Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/VII

Librairie Hachette et Cie (1p. 113-134).

VII

La chasse au rhinocéros.


Par malheur, Louison, malgré toutes ses belles qualités, était du sexe auquel les tigres doivent leurs mères, en sorte qu’elle n’eut pas plutôt vu disparaître à l’horizon la troupe des chasseurs et respiré le délicieux parfum des forêts que lui apportait la brise, qu’elle eut envie de partir au triple galop et de rejoindre le capitaine Corcoran, laissant là le palais et ses fonctions de garde du corps, dont elle ne devinait pas l’importance.

En deux mots, elle était capricieuse, vaniteuse, légère et amoureuse du plaisir. Peut-être rêvait-elle aussi de chasser le rhinocéros ; c’est ce qu’on n’a jamais su, car parmi ses défauts elle n’avait pas celui de raconter ses pensées au premier venu.

Quoi qu’il en soit, elle bâilla si fortement, s’étira dans tous les sens avec tant de langueur, et commença même de petits rugissements qui laissaient voir un ennui si profond, que Sita, malgré tout son désir de la garder près d’elle, commença à s’inquiéter de ce voisinage, et finit par lui rendre la liberté.

À peine la porte du palais était-elle ouverte lorsque la tigresse s’élança d’un bond, franchit la haie qui séparait le jardin du reste de la ville, passa par-dessus la tête du factionnaire épouvanté, traversa deux ou trois rues, renversa, sans dire gare, deux ou trois douzaines de bourgeois paisibles qui flânaient devant leurs boutiques, et arriva enfin à la porte principale de Bhagavapour, où les soldats du poste se gardèrent bien de l’arrêter, et lui rendirent les mêmes honneurs qu’à un officier supérieur, car ils se hâtèrent de rentrer dans leur caserne et de saisir leurs fusils pour faire une décharge générale, à laquelle Louison ne daigna pas répondre.

Tout en courant, elle ne négligeait pas de prendre des informations, regardant avec attention la piste des chevaux, et levant le nez en l’air, comme un bon chien de chasse qui cherche le gibier.

Pendant ce temps, le prince Holkar et le capitaine Corcoran étaient en chasse, et quoiqu’ils eussent bien des sujets d’inquiétude, ils causaient fort gaiement et semblaient ne penser qu’au rhinocéros.

« Avez-vous chassé quelquefois le rhinocéros ? demanda Holkar au Breton.

— Jamais, répondit l’autre. J’ai chassé le tigre, l’éléphant, l’hippopotame, le lion, la panthère ; mais le rhinocéros est un animal inconnu pour moi. Je ne l’ai jamais rencontré, même dans les ménageries.

— C’est un gibier très-rare et très précieux, dit Holkar. Il est fort grand, lorsqu’il a atteint toute sa croissance. J’en ai vu deux ou trois qui n’avaient guère moins de six pieds de haut et de douze ou quinze pieds de long.

« Le rhinocéros est lourd, massif, il a la peau rugueuse et plus dure qu’une cuirasse, la tête courte, les oreilles droites et mobiles comme celles du cheval, le museau tronqué et surmonté d’une corne qui est son arme principale. Vous verrez avant une heure comme il s’en sert. Si nous sommes heureux dans cette chasse, ce qui n’est pas bien sûr, car sa peau est à l’épreuve de la balle, et il est plus robuste que tous les autres animaux, y compris même les éléphants, je vous promets à dîner un bifteck de rhinocéros, ce qui n’est pas à dédaigner. On n’en mange qu’à la table des princes… »

Tout en causant, Holkar et Corcoran arrivèrent à un carrefour qui se trouvait à l’entrée de la forêt.

Ce carrefour portait le nom de Carrefour des Quatre Palmiers.

« Arrêtons-nous ici, dit Holkar en descendant de cheval. Nos chevaux ne supporteraient ni la vue, ni l’odeur, ni le choc du rhinocéros ; nous allons monter sur des éléphants. »

En effet, un relai d’éléphants tout préparés et harnachés d’avance attendait les principaux chasseurs.

« À quoi sert, demanda le capitaine, cet homme qui est là sur le devant et presque sur les oreilles de l’éléphant ?

— C’est le conducteur, répliqua Holkar. Lui seul peut se faire entendre et obéir de l’animal.

— Et cet autre, continua le capitaine, qui se tient respectueusement derrière moi, et semble attendre mes ordres ?

— Mon cher hôte, c’est celui qui doit être mangé.

— Mangé par qui ? Je n’ai pas faim, et ce n’est pas le déjeuner que vous m’avez réservé, je pense ?

— Mangé par le tigre, capitaine.

— Par le tigre ! Quel tigre ? Nous allons à la chasse du rhinocéros, je pense, et non à celle du tigre.

— Mon cher ami, dit Holkar en riant, c’est un usage anglais que nous avons adopté, et qui est excellent, comme vous allez voir. Les Anglais ont remarqué que l’on fait souvent dans nos forêts des rencontres auxquelles on ne s’attend pas, — celle d’un tigre, par exemple, ou d’un jaguar, ou d’une panthère. Or, cet animal qui se lève de grand matin, comme nous, qui a faim comme nous et plus que nous, qui vit de sa chasse et qui n’a pas d’autre moyen d’existence, attend souvent le voyageur au coin d’un sentier, dans l’espérance de déjeuner… De plus, comme il n’aime pas à attaquer les gens en face, il saute presque toujours sur eux par derrière, au moment où on l’attend le moins, et vous emporte dans la jungle pour vous dévorer à son aise.

Or les Anglais, qui sont des gens très-sensés, très-prudents, vrais gentlemen, et qui regardent leur peau comme plus précieuse aux yeux de l’Éternel que celle de tous les autres individus de la race humaine, — les Anglais, dis-je, ont inventé de mettre à califourchon sur l’éléphant, quand ils vont à la chasse ou à la promenade, outre le cornac chargé de conduire l’animal, un pauvre diable qui doit servir de proie au tigre, si par hasard quelque malheureux rôde dans les environs, car enfin, disent-ils, il n’est pas juste qu’un gentleman s’expose à être mangé comme un pauvre diable, et la divine Providence a dû créer les pauvres diables pour les faire manger à la place des gentlemen.

N’est-ce pas admirablement raisonné, mon cher ami, et ne serez-vous pas bien aise vous-même que ce garçon, qui est là derrière, serve de bifteck au tigre au lieu de vous ?

— Ma foi non ! dit Corcoran, et je le prie de descendre tout de suite et de retourner à Bhagavapour par le chemin le plus court. Si je dois servir de pâture à quelqu’un, homme ou bête, ce ne sera pas, je l’espère, sans m’être défendu, et… Mais que veut dire ceci ? »

Les éléphants élevaient leurs trompes et donnaient des signes d’une violente frayeur. Bientôt même les cornacs annoncèrent qu’ils n’en étaient plus maîtres.

« Ceci veut dire, répondit Holkar, qu’il y a près d’ici dans la jungle une chose que nous ne voyons pas encore, mais qui doit être fort dangereuse, à en juger par l’épouvante de nos éléphants. Tenez-vous prêt, capitaine, et regardez autour de vous. »

Au même instant les chevaux se cabrèrent avec violence, plusieurs cavaliers de l’escorte furent jetés par terre, et les éléphants prirent la fuite, malgré tous les efforts de leurs conducteurs.

C’est Louison qui était cause de tout ce désordre. Elle arrivait au grand galop, franchissant les fossés, les haies, les broussailles, avec la vitesse d’une locomotive lancée à toute vapeur.

À cette vue chacun mit la main à ses armes, mais Corcoran rassura tout le monde :

« Eh ! n’ayez peur de rien, dit-il, c’est ma chère Louison… C’est vous, mademoiselle, ajouta-t-il en la regardant d’un air qu’il voulait rendre sévère, que venez-vous faire ici ? »

Louison ne répondit pas, mais remua la queue d’une manière très-significative.

« Oui, je le vois bien… vous vous ennuyiez au palais… mademoiselle voulait chasser le rhinocéros. Eh bien ! à bas, Louison, je n’aime pas ces manières si familières quand on est en faute… n’est-ce pas ?… oui, je le lis dans vos yeux… Voyons, venez avec moi, suivez la chasse, soyez sage, et tâchez de n’effrayer personne. »

Ravie de cette permission et d’un accueil si favorable, Louison ne tarda pas à se faire pardonner son arrivée subite, et devint en peu de temps l’amie intime de toute l’escorte d’Holkar, bêtes et gens, ou du moins personne n’osa lui témoigner le plaisir qu’on aurait eu d’apprendre qu’elle était enfermée dans une bonne et solide cage, à quinze cents lieues marines de Bhagavapour.

Bientôt après, les cris des rabatteurs annoncèrent qu’on avait retrouvé la piste du rhinocéros, et qu’il allait déboucher bientôt par un sentier à l’entrée duquel se trouvaient plusieurs des chasseurs, et entre autres Holkar et le capitaine Corcoran.

En effet, l’animal ne tarda pas à paraître, poursuivi par les traqueurs qui jetaient des pierres sans lui faire, d’ailleurs, aucun mal. Ces pierres, si grosses qu’elles fussent, rebondissaient sur son épaisse cuirasse, comme des boulettes de mie de pain sur le casque d’un carabinier. Il s’avançait au petit trot sans paraître ému ou intimidé par le nombre de ses adversaires.

« Attention ! rangez-vous, dit Holkar, le voici. Le seul endroit où vous puissiez le blesser est l’œil ou l’oreille, et vous ne pouvez le frapper que par côté, car de face il est partout à couvert. »

Il avait à peine fini de parler lorsqu’une décharge générale de coups de fusil se fit entendre. Plus de soixante balles frappèrent à la fois le corps de l’animal sans entamer sa peau. Corcoran seul avait réservé son feu, et bien lui en prit.

Le rhinocéros, ébranlé enfin ou irrité par cette attaque, leva la tête, et se précipitant avec une promptitude et une roideur épouvantables, alla frapper de sa corne l’éléphant que montait Corcoran.

Sous ce choc imprévu, l’éléphant blessé chancela et essaya de saisir son ennemi avec sa trompe pour l’enlever de terre et le briser contre un arbre ou un rocher ; mais le rhinocéros ne laissait aucune prise, et, d’un second coup de corne qui pénétra jusqu’au cœur, il renversa l’éléphant, qui tomba lourdement à terre comme un chêne déraciné.

En même temps le rhinocéros se dégagea de son adversaire et s’élança pour frapper Corcoran, qui venait d’être renversé comme sa monture.

La situation du capitaine était terrible. Les plus braves chasseurs n’osaient s’approcher, lui-même avait le pied engagé dans les harnais de l’éléphant et ne pouvait se tenir debout.

« À moi, Louison ! » cria-t-il.

Heureusement la tigresse n’avait pas attendu cet appel. Elle suivait la chasse en amateur, et semblait venue seulement pour juger des coups. Mais dès qu’elle vit le danger où se trouvait son ami, elle s’élança d’un bond, tourna autour du rhinocéros, le saisit par les oreilles et le maintint presque immobile malgré tous ses efforts.

Grâce à ce prompt secours, Corcoran put se dégager et se trouva debout en face de son ennemi.

« Bravo ! ma Louison, dit-il. Tiens-le bien… c’est cela… attends, laisse-moi chercher l’endroit vulnérable… Ah ! le voici… »

En même temps, il plaça le bout du canon de sa carabine dans l’oreille du rhinocéros et fit feu. L’animal, blessé à mort, eut une convulsion suprême, fit un effort qui rejeta Louison à quinze pas de là, sur les épaules de l’un des chasseurs, et tomba roide mort.

« Mon cher hôte, dit Holkar, vous avez tous les bonheurs, et je donnerais la moitié de mes États pour posséder un ami aussi attaché, aussi fidèle, aussi brave et aussi adroit que Louison… Pour aujourd’hui la chasse est terminée. Demain nous vous trouverons peut-être quelque chose de meilleur… En route. »

On releva le rhinocéros, on le plaça sur un chariot, et l’on reprit le chemin de Bhagavapour.

Pendant ce temps Louison recevait les remercîments de son maître et témoignait par ses bonds la joie qu’elle avait eue de le sauver.

Cependant le retour ne fut pas aussi gai qu’on s’y attendait. Chacun semblait avoir le pressentiment de quelque grand malheur. Corcoran, sans le dire, se reprochait d’avoir consenti à cette chasse ; Holkar se reprochait encore davantage de l’avoir proposée et tous deux craignaient pour Sita.

Tout à coup, à une demi-lieue environ de Bhagavapour, du haut d’une colline d’où l’on voyait la vallée de Nerbuddah et la ville, on aperçut une épaisse fumée qui s’élevait des faubourgs, et l’on entendit un bruit confus, lointain et sourd, où dominaient le tonnerre de l’artillerie, la fusillade et les cris des femmes et des enfants.

« Seigneur Holkar, dit Corcoran, entendez-vous et voyez-vous ? Bhagavapour brûle ou a été prise d’assaut. »

À cette vue, Holkar pâlit.

« Et ma fille, s’écria-t-il, ma pauvre Sita ! »

En même temps il enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval et partit au grand galop. Corcoran le suivit avec une vitesse égale. Le reste de l’escorte, quoique lancé à toute bride, demeura fort loin en arrière.

Ils arrivèrent à la porte la plus voisine et voulurent interroger un officier.

« Seigneur, dit-il à Holkar, j’ignore ce qui s’est passé. Le feu s’est déclaré dans cinq ou six endroits à la fois, et jusque dans le palais de Votre Altesse, mais… »

Il allait continuer, Holkar ne l’écoutait plus.

« Dans mon palais ! » s’écria-t-il, et piquant des deux, il s’élança avec plus de furie que jamais dans cette direction. Sans dire un mot, Corcoran le suivait, et Louison courait à côté d’eux.

Tout était en désordre dans le palais. Sur les marches du grand escalier on voyait de larges flaques de sang répandu. Des cadavres étaient étendus dans les galeries. Presque tous les serviteurs d’Holkar étaient morts.


Les escaliers et les galeries étaient jonchés de cadavres. (Page 123.)

À cette vue le vieillard s’arracha les cheveux.

« Hélas ! dit-il, où est Sita ? »

Tout à coup Ali parut. Il avait reçu un coup de poignard dans la poitrine, mais le coup n’était pas mortel.

« Ali ! Ali ! qu’as-tu fait de ma fille ? demanda Holkar d’une voix éclatante.

— Seigneur ! s’écria Ali en se prosternant, faites grâce à votre esclave. Ils l’ont enlevée !

— On a enlevé ma fille ! dit Holkar, et toi, face de chien, tu n’as rien fait pour la sauver ! malheureux ! Où est-elle ? Qui l’a enlevée ? Parle, mais parle donc !

— Seigneur, dit Ali, c’est Rao. Il avait des intelligences dans le palais. La princesse a été saisie par des hommes embusqués qui ont poignardé la plupart de vos serviteurs, et qui l’ont emportée malgré ses cris et ses pleurs dans un bateau tout prêt. Ils l’ont transportée sur la rive opposée du fleuve, où Rao les attendait avec ses cavaliers, et tous ensemble sont partis, on ne sait dans quelle direction, car ils avaient eu la précaution d’amarrer à l’autre rive toutes les barques, de sorte qu’on n’a pas pu les poursuivre. »

Holkar, accablé par son malheur, n’écoutait plus rien ; mais Corcoran, quoique vivement ébranlé par ce coup inattendu, ne songeait qu’aux moyens de reprendre Sita.

« Et, dit-il, d’où vient cette fumée que nous avons aperçue au-dessus de Bhagavapour ?

— Hélas ! Seigneur Corcoran, répondit Ali, ces bandits, pour assurer le succès de leur crime, avaient mis le feu dans cinq ou six quartiers de la ville ; mais on l’a bientôt éteint.

— Eh bien, dit Corcoran, il faut aller à la nage chercher des barques sur la rive opposée, et nous nous mettrons à la poursuite des ravisseurs.

— Seigneur capitaine, le mal est encore plus grand que vous ne croyez, dit Ali. Nous venons d’apprendre en même temps que l’avant-garde de l’armée anglaise est à cinq lieues d’ici, et c’est probablement ce qui donne à ce misérable Rao l’audace de venir nous braver jusque dans Bhagavapour. Déjà l’on a vu un détachement de cavalerie dans les environs.

— Eh ! qu’ils viennent maintenant ! s’écria Holkar désespéré, qu’ils prennent ma ville, mon trésor et ma vie. J’ai perdu ma fille chérie, qui seule donnait du prix à tout cela. J’ai tout perdu. »

Corcoran lui prit la main et d’un ton ferme :

« Soyez homme, mon hôte, dit-il, et reprenez courage. Votre fille est enlevée ; mais elle n’est ni morte, ni déshonorée. Nous la retrouverons, je vous le garantis. Ah ! pourquoi Louison n’est-elle pas restée près d’elle ?… ce n’est pas elle qu’on aurait poignardée, effrayée ou corrompue comme ces malheureux esclaves… Ce qui devait arriver est arrivé… Holkar, je vous quitte.

— Vous me quittez ! Et dans quel moment !

— Mon cher hôte, je vous pardonne cet injuste soupçon. Je vais poursuivre le misérable Rao, le prendre et de ma propre main le pendre au premier arbre du chemin.

— Oui, vous avez raison, dit Holkar ranimé par l’espérance de retrouver sa fille, et je vais partir avec vous.

— Non ! Restez ici ! dit Corcoran, restez pour diriger les recherches et pour tenir tête aux Anglais qui vont assiéger votre ville. Moi, que rien ne retient, je vais chercher Sita et vous la ramener, je l’espère… Allons, Louison, ma chère, c’est par ta faute que nous l’avons perdue : c’est à toi de la retrouver… Va, cherche… »

En même temps il prit le voile de Sita, encore tout parfumé des senteurs de l’iris, et le fit flairer à la tigresse.

« C’est elle, c’est Sita qu’il faut retrouver, dit Corcoran, cherche ! »

En même temps des bateliers qui s’étaient jetés à la nage ramenèrent le bateau même dans lequel on avait placé Sita. Sans hésiter, Louison s’embarqua avec son maître, un cheval et deux bateliers.

Corcoran, après avoir traversé la Nerbuddah, prit terre avec Louison et lui présenta de nouveau le voile de Sita. Ce second appel fait à l’intelligence de la tigresse fut parfaitement entendu, et sans hésiter elle s’engagea dans un sentier peu fréquenté qui aboutissait à une vaste clairière où il était aisé, aux piétinements qui avaient marqué le sol, de reconnaître le passage d’une troupe nombreuse de cavaliers.

De là, elle prit une route assez large et assez bien entretenue. Corcoran suivait toujours la tigresse au grand trot de son cheval.

À une lieue plus loin, Louison retrouva un morceau de la robe de Sita qui s’était sans doute accroché au buisson, et le désigna d’un coup d’œil aux regards du capitaine. Celui-ci mit pied à terre, ramassa le précieux débris, le plaça sur son cœur, et continua sa route.

Enfin il entendit le bruit d’une troupe de cavaliers qui s’avançaient de son côté, et il espéra retrouver tout de suite Sita et son ravisseur. Mais il s’était trompé. C’était un escadron du 25e régiment de cavalerie anglaise qui battait la campagne.

Corcoran fit signe à Louison de rester immobile et s’avança à la rencontre des nouveaux venus.

« Qui vive ? cria l’officier d’une voix forte.

— Ami ! répondit Corcoran.

— Qui êtes-vous ? » demanda l’officier anglais.

Cet officier était un grand jeune homme aux cheveux et aux favoris roux, aux épaules larges, qui avait tout l’air d’un excellent cavalier, d’un vigoureux boxeur et d’un bon joueur de cricket.

« Je suis Français, dit Corcoran.

— Que faites-vous ici ? » demanda l’officier.

Le ton impérieux et brusque de l’Anglais ne plut pas au Breton, qui répondit sèchement :

« Je me promène.

— Monsieur, dit l’Anglais, je ne plaisante pas. Nous sommes en pays ennemi, et j’ai droit de savoir qui vous êtes.

— C’est trop juste, répliqua Corcoran. Eh bien, je suis venu chercher ici le fameux manuscrit des lois de Manou, le Gouroukamtâ, qu’on m’a dit être caché au fond d’un temple inconnu. Pourriez-vous m’indiquer où il est ? »

L’Anglais le regarda d’un air indécis, ne sachant si Corcoran parlait sérieusement ou se moquait de lui.

« Vous avez sans doute des papiers qui attestent votre identité ? demanda-t-il.

— Connaissez-vous ce cachet ? dit Corcoran.

— Non.

— Eh bien, c’est celui de sir William Barrowlinson, directeur de la Compagnie des Indes et président de la Geographical, colonial, orographical, and photographical Society, et que vous devez connaître sans doute.

— Si je le connais ! c’est lui qui m’a fait obtenir ma commission de lieutenant dans l’armée des Indes.

— Eh bien, reprit Corcoran, ceci est une lettre de recommandation que ce gentleman…

— Ce baronnet, voulez-vous dire, interrompit l’officier.

— Ce baronnet, — si cela vous plaît davantage, — m’a donnée pour le gouverneur général de Calcutta.

— C’est bien, dit l’officier. Et d’où venez-vous ?

— De Bhagavapour.

— Ah ! vous avez vu le rebelle Holkar ? Eh bien, est-il prêt à se soumettre ? est-il prêt à se battre ?

— Monsieur, dit Corcoran, vous en jugerez mieux que moi quand vous serez plus près de Bhagavapour.

— Mais a-t-il au moins une armée nombreuse et bien disciplinée ?

— Je n’entends rien à ces choses-là… Et maintenant, messieurs, voulez-vous, je vous prie, me laisser continuer ma route ?

— Patience, monsieur, dit l’officier ; qui nous dit que vous n’êtes pas un espion d’Holkar ? »

Corcoran regarda froidement et fixement l’Anglais.

« Monsieur, dit-il, si vous étiez en rase campagne seul avec moi, peut-être seriez-vous plus poli.

— Monsieur, dit l’Anglais à son tour, je ne m’inquiète pas d’être poli, mais de faire mon devoir. Suivez-nous au quartier général.

— J’allais vous prier de m’y conduire, » dit le Breton.

Et, en effet, il pensa que le meilleur moyen de voir où l’on avait transporté Sita était d’aller au quartier général de l’armée anglaise, où certainement Rao avait dû chercher un asile.

« Mais, ajouta-t-il, vous voudrez bien me permettre d’amener un ami.

— Assurément, monsieur, dit l’Anglais, tous les amis qu’il vous plaira amener. »

Corcoran siffla ; au même instant Louison parut. Voir Corcoran, se précipiter et le rejoindre fut l’affaire d’un instant. Les chevaux de l’escadron, saisis d’une terreur presque insurmontable, s’agitèrent pour échapper à leurs cavaliers et courir à travers la plaine.

Quant aux cavaliers, aussi émus que leurs chevaux, mais retenus par l’honneur militaire, ils eurent beaucoup de peine à ne pas prendre la fuite.

Cependant ils firent assez bonne contenance.

« Monsieur, dit l’officier, la plaisanterie est un peu forte… Où avez-vous choisi cet ami-là ?

— Je m’étonne de votre étonnement, répliqua le Breton. Vous autres, Anglais, qui croyez connaître tous les genres de sport, vous courez après les chevaux, les chiens, les renards, les coqs et toutes les bêtes de la création… moi, je préfère les tigres… chacun son goût… Est-ce que vous auriez peur d’un pareil compagnon, par hasard ?

— Monsieur, dit l’Anglais en colère, un gentleman anglais n’a peur de rien ; mais je me demande si la société d’un tigre est bien convenable pour un gentleman.

— Louison se fait peut-être en ce moment la même question, dit à son tour Corcoran, et se demande si la société d’un gentleman anglais est bien convenable pour elle. Mais enfin, faisons régulièrement les choses. Monsieur le lieutenant, quel est votre nom ?

— John Robarts, monsieur, répondit l’Anglais d’un ton rogue et gourmé.

— Très-bien, continua Corcoran. Attention, Louison ! Je vous présente le très-honorable John Robarts, lieutenant au 25e des hussards de la reine… vous entendez… et vous aurez soin de ne mettre sur lui ni la dent ni la griffe, excepté dans le cas de légitime défense…

— Monsieur, dit l’Anglais, aurez-vous bientôt terminé cette inconvenante comédie !

— Et à vous, lieutenant John Robarts, dit Corcoran sans s’émouvoir, j’ai l’honneur de présenter miss Louison, ma meilleure amie… Maintenant, capitaine, s’il vous plaît de trouver que j’ai manqué de respect envers votre uniforme, je suis votre homme et tout prêt à vous en rendre raison ici même.

— C’est bon, monsieur, dit Robarts, nous verrons cela plus tard… En route, et suivez-nous.

Le voyage ne fut pas long.

À un quart de lieue de là se trouvait le camp anglais, au bord d’une petite rivière qui se jette un peu plus loin dans la Nerbuddah. Les chevaux, les soldats, les vivandières et tout l’attirail qui accompagne une armée dans l’Inde étaient groupés dans un désordre pittoresque.

John Robarts, accompagné de Corcoran et de Louison, entra dans la tente du colonel Barclay.