloux un trésor si rare et si précieux. »

Cette excuse pouvait être vraie. Corcoran reprit d’un ton plus doux :

« Mais comment êtes-vous entré dans l’arsenal ? Enfin, qui a tiré ce coup de feu ? »

Tout à coup une figure nouvelle sortit de terre et répondit sans avoir été interrogée :

« C’est moi, massa, moi Acajou, bon nègre. »

Le nouveau venu était un nègre de la plus grande espèce. Six pieds de haut. Ses bras étaient gros comme des jambes, et ses jambes comme des colonnes. Du reste, une figure pleine de bonhomie, qui riait en montrant ses dents blanches.

« Et que fais-tu là, toi aussi, Acajou, bon nègre que je n’ai jamais vu ? demanda Corcoran.

— Moi garder le ballon en l’absence de massa Quaterquem, massa. Lui curieux, ajouta-t-il en montrant Scipio, moi fidèle ; lui bien attrapé. Coup de revolver dans le bras. »

Effectivement, le sang coulait du bras du docteur Scipio Ruskaërt, mais il ne paraissait pas y faire attention ; il s’apprêtait à faire face à un danger bien autrement terrible.

« Voyons, maître Acajou, dit Corcoran, raconte-nous comment l’affaire s’est passée, puisqu’il n’y a pas d’autre témoin que toi et l’éléphant, et que mon pauvre Scindiah n’a pas reçu du ciel le don de l’éloquence. »


Acajou, bon nègre, arrête le traître Ruskaert. (Page 108.)

Acajou ne se fit pas prier. Il fit passer de sa joue droite à sa joue gauche une chique qui le gênait un peu, et :

« Massa Quaterquem, dit-il, avoir confié à moi la garde du ballon. Moi, voyant ça, dormir de l’œil droit, ouvrir l’œil gauche de toutes mes forces. Lui (désignant Ruskaërt) monter sur le mur de l’arsenal, faire des signes à quelqu’un de l’autre côté du mur, sauter à bas de l’enceinte, fureter partout, écrire notes avec crayon, compter bombes, boulets ; moi, très-étonné, ouvrir l’œil droit et regarder avec attention. Lui, continuer sa marche, voir le ballon, venir vers moi et vouloir entrer et examiner ressorts mécaniques. Moi trouver lui trop curieux, prendre pistolet à ceinture, amorcer, viser et tirer, pan ! juste quand il entrait. Lui, effrayé, vouloir se sauver par la grande porte, mais arrêté par Scindiah. Animal, Scindiah ! mais pas bête !

— C’est bien, maître Acajou ! dit Corcoran. Voici vingt roupies. Massa Quaterquem sera très-content de vous. »

La figure du nègre rayonnait de joie. Il prit les roupies et se mit à genoux devant le maharajah pour le remercier.

« Pour vous, monsieur Ssipio Ruskaërt, docteur de l’Université d’Iéna, suivez-moi en lieu sûr jusqu’à ce que je sache pourquoi vous escaladez les murs de mon arsenal au risque de recevoir les balles des sentinelles.

— Seigneur maharajah, dit l’espion avec une hauteur affectée, songez au droit des gens. Vous rendrez compte de cet abus de pouvoir à la Prusse et à l’Angleterre. Prenez garde !

— Ami Ruskaërt, répliqua Corcoran, j’en rendrai compte à Dieu, que je crains beaucoup plus que les Prussiens et les Anglais réunis. Si vous êtes honnête homme, vous ne devez pas craindre qu’on examine votre conduite ; si vous ne l’êtes pas, vous ne méritez aucune pitié. »

Et comme Sougriva arrivait, suivi de quelques soldats, et conduisant un Indou prisonnier qui avait les mains liées derrière le dos, Corcoran lui dit :

« Assurez-vous du docteur Ruskaërt. Qu’on l’enferme dans une salle du palais. Que deux sentinelles en gardent la porte… Pour plus de sûreté, Louison se mettra en faction avec les deux sentinelles. »

Sougriva éleva les mains en forme de coupe et répondit :

« Seigneur Maharajah, faudra-t-il séparer l’un de l’autre ces deux prisonniers. »

Ruskaërt, qui avait gardé tout son sang-froid jusqu’à l’arrivée de l’Indou, parut alors troublé pour la première fois. Il fit signe des yeux à l’Indou, sans doute pour lui recommander le silence ; mais celui-ci demeura immobile et impassible comme s’il le voyait pour la première fois.

Corcoran surprit ce signe.

« Où as-tu saisi cet homme ? demanda-t-il à Sougriva.

— Seigneur maharajah, ce n’est pas moi qui l’ai saisi ; c’est Louison. Tout à l’heure, suivant vos ordres, j’avais fait cerner par les soldats le parc, le palais de l’arsenal, lorsque j’ai vu de loin un homme à cheval qui galopait sur la route de Bombay. Cette précipitation m’a donné l’éveil. Ce n’est pas l’usage de courir quand on a la conscience nette. J’ai crié à cet homme de s’arrêter. Il a galopé de plus belle, et comme j’étais à pied, nous aurions sûrement perdu sa trace, lorsque Louison a paru tout à coup.

— Comment donc ! mademoiselle Louison ! interrompit Corcoran avec une feinte sévérité. Je vous avais pourtant bien dit de rester au palais ! »

La tigresse ne se trompa point sur le sens de cette mercuriale. Elle se dressa debout sur ses pattes de derrière, appuya celles de devant sur les épaules de son maître et frotta joyeusement sa belle tête fine et tachetée contre celle du maharajah.

« Seigneur, continua Sougriva, Louison n’a pas plus tôt vu de quoi il s’agissait, qu’en trente ou quarante bonds elle a dépassé le cavalier et s’est plantée au milieu du chemin pour l’empêcher de passer. Le cheval s’est cabré et a renversé l’homme sous lui. Alors Louison a mis sa griffe sur les épaules de l’homme et l’a maintenu jusqu’à notre arrivée. »

Le docteur Ruskaërt et le prisonnier indou, qui écoutaient ce récit avec beaucoup d’attention, parurent rassurés en voyant que Sougriva n’en savait pas davantage.

« Mais enfin, dit Corcoran, quelle raison as-tu de soupçonner cet homme ? Il est à cheval et il galope ; ce n’est pas un crime.

— Seigneur maharajah, image de Brahma sur la terre, céleste incarnation de Vichnou, dit le prisonnier d’une voix suppliante, grâces soient rendues à votre générosité. Ce n’est pas vous qui soupçonnez les malheureux et qui maltraitez les faibles ! par le divin Siva, je suis innocent.

— Qui est-tu ? demanda Corcoran.

— Seigneur, je m’appelle Vibisbana et je suis un pauvre marchand parsi de Bombay. Un mauvais sort m’a poussé vers Bhagavapour, où je venais acheter du coton pour mes correspondants anglais. Maudit soit le jour où je suis venu dans vos États, puisque je devais être l’objet de cet odieux soupçon ! »

La figure douce et résignée de ce pauvre homme inspirait la compassion.

« A-t-on trouvé quelque chose de suspect sur lui ? demanda Corcoran.

— Non, seigneur. Rien que des habits et quelque argent.

— Eh bien, qu’on le délie et qu’on lui rende son cheval. »

Sougriva et les soldats se mirent en devoir d’obéir.