Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/VI

Librairie Hachette et Cie (1p. 103-111).

VI


Mais il était décidé que le brave capitaine ne dormirait pas tranquillement cette nuit-là, car à peine était-il étendu sur son lit, lorsqu’un grand bruit se fit entendre. Corcoran se leva, s’appuya sur un coude, siffla légèrement Louison et lui dit tout bas :

« Attention ! Louison ! Debout, paresseuse ! »

Louison le regarda à son tour, prêta l’oreille, remua la queue doucement pour faire voir qu’elle avait compris l’appel du capitaine, se leva lentement sur ses pattes, alla droit à la porte de la chambre, écouta encore et revint tranquillement vers Corcoran, comme si elle avait attendu ses ordres.

« Bien ! dit celui-ci, je t’entends, ma chérie. Tu veux dire que le danger n’est pas pressant ? Tant mieux, car j’aimerais à dormir un peu. Et toi ? »

La tigresse écarta légèrement ses lèvres surmontées de moustaches plus rudes que la pointe des épées : c’était sa manière de sourire.

Enfin des pas se firent entendre dans la galerie, et Louison retourna vers la porte ; mais le danger ne lui parut sans doute pas digne d’elle, car elle revint se coucher aux pieds de son maître. On frappa à la porte.

Corcoran se leva à demi vêtu, prit son révolver et alla ouvrir. C’était Ali qui venait l’éveiller.

« Seigneur, dit celui-ci d’un air effrayé, le prince Holkar vous prie de descendre. Il est arrivé un grand malheur. Rao, qu’on croyait empalé, a corrompu ses gardiens, et a pris la fuite avec eux.

— Tiens, dit Corcoran, il n’est pas bête, ce Rao ! »

Et tout en parlant, il finissait de s’habiller.

« Eh bien, seigneur, dit Ali, Son Altesse croit qu’il va rejoindre les Anglais, qui sont déjà dans le voisinage. Sougriva les a rencontrés.

— C’est bien, montre-moi le chemin. Je te suis. »

Holkar était assis sur un magnifique tapis de Perse et paraissait absorbé par ses réflexions. À l’entrée du capitaine, il leva la tête et lui fit signe de venir s’asseoir à côté de lui. Puis il ordonna aux esclaves de se retirer.

« Mon cher hôte, dit-il enfin, vous connaissez le malheur qui m’arrive ?

— On me l’a dit, répondit Corcoran. Rao s’est échappé ; mais ce n’est pas un malheur, cela. Rao est un coquin qui est allé se faire pendre ailleurs.

— Oui, mais il a emmené avec lui deux cents cavaliers de ma garde, et tous ensemble sont allés rejoindre les Anglais.

— Hum ! Hum ! fit Corcoran d’un air pensif.

Et comme il vit que Holkar était fort abattu par cette trahison, il jugea nécessaire de lui rendre le courage.

« Eh bien, après tout, dit-il en souriant, ce sont deux cents traîtres de moins. Bonne affaire ! Aimeriez-vous mieux qu’ils fussent avec vous dans Bhagavapour, tout prêts à vous livrer au colonel Barclay ?

— Et dire, s’écria Holkar, qu’une heure auparavant j’avais reçu de si bonnes nouvelles !

— De votre Tantia Topee ?

— De lui-même ; écoutez-moi, capitaine… après le service que vous m’avez rendu hier au soir, je ne puis plus avoir de secret pour vous… Eh bien, l’Inde tout entière est prête à prendre les armes.

Pour quoi faire ?

— Pour chasser les Anglais.

— Ah ! dit Corcoran, comme je comprends cette idée ! Chasser les Anglais !… c’est-à-dire, seigneur Holkar, que s’ils étaient dans ma vieille Bretagne comme ils sont ici, je les prendrais un par un, au collet et à la ceinture, et je les jetterais à la mer pour engraisser les marsouins ! Chasser les Anglais ! mais j’en suis, seigneur Holkar, moi aussi j’en suis et je vous donnerai un bon coup de main… Bon ! j’oublie mes fonctions scientifiques et la lettre de sir William Barrowlinson… et ma promesse de ne pas me mêler de politique tant que je serai entre les monts Himalaya et le cap Comorin. C’est égal, c’est une fameuse idée… Et de qui vient-elle cette idée ?

— De tout le monde, répondit Holkar, de Tantia Topee, de Nana-Sahib, de moi, de tout le monde enfin…

— De tout le monde ! s’écria le Breton en riant. J’en étais sûr… et vous dites qu’on va les mettre dehors ?

— Nous l’espérons du moins, dit Holkar, mais j’ai peur de ne pas en être témoin. Ce Rao, il y a trois mois encore, mon premier ministre, a prévenu le colonel Barclay, dans l’espérance d’obtenir, pour prix de sa trahison, mes États et ma fille. J’ai eu quelque soupçon de l’histoire et je lui ai fait donner cinquante coups de bâton… Voilà comment l’affaire s’est engagée…

— Comment ! ce hideux magot espérait devenir votre gendre ! demanda Corcoran indigné.

— Oui, dit Holkar, ce fils de chienne, qui a eu pour père un marchand parsi de Bombay, voulait épouser la fille du dernier des Raghouides, la plus noble race de l’Asie. »

Il faut avouer que le capitaine, qui jusque-là ne s’intéressait pas beaucoup au récit d’Holkar, commença à devenir très attentif.

Dès lors il n’eut plus qu’un désir, celui de rattraper Rao et de l’asseoir sur un pal… Aspirer à la main de Sita !… la plus belle fille de l’Inde !… un ange de grâce, de beauté, de candeur !… Ce Rao n’échapperait au pal que pour rencontrer la potence.

Telles furent les réflexions du capitaine. Et si vous vous étonnez de l’intérêt qu’il prenait à une jeune fille dont, la veille, il ne connaissait encore ni la figure ni le nom, je vous dirai qu’il était homme de premier mouvement, qu’il adorait les aventures (sans être un aventurier), et qu’il ne lui déplaisait pas de protéger une jeune et belle princesse opprimée, et surtout opprimée par les Anglais.

« Seigneur Holkar, dit-il enfin, il n’y a qu’un parti à prendre, remettre à un autre jour notre chasse au rhinocéros et poursuivre Rao jusqu’à la mort. Le coquin ne doit pas être bien loin.

— Hélas ! dit Holkar, j’y avais pensé, mais il a huit heures d’avance sur nous, et il aura rejoint sans doute l’armée anglaise… Faisons mieux… ne retardons rien… mes ordres pour la chasse sont donnés. Nous allons partir vers six heures, car c’est l’heure où le soleil se lève, et plus tard la chaleur est insupportable. Nous laisserons ma fille au palais, sous bonne garde, car Rao pourrait avoir des intelligences dans la place, et nous reviendrons vers dix heures… Pendant ce temps Ali restera au palais, et Sougriva ira chercher des nouvelles et rôder dans le voisinage.

— Mais, dit Corcoran, qui nous force à chasser le rhinocéros aujourd’hui, si vous craignez quelque danger ?

— Mon cher hôte, répliqua Holkar, le dernier des Raghouides ne veut pas périr, s’il doit périr, enfumé et caché dans son palais comme un ours dans sa tanière. Ce n’est pas l’exemple que m’a donné mon aïeul Rama, le vainqueur de Ravana, prince des démons.

— Eh bien, dit Corcoran, qui ne pouvait s’empêcher d’avoir des pressentiments fâcheux, voulez-vous au moins que je laisse à votre fille un garde du corps plus sûr et plus redoutable qu’Ali et que toute la garnison de Bhagavapour ?

— Quel est cet ami si sûr et si redoutable ?

— Louison, parbleu ! »

En même temps la tigresse, qui vit qu’on parlait d’elle, se dressa debout sur ses pattes de derrière et appuya ses pattes de devant sur les épaules de Corcoran.

Sita arriva en ce moment.

« Ma chère enfant, dit Holkar, nous irons demain à la chasse du rhinocéros…

— Avec moi ? interrompit la jeune fille.

— Non, tu resteras au palais. Ce traître Rao peut courir la campagne avec ses cavaliers, et je ne veux pas t’exposer à une rencontre…

— Mais, mon père, dit Sita, qui se promettait évidemment les plaisirs de la chasse, je monte très-bien à cheval, vous le savez, et je ne vous quitterai pas un instant.

— Peut-être, ajouta Corcoran, serait-elle plus en sûreté avec nous… Je vous promets de veiller sur elle, et si Rao vient à portée, je le remettrai aux dents de Louison.

— Non, dit le vieillard, une rencontre est toujours hasardeuse… et j’aime mieux accepter l’offre que vous m’avez faite de Louison.

— Comment ! monsieur, dit Sita en frappant des mains avec joie, vous me donnez Louison pour toute la journée ?

— Je vous la donnerais pour toujours, répliqua le Breton, si je pouvais croire qu’elle voulût se laisser donner ; mais elle est un peu capricieuse et n’a jamais voulu écouter que moi… Çà, Louison, vous n’êtes plus à moi, jusqu’à mon retour… Vous veillerez sur cette belle princesse… si quelqu’un lui parle, vous grognerez ; si quelqu’un lui déplaît, vous en ferez votre déjeuner. Si elle veut se promener dans le jardin, vous l’accompagnerez, et vous la regarderez en tout temps comme votre maîtresse et souveraine… connaissez-vous bien tous vos devoirs ? »

Louison regardait alternativement son maître et Sita, et poussait de petits cris de joie.

« Vous m’avez compris, continua Corcoran. Montrez-le en vous couchant aux pieds de la princesse et en lui baisant la main. »

Louison n’hésita pas. Elle se coucha et répondit aux caresses de Sita en lui léchant les mains de sa langue un peu rude.

« Un tel gardien, dit Corcoran, vaut un escadron de cavalerie pour la vigilance et le courage ; quant à l’intelligence, il n’y a personne qui l’égale… elle ne commet jamais aucune indiscrétion… elle n’aime pas les vaines flatteries… elle sait distinguer ses vrais amis de ceux qui ne veulent que la tromper ; elle n’est pas friande, et la moindre viande crue lui suffit… Enfin elle a un tact particulier pour reconnaître les gens, et je l’ai vue cent fois me débarrasser des questions indiscrètes par un seul rugissement poussé à propos.

— Seigneur Corcoran, dit Sita, il n’y a pas de trésor qui puisse payer une telle amitié. Mais je l’accepte en échange de la mienne. »

Pendant qu’on délibérait, le jour était venu. Corcoran baisa une dernière fois le front de Louison, s’inclina respectueusement devant Sita et monta à cheval avec Holkar, suivi d’une troupe de quatre ou cinq cents hommes. Louison les regarda partir avec regret, mais enfin elle parut se résigner. Sur l’appel de Sita, elle rentra dans le palais, et, nonchalamment couchée sous la vérandah, elle attendit, comme la princesse, le retour des chasseurs.