Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/XXII

Librairie Hachette et Cie (1p. 295--).

XXII

De quel traître Louison fut victime.
Épouvantable catastrophe.


La générosité méprisante de Corcoran ne toucha pas le cœur endurci de Lakmana. Il continua de conspirer dans l’ombre, mais il renonça au projet qu’il avait formé d’abord de tenter une révolte à main armée dans les rues de Bhagavapour. La société de Louison, dont il parvenait rarement à se débarrasser, l’empêchait de se concerter aisément avec les autres conspirateurs. Il n’était pas éloigné de croire que la tigresse avait, par une permission spéciale de Brahma, le pouvoir de lire dans son cœur et de deviner toutes ses pensées.

Cependant, il avait publiquement fait transporter dans sa maison cinq ou six tonneaux de poudre qu’il disait remplis de vin. Louison, quoique très-curieuse, ne pouvait pas pénétrer ce mystère, et Sougriva lui-même croyait que le brahmine se contentait de remplir sa cave. Plusieurs fois même il en fit la plaisanterie à Lakmana, qui, sans s’émouvoir, lui promit de lui faire goûter avant peu de jours ce vin exquis. C’était, disait-il, du Château-Margaux de la première qualité.

Pendant qu’il feignait de rire et de ne songer qu’aux festins, il préparait secrètement une terrible catastrophe. Il avait fait déblayer un vieux souterrain de cent pas de long qui, de sa maison, communiquait par des détours connus de lui seul avec une cave abandonnée du palais d’Holkar. C’est dans cette cave, placée au-dessous de la grande salle où devait se tenir la première réunion du parlement mahratte, que Lakmana avait fait placer par deux serviteurs fidèles ses six tonneaux de poudre. Lui-même, pendant une absence momentanée de Louison, qui allait souvent voir Corcoran au palais, disposa la mèche fatale destinée à mettre le feu aux poudres et à faire sauter avec Corcoran et Sita les plus puissants seigneurs du pays mahratte et tous ceux qui pouvaient lui disputer le trône.

Louison, toute spirituelle et pénétrante qu’elle était, ne découvrit rien de tout ce manège. Pendant les trois quarts de la journée, elle faisait son devoir en conscience suivant pas à pas le brahmine et le regardant d’un œil soupçonneux. Lui, au contraire, toujours doux et caressant, cherchait à gagner ses bonnes grâces. Il avait pensé d’abord à l’empoisonner ; mais Louison se défiait de ses offres, et Corcoran lui avait d’ailleurs interdit de dîner en ville, ce qui gênait un peu la tigresse. Son seul défaut était la gourmandise. On n’est pas parfaite.

Lakmana, voyant qu’elle était sur ses gardes, essaya de la conduire hors de Bhagavapour dans l’espérance que la vue des grandes forêts tenterait Louison, et qu’elle reprendrait à jamais sa liberté. Louison le suivit avec plaisir et autant qu’il voulut dans les jungles et dans les montagnes, mais elle revint toujours au gîte avec lui.

Cependant il fallait à tout prix s’en débarrasser. Un matin il la conduisit dans la forteresse d’Ayodhyâ, à dix lieues de Bhagavapour, qui était son apanage et dont la garnison n’obéissait qu’à lui. Au sommet de la tour principale, qui domine la vallée de la Nerbuddah et d’où l’on aperçoit la plus grande partie de la chaîne bleue des Ghâtes, se trouve une chambre dont le plancher tout entier, sauf un étroit espace, n’est qu’une vaste trappe. C’est par là que le brahmine précipitait ses ennemis dans des oubliettes d’une profondeur de soixante pieds.

Lakmana, toujours suivi de son inséparable Louison, ouvrit la porte de cette chambre. La tigresse, curieuse comme toutes les femmes et la plupart des chattes, ennuyée d’ailleurs de l’obscurité profonde de l’escalier qu’elle venait de grimper à la suite du brahmine, n’eut pas plutôt aperçu la fenêtre ouverte d’où l’on apercevait ce paysage délicieux, sans égal dans l’univers, qu’elle oublia sa prudence ordinaire et se précipita dans la chambre. Mais, hélas ! c’est là que l’attendait le traître Lakmana.

La trappe dont il venait de pousser le ressort, céda tout à coup sous le poids de notre pauvre amie qui tomba, sans pouvoir s’accrocher à rien, dans un précipice effroyable. À peine eut-elle le temps de pousser un cri et un rugissement et d’invoquer la justice divine contre le perfide brahmine. Sa chute produisit un bruit mat, pareil à celui d’une grappe de raisin qu’on écraserait contre un mur. Il se pencha sur l’ouverture, écouta un instant, n’entendit plus rien et poussa, quoique seul, un bruyant éclat de rire, qui dut faire frissonner au fond des enfers Lucifer lui-même, son cousin-germain.


Il se pencha sur l’ouverture. (Page 298.)

Puis il referma la porte, redescendit l’escalier, monta en litière, escorté de quelques esclaves, feignit de se diriger vers Bombay, afin qu’on crût qu’il avait cherché un asile chez les Anglais, quitta

secrètement sa litière dès que la nuit fut venue et rentra dans Bhagavapour et dans sa maison sans être vu de personne.

Tout était prêt. Il avait fait périr le seul témoin de ses actions dont il dut craindre le témoignage ou les griffes, et le jour du crime approchait. Corcoran, occupé d’autres soins et le croyant parti pour Bombay, se félicitait d’une fuite qui le dispensait de punir un conspirateur. Mais un sentiment amer se mêlait à cette satisfaction. Il s’étonnait de ne pas revoir Louison, autrefois si exacte à lui faire sa cour, surtout à l’heure du dîner. Il craignait qu’elle n’eût pas pu résister à l’attrait de la vie sauvage et de la liberté. Il l’accusait d’ingratitude. Hélas ! Pauvre Louison ! Il ne connaissait pas l’infâme trahison dont elle avait été victime. Bien moins encore savait-il où trouver son lâche assassin.

Enfin arriva le jour fixé pour la réunion des représentants du peuple Mahratte. Une foule innombrable remplissait les rues et les places de Bhagavapour. Six cent mille Indous, venus de trente lieues à la ronde bénissaient le nom de Corcoran Sahib et de la belle Sita, la dernière descendante des Raghouides.

Tous deux, montés sur l’éléphant Scindiah, vêtus d’habits d’or et d’argent, ornés de diamants et de pierreries d’une valeur inestimable, s’avançaient majestueusement dans la foule prosternée qui admirait la jeunesse, la force et le génie de Corcoran et l’incomparable et douce beauté de Sita. Quand ils eurent, suivis de tous les députés du peuple, rendu hommage dans la grande pagode de Bhagavapour au resplendissant Indra, l’Être des êtres, père des dieux et des hommes, ils revinrent en grande pompe vers le palais où Corcoran s’assit sur son trône, ayant à ses côtés la fille d’Holkar et en face de lui l’assemblée.

Lakmana, caché derrière les persiennes de sa maison vit passer le cortége et frémit de rage. La mèche qui devait mettre le feu aux poudres et faire sauter le roi et le parlement tout entier était déjà prête. Il ne restait plus qu’à l’allumer, et elle devait brûler pendant sept cents secondes, car Lakmana ne voulait pas s’ensevelir dans son crime. À côté de lui était son complice, un malheureux esclave qui n’avait pas osé refuser son concours à ce crime horrible, de peur d’être poignardé lui-même par le traître Lakmana.

Le brahmine attendit encore un quart d’heure afin que l’assemblée tout entière eût le temps de prendre place dans le palais. Puis, lentement, sans remords, il alluma la mèche.


Il alluma la mèche. (Page 302.)