Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/XXIII

Librairie Hachette et Cie (1p. 305-312).

XXIII

Conclusion de cette admirable histoire.


Pendant que l’assassin mettait la dernière main à ses préparatifs, Corcoran se leva d’un air majestueux et dit :

« Représentants de la glorieuse nation Mahratte.

« Si je vous ai convoqués aujourd’hui, contre l’usage des rois mes prédécesseurs, c’est pour remettre en vos mains le pouvoir dont Holkar mourant m’a investi par droit d’adoption.

« Je n’ai pas désiré le trône. Je ne veux m’y asseoir que de votre consentement. Je ne veux pas régner par le droit de la force, mais par votre libre élection. »

(Tout le peuple cria : « Vive à jamais Corcoran-Sahib ! Qu’il règne sur nous et sur nos enfants ! » ) Il reprit :

« Tous les hommes naissent égaux et libres ; mais comme leur force à tous n’est pas égale, il faut intervenir quelquefois entre eux pour protéger les faibles et faire respecter la loi. C’est le devoir que vous me chargez de remplir. Vous, faites les lois suivant la justice, et respectez la liberté.

« Mes prédécesseurs levaient par force deux cent mille soldats. Je ne les imiterai pas. Je ne veux garder sous les drapeaux que dix mille hommes, — tous soldats volontaires. Cela suffit pour maintenir l’ordre. Mais je veux donner des armes à toute la nation afin qu’elle puisse défendre sa liberté contre les Anglais s’ils reviennent, ou contre moi si j’abuse de mon autorité.

« L’impôt était de cent millions de roupies. Vous verrez vous-mêmes l’an prochain à quelle somme il faut le réduire. Pour moi, avec le trésor particulier d’Holkar, je veux payer moi-même cette année tous les services publics. Ce sera mon présent de joyeux avènement au peuple Mahratte. J’ai tout calculé. Trente millions de roupies suffisent et au delà à tous les besoins de l’État. »

À ces mots tout le monde se récria d’admiration. Les députés pleuraient de tendresse. En aucun temps, chez aucun peuple on n’avait vu le roi payer ainsi pour la nation.

Sougriva osa blâmer Corcoran de sa générosité.

« Je sais bien ce que je fais, dit le Breton. Crois-tu que je me soucie beaucoup des millions d’Holkar, si durement extorqués à son peuple ? Sita, qui est meilleure que moi, ne regrette pas l’usage que j’en fais. D’ailleurs, je suppose, pour beaucoup de raisons, que je n’ai pas longtemps à régner, et je suis bien aise de rendre le métier si difficile que personne n’ose ou ne puisse prendre ma place après moi. »

Cependant le bruit des applaudissements s’était apaisé, et Corcoran allait continuer son discours, lorsqu’un grand tumulte se fit entendre à la grande porte d’entrée : on vit tout le monde s’écarter et donner des marques d’une frayeur épouvantable.

Déjà Sougriva s’avançait pour connaître la cause de ce désordre, lorsqu’au milieu du passage laissé vide, Louison s’avança lentement, couverte de sang et portant dans sa gueule le corps inanimé de Lakmana.

À cette vue, tout le monde poussa un cri d’horreur, et Corcoran lui-même parut étonné.

Louison déposa sur les marches du trône le brahmine qui ne donnait plus aucun signe de vie, et faisant signe à son maître de le suivre, reprit le chemin par lequel elle était venue. Déjà l’on murmurait dans la foule et l’on parlait de lui tirer des coups de fusil pour venger la mort du brahmine, mais le Breton devina l’intention de la tigresse, et cria qu’elle était innocente et qu’elle allait en donner la preuve.

En effet, elle le conduisit tout droit à la maison de Lakmana, descendit dans le souterrain et montra les tonneaux de poudre, la traînée, la mèche éteinte et un homme dangereusement blessé qui avait le ventre ouvert d’un coup de griffe. C’était le complice du brahmine, et il raconta lui-même ce qui s’était passé.

Louison n’était pas morte en tombant dans les oubliettes de la tour d’Ayodhya. Elle était tombée comme tombent les chats et les tigres, sur ses pattes, et elle était demeurée étourdie de la chute et presque évanouie au fond de cet affreux précipice, pavé de rochers et d’ossements humains. Dès que Lakmana fut parti, elle reprit ses sens et s’orienta de son mieux. Par malheur, il n’y avait ni porte ni fenêtre, si ce n’est à une hauteur de soixante pieds. Encore en était-elle séparée par la funeste trappe qui avait causé son malheur.

Mais Louison n’était pas de ceux qui se désespèrent et qui n’attendent leur salut que du ciel et du hasard. Pendant trois jours et trois nuits sans se lasser, elle creusa la terre et le rocher avec ses ongles et ses griffes, n’ayant pour toute nourriture qu’une demi-douzaine de rats, ce qui lui fit faire la grimace, car elle était délicate et même un peu petite-maîtresse ; elle n’aimait que les fleurs, les

parfums, et les animaux des forêts. Cependant elle vécut, c’était l’essentiel, et fit enfin son trou sous terre comme une taupe. Après trois jours de travail acharné, elle revit la lumière du soleil si chère à tous les vivants, et se trouva libre à vingt pas environ des remparts d’Ayodhya.

On juge aisément de quelle ardeur de vengeance elle était animée. Elle courut tout d’un trait à Bhagavapour, et sans s’occuper des détails de la fête, elle enfonça d’un choc enragé la porte de la maison de Lakmana, chercha partout le brahmine, et le découvrit dans le souterrain, juste au moment où il allait en sortir après avoir allumé la terrible mèche.

Le voir, bondir sur lui, le renverser d’un coup de griffe, l’achever d’un coup de dent, et blesser son complice fut l’affaire de quelques secondes. Dans la lutte, la mèche s’éteignit (nouveau bonheur !) et Louison très-fière de son exploit, quoiqu’elle n’en connût pas tout le prix, se montra, comme on l’a vue plus haut dans l’assemblée, et avertit le peuple de Bhagavapour du danger qu’il avait couru.


Fêtes du couronnement. (Page 311.)
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Est-il besoin maintenant de continuer ce récit, de mentionner la joie publique, le couronnement de Corcoran et de Sita, et toutes les splendeurs dont ce couronnement fut suivi ? On devine assez que Louison ne fut pas oubliée dans les actions de grâces que le peuple tout entier rendit à Brahma et à Wichnou, et l’on supposa, plus que jamais, que la déesse Kaly avait pris la forme d’une tigresse pour se montrer aux hommes.


FIN DU PREMIER VOLUME.