Aventures fantastiques d’un canadien en voyage/12

P. R. Dupont, imprimeur-éditeur (p. 131-140).

XII

en france !


Depuis dix jours, le bâtiment français qui faisait le service du Havre à Melbourne et de Melbourne au Havre était en mer et marchait à grande vitesse. Mais la mer était si grosse, que la rapidité de sa marche n’ôtait rien aux mouvements du roulis qui couchait le navire tantôt à droite, tantôt à gauche.

Sur le gaillard d’arrière, quatre hommes causaient joyeusement.

— Je crois que nous arrivons, fit l’un d’eux qui était de taille gigantesque. Vous n’en êtes pas fâché, le Parisien ?

— Mais non, mon cher Bernard, il me tarde de revoir le pays de mon enfance.

En effet, on distinguait quelque peu le Havre avec ses quais et ses jetées bordés de curieux.

Tout à coup, comme par miracle, pour ainsi dire, le soleil parut, le vent tomba, la mer devint unie comme une large nappe de cristal ; la brume, qui couvrait les côtes, se déchira comme un voile qui s’envole en lambeaux.

Alors les riants coteaux de France apparurent avec leurs milles maisons blanches, se détachant sur le bleu du ciel.

— Bonjour ! soleil de France ! s’écria le Parisien, avec transport, comme il y a longtemps que je ne t’ai vu !… et que tu es beau…

Bernard, Dupont et Williams gardaient tous trois un religieux silence.

Deux heures après, les quatre amis montaient les degrés de l’hôtel qui, à cette époque, avoisinait le bureau de poste.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, le soleil s’était levé dans un de ces nuages rouges découpant ses rayons ensanglantés sur la crête des vagues noires.

De nouveau le vent soufflait bruyamment du port et grondait par lourdes rafales.

Nos quatre amis se promenaient sur la jetée et respiraient le parfum salin de la vague qui roule bruyante sur la grève.

— Où irons-nous ? demanda Bernard.

— En effet, dit Williams, il ne sert à rien d’être riches, si nous restons éternellement ici à nous promener sur les quais.

— Si nous allions à Paris, dit le Parisien. Ce soir, il y a aux champs Élysées, un concours de tir, nous pourrions peut-être y prendre part, ou au moins y assister.

— Oui, à Paris, dit Dupont. J’ai beaucoup entendu parler de la ville de Paris, mais je ne l’ai guère vue.

À onze heures, ils prirent le train-express pour Paris. Quelques heures après, ils débarquaient à la gare Montparnasse.

On dit que dans les grandes villes, à Londres, par exemple, un éternel nuage de fumée plane durant tout le jour et les tient constamment dans une demi obscurité. Mais à Paris, il n’en est pas ainsi. Le soleil darde ses rayons dans tous les coins et recoins de la ville. Le ciel est bleu et sans nuage.

Nos quatre amis, habitués à vivre dans des milieux plus ou moins « selects, » à côtoyer les montagnes et les rochers de l’Australie, sont quelque peu surpris — agréablement, faut le dire — de constater qu’à Paris, les rues sont larges, propres, bien pavées, pleines de lumière.

Ce qui les empoigne le plus, c’est l’immensité de la ville.

— Comment nous rendrons-nous où nous voulons aller ? avait murmurer Dupont.

Le Parisien sourit.

— Suivez-moi, dit il, je connais « mon Paris » !…

— Il est entendu, dit Bernard, que nous allons d’abord dîner.

— Puis, fit Williams.

— Et que nous nous rendrons ensuite au concours de tir.

— Bien, allons dîner, fit le Parisien.

Après dîner, ils se remirent en route.

— Avons-nous loin à aller, fit Dupont, car, savez-vous que je suis très las.

— Non, ce n’est pas loin, dit le Parisien, une affaire de dix minutes pour nous rendre aux champs Élysées ; allons y à pied.

Les dix minutes s’écoulèrent et c’est à peine si les quatre amis avait fait trois ou quatre rues.

Les dix minutes s’ajoutèrent à dix autres, puis à dix autres encore, et les quatre amis allongeaient le pas.

Enfin, ils arrivèrent, mais ils avaient mis une heure à parcourir une distance qui, au premier abord, avait paru insignifiante au Parisien.

— Ouf ! dit Dupont, il est temps que j’arrive, ces trottoirs de pierre me cassent la jambe.

— Le fait est, dit Williams, que nous y sommes peu habitués.

Aux champs Élysées, la foule était immense. Tout le monde se pressait au milieu du parc, endroit où le concours allait avoir lieu. Le Parisien s’informa à quelle heure allait avoir lieu le concours, quelle récompense recevrait le vainqueur et quelles étaient les conditions de ce concours.

Il apprit que le concours allait avoir lieu dans un quart-d’heure, que le vainqueur recevrait une croix en or, que les conditions étaient celles-ci : à quarante verges était placé le but. Ce but se composait d’un grand morceau de carton sur lequel étaient dessinés plusieurs cercles. Le plus petit des cercles, le centre, était le but que les tireurs devaient atteindre.

— Bien, avait murmuré Bernard, nous tâcherons d’y arriver.

Et le Canadien, suivi de ses amis, était venu se placer tout près des cordes qui entouraient l’espace où devaient se placer les candidats.

Bientôt, le son argenté d’une cloche se fit entendre. Aussitôt, dix hommes arrivèrent : neuf français et un anglais. Ils vinrent se mettre dans l’espace qui leur était réservé. Sur une table, il y avait dix pistolets, sur une autre, vingt épées.

Car, ce que le Parisien n’avait pu savoir, c’est qu’après le concours de tir, devait avoir lieu un assaut d’armes, une joute d’escrime.

Juché sur une espèce de « husting, » un homme s’écria tout à coup :

— Messieurs, l’heure est venue, allez !

Un des candidats saisit un revolver et tira, mais manqua le but. Un deuxième, un troisième, un quatrième tira, mais tous, jusqu’au dixième, ne furent pas plus heureux que le premier.

Restait l’Anglais. Celui-ci, très froid, très calme, saisit à son tour un revolver, l’examina attentivement, visa, puis tira. La balle passa à un doigt du centre. Il était le vainqueur.

Celui qui était sur le « husting » s’écria alors :

« Quel est celui, d’entre-vous, qui désire prendre part à ce concours ? »

Il n’avait pas terminé sa phrase que Bernard sautait par dessus les cordes en disant :

— Moi, moi.

À la vue du gigantesque Canadien, l’Anglais fronça les sourcils, mais ne prononça pas une parole.

Bernard, sans se soucier nullement de son adversaire, prit un pistolet, visa à peine et tira.

Le but venait d’être atteint en plein centre.

Un hourra formidable se fit entendre.

— Il ne sera pas dit, murmura Bernard, qu’un Anglais aura triomphé d’un Français en plein Paris.

— Nous le verrons bien, murmura à tour l’Anglais, en saisissant une épée.

Les neuf autres candidats s’étaient retirés.

— Nous allons en effet le voir, répondit Bernard, en imitant son concurrent.

Au commandement de « Allez » ils tombèrent en garde. Dès les premières passes, il fut facile de prévoir quelle serait l’issue de la lutte. Bernard se contentait de parer, en souriant.

L’Anglais était facile à formaliser. Il se vit impuissant, vaincu devant une foule qui, disons-le, ne lui était guère sympathique. Il eût été victorieux sans l’arrivée inopportune du Canadien. Il résolut d’en finir au plus tôt avec lui.

Il continua donc d’attaquer avec rage et comme ce mode d’attaque ne lui était pas profitable, il résolut d’y mettre fin par quelque coup hardi.

Il s’agissait d’atteindre l’adversaire à la joue, voilà tout.

— Allons, finissons-en, dit-il, en portant un coup qui, selon lui, allait terminer la lutte.

— Oui, finissons-en, répéta le Canadien, qui, soudain, par une botte brillante, fit sauter à dix pas l’épée de l’Anglais.

Celui-ci, désarmé tout à coup, demeura tout hébété. Vraiment, il faisait triste figure.

— Si monsieur veut prendre sa revanche, dit le Canadien, en s’inclinant…

La foule applaudit à outrance.

— Oui, oui, criaient mille voix.

L’Anglais revint l’épée à la main.

— Allons, en garde ! s’écria-t-il !

— Oui, oui, en garde, répéta le Canadien, qui dès les premières passes, fit de nouveau sauter le fer des mains de son concurrent.

— Mais touchez-moi donc, monsieur, s’écria le malheureux fils d’Albion, et nous aurons terminé ce jeu.

— Eh bien ! mon ami, reprit Bernard, reprenez votre arme, je vais y voir.

Et aussitôt, en faisant une troisième fois sauter à vingt pas l’épée de l’Anglais, le Canadien le toucha légèrement à la joue.

— Voilà qui est fait ! dit-il, en remettant son épée sur la table.

— Et bien fait ! malpeste, reprit le Marseillais. Une dame alors s’avança vers le Canadien. Elle tenait dans sa main un très riche écrin dans lequel était une croix en or massif.

— Cette croix est destinée au vainqueur, monsieur dit-elle, en s’adressant à Bernard, je crois qu’elle vous appartient.

Le Canadien s’inclina galamment.

— Madame, dit-il, de sa voix rude et mâle, si cette croix m’appartient, je désire en faire cadeau.

— À qui donc, monsieur ?

— Aux Sœurs des Pauvres, madame.

— Ah ! monsieur, cela ne me surprend pas, car je sais depuis longtemps, et tout le monde sait avec moi, que la générosité s’allie parfaitement à l’adresse ou à la bravoure.

— Cela, en effet, ne doit pas vous surprendre, madame, répondit Bernard, car je suis dans un pays où la générosité, l’adresse et la bravoure sont très communes.

— Vous n’êtes donc pas de Paris ?

— Je suis Canadien, madame.

— Eh bien, monsieur, je vous remercie au nom de celles à qui vous voulez du bien. Je leur dirai que ce don leur est fait par un Canadien.

— Et vous ajouterez : Français ; car, madame, un Canadien s’enorgueillit toujours d’être aussi Français !

— Votre nom ? monsieur.

— Bernard Riberdy.

En un clin-d’œil tout Paris sut que le vainqueur des concours était un étranger, que cet étranger était Canadien, et que ce Canadien se nommait Bernard.

Le nom de notre ami fut dans toutes les bouches,

— Pour un triomphe, voilà un triomphe, murmurait le Parisien.

— Ma foi, oui, dit le Marseillais, c’est comme dans un rêve !…

— Eh bien, mes amis, dit Bernard, en s’adressant à Dupont, Williams et le Parisien, l’avons-nous assez roulé notre Anglais.

— Vous avez été impayable, dit le Parisien.

— Le fait est, dit Williams, que vous êtes Bernard, d’une adresse merveilleuse.

Ils partirent pour se rendre à un restaurant voisin.

Dupont était songeur. Il marchait tête baissée, ne soufflant mot.

— Qu’avez-vous donc, mon ami, lui demanda, Bernard.

— Il y a quelque chose dans tout cela que je ne puis comprendre, dit le Marseillais.

— Qu’est-ce donc ?

— Où avez-vous appris à tirer si bien de l’épée.

— N’est-ce que cela qui vous intrigue ?

— Mais oui, je le crois.

— Mon père, je vous l’ai déjà dit, avait beaucoup voyagé. Il tirait fort bien de l’épée. Il fut mon premier maître… et je fus son digne élève !… voilà.

— Je ne vous connaissais pas cette qualité, cher ami.