Aventures de Pisitrate Caxton/Partie 15

Traduction par Édouard Sheffter.
Hachette (p. 434-463).


QUINZIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER.

Rien de tout ce qui était arrivé n’aurait pu m’inspirer de justes soupçons, si je n’avais connu le caractère de Vivian.

Ne t’es-tu pas lié, ami lecteur, dans le cours de ta facile et insouciante jeunesse, avec quelque camarade dont les qualités séduisantes, sans te faire perdre ce dégoût du mal, naturel à un âge où jusque dans nos erreurs nous adorons ce qui est bon, nous nous enthousiasmons pour les sentiments généreux et les belles actions, sans te faire oublier la connaissance instinctive de ce qui est mal, t’avaient cependant inspiré un vif intérêt pour le spectacle de la lutte dont son âme était la scène, entre le mal qui te révoltait et le bien qui t’attirait ? Peut-être l’as-tu perdu de vue pendant quelque temps ; peut-être est-on venu t’annoncer brusquement qu’il avait fait quelque chose, en bien ou en mal, qui sortait des lieux communs de la vie. Alors, dans l’un et l’autre cas, ton esprit se reporte aux souvenirs d’autrefois et tu t’écries : « Cela ne m’étonne pas ; il n’y avait que lui pour faire cela ! »

C’est là ce que j’éprouvais par rapport à Vivian. Les qualités les plus remarquables de son caractère étaient la justesse de ses calculs et son audace sans pareille, qualités qui conduisent à la gloire ou à l’infamie, selon la culture qu’a reçue le sens moral et la direction qu’on a fait prendre aux passions. Si j’avais reconnu ces qualités dans quelque action louable, et si l’on avait douté que Vivian en fût l’auteur, je me serais écrié : « C’est lui ! et le bon ange a triomphé ! » L’action étant mauvaise et l’auteur douteux, je sentais, hélas ! et plus vivement encore, que ces qualités dénonçaient l’homme et que le démon était vainqueur.

Nous parcourions de mille en mille et de relais en relais la triste et interminable route du Nord. J’énumérai à mon compagnon, d’une manière plus intelligible que je n’avais pu le faire jusque-là, tous mes motifs de crainte. « Peut-être n’y a-t-il rien de vrai dans tout cela ! » s’écria-t-il. Soyons hommes en cette circonstance ; conservons la tête froide et la raison lucide. En voilà assez ! » Et s’appuyant au fond de la voiture, Roland refusa de continuer la conversation ; puis, la nuit approchant, il parut s’endormir. J’eus pitié de sa fatigue et je rongeai mon cœur en silence.

À chaque relais nous apprenions des nouvelles de ceux que nous poursuivions. D’abord nous n’avions pas une heure de retard ; peu à peu, à mesure que nous avancions, nous perdions du terrain, malgré nos largesses aux postillons. Je supposai à la fin que notre lenteur comparative provenait de ce que nous changions de chaise à chaque relais, en même temps que de chevaux. Vers minuit, au moment où nous arrivions à un nouveau relais, je fis part de cette supposition à Roland. Il appela aussitôt le maître de l’auberge et lui paya le prix qu’il demanda pour pouvoir garder la chaise jusqu’à la fin du voyage. Cela était si contraire à la parcimonie ordinaire de Roland, soit qu’il dépensât son argent ou le mien, et si peu en rapport avec la modicité de nos fortunes, que je ne pus m’empêcher de balbutier quelques mots d’excuse.

« Savez-vous pourquoi j’étais avare ? demanda Roland avec calme.

— Avare ! vous ne l’avez jamais été, mais seulement économe… comme beaucoup de militaires.

— J’étais avare, répéta le capitaine avec emphase ; j’ai commencé à l’être lorsque mon fils n’était encore qu’un enfant. Je le croyais ambitieux et porté à la dépense. « Eh bien ! me suis-je dit, je vais économiser pour lui ; il faut laisser passer l’enfance. Plus tard, lorsqu’il ne fut plus enfant (du moins il commençait à avoir les vices d’un homme), je me disais encore : « Patience il a le temps de se corriger ; j’économiserai afin d’avoir de l’influence sur son égoïsme, si je ne puis en avoir sur son cœur ; je l’entraînerai par corruption dans le chemin de l’honneur !… » Mais alors, alors, Dieu vit que j’étais orgueilleux, et je fus puni… Dites qu’on aille plus vite, plus vite… nous avançons d’un pas d’escargot. »

Nous voyageâmes sans nous arrêter toute une nuit et le jour suivant jusque vers le soir, et nous ne prîmes d’autre nourriture qu’une croûte de pain et un verre de vin. Mais nous rattrapions le terrain perdu, et nous gagnions sur la voiture. La nuit était venue lorsque nous arrivâmes au relais où la route se bifurque en deux embranchements, dont l’un conduit à la terre de lord N…, tandis que l’autre mène directement au Nord. Là, nous fîmes nos questions ordinaires, et mes pires soupçons furent confirmés. La voiture que nous poursuivions avait changé de chevaux une heure auparavant ; mais elle n’avait pas pris le chemin de l’habitation de lord N… ; elle avait suivi la route d’Écosse. Les gens de l’auberge n’avaient pas vu la jeune dame dans la voiture, car il faisait déjà sombre ; mais le laquais (dont ils nous dépeignirent bien la livrée) avait commandé les chevaux.

Ici s’évanouit le dernier espoir que, malgré les apparences, nous avions conservé. La trahison était évidente. Le capitaine parut d’abord plus déconcerté que moi-même, mais il se remit plus promptement. « Nous allons continuer notre route à cheval, » dit-il en courant à l’écurie. Toute objection se dissipa à la vue de son or. Cinq minutes après nous étions en selle, avec un postillon également à cheval pour nous accompagner. Nous fîmes le relais en un peu plus que les deux tiers du temps que nous aurions mis à le parcourir en chaise… et je vous assure que j’eus peine à rester de front avec Roland. Nous remontâmes ; nous n’étions plus qu’à vingt-cinq minutes de la voiture. Nous comptions l’attraper avant qu’elle eût atteint la ville prochaine. La lune brillait au ciel. Nous voyions bien loin devant nous. Nous allions ventre à terre. Les bornes milliaires semblaient fuir derrière nous… mais de voiture point. Nous arrivâmes à la ville, ou plutôt au village du relais ; il n’y avait qu’une maison où l’on louât des chevaux. Nous eûmes peine à réveiller les palefreniers. Aucune voiture ne nous avait précédés… aucune voiture n’avait passé depuis midi.

Quel était ce mystère ?

« Retournons sur nos pas, mon garçon ! dit Roland avec la prompte résolution d’un soldat ; et en éperonnant son cheval déjà surmené. Ils auront pris un chemin de traverse. Les traces des pieds de leurs chevaux ou des roues de leur voiture nous serviront de guide. »

Notre postillon grommela en montrant les flancs palpitants des montures. Pour toute réponse, Roland ouvrit sa main… pleine d’or. Nous retraversâmes le sombre village endormi jusqu’à la route éclairée par la lune. Nous trouvâmes un chemin de traverse à droite ; mais la trace que nous cherchions nous fit pousser devant nous. Nous avions parcouru prés de la moitié du relais, lorsque tout à coup deux postillons à cheval sortirent d’un étroit sentier.

À cette vue, celui qui nous accompagnait passa devant nous et poussa un cri pour héler ses camarades. Quelques mots nous donnèrent les renseignements que nous désirions. Une roue s’était détachée de la voiture juste au tournant du chemin, et la jeune dame s’était réfugiée avec ses domestiques dans une petite auberge peu éloignée de la route. Le laquais avait renvoyé les postillons après qu’ils eurent donné à manger à leurs chevaux, et il leur avait dit de revenir le lendemain matin avec un maréchal pour réparer la roue.

« Comment la roue s’est-elle détachée ? demanda Roland d’un ton sévère.

— Eh ! monsieur, l’esse était tout usée, je suppose, et elle se sera perdue.

— Le laquais est-il descendu de son siège pendant la route, avant l’accident ?

— Mais oui. Il disait que les roues prenaient feu, que les essieux étaient vieux et qu’il avait oublié de les faire graisser.

— Il a examiné les roues, et peu après l’esse est tombée, n’est-ce pas ?

— Presque aussitôt après, monsieur, dit le postillon stupéfait. Vrai, voilà comme cela est arrivé !

— Allons, Pisistrate, nous arrivons à temps ; mais priez Dieu… priez Dieu que… » Le capitaine enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval, et le reste de ses paroles fut perdu pour moi.

À quelques pas de la chaussée s’élevait l’auberge, précédée d’un grand tapis de verdure. C’était une triste vieille maison de froides pierres grises, livide au clair de la lune, efflanquée d’un côté de noirs sapins qui la couvraient à demi d’une ombre sinistre. Quel isolement ! pas une maison, pas une cabane dans le voisinage. Si ceux qui tenaient l’auberge étaient gens à prêter leur connivence à des scélérats, à laisser l’innocence en proie au désespoir… il n’y avait pas de voisins qu’un cri pût alarmer… pas de secours à attendre. L’endroit était bien choisi.

Les portes de l’auberge étaient fermées. Il y avait de la lumière dans la chambre d’en bas ; mais les volets des fenêtres du premier étage étaient fermés. Mon oncle s’arrêta un moment et dit au postillon :

« Connaissez-vous la porte de derrière de cette habitation ?

— Non, monsieur ; je ne passe pas souvent par ici. Ce sont des nouveaux venus qui ont pris l’auberge, et j’ai entendu dire que leurs affaires n’allaient pas très-bien.

— Frappez à la porte. Cependant nous nous tiendrons un peu à l’écart. Si quelqu’un vous demande ce que vous voulez, dites simplement que vous voulez parler au domestique, que vous avez trouvé une bourse. Tenez, vous montrerez la mienne. »

Roland et moi, nous étions descendus de cheval, et mon oncle m’entraîna contre le mur à côté de la porte. Voyant que mon impatience se soumettait mal à ce qui me semblait de vains préliminaires :

« Chut ! me dit-il, s’il y a quelque chose à cacher là dedans, on n’ouvrira pas avant d’avoir fait une reconnaissance. Si l’on nous apercevait, on refuserait d’ouvrir, tandis qu’en ne voyant que le postillon, qu’on prendra d’abord pour un de ceux qui ont amené la voiture, on n’aura aucun soupçon. Tenez-vous prêt à entrer dès que la porte sera ouverte. » L’expérience de mon oncle ne le trompait pas. Il y eut un long silence avant qu’on répondît aux sommations du postillon ; la lumière allait et venait rapidement derrière la fenêtre, comme si l’on courait dans l’intérieur. Roland fit signe au postillon de frapper de nouveau ; il frappa deux fois, trois fois, et enfin d’une fenêtre en mansarde sortit une tête, et une voix s’écria :

« Qui êtes-vous ?… que voulez-vous ?

— Je suis le postillon du Lion-Rouge ; je veux voir le domestique de la voiture brune… j’ai trouvé cette bourse.

— Ah ! c’est là tout ? Attendez un moment. »

La tête disparut. Nous nous glissâmes le long du mur, sous le toit avancé de la maison ; nous entendîmes tirer les verrous ; la porte fut ouverte avec précaution ; d’un bond je m’élançai dans l’intérieur, et je m’appuyai contre la porte pour laisser entrer Roland.

« Holà ! au secours ! des voleurs ! au secours ! » cria une voix sonore, et je sentis une main me saisir à la gorge. Je frappai au hasard dans les ténèbres, et non sans succès, car mes coups furent suivis de gémissements et de malédictions.

Cependant Roland avait découvert un rayon de lumière passant à travers la fente d’une porte dans le vestibule. Guidé par ce rayon, il trouva le chemin de la chambre à la fenêtre de laquelle nous avions vu de la lumière. Il ouvrit la porte ; je me précipitai après lui, et je vis, dans une espèce de salon, deux femmes… l’une qui m’était étrangère, l’hôtesse sans doute, l’autre la perfide soubrette. On lisait l’effroi sur leurs visages.

« Femme ! m’écriai-je en saisissant la soubrette, où est Mlle Trévanion ? » Au lieu de répondre, elle poussa un grand cri. Une autre lumière se montra dans l’escalier qui faisait face à la porte et une voix, que je reconnus pour celle de Peacock, s’écria : « Qui est là ? de quoi s’agit-il ? »

Je courus à l’escalier. Un gros homme (le maître de l’auberge, qui s’était remis du coup que je lui avais porté) me barra le chemin un moment ; mais l’instant d’après, il mesurait de nouveau le plancher. J’étais au haut de l’escalier ; Peacock me reconnut, recula et éteignit la lumière. Des jurements, des cris, des gémissements, retentirent dans les ténèbres. Au milieu de tout ce bruit, j’entendis soudain une voix s’écrier : « Ici, ici ! au secours ! » C’était la voix de Fanny. Je tournai à droite d’où là voix venait, et je reçus un coup violent. Heureusement il tomba sur le bras que je portais en avant, comme ceux qui cherchent leur chemin dans les ténèbres. Ce n’était pas le bras droit, et je saisis mon assaillant. Roland arriva en ce moment, une chandelle à la main. À cette vue, mon antagoniste, qui n’était autre que Peacock, s’échappa de mes mains et courut à l’escalier. Mais le capitaine le saisit de son poignet de fer. Ne craignant rien pour Roland lorsqu’il n’avait à combattre qu’un seul adversaire, et toutes mes pensées me portant à voler au secours de celle dont la voix arrivait de nouveau à mes oreilles, j’avais déjà (avant que la chandelle de Roland se fût éteinte dans sa lutte contre Peacock) aperçu une porte au fond du corridor. Je me jetai sur cette porte ; elle était verrouillée, mais elle s’ébranla et gémit sous mes efforts.

« Arrière ! qui que vous soyez ! » s’écria une voix de l’intérieur. C’était une voix toute différente des cris de détresse qui avaient guidé mes pas. « Arrière ! au péril de votre vie ! »

Cette voix, ces menaces, redoublèrent mon énergie ; la porte fut enfoncée, j’étais dans la chambre. Fanny à mes pieds me serrait les mains ; puis, se levant, elle se pencha sur mon épaule et murmura : « Sauvée ! » En face de moi, le visage défiguré par la colère, les yeux étincelants d’un feu sauvage, les narines gonflées, les lèvres entr’ouvertes, était l’homme que j’ai appelé Francis Vivian.

« Fanny ! mademoiselle Trévanion ! quel outrage, quelle infamie est-ce là ? Vous n’êtes pas venue trouver cet homme de votre libre choix ; oh ! parlez. »

Vivian s’élança en avant. « Ne questionnez que moi. Lâchez cette dame ; elle est ma fiancée ; elle sera ma femme.

— Non, non, non ; ne le croyez pas ! s’écria Fanny. J’ai été trahie par mes propres domestiques… amenée ici je ne sais comment. On m’a dit que mon père était malade, j’allais le rejoindre ; cet homme s’est trouvé ici, et il a osé…

— Mademoiselle Trévanion, oui, j’ai osé vous dire que je vous aimais.

— Protégez-moi contre lui… N’est-ce pas que vous me protégerez contre lui ?

— Non, madame ! dit derrière moi une voix solennelle ; c’est moi qui réclame le droit de vous protéger contre cet homme ; c’est moi qui vous ouvre les bras, et je dois être sacré, même pour lui ; c’est moi qui, de cette place, lance sur sa tête la malédiction d’un père. Violateur du foyer ! ravisseur confondu ! suis le chemin qui mène au but fatal que tu as choisi. Dieu sera encore miséricordieux pour moi, et il me donnera une tombe avant que ta carrière finisse sur les pontons ou à la potence ! »

Je crus que j’allais m’évanouir ; une terreur soudaine glaça mon sang ; je chancelai et cherchai un appui contre le mur. Roland avait passé son bras autour de Fanny ; et elle, frêle et tremblante, se serrait contre sa large poitrine, en le regardant timidement. Jamais, dans ce visage sillonné par de si profondes émotions, assombri par de si inexprimables douleurs, je n’avais vu un courroux si imposant, un désespoir si sublime. Je suivis la direction de son regard, fixe et sévère comme celui d’un prophète qui annonce le châtiment, et je frémis à l’aspect du fils. Tout son corps semblait s’affaisser et se rétrécir, comme si la malédiction le flétrissait déjà ; une pâleur horrible couvrait ses joues, ordinairement brillantes du sombre éclat de la jeunesse orientale ; ses genoux s’entre-choquaient ; enfin il poussa un faible cri, comme quelqu’un qui vient d’être frappé d’un coup mortel, couvrit son visage de ses deux mains et resta ainsi immobile, mais courbé en avant.

Instinctivement, je m’avançai et me plaçai entre le père et le fils, en murmurant : « Ayez pitié de lui ! Voyez, sa propre conscience l’écrase. » Puis me glissant vers le fils, je lui dis à demi-voix : « Allons, courage ! le crime n’a pas été commis, la malédiction peut être révoquée. » Mais mes paroles firent vibrer une mauvaise corde de cette nature sombre et rebelle. Le jeune homme retira soudain les mains qui cachaient sa figure, et releva son front d’un air d’arrogance et de défi.

Il me repoussa en s’écriant : « Arrière ! Je ne reconnais d’autorité à personne sur mes actions ni sur mon sort. Je ne veux pas de médiateur entre cette dame et moi ! Monsieur, continua-t-il en jetant sur son père un sombre regard, monsieur, vous oubliez notre pacte. Les liens qui nous unissaient ont été rompus ; votre pouvoir sur moi est annulé ; j’ai renoncé au nom que vous portez ; pour vous, j’étais et je suis encore comme mort. Je vous dénie le droit de vous interposer entre moi et l’objet qui m’est plus cher que la vie… Ô mademoiselle Trévanion, et ici il étendit les mains vers Fanny, ne repoussez pas mon unique prière, quoique vous me condamniez. Permettez-moi de vous voir seule un moment ; laissez-moi vous prouver que, si coupable que je sois, je n’avais pas les vils motifs qu’on me reprochera ; ah ! ce n’est pas l’héritière que j’ai voulu attirer dans un piège, c’est la femme que j’ai voulu obtenir ; oh ! écoutez-moi.

— Non, non, murmura Fanny en se serrant contre Roland ; ne m’abandonnez pas. Si, comme il paraît, cet homme est votre fils, je lui pardonne ; mais qu’il s’en aille !… sa voix me fait frémir.

— Voudriez-vous donc anéantir jusqu’au lien qui nous unit ? demanda Roland d’une voix sourde ; voudriez-vous que je ne voie en vous que l’infâme voleur, le félon sans loi ? Mais alors je vous livrerais à la justice, ou je vous étendrais à mes pieds. Que ce souvenir vous sauve encore une fois, et partez ! »

Je saisis de nouveau le fils coupable, mais il se dégagea de mes mains.

« C’est à moi, dit-il en croisant résolûment les bras sur sa poitrine, c’est à moi de commander en cette maison ; tous ceux qui s’y trouvent doivent se soumettre à mes ordres. Vous, monsieur, qui prisez si fort la réputation, le nom et l’honneur, comment pouvez-vous ne pas voir que vous raviriez toutes ces choses à la dame que vous voulez protéger contre l’outrage de mon amour ? Comment le monde accueillerait-il le récit de la délivrance de Mlle Trévanion ? Croirait-il… Oh ! pardonnez-moi, madame ! mademoiselle Trévanion, Fanny, pardonnez-moi ! je suis fou ; mais écoutez-moi seule… seule…, et alors, si vous aussi, vous me dites : Partez ! je me soumettrai sans murmurer. Je ne veux d’autre arbitre que vous. »

Mais Fanny se serrait de plus en plus contre Roland. En ce moment j’entendis des voix et un bruit de pas au rez-de-chaussée. Supposant que les complices de cette infamie reprenaient courage et se disposaient peut-être à monter au secours de leur chef, je perdis toute la compassion qui, jusqu’alors, avait affaibli l’horreur que m’inspirait le crime du jeune homme, et tout l’effroi avec lequel j’avais écouté cet aveu. Cette fois Vivian ne put se débarrasser de mon étreinte, et je lui dis sévèrement :

« Prenez garde d’aggraver votre offense. Si une lutte s’engage, elle ne sera pas entre le père et le fils, et… »

Fanny s’élança vers nous. « Ne provoquez pas cet homme méchant et dangereux. Je ne le crains pas. Je vous écouterai seule, monsieur.

— Jamais ! » nous écriâmes-nous en même temps, Roland et moi.

Vivian me lança un regard furieux, puis se tourna vers son père avec une sombre amertume. Et comme s’il renonçait à sa demande, il dit : « Eh bien, soit ! je parlerai même en présence de ceux qui me jugent si sévèrement. » Il s’arrêta, et mettant dans sa voix une passion qui n’eût pas été sans véritable éloquence, si son crime avait été moins odieux, il continua en s’adressant à Fanny : « J’avoue que la première fois que je vous vis j’aurais pu penser à l’amour comme les pauvres et les ambitieux pensent au chemin de la fortune et du pouvoir. Ces pensées s’évanouirent, et il ne resta dans mon cœur qu’amour et démence. Lorsque je préparai ce piège, j’étais comme un homme en délire ; je n’avais qu’un but… je ne voyais qu’une céleste vision… Ô vous qui êtes à moi… du moins dans cette vision, vous ai-je réellement perdue pour toujours ? »

Il y avait dans le ton et l’air de cet homme un sentiment qui, soit qu’il vînt d’une hypocrisie achevée, soit qu’il fût sincère, devait, selon moi, aller au cœur de toute femme qui aurait eu un seul moment d’amour pour lui, quelque grièvement qu’elle en eût été ensuite outragée. Aussi ce fut avec un doute qui me glaça, que je fixai mes regards sur Mlle Trévanion. Ses yeux, lorsqu’elle se retourna toute tremblante, rencontrèrent les miens, et je crois qu’elle découvrit le doute qui s’y peignait ; car après m’avoir considéré quelque temps avec une sorte de douloureux reproche, ses lèvres frémirent d’orgueil (héritage de sa mère), et pour la première fois je vis la colère sur son front.

« Il est bon, monsieur, que vous m’ayez tenu, ce langage en présence de ces amis ; car devant eux je vous adjure, par l’honneur que le fils de ce noble gentilhomme a pu oublier pour un temps, mais auquel il ne saurait forfaire à jamais, je vous adjure de dire si jamais par une action, une parole, un signe, je vous ai donné sujet de croire que je répondais au sentiment que vous prétendez nourrir pour moi, ou si je vous ai encouragé à entreprendre cette tentative pour me placer en votre pouvoir.

— Non ! s’écria Vivian sans hésiter, quoique ses lèvres tremblassent. Non ; mais, lorsque je vous aimais au point de risquer tout mon avenir pour avoir une bonne occasion de vous dire mon amour, je voudrais ne pas croire que cet amour n’a rencontré que dégoût et dédain. Quoi ! la nature m’a-t-elle ai durement traité que l’amour ne puisse répondre à mon amour ? Quoi ! ma naissance m’a-t-elle ôté le droit de courtiser et d’épouser une femme d’illustre naissance ? À cette dernière question, du moins, ce gentilhomme devrait répondre, puisque son principal objet a été de m’inculquer l’orgueil de ma naissance, qu’elle me permet de hautes espérances et qu’elle autorise une vaillante ambition. Ces espérances, cette ambition… c’était vous ! Ô mademoiselle Trévanion, il est bien vrai que, pour vous obtenir, j’eusse bravé les lois du monde et défié tout adversaire autre que celui qui s’est placé devant moi. Cependant, croyez-moi, croyez-moi, si j’avais obtenu celle à laquelle j’ai osé aspirer, votre choix ne vous aurait pas déshonorée, et ce nom, que je ne dois point à mon père, n’aurait jamais été méprisé, ni par la femme qui m’eût pardonné ma présomption, ni par l’homme qui foule aux pieds ma douleur et me maudit dans ma désolation. »

Roland n’avait pas dit un mot pour interrompre son fils. En proie à une excitation fiévreuse que mon cœur sympathique comprenait bien, il avait paru chercher avidement une syllabe qui pût atténuer la noirceur de son crime, ou même faire supposer quelque motif moins sordide à cet odieux attentat. Mais lorsque son fils termina par des paroles d’injustes reproches et par les accents d’un farouche désespoir un plaidoyer dont la fausse pompe et l’éloquence perverse attestaient l’absence de la moindre étincelle de cet honneur qui avait été l’idole du père, Roland mit sa main sur ses yeux, qui s’étaient d’abord fixés comme par l’effet d’un charme sur le coupable endurci, et attirant de nouveau Fanny dans ses bras, il dit :

« Son haleine souille l’air que respire la candide innocence. Puisqu’il dit que dans cette maison tout lui obéit, pourquoi y restons-nous ? Partons. »

Il se tourna vers la porte avec Fanny.

Depuis quelques moments le bruit d’en bas avait fait place au silence ; mais alors j’entendis un pas dans le vestibule. Vivian tressaillit et se plaça devant nous.

« Non, non, vous ne pouvez me quitter ainsi, mademoiselle Trévanion. Je renonce à vous, soit ! je ne vous demande plus même pardon. Mais partir de cette maison sans voiture, sans domestiques, sans explication ! le blâme retombe sur moi ; cela doit être. Du moins accordez-moi le droit de réparer ce que je puis réparer encore, de protéger tout ce qui me reste de vous… votre nom. »

Il tournait le dos à la porte, et il ne voyait pas qu’un nouvel acteur, entré sans bruit sur la scène et arrêté sur le seuil, avait entendu ces dernières paroles.

« Le nom de Mlle Trévanion, monsieur… et contre quoi ? demanda le nouveau venu, en s’avançant et en jetant à Vivian un coup d’œil qui, s’il n’avait été si calme, aurait paru dédaigneux.

— Lord Castleton ! » s’écria Fanny en levant la tête qu’elle avait cachée dans ses mains.

Vivian recula déconcerté, et grinça des dents.

« Monsieur, dit le marquis, j’attends votre réponse ; car personne, pas même vous, n’insinuera en ma présence qu’on puisse attacher le moindre reproche au nom de cette dame.

— Oh ! modérez votre ton à mon égard, milord Castleton ! s’écria Vivian. Vous du moins, il ne m’est pas défendu de vous braver et de vous défier. C’est le désir de sauver cette dame de la froide ambition de ses parents, d’empêcher qu’on ne sacrifiât sa jeunesse et sa beauté à un homme qui n’a d’autres mérites que ses titres et sa fortune, c’est là ce qui m’a poussé au crime que j’ai commis, ce qui m’a fait risquer tout pour trouver une heure où la jeunesse pût librement plaider sa cause auprès de la jeunesse ; et c’est encore là ce qui me fait dire à présent qu’il me reste à protéger le nom de la dame que votre soumission servile aux usages du monde, votre idole, vous défend de demander à l’insensible ambition de ses parents, parce qu’ils sacrifieraient leur fille à leur vanité. Ah ! la future marquise de Castleton en route pour l’Écosse avec un aventurier sans le sou ! Ah ! si mes lèvres restent scellées, quel autre que moi scellera les lèvres des complices qui savent mon secret ?… Le secret sera gardé ; mais à cette condition : vous ne triompherez pas là où j’ai échoué. Je puis perdre celle que j’adore, mais je ne la cède pas à un autre. Ah ! vous ai-je touché, milord Castleton ?… ah ! ah !

— Non, monsieur ; et je vous pardonne presque la scélératesse que vous n’avez pu accomplir, en faveur de la nouvelle que vous m’apprenez. Donc, si j’avais osé faire la cour à Mlle Trévanion, ses parents m’auraient pardonné ma présomption !… Ne vous inquiétez pas de ce que pourraient dire vos complices ; ils ont déjà avoué leur infamie et la vôtre… Hors de mon chemin, monsieur ! »

Avec l’air bienveillant d’un père et la grâce majestueuse d’un prince, lord Castleton s’avança alors vers Fanny. Elle jeta en frissonnant un coup d’œil autour d’elle, et mit sa main dans celle du marquis ; peut-être prévint-elle ainsi quelque violence de la part de Vivian, dont la poitrine haletante, les yeux injectés de sang et toujours indomptés, prouvaient combien peu même la honte avait pu vaincre ses ardentes passions. Il n’essaya pas de les retenir. Sa langue semblait collée à son palais.

En se dirigeant vers la porte, Fanny passa devant Roland, qui restait immobile et regardant dans le vide, comme une statue de pierre. Avec quelle charmante tendresse elle mit son autre main sur le bras de Roland, en lui disant : « Venez aussi, j’ai encore besoin de votre bras ! » Aujourd’hui encore, après tant d’années écoulées, je m’écrie en me rappelant ce mouvement : « Que Dieu t’en récompense, Fanny ! »

Mais les jambes de Roland tremblaient et refusaient d’avancer. Sa tête se pencha sur sa poitrine et ses yeux se fermèrent. Lord Castleton même fut si frappé (quoiqu’il ne pût deviner la véritable et terrible cause de cet abattement), qu’il oublia son désir de quitter ces lieux en toute hâte et s’écria avec sa bonté ordinaire :

« Vous vous trouvez mal… vous vous évanouissez ! donnez-lui votre bras, Pisistrate.

— Ce n’est rien, » dit Roland d’une voix faible, en s’appuyant lourdement sur mon bras.

Mon cœur était rempli d’amertume, et les yeux pleins de reproches, je me retournai pour chercher du regard celui qui aurait dû soutenir le capitaine à ma place. Et Dieu merci ! oh ! Dieu merci ! mes yeux ne parlèrent pas en vain ; car au même instant le fils fut aux genoux du père.

« Oh ! pardon ! pardon ! Tout misérable que je suis, je courbe la tête sous votre malédiction. Qu’elle tombe… mais sur moi, sur moi seul ! qu’elle épargne du moins votre cœur ! »

Fanny fondit en larmes et dit en sanglotant :

« Pardonnez-lui comme je lui pardonne ! »

Roland ne fit point attention à ces paroles.

« Il croit que le cœur n’était pas brisé avant que la malédiction ait pu en sortir ! » dit-il d’une voix si faible qu’on l’entendit à peine.

Puis levant les yeux au ciel, ses lèvres remuèrent comme s’il eût prié tout bas. Il s’arrêta ensuite, étendit les mains sur la tête de son fils et dit en détournant son visage :

« Je révoque ma malédiction. Prie ton Dieu qu’il te pardonne ! »

Il se défiait sans doute de lui-même, car il fit un violent effort et se précipita hors de la chambre.

Nous le suivîmes en silence. Lorsque nous fûmes arrivés au bout du corridor, la porte de la chambre d’où nous sortions se ferma avec un bruit sinistre.

En entendant ce bruit, j’eus un sentiment si vif de la terrible solitude sur laquelle cette porte s’était fermée, une si grande appréhension de ce que d’ardentes passions pouvaient suggérer dans une aussi triste position, que je m’arrêtai instinctivement. Je retournai en courant vers la chambre. La serrure ayant déjà été forcée, aucune barrière ne s’opposa à mon entrée. Je m’avançai. Quel spectacle ! Ceux-là seuls pourront s’en faire une idée, qui auront été témoins d’une douleur que la raison et la conscience n’ont pu ni calmer ni consoler.

Cette douleur nous apprend ce que serait la terre si l’homme était abandonné à ses passions, et si le Hasard de l’athée régnait seul dans un ciel impitoyable. L’orgueil humilié dans la poussière ; l’ambition brisée en morceaux ; l’amour, ou ce qu’on prend pour l’amour, réduit en cendres ; la vie à son début arrachée aux liens les plus sacrés, abandonnée de celui qui est son véritable guide ; la honte ne cherchant que vengeance ; le remords ne sachant pas prier : tout, tout cela était confondu et pourtant distinct dans ce terrible spectacle du fils coupable.

Et je n’ai compté encore que vingt ans, et mon cœur s’est attendri à la douce chaleur du foyer domestique, et j’ai aimé ce jeune homme alors qu’il n’était encore qu’un étranger pour moi !… Et voilà qu’il est le fils de Roland ! À la vue de cette douleur, j’oubliai tout le reste. Je me jetai par terre à côté de ce corps qui se tordait là ; j’étreignis dans mes bras cette poitrine qui me repoussait en vain, et je dis tout bas : « Consolez-vous, consolez-vous ; la vie est longue. Vous rachèterez le passé, vous effacerez cette tache, et votre père vous bénira encore ! »


CHAPITRE II.

Je ne pus rester longtemps avec mon malheureux cousin ; cependant, lorsque je me retirai, je croyais que la voiture de lord Castleton avait quitté l’auberge ; et quand, traversant le vestibule, je l’aperçus encore devant la porte ouverte, je fus saisi de crainte pour Roland. Ses émotions avaient peut-être amené une attaque dangereuse. Mes craintes n’étaient pas sans fondement. Je trouvai Fanny agenouillée à côté du vieux soldat, dans le salon où nous avions vu les deux femmes. Elle lavait ses tempes, tandis que lord Castleton lui bandait le bras. Le valet favori du marquis possédait, entre autres talents, celui d’être un peu chirurgien ; il essuyait la lame d’un canif qui avait servi de lancette. Lord Castleton me fit signe :

« Soyez sans inquiétude, ce n’est qu’un évanouissement ; nous l’avons saigné. Il est sauvé maintenant ; voyez, il revient à lui. »

En ouvrant les yeux, Roland me regarda d’un air inquiet et investigateur. Je lui souris, je baisai son front, et je lui murmurai en toute sûreté de conscience des paroles qui devaient consoler le père et le chrétien.

Quelques minutes après, nous avions quitté la maison. Comme la voiture de lord Castleton ne contenait que deux places, le marquis, après y avoir fait entrer Mlle Trévanion et Roland, monta tranquillement sur le siège de derrière et m’appela à côté de lui, car il y avait là place pour nous deux. Son domestique était parti en avant sur un des chevaux qui nous avaient amenés. Aucune conversation ne s’engagea entre nous. Lord Castleton semblait profondément affecté, et je ne trouvais pas de mots pour exprimer mes pensées.

Lorsque nous atteignîmes l’auberge où lord Castleton avait changé de chevaux, et qui était à environ six milles de distance, le marquis insista pour que Fanny prît quelques heures de repos, car elle était épuisée de fatigue.

Je suivis mon oncle dans sa chambre, mais il ne répondit aux assurances que je lui donnai du repentir de son fils que par un serrement de main. Puis il se retira dans le coin le plus éloigné et se mit à genoux. Lorsqu’il se releva, il était soumis et traitable comme un enfant. Il permit que je l’aidasse à se déshabiller ; et, lorsqu’il fut au lit, il détourna doucement sa figure de la lumière, et, après quelques profonds soupirs, un sommeil miséricordieux parut descendre sur lui. J’écoutai sa respiration jusqu’à ce qu’elle fût devenue lente et régulière, et je descendis ensuite au salon où j’avais laissé lord Castleton ; car il m’avait prié tout bas de l’y venir trouver.

Le marquis était assis auprès du feu, dans une attitude morne et rêveuse.

« Je suis bien aise que vous soyez venu, dit-il en me faisant place au foyer ; car je vous assure que je ne me suis pas senti si triste depuis bien des années. Nous avons beaucoup de choses à nous expliquer l’un à l’autre. Voulez-vous commencer ? On dit que le son des cloches dissipe les nuages chargés de foudre ; il n’y a rien de tel que la voix d’un homme franc et honnête pour dissiper tous les nuages qui s’amoncellent au-dessus de nous, lorsque nous pensons à nos propres fautes et à la scélératesse d’autrui. Mais je vous demande mille pardons. Ce jeune homme, votre parent ! le fils de votre excellent oncle ! est-ce possible ? »

Les explications que je donnai à lord Castleton furent nécessairement courtes et incomplètes. La séparation de Roland et de son fils, l’ignorance où j’étais de la cause de cette séparation, la mort prématurée de ce fils, ma liaison toute fortuite avec le faux Vivian, l’intérêt que j’éprouvai pour lui, la consolation que je sentis en le croyant de retour dans sa famille, les circonstances qui avaient amené mes soupçons si bien justifiés par l’événement : tout cela fut brièvement raconté.

« Mais, pardon, interrompit le marquis, dans le cours de cette amitié pour un jeune homme si peu digne de vous, même d’après votre récit trop partial, n’avez-vous jamais soupçonné que vous étiez tombé sur votre cousin perdu ?

— Pareille idée ne me serait jamais venue. »

Et je dois faire observer ici que, bien que le lecteur ait pu, dès la première apparition de Vivian, deviner son secret, la pénétration d’un lecteur est tout à fait différente de celle d’une personne qui joue un rôle dans les événements. Que j’eusse rencontré, dans la vie réelle, une de ces coïncidences curieuses prévues et attendues par le lecteur qui suit attentivement le fil d’une histoire, c’était là une supposition qu’un grand nombre de causes diverses me défendaient de faire. Il n’y avait pas le moindre air de famille entre Vivian et aucun de ses parents ; et, pour une raison ou pour une autre, je m’étais représenté le fils de Roland sous des traits et un caractère tout autres que ceux de Vivian. Il m’eût semblé impossible que mon cousin fût si peu curieux des affaires de la famille ; qu’il fût si inattentif et même si ennuyé lorsque je parlais de Roland ; qu’il n’eût jamais, ni par un mot ni par le son de sa voix, trahi quelque sympathie pour ses parents. Et puis mon autre conjecture était si probable : fils de ce colonel Vivian dont il portait le nom ! Et cette lettre avec le timbre de Godalming ! D’ailleurs je croyais mon cousin mort… Non, aujourd’hui même je ne suis pas surpris que cette idée ne me soit pas venue.

Lorsque je m’arrêtai, après l’énumération de ces excuses pour expliquer mon manque de perspicacité, je me dépitai contre moi-même, parce que je remarquai que le beau front de lord Castleton s’était assombri.

« De quelles tromperies n’a-t-il pas dû se rendre coupable, s’écria-t-il, avant de devenir si grand maître en cet art !

— C’est vrai, et je ne puis le nier. Mais sa punition est terrible ; espérons que le repentir suivra le châtiment. Sans doute c’est par sa faute qu’il a été chassé de la maison de son père et qu’il a perdu ce sage guide ; mais dans la situation où il est, soyons indulgents pour lui en considération de l’influence que la mauvaise compagnie a dû exercer sur un homme si jeune, en considération des soupçons que fait naître la science du mal et qui se changent en une sorte de fausse connaissance du monde. Et dans cette dernière de ses actions, qui est aussi la pire de toutes…

— Ah ! comment la justifier ?

— La justifier ! bon Dieu ! la justifier ! non. Je dis seulement, tout étrange que cela puisse paraître, que son amour pour Mlle Trévanion était, je crois, désintéressé ; il l’atteste dans la profondeur d’une angoisse où les hommes les moins sincères cesseraient de feindre. Mais assez sur ce sujet… elle est sauvée, Dieu merci !

— Et vous croyez, dit lord Castleton d’un air rêveur, qu’il disait la vérité en supposant que je… »

Le marquis s’arrêta, rougit légèrement, puis continua :

« Mais non ; lady Ellinor et Trévanion, quelles qu’aient pu être leurs pensées, n’auraient jamais oublié leur dignité au point de prendre pour confident, en pareille matière, ni ce jeune homme, presque un étranger, ni qui que ce soit.

— C’est par des paroles incohérentes, entrecoupées de soupirs et de sanglots, que Vivian, c’est-à-dire mon cousin, m’a donné quelques explications à ce sujet. Il paraît que lady N…, dans la maison de laquelle il se trouvait, nourrissait cette idée ; au moins le fit-elle supposer à mon cousin.

— Ah ! cela est possible, reprit lord Castleton évidemment soulagé. Nous avons été enfants ensemble, lady N… et moi ; nous sommes encore en correspondance ; elle m’a suggéré cette idée dans ses lettres… Qui, je vois clair… indiscrétion de femme ! Hum ! voilà ce que c’est que de correspondre avec des dames »

Lord Castleton eut recours au mélange Beaudésert ; puis, comme s’il avait eu hâte de changer le sujet de la conversation, il commença l’explication qu’il me devait. Au reçu de ma lettre, il avait trouvé plus de raisons encore que moi-même de soupçonner quelque complot. Il venait de recevoir ce jour-là même une lettre de Trévanion qui ne disait pas un mot de son indisposition. Lorsqu’il vit ensuite dans le journal un paragraphe intitulé : Soudaine et alarmante maladie de M. Trévanion, le marquis soupçonna quelque manœuvre de parti ou quelque cruelle mystification, parce que la malle chargée de la lettre de Trévanion avait dû voyager aussi vite que le messager qui avait pu renseigner le journal. Aussi envoya-t-il immédiatement aux bureaux pour demander sur l’autorité de qui l’on avait inséré cet article ; en même temps il dépêchait un autre de ses gens à Saint-James’s-Square. Des bureaux il fut répondu qu’un laquais à la livrée de Trévanion avait apporté cette nouvelle, et que pourtant on ne l’avait insérée qu’après s’être assuré à l’hôtel du ministre que lady Ellinor l’avait reçue également, et qu’elle avait quitté Londres en conséquence.

« Je fus extrêmement affligé de l’inquiétude que tout cela donnait à lady Ellinor, continua lord Castleton, et très-embarrassé, quoique, jusqu’au moment où je reçus votre billet, je pensasse qu’il n’y avait pas de quoi s’alarmer réellement. Mais lorsque je vous vis convaincu que M. Gower était pour quelque chose dans cette fable et que cela cachait quelque piège contre Fanny, je devinai tout en un instant. La route qui mène chez lord N… est la route d’Écosse, puisque sa résidence n’est éloignée de la frontière que d’un ou deux relais. Un aventurier hardi et sans scrupule devait, avec le secours des domestiques de Mlle Trévanion, entraîner celle-ci jusqu’en Écosse ; là il pouvait agir sur ses craintes, ou, s’il avait quelque espoir d’être aimé d’elle, la faire consentir à un mariage écossais. Vous pouvez donc croire que je me mis en route aussitôt que possible. Mais comme votre messager venait de la Cité, et qu’il s’était sans doute un peu amusé en chemin ; comme aussi je dus commander la voiture et les chevaux, je me trouvai de plus d’une heure et demie en retard sur vous. Heureusement je gagnais du terrain, et je vous aurais peut-être rencontrés à mi-chemin si je n’avais versé en passant entre un fossé et une voiture de roulage, ce qui me retarda un peu. Lorsque j’arrivai au village où la route se bifurque pour aboutir d’un côté chez lord N…, j’eus la satisfaction d’apprendre que vous aviez suivi ce qui était, à mon avis, la bonne direction ; et finalement je trouvai le fil d’Ariane qui me conduisit à cette infâme auberge, grâce au récit des postillons qui y avaient laissé la voiture de Mlle Trévanion et qui vous avaient rencontrés. En atteignant cette auberge, je vis deux individus qui causaient devant la porte. Ils voulurent rentrer lorsque nous arrivâmes ; mais mon domestique Summers (un gaillard, vous savez, qui a voyagé avec moi de Norvège jusqu’en Nubie) fut plus leste qu’eux. Il descendit de son siège et entra dans la maison, où je le suivis d’un pas aussi agile que le vôtre, jeune coquin que vous êtes ! Vrai Dieu ! je n’avais que vingt et un ans en ce moment. Les deux misérables avaient déjà terrassé le pauvre Summers et me disputaient le passage. Savez-vous, dit le marquis en s’interrompant avec un air d’humiliation à la fois sérieuse et comique, savez-vous qu’en cet instant (oh ! vous ne le croiriez jamais… rappelez-vous que c’est un secret), qu’en cet instant je cassai ma canne sur les épaules d’un de ces scélérats ?… regardez. » Et le marquis me montrait un fragment de l’arme qu’il regrettait. « Je crois presque, mais je ne l’affirmerais pas positivement, que je me trouvai même dans la nécessité de m’abaisser jusqu’à frapper un coup de ma main nue… un coup de poing. C’était comme à Éton, parole d’honneur ! ah ! ah ! »

Et le marquis, que sa taille athlétique, dans toute la vigueur de l’âge le plus robuste, sinon le plus querelleur, eût rendu un antagoniste formidable même pour des boxeurs de profession, supposé qu’il eût conservé un peu de cette adresse qu’il avait déployée jadis à Éton en pareilles rencontres ; le marquis riait avec toute la gaieté d’un écolier, soit au souvenir de sa prouesse, soit à la pensée du contraste qu’il y avait entre un recours si grossier à la manière primitive de se battre, et les habitudes indolentes, presque féminines, de son excellent caractère. Mais il se calma aussitôt en se rappelant combien peu j’avais sujet de partager son hilarité, et il reprit gravement : « Il nous fallut quelque temps, je ne dis pas pour défaire nos ennemis, mais pour les garrotter, précaution que je jugeai nécessaire. Pendant ce temps, un des coquins, le laquais de Trévanion, ne cessa de m’étourdir de citations de Shakspeare. Je m’emparai alors doucement d’une robe, dont la propriétaire avait plusieurs fois essayé de m’égratigner. Heureusement c’était une petite femme, et elle n’avait pu atteindre mes yeux. La robe m’échappa cependant, et s’enfuit dans la cuisine. Je l’y suivis, et j’y trouvai cette Jézabel, la soubrette de Mlle Trévanion. Elle avait une peur terrible et affectait le plus grand repentir. Je vous avoue que je m’inquiète peu des calomnies d’un homme ; mais la langue d’une femme contre une autre femme, surtout quand cette langue est dans la bouche d’une soubrette, cela vaut toujours, à mon avis, la peine d’être réduit au silence. Je consentis donc à pardonner à cette femme, à condition qu’elle arriverait ici avant le jour. Elle ne fera aucun scandale. Vous comprenez qu’il s’écoula quelques minutes avant que je pusse vous rejoindre ; mais je ne m’en inquiétai pas, parce que je savais que vous et le capitaine vous étiez déjà auprès de Mlle Trévanion. Comme je ne pouvais, hélas ! supposer votre parenté avec le coupable, je m’étonnais de ce qui vous retenait aussi longtemps. Je redoutais, je l’avoue, d’apprendre que Mlle Trévanion avait pu se laisser séduire par ce… hem ! hem !… beau… jeune… hem !… hem !… Rien à craindre de ce côté ? » demanda lord Castleton avec inquiétude, en fixant ses beaux yeux sur les miens.

Je me sentis rougir tandis que je répondais d’une voix ferme :

« Pour être juste envers Mlle Trévanion, il faut ajouter que cet infortuné a avoué devant elle et devant moi n’avoir jamais reçu le moindre encouragement à une pareille tentative, ni le moindre sujet de croire qu’elle approuvât l’amour qui, je pense, l’a aveuglé et rendu fou.

— Je vous crois, car je pense… »

Lord Castleton s’interrompit. Il paraissait mal à l’aise ; il me regarda de nouveau, se leva et se promena dans la chambre en proie à une grande agitation. Puis, comme s’il venait de prendre une résolution, il revint à la cheminée et s’arrêta debout devant moi.

« Mon cher jeune ami, dit-il avec sa bonté et sa franchise, auxquelles nul ne pouvait résister, la circonstance où nous sommes doit tout excuser entre nous, même mon impertinence. Votre conduite, depuis le premier instant jusqu’au dernier, a été telle que je voudrais de tout mon cœur avoir une fille à vous offrir, si vous l’aimiez comme je crois que vous aimez Mlle Trévanion. Ce ne sont pas là des paroles en l’air ; ne baissez pas les yeux comme si vous aviez à rougir. Tous les marquisats du monde ne me rendraient jamais aussi fier que je le serais, si je voyais dans ma vie un sacrifice de moi-même au devoir et à l’honneur, tel que celui que j’ai vu dans la vôtre.

— Oh ! milord, milord !

— Écoutez-moi jusqu’au bout. Vous aimez Fanny Trévanion, je le sais. A-t-elle innocemment, timidement, presque à son insu, répondu à votre amour ? c’est probable. Mais…

— Je sais ce que vous voulez dire ; épargnez-moi… je sais tout cela.

— Eh bien ! oui, c’est une chose impossible ; et si lady Ellinor y consentait, elle le regretterait toute sa vie ; vous-même seriez sous le poids d’obligations telles, que… non, je le répète, c’est impossible ! Mais songeons tous deux à cette pauvre fille. Je la connais mieux que vous… je la connais depuis son enfance. Je connais toutes ses qualités, qui sont charmantes, tous ses défauts qui l’exposent au danger. Ses parents, avec leur génie et leur ambition, peuvent bien gouverner l’Angleterre et influer sur les destinées du monde ; mais régler la destinée de cette enfant ? non. »

Lord Castleton s’arrêta, car il était ému. Je sentis revenir ma vieille jalousie, mais privée de toute amertume.

« Je ne dis rien, continua le marquis, de la position où Mlle Trévanion se trouve actuellement, sans qu’il y ait de sa faute. Lady Ellinor arrangera tout cela pour le mieux, grâce à sa science du monde et à l’esprit de son sexe. Cependant la position est délicate et demande réflexion… Mais laissons cela tout à fait de côté. Si vous croyez fermement que Mlle Trévanion est perdue pour vous, pouvez-vous vous familiariser avec la pensée qu’elle soit jetée comme un simple zéro dans le compte des grandeurs mondaines d’un politique ambitieux, qu’elle soit mariée à quelque ministre trop affairé pour s’occuper d’elle, ou à quelque duc qui attend sa fortune pour purger ses hypothèques, et que Trévanion ne considère que parce qu’il trouvera en lui un appui contre une cabale ennemie, ou parce que cette alliance lui assurera la prépondérance dans le cabinet ? Soyez certain que telle est la plus probable destinée de Fanny, ou plutôt que c’est le commencement d’une destinée plus triste encore. Or, je vous dis que celui qui épousera Fanny Trévanion ne devrait avoir d’autre objet, pendant les deux ou trois premières années de son mariage, que de corriger ses défauts et développer ses qualités. Croyez-en quelqu’un qui a payé trop cher, hélas ! la connaissance qu’il a des femmes ! le caractère de Fanny n’est pas encore formé… Eh bien ! donc, Fanny étant perdue pour vous, votre généreux amour souffrirait-il éternellement à l’idée qu’elle est devenue le partage de quelqu’un qui connaît du moins sa responsabilité et qui rachètera sa vie, vainement gaspillée jusqu’à ce jour, par de constants efforts pour remplir ses devoirs ?… Pouvez-vous prendre encore et serrer cette main, quoique ce soit celle d’un rival ?

— Milord, de vous à moi c’est là un honneur que…

— Vous ne voulez pas ma main ? Alors, croyez-moi, ce ne sera pas moi qui ferai ainsi souffrir votre cœur. »

Touché, pénétré, attendri d’une si grande générosité de la part d’un homme qui pouvait aspirer à tout, vis-à-vis de quelqu’un de mon âge et de ma condition, je serrai cette noble main en la portant presque à mes lèvres, marque de respect qui n’aurait été indigne ni de lui ni de moi. Mais un instinct de modestie naturelle lui fit retirer doucement sa main. Je n’eus pas le courage de continuer la conversation sur un pareil sujet ; je dis en balbutiant que j’allais voir mon oncle, je pris la lumière et montai. Je me glissai sans bruit dans la chambre de Roland, je vis que son visage était agité jusque dans son sommeil, et alors je me dis : « Que sont mes jeunes chagrins en comparaison des siens ? » Puis, m’asseyant à côté du lit, je m’entretins avec mon propre cœur et restai là immobile.


CHAPITRE III.

Au lever du soleil, je descendis au salon pour écrire à mon père de venir nous rejoindre ; car je sentais combien Roland avait besoin de ses consolations et de ses conseils, et nous n’étions pas à une grande distance de la vieille tour. Je fus surpris de trouver lord Castleton encore assis auprès du feu ; évidemment il ne s’était pas couché.

« Voilà qui est bien, dit-il ; nous devons nous encourager l’un l’autre à réparer les forces de la nature, » et il me montra le déjeuner servi sur la table.

Depuis bien des heures, j’avais à peine goûté quelque nourriture ; mais je ne sentais ma faim que par ma faiblesse. Je mangeai machinalement, et je rougis presque de sentir que la nourriture me fortifiait.

« Je suppose que vous allez bientôt partir pour le château de lord N… ?

— Mais non. Ne vous ai-je pas dit que j’avais envoyé Summers en estafette avec un billet par lequel je prie lady Ellinor de venir ? Après réflexion, je n’ai pas cru pouvoir convenablement accompagner Mlle Trévanion, seul, sans même une femme de chambre, en une maison pleine d’hôtes bavards. Lors même que votre oncle se porterait assez bien pour venir avec nous, sa présence ne ferait qu’ajouter à l’étonnement. Aussi, dès notre arrivée ici, tandis que vous montiez avec le capitaine, j’ai écrit ma lettre et fait partir mon homme. J’espère que lady Ellinor sera ici avant neuf heures. Cependant, j’ai déjà vu cette indigne soubrette, et j’ai prévenu tous les dangers que sa loquacité aurait pu faire naître. Vous serez charmé d’apprendre que j’ai trouvé moyen de contenter la curiosité de notre amie, Mme Grognon, c’est-à-dire la Société, sans nuire à personne. Il nous faut supposer que ce valet de Trévanion était fou. Ce n’est là qu’une supposition charitable ; votre excellent père l’appellerait même philosophique. Tous les grands coupables sont fous. Le monde ne pourrait subsister, si la vérité et la bonté n’étaient pas les tendances naturelles des esprits sains. Me comprenez-vous ?

— Pas tout à fait.

— Eh bien ! ce laquais, étant fou, a inventé cette folle histoire de la maladie de Trévanion ; par cette chimère il a effrayé lady Ellinor et Mlle Trévanion, et les a fait partir en toute hâte l’une après l’autre. Pour moi, qui avais reçu des nouvelles de Trévanion et qui savais qu’il n’était pas malade au moment où ce valet l’avait quitté, je suis parti à mon tour (chose toute naturelle de la part d’un vieil ami !), j’ai délivré Fanny des mains d’un maniaque qui, battant de plus en plus la campagne, commençait à jouer le feu follet et la conduisait, Dieu sait où, par voies et par chemins ; enfin j’ai écrit à lady Ellinor de venir rejoindre sa fille. On rira beaucoup à nos dépens, et Mme Grognon sera satisfaite. Si vous ne voulez pas qu’elle s’apitoye sur votre sort ou qu’elle vous calomnie, laissez-la rire. Ce Cerbère femelle vous dévorerait… fermez-lui la bouche avec un gâteau. Oui, continua cet Aristippe meilleur, si sage sous son apparente légèreté, la réplique ainsi donnée, tout nous favorise. Si ce coquin de laquais citait Shakspeare aussi souvent dans l’antichambre que dans la cuisine, tandis que je le garrottais, cela seul suffira pour que toute la maison le déclare lunatique ; et s’il nous faut pousser les choses plus loin, eh bien ! nous trouverons moyen de l’enfermer à Bedlam pour un ou deux mois. La disparition de la femme de chambre est naturelle ; on supposera qu’elle a été renvoyée par lady Ellinor ou par moi, pouf s’être ainsi laissé tromper par ce lunatique. Si c’est là une injustice, eh bien ! l’injustice est assez commune envers les serviteurs… dans la vie publique et dans la vie privée. On ne pardonne pas plus à un ministre qu’à un laquais de nous avoir mis dans l’embarras. Il faut assouvir sa colère sur quelque chose. Témoin ma pauvre canne… et j’ai un meilleur exemple à citer : la canne que Louis XIV cassa sur le dos d’un valet, parce que les épaules du prince contre lequel Sa Majesté avait de l’humeur étaient trop sacrées pour l’indignation royale… Vous voyez donc, conclut lord Castleton en baissant la voix, que votre oncle, au milieu de tous ses motifs de chagrin, peut compter du moins que son nom ne sera pas compromis dans celui de son fils ; et le jeune homme lui-même se corrigera plus facilement, lorsqu’il se verra affranchi de cet anathème impitoyable que Mme Grognon lance contre ceux… qui… Courage donc ! la vie est longue.

— Ce sont mes propres paroles, m’écriai-je ; et répétées par vous, lord Casleton, elles me Semblent prophétiques.

— Suivez mon conseil, et ne perdez pas de vue votre cousin, tandis que son orgueil est encore humilié et que son cœur peut être attendri. Je ne dis pas cela seulement pour lui. Non, je pense à votre pauvre oncle, le noble vieillard ! Et maintenant, je crois qu’il est de mon devoir envers lady Ellinor de réparer, aussi bien que je pourrai, les dégâts que trois nuits sans sommeil ont faits sur l’extérieur d’un gentilhomme qui descend déjà de la colline dont l’impitoyable quarantaine occupe le faîte. »

Lord Castleton me laissa, et j’écrivis à mon père pour le prier de nous rejoindre au prochain relais, qui était sur toute la route le point le plus voisin de la tour. J’envoyai ma lettre par un messager à Cheval. Cela fait, j’appuyai ma tête sur ma main, et une profonde tristesse s’empara de moi, en dépit de tous mes efforts pour affronter l’avenir et ne songer qu’aux devoirs de la vie, abstraction faite de ses peines.


CHAPITRE IV.

Lady Ellinor arriva avant neuf heures ; elle alla droit à la chambre de Mlle Trévanion. Je me réfugiai dans celle de mon oncle. Roland était éveillé et calme, mais si faible qu’il n’essaya pas même de se lever. C’était ce calme qui m’alarmait le plus, ce calme semblable à celui d’une nature entièrement épuisée. Lorsque je le pressai de prendre quelque nourriture, il m’obéit machinalement, comme un malade prend de votre main le breuvage que vous lui tendez. Il me sourit lorsque je lui parlai ; mais il me fit un signe qui paraissait implorer le silence. Puis il me tourna le dos et cacha son visage dans l’oreiller. Je crus qu’il s’était rendormi, quand se soulevant un peu il chercha ma main et me demanda d’une voix que j’entendis à peine :

« Où est-il ?

— Voulez-vous le voir ?

— Non, non ; cela me tuerait… et alors… qu’adviendrait-il de lui ?

— Il m’a promis une entrevue, et je suis sûr qu’il obéira à tous vos désirs, quels qu’ils soient. »

Roland ne fit aucune réponse.

« Lord Castleton a tout arrangé ; son nom et sa folie (appelons ainsi sa conduite) ne seront jamais connus.

— Orgueil, orgueil ! orgueil toujours ! murmura le vieux soldat. Le nom… le nom ! c’est beaucoup sans doute ; mais l’âme immortelle !… Je voudrais qu’Austin fût ici.

— Je l’ai envoyé chercher. »

Roland me serra la main et garda de nouveau le silence. Puis il se mit à murmurer des paroles incohérentes sur la péninsule et l’obéissance qu’on doit aux ordres des supérieurs : comment un officier réveilla une nuit lord Wellington, et lui dit que telle ou telle chose était impossible (je ne compris pas de quelle chose il s’agissait, Roland s’étant servi de termes techniques militaires) ; comment lord Wellington demanda : « Où est le livre d’ordres ? » et, après avoir jeté les yeux sur ce livre, répondit à l’officier : « Ce n’est pas impossible du tout, puisque c’est dans le livre d’ordres ; » sur quoi lord Wellington se retourna et se rendormit. Soudain, Roland se leva à demi, et dit d’une voix claire et ferme : « Mais, quoique grand capitaine, lord Wellington n’était qu’un homme faillible, et le livre d’ordres n’était que l’œuvre de ses mains mortelles… Donnez-moi la Bible. »

Oh ! Roland, Roland ! et moi qui avais craint que ta raison ne s’égarât !

Je descendis donc et empruntai une Bible imprimée en gros caractères. Je la plaçai sur le lit devant mi, et j’ouvris les volets pour faire arriver la lumière de Dieu sur la parole de Dieu.

À peine avais-je fini, que j’entendis frapper doucement à la porte. J’ouvris, et lord Castleton me demanda à voix basse s’il pouvait voir mon oncle. Je le fis entrer sans bruit et lui montrai le vieux soldat de la bataille de la vie apprenant ce qui n’est pas impossible dans l’infaillible livre d’ordres.

Lord Castleton le contempla avec émotion et sortit sans le déranger. Je le suivis et fermai doucement la porte.

« Il faut que vous sauviez son fils, dit-il d’une voix tremblante, il le faut. Dites-moi comment je puis vous aider… Quel spectacle ! Jamais sermon ne m’a touché davantage. Descendez maintenant, venez recevoir les remercîments de lady Ellinor. Nous partons. Elle veut que je raconte moi-même mon histoire à ma vieille amie, Mme Grognon : ainsi je pars avec elle. Venez. »

Lorsque j’entrai dans le salon, lady Ellinor se leva et m’embrassa cordialement. Je n’ai pas besoin de répéter ses remercîments, moins encore ses éloges qui tombèrent froids et creux dans mon oreille. Mon regard s’arrêta sur Fanny. Elle se tenait un peu à l’écart ; ses yeux encore humides de larmes étaient baissés vers la terre. Le sentiment de tous ses charmes, le souvenir de la bienveillance délicate et pleine de tendresse qu’elle avait témoignée à l’infortuné père, le pardon généreux qu’elle avait accordé au fils coupable, les regards si pleins de confiance qu’elle avait tournés vers moi dans cette nuit mémorable, le moment où elle s’était cramponnée à moi pour demander ma protection et où j’avais senti sur ma joue la douce chaleur de son haleine : tout cela se représenta à moi, et je compris que j’avais lutté en vain pendant de longs mois, et que je n’avais jamais aimé Fanny comme je l’aimais en ce moment où je ne la voyais que pour la perdre à jamais. Alors me vint, pour la première et, Dieu merci ! pour la seule fois, une ingrate et amère accusation contre la cruauté de la fortune et les inégalités de la vie. Qu’était-ce qui séparait à jamais nos deux cœurs, et qui nous rendait tout espoir impossible ? Ce n’était pas la nature, mais la fortune, qui donne au monde une seconde nature. Ah ! pouvais-je savoir alors que c’est dans cette seconde nature que l’âme doit chercher ses épreuves, et que les éléments des vertus humaines trouvent la place qui leur convient ? J’ignore ce que je répondis. J’ignore également combien de temps je restai là debout à écouter des mots qui me semblaient n’avoir aucune signification, jusqu’à ce que j’en entendis d’autres qui me rendirent l’usage de mes sens, et qui refroidirent assez mon sang pour me permettre de distinguer le piétinement des chevaux, le grincement des roues et une voix qui cria à la porte : « Tout est prêt. »

Alors Fanny leva les yeux ; elle rencontra les miens ; involontairement elle fit quelques pas vers moi ; je portai la main droite à mon cœur, comme pour étouffer ses palpitations : puis je demeurai immobile. Lord Castleton nous examinait tous deux. Je le sentais, quoique j’évitasse ses regards. Au moment où je détournai mes yeux de ceux de Fanny, le regard de lord Castleton tomba en plein sur moi : un regard de douceur, de compassion et de bonté. Soudain le marquis se tourna vers lady Ellinor avec une ineffable expression de noblesse, et lui dit : « Pardonnez-moi si je vous raconte une vieille histoire. Un de mes amis, un homme de mon âge, eut l’audace d’espérer qu’il pourrait, un jour ou l’autre, obtenir l’affection d’une demoiselle assez jeune pour être sa fille et que les circonstances, son propre cœur aidant, lui faisaient préférer à tout son sexe. Mon ami avait de nombreux rivaux. Cela ne vous étonnera pas, car vous avez vu la demoiselle. Parmi eux se trouvait un jeune homme qui avait passé plusieurs mois dans la famille… Chut ! lady Ellinor ; vous m’écouterez jusqu’à la fin ; mon histoire va devenir intéressante… Ce jeune homme avait respecté la sainteté du foyer domestique où il était reçu, et il le quitta lorsqu’il sentait qu’il aimait : car il était pauvre et la demoiselle était riche. Quelque temps après, ce jeune homme sauva la demoiselle d’un grand danger. Il était alors à la veille de quitter l’Angleterre… Chut ! encore une fois… Mon ami était présent lorsque ces deux jeunes personnes se virent avant une absence probable de plusieurs années, et la mère de la demoiselle dont mon ami espérait obtenir un jour la main était présente aussi. Il vit que son jeune rival désirait faire ses adieux sans témoins : cet adieu était tout ce que son honneur et sa raison lui permettaient de dire. Mon ami vit que la demoiselle éprouvait une reconnaissance bien naturelle pour un grand service, et une compassion tout aussi naturelle pour un amour généreux ex sans espoir ; car c’est ainsi seulement, lady Ellinor, qu’il interpréta le sanglot qui parvint à ses oreilles… Que pensez-vous que fit mon ami ? Votre noble cœur le devine déjà. Il se dit : « Si jamais j’ai le bonheur d’obtenir ce cœur que, malgré la disproportion de nos âges, j’espère encore gagner, je veux montrer combien est entière la confiance que j’ai dans sa pureté et son innocence. Que le roman de la première jeunesse finisse ; que ces deux cœurs si purs se puissent dire un adieu qu’aucune vaine jalousie, aucun bas soupçon ne rempliront d’amertume ! Avec cette pensée que vous, lady Ellinor, vous ne pourrez jamais blâmer, mon ami prit la main de la noble mère, l’attira doucement vers la porte, et, plein de confiance dans le résultat de cette entrevue, il laissa ces deux jeunes cœurs suivre, à l’abri de tout témoin, l’impulsion de l’honneur et du devoir. »

Tout cela fut dit et fait avec une grâce et un sérieux qui nous touchèrent profondément. Le charme ne fut rompu que lorsque la voix eut cessé et que la porte se fut fermée, tellement la parole s’accordait harmonieusement avec l’action.

Ce triste bonheur, après lequel j’avais si ardemment soupiré, m’était donc accordé. Je me trouvais seul avec celle à qui l’honneur et la raison me défendaient, en effet, de dire autre chose qu’un dernier adieu.

Nous fûmes quelque temps avant de nous remettre, avant de sentir que nous étions seuls.

Ô moments que je puis me rappeler aujourd’hui sans tristesse dans un ressouvenir doux et tendre, demeurez toujours saints et cachés dans le plus impénétrable sanctuaire de mon cœur. Oui, quelque confession de faiblesse que nous ayons échangée, nous ne fûmes point indignes de la confiance qui nous permettait cette triste consolation de l’adieu. Aucune de ces banales protestations d’amour, accompagnées de promesses qu’on ne tient jamais, et d’espérances que l’avenir dément, ne vint railler les réalités de la vie qui s’ouvrait devant nous. Pourtant, sur les confins de notre rêve, nous vîmes le jour se lever froidement sur le monde ; et si, pauvres enfants que nous étions encore, nous eûmes peur de la lumière, du moins nous ne blasphémâmes pas contre le soleil, nous ne nous écriâmes pas : « Il y a des ténèbres dans cette aurore. »

Tout ce que nous tentâmes fut de nous consoler et de nous fortifier l’un l’autre contre ce qui devait arriver. Nous ne cherchâmes pas à cacher notre chagrin, mais nous nous promîmes sincèrement de lutter contre lui. Si nous échangeâmes quelque promesse, ce fut que chacun pour l’amour de l’autre s’efforcerait de jouir du bonheur que le ciel nous laissait encore. Ah ! je puis bien dire que nous étions des enfants. Je ne sais pas si, dans les paroles qui furent prononcées entre nous, dans les cœurs dont ces paroles révélaient les souffrances, il y avait ce que ceux qui ne veulent voir dans l’amour que tempête et ouragan appellent l’amour d’un âge plus mûr, celui qui anime la poésie et donne des tragédies au théâtre ; mais je sais qu’il n’y avait ni une parole ni une pensée qui fissent de cette douleur d’enfants un acte de rébellion contre le Père qui est aux cieux.

La porte se rouvrit, et Fanny s’avança d’un pas ferme vers sa mère ; puis, s’étant arrêtée, elle me tendit la main, et me dit pendant que je la baisais respectueusement : « Dieu sera avec vous ! »

Un mot de lady Ellinor, un franc sourire de celui qui était mon rival, un dernier regard des doux yeux de Fanny : et puis la solitude se précipita sur moi ; oui, se précipita comme quelque chose de visible, de palpable, d’accablant. Je la sentis dans l’éclat des rayons du soleil ; je l’entendis dans le souffle de l’air ; comme un spectre elle se leva à l’endroit même que Fanny venait de remplir de sa présence. Il me sembla que l’univers avait perdu quelque chose qui ne lui serait jamais rendu. Un changement comme celui de la mort s’opéra dans mon être, et, lorsque je me réveillai pour sentir que je vivais encore, je reconnus que c’était ma jeunesse et sa poésie qui avaient disparu. Je venais de faire, sans m’en douter, ce grand pas sur lequel on ne revient jamais, le pas qui nous fait entrer dans le monde sévère de l’homme laborieux.