Aventures de Pisitrate Caxton/Partie 14

Traduction par Édouard Sheffter.
Hachette (p. 399-433).


QUATORZIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER.

Il y a dans le Dante un beau et singulier passage, qui n’a peut-être pas attiré toute l’attention qu’il mérite. C’est celui où l’austère Florentin défend la Fortune contre les accusations du vulgaire. Selon lui, la Fortune est une des puissances angéliques, désignée par l’Être suprême pour diriger et ordonner le cours des splendeurs humaines ; elle obéit à la volonté de Dieu ; elle est bénie ; elle accomplit sa révolution circulaire et jouit de sa béatitude, calme et sublime au milieu des autres puissances angéliques, sans entendre ceux qui blasphèment contre elle[1].

C’est là une conception bien différente de l’idée populaire qu’Aristophane, avec son véritable instinct des choses populaires, exprime par la bouche hargneuse de son Plutus. Ce dieu explique sa cécité en disant que, dans son enfance, il avait fait le vœu téméraire de ne visiter que les bons, et que Jupiter avait été si jaloux des bons qu’il avait aveuglé le pauvre dieu de l’argent. Sur ce Chrémylus lui demande si, au cas où il recouvrerait la vue, il fréquenterait la compagnie des bons. « Certainement, répond Plutus ; il y a si longtemps que je n’en ai pas vu ! — Ni moi non plus, réplique Chrémylus avec énergie ; et pourtant j’y vois de mes deux yeux. »

Mais cette repartie misanthropique de Chrémylus n’a rien à faire ici ; elle ne peut que nous détourner de la vraie question, qui est celle-ci : la Fortune est-elle un ange céleste et chrétien, ou une vieille divinité païenne, aveugle et étourdie ? Pour ma part, je suis de l’opinion de Dante, et j’en donnerais plusieurs bonnes raisons si cela me plaisait, ou si, à cette partie si avancée de mes mémoires, j’avais une demi-douzaine de pages de reste. Mais une chose bien claire, c’est qu’il ne sert de rien d’injurier la Fortune, soit qu’elle ressemble à Plutus ou à un ange. Et je crois que, si l’on examinait de près ses opérations, on verrait qu’elle donne une chance à tout homme, au moins une fois dans sa vie. S’il sait la prendre et en tirer parti, elle renouvelle ses visites ; sinon… itur ad astra ! Cela me remet en mémoire un incident naïvement raconté par Mariana, dans son Histoire d’Espagne. Il dit que l’armée des rois espagnols se tira d’un mauvais pas dans les montagnes, au défilé de Losa, grâce à un berger qui lui montra le chemin. « Mais, ajoute Mariana, quelques-uns prétendent que ce berger était un ange ; car, après qu’il eut indiqué la route, on ne le revit plus jamais. » C’est-à-dire que la nature angélique du guide se prouvait par ce fait, qu’on ne le vit qu’une fois, et qu’après avoir tiré l’armée du danger, il la laissa combattre ou prendre la fuite, selon qu’elle était disposée. Or, je regarde ce berger ou cet ange comme un très-bon emblème au moins de ma fortune. L’apparition me montra mon chemin au milieu des rochers qui sont le théâtre de la grande bataille de la vie ; mais après, tiens bon et frappe fort !

Me voici à Londres avec l’oncle Roland. Mes pauvres parents voulaient naturellement m’accompagner pour voir l’aventurier monter à bord du navire ; mais, sachant bien que la séparation leur semblerait moins douloureuse auprès du foyer, alors qu’ils pouvaient dire : « Pisistrate est avec Roland, il n’a pas encore quitté le pays, » j’insistai pour qu’ils restassent à la maison. Et ce fut ainsi que nous nous dîmes adieu. Mais Roland, le vieux soldat, avait tant d’instructions utiles à me donner, il pouvait si bien m’aider dans le choix d’un équipement, et pour les préparatifs du voyage, que je n’osai refuser sa compagnie jusqu’au dernier moment. Guy Bolding, qui était allé prendre congé de son père, devait me rejoindre à Londres, ainsi que mes plus humbles compagnons du Cumberland.

Comme nous étions d’accord, mon oncle et moi, sur la question d’économie, nous descendîmes à un hôtel de la Cité ; et ce fut là que je fis connaissance avec une partie de Londres, que bien peu de mes élégants lecteurs se vanteraient de connaître. Mon intention n’est pas de me moquer de la Cité même, mon cher alderman ; ce sont là des plaisanteries usées ; je ne fais point allusion aux rues, aux cours, aux ruelles. Ce dont je veux parler peut se voir à l’extrémité ouest, pas si bien qu’à l’est, mais assez bien encore ; je veux parler des toits des maisons.


CHAPITRE II.

Qui est un chapitre sur les toits.

Les toits ! quelle impression calmante cet aspect produit sur l’âme ! mais il faut la réunion d’un grand nombre de conditions pour former un bon point de vue. Il ne suffit pas de se loger sous le toit ; ne vous laissez pas entraîner dans une mansarde donnant sur la rue. Non, il faut absolument que votre mansarde soit sur le derrière ; que la maison dont elle fait partie s’élève légèrement au-dessus des maisons voisines ; que la fenêtre ne s’ouvre pas obliquement sur le toit, comme cela a lieu communément, car vous n’apercevriez alors qu’une petite partie de ce dais de plomb que les Londoniens s’obstinent à appeler le ciel. Il faut que cette fenêtre soit perpendiculaire, et non à demi bloquée par les parapets de ce fossé qui a nom gouttière. Il faut enfin que la vue soit telle que vous ne puissiez entrevoir le pavé. Dès que vous voyez le monde inférieur, tout le charme du monde supérieur est détruit. Supposez donc que vous ayez rempli toutes les conditions requises, ouvrez votre fenêtre, appuyez votre menton sur vos deux mains, étayez les coudes contre le rebord, et contemplez la scène extraordinaire qui s’offre à vos yeux. Vous avez peine à croire que la vie puisse être tranquille en haut, tandis qu’elle est si bruyante et si agitée en bas. Quel calme étonnant ! Eliot Warburton (séduisant enchanteur) vous recommande de descendre le cours du Nil, si vous avez besoin de calmer votre âme troublée. Il est plus facile et moins coûteux de louer une mansarde dans Holborn ! Vous n’avez pas les crocodiles ; mais vous avez des animaux non moins sacrés en Égypte, les chats ! Comme ces tranquilles créatures se mêlent harmonieusement au coup d’œil ! comme elles se glissent, s’arrêtent, examinent les alentours, et disparaissent enfin sans bruit dans le lointain ! Ce n’est que de la mansarde que vous pouvez apprécier ce qu’il y a de pittoresque dans notre petit tigre domestique. Il faut voir la chèvre sur les Alpes, le chat sur les toits.

Par degrés, l’œil curieux saisit la scène dans ses détails, et d’abord, quelle fantastique variété dans les hauteurs et les formes des cheminées ! Les unes rangées en ligne avec une respectable symétrie, mais sans aucun intérêt ; les autres s’élevant au-dessus de toute proportion et vous imposant l’impérieuse obligation de deviner pourquoi elles sont si ambitieuses. La raison répond que ce n’est qu’un simple expédient pour donner plus libre issue à la fumée ; sur quoi l’imagination arrive et vous représente la mauvaise humeur, la fumée, l’ennui, les soucis qui accablaient les propriétaires de cette cheminée aujourd’hui la plus haute de toutes, avant qu’ils se fussent débarrassés de ses vapeurs en l’élevant ainsi. Vous voyez le désespoir de la cuisinière lorsque le fuligineux envahisseur se précipitait sur le rôti du dimanche, comme un loup sur un troupeau. Vous entendez les exclamations de la maîtresse (peut-être une nouvelle mariée qui vient de s’installer dans une maison meublée à neuf) lorsque, en bonnet et tablier blancs, elle entrait dans le salon et y était aussitôt saluée par la danse joyeuse de ces monades qu’on appelle des flocons de suie. Vous vous indignez contre ce brutal de marié qui, poursuivi par ces atomes dansants, sort de la maison et s’écrie : « Allons, bon ! voilà encore la fumée qui me chasse ! Par l’archifumeur lui-même, je vais dîner au club ! » Oui, tout cela a bien pu arriver jusqu’à ce que la cheminée eût été élevée de quelques pieds. Aujourd’hui peut-être, cette famille longtemps tourmentée a l’intérieur le plus heureux de toute la rue… Que d’inventions pour se débarrasser de la fumée ! Tout le monde ne se contente pas d’élever sa cheminée ; il est des gens qui coiffent ce bourreau creux de toutes sortes de bonnets et de capuchons. Ici, des inventions brevetées jouent le rôle de girouettes, tournant à tous les vents ; là, d’autres se tiennent aussi fixes que si elles avaient arrangé l’affaire par un sic jubeo. Mais de toutes les maisons devant lesquelles on passe dans une rue, sans se douter de ce qui se fait dans l’intérieur, il n’en est pas une sur cent où ce n’ait pas été le diable à chasser, que de guérir les cheminées de la fumée ! À cette réflexion, la philosophie abandonne le sujet et conclut que, soit que l’on vive dans une hutte ou dans un palais, la première chose à faire est d’examiner le foyer et de se débarrasser des vapeurs.

De nouvelles beautés nous réclament. Quelles ondulations sans fin dans ces toits qui montent et descendent ! ici un toit oblique, là un toit en zigzag. Quel majestueux dédain dans celui qui se dresse à gauche ! C’est sans doute un palais de génies ou gin[2] ; car tel est le nom arabe de ces êtres employés par Aladin, et qui de rien bâtissaient des palais. Combien vos rêveries sont calmes, aussi longtemps que vous ne voyez que le toit de ce palais se dessinant en lignes hardies sur le ciel ! Peut-être une étoile scintille au-dessus de lui, et vous songez à de doux yeux qui sont bien loin. Mais au-dessous, sur le seuil… non, fantômes, nous ne vous apercevons pas de notre mansarde. Remarquez là-bas cette pente rapide ; comme ce toit descend délabré et déchiqueté dans cette sombre gorge ! Celui qui traverserait à pied ce défilé, dont nous ne voyons que les hauteurs pittoresques, se boucherait le nez, détournerait les yeux, mettrait la main sur sa poche, et passerait précipitamment par ce sale repaire des hideux lazzaroni de Londres. Mais d’en haut, quelle magnifique brèche dans l’horizon ! Ce serait un sacrilège de remplacer cette belle gorge par la mortelle platitude de tant d’autres toits.

Quel délicieux spectacle de ce côté ! Voyez cette maison désolée qui n’a plus de toit du tout, écorchée et éventrée qu’elle a été par le dernier incendie ! Vous apercevez le pauvre papier vert et blanc qui tapisse encore les murs, et ce vide qui formait une armoire, et ces ombres noirâtres amassées à l’ouverture de ce qui était le foyer ! Si vous voyiez tout cela d’en bas, avec quelle rapidité vous passeriez ! Cette grande crevasse présage une avalanche, et vous retiendriez votre haleine pour ne pas la faire tomber sur votre tête. Mais vue d’en haut, quel charme plein de compassion et de curiosité dans cette ruine squelette ! Comme votre imagination s’agite, repeuplant les chambres, entendant le dernier joyeux bonsoir souhaité dans cette fatale Pompéï, suivant la mère qui se glisse sur la pointe des pieds pour donner encore un coup d’œil à son petit enfant !… Voilà que tout est obscurité et silence. Alors apparaît le serpent rouge et rampant. Voyez son haleine ! entendez son sifflement ! tantôt il se roule en spirales, tantôt il dresse sa crête superbe et darde sa langue fourchue. Quelle belle horreur ! On tressaille au milieu du sommeil ; on ne sait si l’on dort ou si l’on est éveillé ; on court çà et là ; la mère se précipite vers le berceau ; on crie à la fenêtre : on frappe à la porte ; les locataires d’en haut s’élancent vers l’escalier qui descend au salut ; la fumée s’élève comme une marée d’enfer ; et ils reculent suffoqués, aveuglés ; et le plancher vacille sous leurs pieds comme une barque sur la mer agitée. Écoutez ! le grincement des roues retentit comme un tonnerre lointain ; la machine approche. Fixez les échelles ; là, là, à la fenêtre où se tient la mère avec l’enfant. L’eau éclabousse en sifflant ; le feu pâlit, puis jette de nouvelles flammes ; ennemi contre ennemi, élément contre élément ! Quel combat sublime ! Mais l’échelle… l’échelle ! là, à cette fenêtre ! tous les autres sont sauvés : le commis, avec ses livres ; l’avocat, avec sa boîte de fer-blanc remplie de documents et de titres ; le propriétaire, avec sa police d’assurance ; l’avare, avec ses billets de banque et son or ; tous sont sauvés, tous ! excepté l’enfant et sa mère. Quelle foule dans les rues ! Quelle clarté rougeâtre sur les spectateurs rassemblés par centaines ! Toutes ces figures se ressemblent, frappées qu’elles sont de la même terreur. Pas un homme ne monte à l’échelle !… mais si… le brave cœur !… Dieu t’inspire ; Dieu te fera arriver à temps… Je le vois distinctement ; il ferme les yeux ; il serre les dents. Le serpent s’élance et darde sur lui sa langue fourchue ; il l’enveloppe de la fumée de son haleine. La foule a reflué comme les flots de la mer, au moment où cette fumée s’est abattue sur elle. Ah ! qu’est-ce que ces figures confuses sur l’échelle ? elles descendent. Hélas ! hélas !… mais non, j’entends un cri de joie, un Dieu merci ! Les femmes se frayent un passage à travers les hommes pour entourer l’enfant et sa mère !…

Tout a disparu… tout, excepté cette ruine squelette. Mais nous l’avons vue d’en haut. C’est du haut des toits, ô artistes, qu’il faut étudier la vie !


CHAPITRE III.

Je fus de nouveau trompé dans mon espoir de voir Trévanion. On était aux vacances de Pâques, et il se trouvait au château d’un des ministres, ses collègues, quelque part dans le nord de l’Angleterre. Mais lady Ellinor était à Londres, et je fus introduit en sa présence. Ses manières furent les plus cordiales du monde ; pourtant on voyait qu’elle était abattue, pâle et soucieuse.

Après avoir demandé des nouvelles de mes parents et du capitaine, elle entra avec beaucoup de sympathie dans mes projets, dont Trévanion, me dit-elle, lui avait fait part. Mon ancien patron avait affecté un peu de dépit de ce que j’avais refusé la somme qu’il offrait de me prêter ; mais son extrême bienveillance nous avait évité, à mon compagnon d’aventures et à moi, tous les ennuis qui accompagnent la demande d’une concession de terrains ; il m’avait même conseillé relativement au choix du site et du sol, en se guidant sur l’expérience des plus habiles ; et ces conseils nous furent très-utiles par la suite. Lorsque lady Ellinor me remit ces papiers annotés en marge par Trévanion, elle ajouta presque avec un soupir :

« Albert m’a chargé de vous dire qu’il voudrait être aussi sûr de réussir dans le cabinet que vous dans le Bocage. »

Elle me parla ensuite de l’élévation et des projets de son mari, et sa physionomie commença à changer. Ses yeux étincelèrent, la couleur revint à ses joues.

« Mais vous êtes du petit nombre de ceux qui le connaissent, dit-elle en s’interrompant brusquement ; vous savez comme il sacrifie tout, bonheur, loisirs, santé, à sa patrie. Il n’y a pas dans son esprit une seule pensée égoïste. Et pourtant, que d’envie ! que d’obstacles encore !… Et la volonté de Dieu… » Elle baissa les yeux sur sa robe, et je vis que c’était une robe de demi-deuil. « La volonté de Dieu a été de lui enlever celui qui eût été digne de son alliance ! »

Je sympathisais avec cette femme si fière, quoique son émotion parût de l’orgueil plutôt que de la douleur. Et peut-être que le principal mérite de lord Castleton avait été à ses yeux de pouvoir être utile à l’influence de son mari et de favoriser sa propre ambition. Je baissai la tête sans mot dire, et je pensai à Fanny. Regrettait-elle aussi le rang perdu, ou bien pleurait-elle la mort de son fiancé ?

Quelques moments après, je dis en hésitant :

« J’ose à peine m’affliger avec vous, lady Ellinor ; pourtant, croyez-moi, peu de choses m’ont impressionné autant que la mort à laquelle vous faites allusion. J’espère que la santé de Mlle Trévanion n’a pas été compromise. Ne la verrai-je pas avant de quitter l’Angleterre ? »

Lady Ellinor fixa ses beaux yeux sur moi d’un air scrutateur, et peut-être ce regard la satisfit-il, car elle me tendit la main avec une franchise où perçait un peu de tendresse, et me dit : « Si j’avais un fils, le plus cher désir de mon cœur serait de vous voir le mari de ma fille. »

Je frémis ; le sang se précipita à mes joues, puis je devins pâle comme la mort. Je jetai un coup d’œil de reproche à lady Ellinor, et le mot cruelle expira sur mes lèvres.

« Oui, continua lady Ellinor avec tristesse, ce fut vraiment ma pensée, une émotion de regret, la première fois que je vous vis. Mais dans l’état où sont les choses, ne me croyez ni trop dure ni trop mondaine, si je cède à cet antique et fier proverbe de la France : Noblesse oblige. Écoutez-moi, mon jeune ami ; peut-être ne nous reverrons-nous plus, et je ne voudrais pas que le fils de votre père eût mauvaise opinion de moi, malgré mes défauts. Dès mon plus jeune âge je fus ambitieuse, non pas comme le sont ordinairement les femmes, ambitieuse seulement de richesse et de rang, mais comme les grands hommes, de pouvoir et de renommée. Or, cette ambition, une femme ne peut la satisfaire qu’en l’incarnant dans un autre. Ce ne fut pas la fortune, ce ne fut pas le rang qui m’attira vers Albert Trévanion ; ce fut le caractère qui peut se passer de fortune et qui commande au rang. Peut-être même, continua lady Ellinor d’une voix un peu tremblante, peut-être ai-je vu dans ma jeunesse, avant de connaître Trévanion, quelqu’un… » Elle s’arrêta un moment, puis acheva précipitamment : « Quelqu’un à qui il ne manquait que l’ambition pour réaliser mon idéal. Peut-être, lorsque je me mariai (l’on dit que je fis un mariage d’amour), peut-être aimais-je beaucoup moins avec le cœur qu’avec la tête. Je puis le dire à présent que mon cœur ne bat plus que pour Celui dont j’ai partagé les aspirations, les projets et les fatigues, pour celui dont je partage aujourd’hui le triomphe et qui réalise les visions de ma jeunesse. » Un éclair jaillit de nouveau des yeux noirs de cette noble fille du monde, type superbe de cette contradiction morale : une femme ambitieuse.

« Je ne puis vous dire, reprit lady Ellinor en adoucissant sa voix, combien je fus contente lorsque vous vîntes demeurer chez nous. Votre père vous a peut-être parlé de moi et de la manière dont nous fîmes connaissance… » Lady Ellinor s’arrêta brusquement pour m’examiner. Je gardai le silence.

« Peut-être aussi m’a-t-il blâmée, ajouta-t-elle en rougissant.

— Il ne vous a jamais blâmée, lady Ellinor.

— Il avait le droit de me blâmer ; mais je doute que son blâme fût tombé sur ce qui le méritait. Jamais pourtant il n’aurait pu me faire l’injure que me fit votre oncle, lorsque, il y a longtemps, M. de Caxton m’accusa, dans une lettre dont l’amertume désarma toute ma colère, de m’être jouée d’Austin et de lui-même… Lui du moins n’avait pas le droit de m’adresser ce reproche, continua lady Ellinor avec un sourire de sa bouche hautaine ; car si je m’intéressais à la soif de gloire romanesque qui le dévorait, ce fut uniquement dans l’espoir que ce qui rendait l’un des frères si inquiet finirait par éveiller en l’autre une ambition digne de son intelligence, une ambition qui eût excité son énergie. Mais c’est une vieille histoire de folies et d’illusions qui n’existent plus à présent. Tout ce que je veux dire, c’est qu’il m’a toujours semblé, en pensant à votre père et même à votre oncle plus austère, que j’avais sur la conscience une dette dont je désirais vivement m’acquitter, sinon envers eux, du moins envers leurs enfants. Aussi, lorsque je fis votre connaissance, croyez que votre carrière, votre avenir, m’intéressa sur-le-champ. Mais je me trompai en vous voyant si ardemment occupé d’objets sérieux, et doué d’un esprit si plein d’énergie et d’élasticité. Absorbée que j’étais moi-même par des objets qui sont tout à fait en dehors du cercle ordinaire où se renferment les femmes, je ne songeai jamais, tant que vous fûtes notre hôte, au danger qui menaçait Fanny et vous-même. Je vous blesse ; pardonnez-moi, mais il faut que je me justifie. Je vous répète que, si nous avions un fils, héritier de notre nom et du fardeau que le monde impose à ceux qui sont nés pour avoir de l’influence sur les destinées du monde, il n’est personne à qui nous eussions, Trévanion et moi, confié le bonheur de notre fille plus volontiers qu’à vous. Mais ma fille représente à elle seule la lignée de sa mère et le nom de son père. Ce n’est pas son bonheur seulement que j’ai à consulter ; il faut que je regarde aussi ses devoirs, ses devoirs envers sa naissance et envers la carrière du plus noble des patriotes de l’Angleterre, ses devoirs (je puis le dire sans exagération) envers le pays pour lequel Trévanion est entré dans cette carrière.

— Arrêtez, lady Ellinor ; n’en dites pas davantage. Je vous comprends. Je n’ai pas d’espoir… je n’en ai jamais eu. Ç’a été un moment de folie… il est passé. C’est en qualité d’ami seulement que je vous demande encore si je puis voir Mlle Trévanion en votre présence, avant… avant que je parte seul pour ce long exil dans une terre étrangère où je laisserai peut-être ma dépouille mortelle… Oui, regardez-moi bien en face ; vous n’avez rien à craindre de ma résolution, de mon honneur, de ma loyauté. Rien qu’une fois, lady Ellinor, rien qu’une fois encore ! Ma demande sera-t-elle vaine ? »

Lady Ellinor était évidemment très-émue ; je me baissai, je me mis presque à genoux ; mais essuyant ses larmes d’une main, elle passa tendrement l’autre sur ma tête et me dit à voix basse :

« Je vous prie de ne pas me demander cela ; je vous supplie de ne pas voir ma fille. Vous avez montré que vous n’êtes pas un égoïste ; remportez encore cette victoire sur vous-même. Ah ! si cette entrevue, quelque sûr que vous puissiez être de vous, allait troubler mon enfant, lui ôter son courage, lui enlever sa tranquillité, rester présente à son imagination…

— Oh ! ne me parlez pas ainsi… elle ne m’aimait pas.

— Et si elle vous aimait, sa mère pourrait-elle vous l’avouer ? Allons, souvenez-vous de votre jeunesse à tous deux. Lorsque vous reviendrez, tous ces rêves seront oubliés ; alors nous pourrons nous revoir comme auparavant ; alors je serai votre seconde mère, et de nouveau je m’occuperai de votre avenir ; car ne pensez pas que nous vous laissions en exil aussi longtemps que vous semblez le prévoir. Non, non ; ce n’est qu’une absence, une excursion… ce n’est pas la fortune que vous allez chercher. Votre fortune… laissez-nous-en le soin à votre retour.

— Ainsi je ne dois plus la revoir ? » murmurai-je en me levant. Et je m’approchai silencieusement de la fenêtre pour cacher ma figure. Les grandes luttes de la vie ne durent qu’un moment. Pour baisser la tête sur la poitrine, pour serrer le front avec la main, il faut à peine une seconde de nos soixante-dix années de vie. Mais quelles grandes révolutions peuvent s’accomplir dans notre être tandis que ce seul grain de sable tombe sans bruit au fond du sablier !

Je revins d’un pas assuré vers lady Ellinor, et je lui dis avec calme :

« Ma raison m’apprend que vous agissez sagement, et je me soumets. Pardonnez-moi, et ne me croyez ni ingrat, ni trop orgueilleux, si j’ajoute qu’il faut que vous me laissiez le but qui me console et m’encourage à tout supporter.

— Ce but, quel est-il ? demanda lady Ellinor en hésitant.

— L’indépendance pour moi-même, l’aisance pour ces parents qui trouvent encore des douceurs dans la vie. Tel est mon double but ; et, pour l’atteindre, je dois travailler du cœur et des mains… Et maintenant, veuillez transmettre tous mes remercîments à votre noble mari ; acceptez aussi mes prières pour vous et pour celle… dont je ne prononcerai pas le nom… Adieu, lady Ellinor.

— Non, ne me quittez pas si précipitamment ; j’ai bien des choses à discuter avec vous, ou du moins à vous demander. Dites-moi comment votre père supporte ses revers, et s’il est quelque chose qu’il nous permette de faire pour lui. Trévanion dispose de plusieurs places qui conviendraient même à l’indolence obstinée d’un homme de lettres. Allons, soyez franc avec moi ! »

Il me fut impossible de résister à tant de bonté. Je m’assis, et je répondis aux questions de lady Ellinor ; je cherchai à la convaincre que mon père ne ressentait ses pertes que parce qu’elles dérangeaient mes projets d’avenir, et je lui dis que Trévanion n’avait rien qui pût l’attirer hors de sa retraite, ou compenser le dérangement qu’éprouveraient ses habitudes. Lady Ellinor s’informa ensuite de Roland. En apprenant qu’il était avec moi à Londres, elle exprima un grand désir de le voir. Je promis de lui faire part de ce désir, et elle ajouta d’un air rêveur :

« Il a un fils, je crois, et j’ai appris qu’il existe une malheureuse discorde entre eux.

— Qui a pu vous dire cela ? demandai-je avec surprise, sachant que Roland avait gardé le secret de ses malheurs domestiques.

— Oh ! c’est quelqu’un qui a connu le capitaine Roland… je ne sais plus où ni quand il me l’a dit… Mais n’est-ce pas la vérité ?

— Mon oncle Roland n’a pas de fils.

— Comment ?

— Son fils est mort.

— Que cette perte doit lui être douloureuse ! »

Je ne répondis pas.

« Mais est-il bien sûr de la mort de son fils ? Continua lady Ellinor. Quelle joie s’il se trompait… si ce fils vivait encore !

— Mon oncle a un brave cœur, et il est résigné. Mais, pardon, auriez-vous appris quelque chose de ce fils ?

— Moi !… qu’aurais-je pu apprendre ? Toutefois, je voudrais bien entendre de la bouche même de votre oncle ce qu’il lui plairait de me dire de ses chagrins… peut-être y a-t-il en effet quelque chance que…

— Que… quoi ?

— Que… ce fils vive encore.

— Je ne crois pas, et je doute que vous appreniez grand’chose de mon oncle. Mais il est dans vos paroles un je ne sais quoi qui dément leur sens apparent et me fait soupçonner que vous en savez plus que vous ne voulez dire.

— Diplomate ! » repartit lady Ellinor en souriant ; mais sa figure reprit un sérieux presque sévère, et elle ajouta : « Il est terrible de penser qu’un père puisse haïr son fils !

— Haïr !… Roland haïr son fils ! qu’est-ce que cette calomnie ?

— Il ne le hait donc pas ! Assurez-moi de cela ; je serais si contente d’apprendre que j’ai été mal informée !

— Voici ce que je puis vous dire, et rien de plus, car c’est tout ce que je sais : si jamais père vécut tout entier dans son fils, si jamais craintes, espérances, joies, douleurs de la vie du fils, se reflétèrent sur le cœur du père, Roland fut ce père-là tant que vécut son fils.

— Il m’est impossible de ne pas vous croire ! s’écria lady Ellinor avec surprise. Eh bien ! amenez-moi votre oncle.

— Je ferai de mon mieux pour le décider à venir vous voir, afin qu’il apprenne de vous ce que vous me cachez évidemment. »

Lady Ellinor répondit évasivement à cette insinuation, et, quelques moments après, je quittai cette maison où j’avais connu le bonheur qui rend fou et le chagrin qui rend sage.


CHAPITRE IV.

J’avais toujours éprouvé pour lady Ellinor une affection vive et presque filiale, tout à fait indépendante des liens qui l’unissaient à Fanny et de la reconnaissance que m’inspirait sa bonté pour moi. Il existe une affection d’une nature particulière et qui a une grande force : c’est celle qui résulte de l’alliance de deux sentiments qu’on trouve rarement ensemble, la pitié et l’admiration. Il était impossible de ne pas admirer les rares talents, les belles qualités de lady Ellinor, et de ne pas avoir pitié des soucis, des anxiétés, des chagrins qui tourmentaient cette femme, parce que, avec toute la sensibilité de son sexe, elle se lançait dans le monde grossier des hommes.

La confession de mon père avait un peu diminué mon estime pour lady Ellinor ; et mon esprit avait été désagréablement affecté de ce qu’elle s’était jouée du profond amour d’Austin et de l’impétueuse passion de Roland. La conversation que je venais d’avoir me permettait de la juger avec plus de justice, de voir qu’elle avait réellement partagé l’affection inspirée par elle à l’homme d’étude. Seulement l’ambition avait été plus puissante que l’amour ; et, quoique cette ambition fût peut-être en dehors du caractère ordinaire de la femme, il n’y avait rien en elle de vulgaire ni de sordide. Je trouvai aussi dans les paroles de lady Ellinor l’explication de l’illusion de Roland ; il avait pu croire qu’elle s’intéressait à lui, alors qu’elle n’avait vu, dans l’énergie sauvage de l’aîné des deux frères, qu’un moyen de stimuler les facultés plus sereines du cadet. Dans la comète étrange qui passait devant elle, elle ne cherchait qu’un point d’appui pour le levier qui devait mettre en mouvement l’étoile fixe. Était-il possible de ne pas respecter la femme qui, ne s’étant pas mariée précisément par amour, mais ayant enchaîné sa destinée à un homme digne d’elle, s’était aussitôt dévouée à lui avec la même tendresse que s’il avait été le héros de son premier roman, l’objet de ses premières affections ? Si l’enfant ne passait qu’après le mari, si elle ne regardait le sort de cette enfant que comme un moyen d’avancer les grandes destinées de Trévanion, l’on ne pouvait pas, tout en reconnaissant l’erreur de ce dévouement conjugal, ne pas admirer la femme, même lorsqu’on condamnait la mère.

Laissant là ces réflexions, je sentis un frémissement de joie égoïste comme celle de tout amoureux, au milieu de la douleur qu’excitait la pensée de ne plus revoir Fanny. Était-il vrai, ainsi que lady Ellinor l’avait délicatement insinué, était-il vrai que Fanny conservât encore un souvenir de moi, et qu’une courte entrevue, un dernier adieu, pût troubler trop dangereusement sa tranquillité ? Ah ! c’était une pensée qu’il ne convenait pas de nourrir en moi.

Qu’est-ce que lady Ellinor avait pu apprendre relativement à Roland et à son fils ? Était-il possible que celui qu’on croyait perdu vécût encore ? Tout en me faisant ces questions, j’arrivai à notre logement, et je vis devant moi le capitaine occupé à inspecter divers objets nécessaires à celui qui cherche la fortune en Australie. Le vieux soldat était debout près de la fenêtre, examinant attentivement la trempe d’une grande et d’une petite scie, d’une doloire et d’un coutelas ; et, lorsque je l’abordai, il me regarda de dessous ses noirs sourcils d’un air de compassion boudeuse et me dit avec humeur :

« Belles armes que celles-ci pour le fils d’un gentilhomme !… un peu d’acier en forme d’épée les vaudrait toutes.

— Toute arme qui sert à vaincre le destin est noble dans les mains d’un brave, mon oncle.

— Ce garçon a réponse à tout, » dit le capitaine en souriant ; puis il tira sa bourse pour payer le marchand.

Quand nous fûmes seuls, je lui dis :

« Oncle, il faut que vous alliez voir lady Ellinor ; elle m’a chargé de vous le dire.

— Peuh !

— N’irez-vous pas ?

— Non.

— Oncle, je crois qu’elle a à vous entretenir de… de… pardonnez-moi !… de votre enfant.

— De Blanche ?

— Non, non ; de celui que je n’ai jamais vu. »

Roland pâlit, se laissa tomber sur une chaise et dit en balbutiant :

« De lui ! de mon fils !

— Oui ; mais je ne pense pas que ces nouvelles soient de nature à vous affliger. Oncle, êtes-vous bien sûr de la mort de mon cousin ?

— Quoi !… Comment osez-vous ? qui en doute ? Il est mort… à jamais mort pour moi !… Enfant, voudriez-vous qu’il vécût pour déshonorer ces cheveux gris ?

— Pardonnez-moi, oncle ! pardonnez-moi ; mais, je vous en prie, allez voir lady Ellinor : car, quelle que soit cette nouvelle, je vous le répète, je suis sûr qu’elle ne peut vous blesser.

— Elle ne peut me blesser… et pourtant elle le concerne, lui ! »

Il est impossible d’exprimer au lecteur le désespoir qu’il y avait dans ces paroles.

« Peut-être, dis-je à demi-voix, après un long silence, car j’étais agité d’une crainte respectueuse, peut-être, s’il est mort, s’est-il repenti de tous ses torts envers vous avant de mourir.

— Repenti !… ah ! ah !

— Ou s’il n’est pas mort…

— Silence, enfant, silence !

— Tant que reste la vie, il y a de l’espoir.

— Voyez-vous, neveu, dit le capitaine en se levant et croisant résolûment les bras sur sa poitrine, voyez-^vous… j’ai exprimé le désir que ce nom ne fût plus prononcé. Je n’ai pas encore maudit mon fils ; s’il revenait à la vie, qui sait si je ne le maudirais pas ? Vous ne pouvez comprendre les tortures que m’ont causées vos paroles… au moment où je venais d’ouvrir mon cœur à un autre fils, où j’avais trouvé ce fils en vous ! Quant à celui qui est perdu, je n’ai plus qu’une prière à faire, et vous la connaissez, cette prière d’un cœur brisé : « Que son nom n’arrive plus jamais à mes oreilles ! »

Je n’osai pas répondre à ces mots ; le capitaine se mit à arpenter la chambre à grands pas inégaux ; puis soudain, comme s’il se sentait emprisonné dans cet étroit espace, ou comme s’il étouffait faute d’air, il prit son chapeau et descendit dans la rue. Revenu de ma surprise et de ma crainte, je courus après lui ; mais il m’ordonna de le laisser à ses méditations d’une voix si sévère et pourtant si triste, que je n’eus d’autre choix que l’obéissance. Je savais par ma propre expérience combien la solitude est nécessaire dans les moments où le chagrin est le plus fort, l’esprit le plus troublé.


CHAPITRE V.

Des heures se passèrent ; le capitaine ne rentrait pas. Je commençais à être inquiet, et je sortis pour aller à Sa recherche, mais sans savoir de quel côté diriger mes pas. Je pensai toutefois que probablement il n’avait pu se dispenser de faire une visite à lady Ellinor ; aussi je me rendis d’abord à Saint-James’s-Square. Mes conjectures étaient fondées ; le capitaine y était venu deux heures auparavant. Lady Ellinor elle-même était sortie peu après le départ du capitaine. Tandis que le concierge me donnait ces renseignements, un équipage s’arrêta devant la porte ; un laquais s’approcha, remit au concierge un billet avec un petit paquet qui semblait contenir des livres, sans dire autre chose que ces mots : « De la part du marquis de Castleton. » À ce nom je me retournai vivement, et je reconnus sir Sedley Beaudésert, assis dans la voiture et regardant par la portière. Sa physionomie avait un air d’abattement et d’ennui bien différent de son aspect ordinaire… excepté lorsque la vue de quelque cheveu gris ou une douleur de dents aiguë lui rappelait qu’il n’avait plus vingt-cinq ans. Vraiment, le changement était si grand que je m’écriai d’un air de doute :

« Est-ce là sir Sedley Beaudésert ? »

Le domestique me regarda, puis, touchant respectueusement son chapeau, il me dit avec un sourire de condescendance :

« Oui, monsieur… aujourd’hui marquis de Castleton. »

Et pour la première fois, depuis la mort du jeune lord, je me rappelai la reconnaissance que sir Sedley avait exprimée envers lady Castleton et les eaux d’Ems, pour l’avoir fait échapper à cet horrible marquisat. Cependant mon vieil ami m’avait aperçu et s’écriait :

« Eh quoi ! monsieur Caxton !… je suis charmé de vous voir. Ouvrez la portière, Thomas. Entrez, je vous en prie, entrez ! »

J’obéis, et le nouveau lord Castleton me fit place à côté de lui.

« Êtes-vous pressé ? dit-il, et voulez-vous que je vous conduise quelque part ? Sinon, consacrez-moi une demi-heure et venez avec moi à la Cité. »

Ne sachant quelle direction prendre pour trouver le capitaine, je pensai que je ferais tout aussi bien de retourner à l’auberge pour demander s’il n’était pas rentré. Je répondis donc que je m’estimais heureux d’accompagner Sa Seigneurie, « quoique, ajoutai-je en souriant, la Cité me semble un mot étrange dans la bouche de sir Sedley… Je vous demande pardon, je devrais dire de lord…

— Ne parlez pas ainsi ; que j’entende encore ce nom aimé de Sedley Beaudésert ! Fermez la portière, Thomas. Gracechurch-Street, chez MM. Fudge et Fidget. »

La voiture roula.

« Une triste calamité est tombée sur moi, dit le marquis, et personne ne sympathise avec moi !

— Tout le monde pourtant, et ceux même qui n’ont pas connu le feu lord, ont dû être frappés de la mort d’un homme si jeune et qui promettait tant.

— Et qui était si propre à porter le fardeau des domaines et du grand nom de Castleton ! Vous voyez cependant, c’est ce qui l’a tué ! Ah ! s’il n’avait été qu’un simple gentilhomme, ou s’il n’avait pas été si consciencieux à remplir ses devoirs, il serait arrivé à une bonne vieillesse… Je sais déjà ce que c’est. Oh ! si vous voyiez quel monceau de lettres sur ma table ! La poste me fait peur, je vous assure ! C’est à moi d’achever tant d’améliorations colossales que le pauvre garçon avait commencées sur ses terres. Que pensez-vous qui m’appelle chez Fudge et Fidget ? Ces hommes sont les agents d’une infernale houillère que mon cousin a rouverte à Durham, pour tourmenter ma vie d’un revenu de trente mille livres de plus. Comment dépenser tout cet argent ?… Oui, comment ? J’ai un intendant à tête froide qui prétend que la charité est le plus grand crime dont puisse se rendre coupable un homme haut placé ; elle démoralise le pauvre. Et puis, parce qu’une demi-douzaine de fermiers se sont réunis pour signer une pétition à l’effet de déclarer que leurs baux étaient trop élevés, et parce que je leur ai répondu que ces baux seraient abaissés, il y a eu un vacarme tel… qu’on aurait cru que ciel et terre allaient se confondre. Si un homme, dans la position du marquis de Castleton, donnait l’exemple d’affermer la terre au-dessous de sa valeur, comment feraient pour exister les propriétaires plus pauvres du comté ? et s’ils ne mouraient pas de faim, quelle injustice de les exposer à l’accusation d’être des hommes rapaces, des vampires, des sangsues ! Il était clair que, si lord Castleton abaissait ses baux déjà trop bas, il porterait un coup mortel au bien de ses voisins s’ils suivaient son exemple, ou à leur réputation s’ils ne le suivaient pas. Il faut que la fortune vous donne cent mille livres sterling de rente en vous disant : « À présent faites du bien ! » pour que vous puissiez comprendre toute la difficulté qu’il y a à faire le bien. Sedley Beaudésert était libre de satisfaire ses caprices ; tout ce qu’on pouvait dire contre lui, c’est qu’il était un bon enfant, un homme simple et naïf. Mais que lord Castleton se livre à ses fantaisies, on croirait qu’il est un second Catilina, qu’il trouble le repos et mine la prospérité de toute la nation !

Ici l’infortuné s’arrêta et poussa un profond soupir ; puis, ses pensées se tournant vers un nouveau sujet de douleur, il reprit :

« Ah ! si vous voyiez la grande maison perdue qu’il faut que j’habite, enfermé dans ses froides murailles, au lieu de mes jolies chambres ayant vue sur le parc ! Si vous saviez les bals qu’il faut que je donne ! et les influences électorales qu’il faut que je conserve ! et l’odieuse proposition qui m’a été faite de devenir grand sénéchal ou grand chambellan, sous prétexte qu’il convient à un homme de mon rang d’être une espèce de domestique ! Ah ! Pisistrate ! heureux coquin que vous êtes, de n’avoir pas encore vingt et un ans, ni deux cents guinées de rente ! »

Le pauvre marquis continua ainsi à se lamenter et à déplorer son triste sort, jusqu’à ce qu’il s’écria enfin avec un accent de désespoir plus profond encore :

« Et tout le monde dit aussi qu’il faut que je me marie, pour ne pas laisser s’éteindre la race des Castleton ! Les Beaudésert sont une assez bonne vieille famille… aussi vieille, ce me semble, que celle des Castleton ; pourtant l’empire britannique ne s’en porterait pas plus mal s’ils descendaient dans la tombe des Capulets. Mais laisser s’éteindre la pairie Castleton ! c’est une pensée coupable, une calamité contre laquelle toutes les mères d’Angleterre s’insurgeraient en masse. Ainsi donc, au lieu de punir les enfants des péchés du père, c’est le père qui doit se sacrifier pour le plus grand bien de la troisième ou quatrième génération. »

Malgré mes raisons d’être sérieux, je ne pus m’empêcher de rire. Mon compagnon tourna vers moi un regard de reproche.

« Au moins, dis-je en prenant un air grave, lord Castleton a une consolation dans son malheur ; s’il est forcé de se marier, il peut choisir qui lui plaît.

— C’est précisément ce que pouvait Sedley Beaudésert, et ce que ne peut faire lord Castleton, répliqua tristement le marquis. Le rang de sir Sedley Beaudésert était un rang tranquille et confortable, qui lui permettait d’épouser la fille d’un curé ou celle d’un duc, de satisfaire ses yeux ou de se déchirer le cœur, suivant son caprice. Lord Castleton se marie, non pas pour avoir une femme, mais pour avoir une marquise. Il faut qu’il prenne une compagne qui portera son nom pour lui, qui le débarrassera de l’ennui de sa grandeur, qui lui permettra de se retirer dans un coin et de rêver qu’il est redevenu Sedley Beaudésert. Oui, il faut qu’il en soit ainsi. À l’autel le sacrifice final qui achèvera l’œuvre !… Mais trêve à mes lamentations. Trévanion m’apprend que vous allez en Australie. Cela peut-il être vrai ?

— Parfaitement vrai !

— On dit qu’il y a grande disette de dames là-bas.

— Tant mieux ; je ne m’en occuperai que plus attentivement de mes travaux.

— C’est quelque chose, en effet. Avez-vous vu lady Ellinor ?

— Oui, ce matin.

— Pauvre femme ! quel coup pour elle ! Nous avons tâché de nous consoler l’un l’autre. Vous savez que Fanny est à Oxton, dans le Surrey, chez lady Castleton. La pauvre dame l’aime tant ! et personne ne sait la consoler comme Fanny.

— J’ignorais que Mlle Trévanion fût absente de Londres.

— Pour quelques jours seulement, après lesquels lady Ellinor et elle iront rejoindre Trévanion dans le Nord. Vous savez qu’il est chez lord N…, combinant des mesures qui doivent… Mais hélas ! ils me consultent à présent sur ces affaires, de sorte que je suis obligé de garder leurs secrets. J’ai Dieu sait combien de votes, infortuné que je suis ! Parole d’honneur, si lady Ellinor était veuve, je lui adresserais mes hommages ; c’est une maîtresse femme ; rien ne l’ennuie ! »

Ici le marquis bâilla ; sir Sedley Beaudésert ne bâillait jamais.

« Trévanion a donné une place à son secrétaire écossais, et il est sur le point de placer aussi dans les bureaux du Foreign-office ce jeune Gower, que, soit dit entre nous, je n’aime pas beaucoup ; mais il a ensorcelé Trévanion.

— Quelle espèce d’homme est-ce, ce M. Gower ? Vous me disiez, si j’ai bonne mémoire, qu’il était habile et qu’il avait bonne mine.

— Oui, oui ; mais son habileté n’est pas celle de la jeunesse ; il est aussi dur et aussi railleur que s’il avait été trompé cinquante fois par des fripons et cent fois par des femmes. Quant à sa bonne mine, ce n’est pas cette lettre de recommandation qui se lit ordinairement sur un beau visage. Sa physionomie ressemble beaucoup à celle du limier favori de lord Hertford, quand un étranger entre dans la chambre. Ce limier est assurément un joli chien, coquet, de bonnes manières et excessivement doux ; mais il suffit de regarder le coin de ses yeux pour deviner que l’habitude du salon a seule pu supprimer l’instinct constitutionnel de la créature, qui serait de vous saisir à la gorge au lieu de vous tendre la patte. Néanmoins ce M. Gower a une tête très-remarquable, quelque chose de moresque ou d’espagnol, comme un portrait de Murillo. Je soupçonne presque qu’il est moins un Gower qu’un bohémien.

— Quoi ! m’écriai-je après avoir écouté cette description avec une attention haletante et étonnée ; il est donc très-brun, avec un front haut et étroit, des traits légèrement aquilins mais fort délicats, et des dents d’une blancheur si éblouissante que toute sa figure semble étinceler quand il sourit, bien que son sourire ne vienne que de la bouche et pas des yeux ?

— Exactement comme vous dites ; vous l’avez donc vu ?

— Mais je n’en suis pas sûr, puisque vous dites qu’il se nomme Gower.

— C’est lui qui le dit, répliqua sèchement lord Castleton en aspirant une prise du mélange Beaudésert.

— Et où est-il à présent ? avec M. Trévanion ?

— Oui, je crois. Ah ! nous voici arrivés… Fudge et Fidget ! Mais peut-être, ajouta lord Castleton avec un rayon d’espoir dans son œil bleu, peut-être qu’ils ne sont pas à la maison. »

Hélas ! c’était une vaine illusion, comme disent sans affectation les poètes du XIXe siècle. MM. Fudge et Fidget n’étaient jamais absents pour des clients tels que le marquis de Castleton. La victime de la fortune descendit lentement de voiture et poussa un profond soupir. Il avait l’air tout désolé.

« Je ne puis vous prier de m’attendre, dit-il. Dieu seul sait combien de temps je vais être retenu. Faites-vous conduire où vous voudrez et renvoyez-moi la voiture.

— Mille actions de grâces, mon cher lord ; je préfère marcher. Mais vous me permettrez de vous faire une visite avant mon départ.

— Vous le permettre ! oh ! j’insiste pour que vous veniez me voir. Je suis encore dans mon ancien logis, sous prétexte que Castleton-House a besoin d’être repeint, ajouta le marquis avec un malicieux clignement de l’œil.

— Demain donc, à midi.

— Demain à midi. Hélas ! c’est justement l’heure à laquelle doit venir M. Screw, l’agent des biens que je possède à Londres (deux squares, sept rues et une ruelle).

— Préférez-vous que je vienne à deux heures ?

— Deux heures !… précisément l’heure à laquelle M. Plausible, un des membres envoyés au parlement par l’influence des Castleton, doit venir m’expliquer pourquoi sa conscience lui défend de voter avec Trévanion.

— À trois heures ?

— Trois heures !… justement l’heure où je dois voir le secrétaire de la trésorerie, qui a promis de soulager la conscience de M. Plausible. Mais venez dîner avec moi ; vous rencontrerez les exécuteurs testamentaires.

— Non, sir Sedley, c’est-à-dire mon cher lord ; je courrai la chance de venir après dîner.

— Soit ; mes convives ne sont pas gais… Quelle démarche légère il a, cet heureux coquin ! vingt ans seulement, je crois ; vingt ans ! et pas une acre de propriété pour le tourmenter. »

Ce disant, le marquis secoua douloureusement la tête, et disparut par la silencieuse porte en acajou, derrière laquelle MM. Fudge et Fidget attendaient le malheureux, avec les comptes de la grande houillère Castleton.


CHAPITRE VI.

En retournant à l’auberge, je résolus de donner un coup d’œil à une humble taverne, dans le salon de laquelle nous dînions habituellement le capitaine et moi. C’était vers l’heure où nous prenions d’ordinaire ce repas, et peut-être qu’il était là à m’attendre. Je venais d’atteindre le perron, lorsqu’une diligence retentit bruyamment sur le pavé et alla s’arrêter quelques portes plus loin, devant une auberge de plus d’apparence que celle que nous honorions de notre visite. En ce moment la livrée de Trévanion, qui était très-singulière, frappa mes regards. Croyant m’être trompé, je m’approchai de celui qui la portait et qui venait de descendre de l’impériale. Tout en payant le cocher, il commanda au garçon qui sortait de l’auberge : « Un verre de half-and-half (moitié eau et moitié eau-de-vie), froid et sans sucre. » Cette voix me frappa comme une voix familière, et l’homme ayant levé la tête, je reconnus les traits de M. Peacock. Oui, c’était lui incontestablement. Ses favoris étaient rasés ; il y avait des traces de poudre dans ses cheveux ou sa perruque ; enfin cette majestueuse prestance, que j’avais vue en dernier lieu sous le costume plus auguste de bedeau, portait la livrée des Trévanion ; oui, cette livrée même, avec les boutons à cimier et tout le reste. Avant que je fusse revenu de ma surprise, une femme sortit d’un cabriolet qui semblait avoir attendu l’arrivée de la diligence. Elle courut à M. Peacock, et lui dit avec cette impatience criarde commune aux plus belles du beau sexe lorsqu’elles sont pressées :

« Vous arrivez bien tard ! j’étais sur le point de m’en aller. Il faut que je sois de retour à Oxton ce soir. »

Oxton… Mlle Trévanion était à Oxton. Je me trouvais alors derrière ce couple, tout près de Peacock, et j’écoutai avec le cœur et les oreilles.

« Vous arriverez, ma chère, vous arriverez ; mais entrez un moment, voulez-vous ?

— Non, non ; je n’ai plus que dix minutes pour atteindre la voiture. M. Gower vous a-t-il remis une lettre pour moi ? Comment puis-je être sûre, si je ne le vois pas écrit de sa propre main, que… ?

— Chut ! » fit Peacock.

Et il baissa tellement la voix que je ne pus saisir que ces mots :

« Pas de noms !… une lettre ? pourquoi ?… Je vous dirai… »

Il emmena alors cette femme à l’écart et lui parla quelques instants à l’oreille. J’examinai sa figure, qui était tournée vers son compagnon ; elle me parut très-intelligente. À plusieurs reprises elle hocha la tête, comme pour donner un assentiment impatient aux paroles de son interlocuteur. Puis, lorsqu’ils se furent serrés la main, elle courut vers le cabriolet ; mais, frappée d’une idée soudaine, elle revint précipitamment et dit :

« Pourtant, au cas où milady ne partirait pas… si le plan était changé ?…

— Il ne sera pas changé, vous pouvez en être sûre… Demain positivement… pas trop de bonne heure, vous entendez ?

— Oui, oui ; adieu. »

Et cette femme, que son costume simple et propre désignait pour une soubrette (manteau noir et collet long, de cette soie particulière qui semble faite tout exprès pour les femmes de chambre ; chapeau de même couleur, à rubans rouges et noirs), s’éloigna avec la même précipitation que tout à l’heure. Un moment après le cabriolet brûlait le pavé.

Que signifiait tout cela ?

Cependant le garçon apporta à Peacock son verre de half-and-half. Celui-ci le vida d’un trait, et se dirigea ensuite vers une station de cabriolets peu éloignée. Je le suivis ; et, au moment où, après avoir fait signe à l’un des cochers, il se cachait dans le fond, j’escaladai le marchepied et je m’assis à côté de lui :

« Maintenant, monsieur Peacock, vous allez me dire tout de suite comment il se fait que vous portiez cette livrée ; sinon j’ordonne au cocher de vous conduire chez lady Ellinor Trévanion, à qui je ferai la même question.

— Eh ! qui diable… Ah ! vous êtes le jeune homme qui vint me voir dans les coulisses, je me rappelle.

— Où allons-nous ? demanda le cocher.

— À… au pont de Londres, dit Peacock. »

Le cocher remonta sur son siège et nous partîmes.

« Eh bien ! monsieur Peacock, j’attends votre réponse. Je devine à votre figure que vous allez me dire un mensonge ; je vous conseille de m’avouer la vérité.

— Je ne sais pas ce que vous avez à me questionner ainsi, » dit M. Peacock avec humeur ; et levant les yeux de dessus ses poings fermés, il m’examina d’un air si vindicatif que j’interrompis son examen en disant :

« Voulez-tous affronter la maison ? comme dit le Cygne. Ordonnerai-je au cocher de nous conduire à Saint-James’s-Square ?

— Ah ! vous connaissez mon faible, monsieur ; tout homme qui peut citer Will, le doux Will, a l’avantage sur moi, répliqua M. Peacock en déridant ses traits et étendant ses mains sur ses genoux. Mais si un homme ne réussit pas dans ce monde, et, après avoir eu des domestiques, est obligé de se faire domestique lui-même,

....Je ne rougirai pas
De vous faire savoir ce que je suis.

— Le Cygne dit ; « De vous faire savoir ce que j’étais, » monsieur Peacock. Mais trêve de plaisanteries. Qui vous a placé chez M. Trévanion ? »

M. Peacock baissa la tête un moment, puis fixant sur moi ses regards :

« Eh bien ! je vous le dirai. À notre dernière rencontre, vous m’avez demandé des nouvelles d’un jeune homme, Monsieur… M. Vivian.

Pisistrate. — Continuez.

Peacock. — Je sais que vous ne lui voulez pas de mal. D’ailleurs, « il fait un bon métier, » et un jour ou l’autre… retenez bien mes paroles, ou plutôt celles de mon ami Will,

Il enjambera ce monde étroit
Comme un colosse…

Sur ma vie, il l’enjambera… comme un colosse,

Et nous autres, chétifs,…

Pisistrate (d’un air sauvage). — Continuez votre histoire.

Peacock (d’un ton hargneux). — Je la continue. Vous m’avez fait perdre le fil. Où en étais-je ? ah ! oui. Donc j’étais flambé… plus un penny dans ma poche… et si vous aviez vu mon habit !… encore était-il meilleur que mon pantalon. Or, c’était dans Oxford-Street ; non, dans le Strand, tout près de Lowther.

Le soleil parcourait sa céleste carrière,
Accompagné du jour et de tous ses plaisirs.

Pisistrate (baissant la glace). — À Saint-James’s-Square.

Peacock. — Non, non ; au pont de Londres.

Quand un homme une fois a pris une habitude…

Je continue, parole d’honneur ! Je rencontrai donc M. Vivian. Comme il m’avait connu dans des jours meilleurs, et qu’un bon cœur bat en sa poitrine, il me dit :

Horatio !… si pourtant ma mémoire est fidèle.

Pisistrate met la main sur le cordon.

Peacock (se reprenant). — C’est-à-dire : « Eh bien ! Johnson, mon bon ami… »

Pisistrate. — Johnson ! ah ! c’est là votre vrai nom. Vous ne vous appelez pas Peacock.

Peacock. — Johnson et Peacock, les deux noms m’appartiennent. (Avec dignité.) Quand vous connaîtrez le monde comme je le connais, monsieur, vous saurez qu’il est dangereux de voyager dans ce monde méchant sans avoir des noms de rechange dans son portemanteau… « Johnson, me dit Vivian, Johnson, mon bon ami ! et il tira sa bourse. Monsieur, lui répondis-je, si, entièrement libre de ma personne, vous pouviez me trouver quelque chose à faire, quand ce vil métal sera dépensé ?… » Certainement, on trouve à Londres des sermons jusque dans les pierres, mais ils ne s’appliquent pas à toutes circonstances ; c’est une observation que je prendrais la liberté de faire au Cygne, s’il n’était pas hélas ! le produit insubstantiel d’une vision.

Pisistrate. — Prenez garde !

Peacock (avec précipitation). — Alors Vivian me répondit : « S’il vous est indifférent de porter la livrée jusqu’à ce que je puisse vous procurer une position plus convenable, mon vieil ami, il y a une vacance dans la maison de M. Trévanion. » Monsieur, j’acceptai la proposition, et voilà comment il se fait que je porte la livrée.

Pisistrate. — Et quelle affaire aviez-vous, je vous prie, avec cette jeune femme, que je crois être la soubrette de Mlle Trévanion ? Comment se fait-il qu’elle soit venue d’Oxton pour vous voir ? »

J’avais pensé confondre M. Peacock par ces questions ; mais si elles avaient en effet de quoi l’embarrasser, le ci-devant acteur avait trop l’habitude du métier pour se trahir. Il se contenta de sourire, et, caressant avec fatuité le devant d’une chemise très-chiffonnée, il répondit : « Oh ! monsieur, fi !

......C’est une affaire
Où sont mêlés les traits du petit Cupidon.

S’il faut que je vous mette au courant de mes amours, cette jeune femme est, comme dit le vulgaire, ma bonne amie.

— Votre bonne amie ! m’écriai-je très-soulagé, parce que je trouvais l’explication assez naturelle. Pourtant, ajoutai-je d’un air soupçonneux, s’il en est ainsi, pourquoi demandait-elle une lettre de M. Gower ?

— Vous avez l’oreille fine, monsieur ; mais quoique

…Tout amour et toute obéissance,
Douceur, humilité, patience, impatience,

la jeune femme ne veut pas épouser un domestique en livrée, la fière créature qu’elle est ! de sorte que M. Gower, sachant ce qui en est et s’intéressant à mon amour, lui dit, s’il m’est permis de citer encore le Cygne :

À côté de Johnson tu peux dormir tranquille.

Bref, il me promit une place dans l’administration du timbre ; mais la petite sotte voulait une promesse écrite… comme si M. Gower pouvait lui écrire !… Et maintenant, monsieur, continua M. Peacock avec une gravité plus simple, vous êtes libre, sans doute, de dire à milady tout ce qu’il vous plaira ; mais j’espère que vous ne voudrez pas m’ôter le pain de la bouche parce que je porte une livrée et que j’ai la sottise d’être amoureux d’une soubrette, lorsque j’aurais pu, monsieur, épouser des dames qui ont joué les premiers rôles dans la vie… sur les scènes de la métropole. »

Je n’avais rien à objecter à ces explications ; elles semblaient plausibles ; et, quoique d’abord j’eusse soupçonné mon homme de n’avoir recours à ces citations bouffonnes que pour se donner le temps d’inventer une histoire, ou pour détourner mon attention de ce qu’il y avait de peu probable dans son récit, pourtant à la fin, comme ce qu’il disait paraissait assez vraisemblable, je me sentis disposé à croire que cette bouffonnerie de citations était un des traits de son caractère. Je me contentai de lui demander :

« D’où venez-vous à présent ?

— De chez M. Trévanion, qui est à la campagne et qui m’a remis des lettres pour lady Ellinor.

— Ah !… et cette jeune femme savait que vous deviez arriver à Londres aujourd’hui ?

— Oui, monsieur ; M. Trévanion m’avait annoncé, il y a quelque temps, que je partirais tel jour.

— Et que vous proposez-vous de faire demain, la jeune femme et vous, si le plan n’est pas changé ? »

Ici je crus certainement remarquer une altération presque imperceptible dans les traits de M. Peacock ; mais il répondit aussitôt :

« Demain !… nous avons un petit rendez-vous, si nous pouvons sortir tous deux.

Faites-moi donc la cour, je suis en bonne humeur,
Assez bien disposée à dire : « Je consens. »

Encore le Cygne, monsieur !

— Humph ! Ainsi M. Gower et M. Vivian ne font qu’un ? »

Peacock hésita.

« Ce n’est pas mon secret, monsieur. Je suis lié par un serment sacré. Vous êtes trop homme du monde pour regarder à travers le voile des ténèbres et me demander, à moi qui porte les traces du fouet et du bâton… c’est-à-dire la culotte de peluche et les nœuds de ruban sur l’épaule, les secrets d’un autre à qui mes services sont dus. »

Comme il est facile à l’homme qui a passé trente ans de tromper l’adolescent de vingt ans à peine ! Quelle supériorité donne à l’esprit le plus borné le simple avantage d’être un peu plus vieux ! Je me mordis les lèvres et gardai le silence.

« Et puis, continua M. Peacock, si vous saviez comme il vous aime, ce M. Vivian dont vous me demandiez des nouvelles ! Lorsque je lui racontai par hasard qu’un jeune homme était venu derrière la scène s’informer de lui, il me pria de faire la description de votre personne, et s’écria avec une véritable tristesse : « Si je suis jamais ce que j’espère devenir, combien je serai heureux de serrer de nouveau la main de cet ami !… » Ce sont ses propres expressions, monsieur, parole d’honneur !

On ne pourrait trouver, dans l’univers entier,
Un homme aussi peu fait pour cacher ce qu’il pense.

Et si M. Vivian à quelque motif de rester dans l’ombre encore quelque temps, si sa fortune ou sa ruine dépend de son secret, je ne puis croire que vous soyez l’homme qu’il doive craindre. Sur ma vie,

Que ne suis-je aussi sûr de faire un bon dîner !

comme s’écrie le Cygne d’une manière si touchante. Je jurerais que ce souhait fut souvent sur les lèvres du Cygne dans la retraite de sa vie domestique. »

Mon cœur fut touché, non du pathos emprunté à ce Cygne tant profané, mais des simples paroles que M. Peacock rapportait de Vivian. Je détournai la tête afin de me soustraire aux regards pénétrants de mon compagnon… et le cabriolet s’arrêta devant le pont de Londres.

Je n’avais rien de plus à demander, et pourtant il me restait une inquiète curiosité que j’avais peine à m’expliquer. N’était-ce pas de la jalousie ? Ce Vivian si beau, si audacieux, il pouvait voir la grande héritière. Lady Ellinor ne soupçonnait peut-être aucun danger de ce côté ; mais moi, j’aimais… j’aimais encore, et… ah ! c’était folie en vérité !

« Mon brave homme, dis-je à l’ex-comédien, je ne veux nuire ni à M. Vivian (s’il faut l’appeler ainsi), ni à vous qui l’imitez par la variété de vos noms. Mais je vous avoue franchement qu’il me déplaît de vous voir au service de M. Trévanion ; et je vous conseille d’en sortir le plus tôt que vous pourrez. Je ne vous en dis pas davantage pour le moment, car je prendrai le temps de réfléchir aux réponses que vous m’avez faites. »

Sur ce, je m’éloignai, et M. Peacock traversa seul le pont de Londres.


CHAPITRE VII.

Parmi tout ce qui déchira mon cœur ou tourmenta mon imagination en ce jour mémorable, j’éprouvai du moins une émotion de joie, lorsqu’en entrant dans notre petit salon j’y trouvai mon oncle assis.

Le capitaine avait ouvert devant lui sur la table une grande Bible empruntée à l’hôtesse. Certes, il ne voyageait jamais sans sa propre Bible ; mais elle était imprimée en petits caractères, et Roland commençait à y voir difficilement la nuit à la lumière. La Bible qu’il avait empruntée était imprimée en gros caractères, et une bougie était allumée de chaque côté du livre. Le capitaine avait les coudes appuyés sur la table, et ses deux mains serraient étroitement son front, comme pour en exclure le tentateur, et forcer son âme à ne s’occuper que du texte sacré.

Il était assis là comme une statue de bronze du Courage ; tous les traits de cet homme austère exprimaient la résolution. « Je ne veux pas écouter mon cœur, je veux lire le livre et apprendre à souffrir comme il convient à un chrétien. » Il y avait tant d’éloquence dans l’attitude de ce noble martyr, que j’entendis ces paroles aussi distinctement que si sa bouche les avait prononcées.

Ô vieux soldat ! tu as rempli les devoirs du soldat en maint combat sanglant ; mais si je pouvais montrer au monde ton vaillant cœur de soldat, je te peindrais tel que je te vis alors… Mais cette tâche est trop au-dessus de cette main novice. Au mouvement que je fis, le capitaine leva les yeux, et je lus sur sa figure toute la lutte qu’il avait soutenue.

« Cela m’a fait du bien, » dit-il simplement en fermant le livre.

J’approchai une chaise de la sienne, et je passai mon bras par-dessus son épaule.

« Pas de bonnes nouvelles, donc ? » demandai-je tout bas.

Roland secoua la tête et mit doucement un doigt sur ses lèvres.


CHAPITRE VIII.

Il m’était impossible de mêler aux pensées de Roland, quelle que fût leur nature, le détail des circonstances qui avaient excité en moi une si grande inquiétude et un si vif intérêt en des choses qui ne se rapportaient point à ses chagrins.

Cependant, tandis que je me retournais fatigué et inquiet dans mon lit, mon esprit réfléchit plus mûrement à cet étrange concours d’événements : la nouvelle liaison de Vivian avec un homme aussi équivoque que Peacock, placé comme un instrument capable et sans scrupule au service de Trévanion ; le soin qu’il avait pris de me cacher son changement de nom et son intimité dans la maison même où je lui avais franchement offert de le présenter ; le pied de familiarité sur lequel sa créature avait réussi à se mettre avec la soubrette de Mlle Trévanion ; l’entretien de ces deux domestiques (entretien expliqué d’une manière plausible, il est vrai, mais qui me laissait encore des soupçons) ; par-dessus tout le souvenir que j’avais gardé de l’audacieuse ambition et des mauvais principes de Vivian ; l’effet qu’avaient produit sur son imagination échauffée et son caractère entreprenant quelques mots dits par hasard sur la fortune de Fanny et la chance d’épouser une héritière. Toutes ces pensées s’imposèrent à moi plus fortes et plus vives au milieu des ténèbres de la nuit, et je désirai ardemment un confident plus expérimenté que moi dans les affaires de ce monde, et qui pût m’indiquer la route que je devais suivre. Fallait-il avertir lady Ellinor ? Mais de quoi ?… du caractère d’un domestique ou des projets du faux Gower ? Si je ne pouvais rien dire de bien positif contre le premier, j’en savais assez cependant pour le faire renvoyer, ne fût-ce que par prudence. Mais que pouvais-je dire de Gower ou Vivian, sans trahir, non pas sa confiance, car il ne me l’avait jamais donnée, mais ces protestations d’amitié que je lui avais prodiguées ? Peut-être, après tout, avait-il révélé ses secrets à Trévanion ; dans le cas contraire, je pouvais ruiner son avenir en dénonçant les pseudonymes qu’il prenait. Mais pourquoi dénoncer, pourquoi avertir ? parce que j’avais des soupçons que je ne pouvais analyser moi-même, des soupçons basés sur des circonstances qui m’avaient déjà été expliquées d’une manière assez satisfaisante. Néanmoins, quand le jour parut, je n’avais encore pris aucun parti. Et lorsque j’eus examiné la figure de Roland et vu son front chargé de soucis, je fus obligé de différer la confidence des choses que je voulais soumettre à sa raison et au sentiment de l’honneur si infaillible en lui. Je sortis, espérant que l’air frais éclaircirait mes idées et résoudrait le problème qui m’embarrassait. J’avais de quoi m’occuper pendant quelques heures ; car il me restait à commander divers petits objets nécessaires pour mon voyage et à remplir quelques commissions dont Bolding m’avait chargé. Cela fait, je me dirigeai machinalement vers le West-End, presque décidé à voir lady Ellinor et à la questionner incidemment et sans affectation sur Gower et le nouveau domestique admis dans la maison.

Je me trouvais dans Regent-Street, lorsqu’une voiture traînée par des chevaux de poste vint à rouler rapidement sur le pavé, dispersant à droite et à gauche tous les équipages plus humbles, et se précipitant, comme s’il s’agissait d’une question de vie et de mort, vers le large passage qui conduit dans Portland-Place. Mais malgré cette excessive rapidité j’avais aperçu distinctement Fanny Trévanion dans la voiture, et l’expression de son visage m’avait parlé de douleur et d’anxiété. À côté d’elle, n’était ce pas la femme que j’avais vue avec Peacock ? Je ne vis pas sa figure, mais je crus reconnaître le manteau, le chapeau et le port de la tâte. Si je me trompais en cela, je ne me trompai certes pas sur le domestique qui occupait le siège de derrière. La figure de M. Peacock était tout entière exposée à mes regards, car il s’était retourné pour voir un garçon boucher qui avait failli être écrasé, et qui se vengeait en proférant toutes les imprécations que-lui suggéraient les Diræ de l’argot de Londres.

Ma première impulsion, lorsque je fus revenu de ma surprise, fut de m’élancer après la voiture, et je criai : « Arrêtez ! » Mais déjà elle était hors de vue, et ma voix se perdit dans l’air. Après être resté un moment indécis, rempli de sinistres pressentiments de je ne sais quel malheur, je me mis à courir, et ne m’arrêtai que lorsque je fus arrivé hors d’haleine dans Saint-James’s-Square, à la porte de l’hôtel de Trévanion, dans le vestibule. Le concierge tenait un journal à la main lorsqu’il m’ouvrit.

« Où est lady Ellinor ? il faut que je la voie à l’instant.

— Pas de plus mauvaises nouvelles de monsieur, j’espère ?

— De plus mauvaises nouvelles de quoi ?… de qui ?… de M. Trévanion ?

— Ne saviez-vous pas qu’il était tombé malade soudainement ? qu’un domestique était arrivé hier soir exprès pour nous annoncer cette triste nouvelle ? Lady Ellinor est partie à dix heures pour le rejoindre.

— Hier soir, à dix heures ?

— Oui, monsieur ; le rapport du domestique avait si fort alarmé madame !

— C’est du nouveau domestique que vous parlez, de celui qui a été recommandé par M. Gower ?

— Oui, monsieur… de Henri, répondit le concierge en me regardant avec surprise. Voici dans le journal le récit de l’attaque de monsieur. Je suppose que Henri aura passé au bureau de la rédaction avant de venir ici, et c’est très-mal à lui, mais je crains qu’il ne soit un franc étourdi.

— Ne parlons pas de cela. Mlle Trévanion… je viens de l’apercevoir… elle n’est donc pas partie avec sa mère… où va-t-elle donc ?

— Ah ! monsieur… mais entrez au salon.

— Non, non ; parlez.

— Eh bien ! monsieur, avant de partir, lady Ellinor, craignant que Mlle Fanny ne trouvât dans les journaux quelque sujet d’alarme, envoya Henri chez lady Castleton, pour prier cette dame de dissiper ses inquiétudes ; mais il paraît que Henri a jasé et exagéré le mal à Mme Mole.

— Qui est Mme Mole ?

— La soubrette de Mlle Trévanion, monsieur… une nouvelle soubrette. Mme Mole a jasé de son côté, de sorte que mademoiselle s’est effrayée et a insisté pour venir à Londres. Lady Castleton, étant elle-même alitée, n’a pu la retenir, je suppose… d’ailleurs Henri prétendait (il aurait dû être mieux informé) qu’elle arriverait avant le départ de madame. Pauvre Mlle Trévanion ! elle a été si désappointée en trouvant que sa maman était partie ! Aussi elle a commandé des chevaux frais et a voulu se mettre en route immédiatement, quoique Mme Bates (la gouvernante, comme vous savez) fût très-fâchée contre Mme Mole, qui encourageait mademoiselle ; et…

— Bon Dieu ! pourquoi Mme Bates n’est-elle pas partie avec elle ?

— Ah ! monsieur, vous savez que Mme Bates est bien vieille ; et puis, mademoiselle est si bonne qu’elle n’a pas voulu entendre parler de cela ; elle veut voyager jour et nuit. Et Mme Mole disait qu’elle avait parcouru tous les pays du monde avec sa dernière maîtresse, et que…

— Je devine tout. Où est M. Gower ?

M. Gower, monsieur ?

— Eh ! oui ; ne pouvez-vous répondre ?

— Mais avec M. Trévanion, je crois, monsieur.

— Dans le Nord !… quelle adresse ?

— Lord N…, C…-Hall, près W… »

Je n’en écoutai pas davantage.

La conviction de l’existence de quelque piège perfide me frappa avec la rapidité et la force de l’éclair. Si Trévanion était vraiment malade, pourquoi cet hypocrite valet me l’avait-il caché ? Pourquoi m’avait-il laissé gaspiller son temps au lieu de courir chez lady Ellinor ? Si c’était la maladie soudaine de M. Trévanion qui l’amenait à Londres, comment avait-il pu savoir longtemps à l’avance (ainsi qu’il me l’avait dit lui-même) le jour de son arrivée ? Et puis, s’il n’y avait pas quelque complot contre Mlle Trévanion, pourquoi tromper ainsi la sage prévoyance de sa mère, et profiter de l’émotion, de la précipitation naturelle à cet âge, pour entraîner une jeune fille à qui sa position défendait d’entreprendre un pareil voyage sans protection convenable, et contrairement aux désirs, aux instructions formelles de lady Ellinor ? Seule ! seule ! Fanny Trévanion se trouvait entre les mains de deux domestiques, instruments et confidents d’un aventurier tel que Vivian ! Et cette conversation que j’avais surprise, ces allusions au lendemain, le faux nom de Vivian : en fallait-il plus pour effrayer les infaillibles instincts de l’amour ? Si le danger paraissait vague et indistinct, ce n’était là qu’un nouveau motif de crainte.

Je m’élançai hors de l’hôtel.

Je courus au Haymarket, où je pris un cabriolet pour arriver plus vite à notre auberge (car je n’avais pas sur moi l’argent nécessaire pour le voyage que je projetais) ; j’envoyai le garçon chercher une chaise à quatre chevaux, et je me précipitai dans la chambre, où j’eus le bonheur de trouver encore Roland.

« Oncle, venez avec moi ! m’écriai-je. Prenez de l’argent… beaucoup d’argent ! Quelque perfidie se trame contre les Trévanion, j’en suis sûr, quoique je ne puisse l’expliquer. Mais nous pouvons encore la déjouer. Je vous dirai tout chemin faisant. Venez, venez !

— Certainement. Mais un complot… et contre des gens si haut placés !… Allons, calmez-vous. Quel est le scélérat ?

— Oh ! c’est l’homme que j’aimais comme un ami… l’homme que j’ai contribué à faire connaître à Trévanion… Vivian, Vivian !

— Vivian ! ah ! ce jeune homme dont je vous ai entendu parler. Mais comment ?… une perfidie contre qui… contre Trévanion ?

— Vous me torturez avec vos questions. Écoutez… Ce Vivian, je le connais… il a introduit dans la maison, en qualité de domestique, un agent capable de tout. Ce domestique lui a servi à gagner la soubrette de Fanny… de Mlle Trévanion. Mlle Trévanion est une héritière, Vivian un aventurier. La tête me tourne, je ne puis m’expliquer en ce moment… Ah ! je vais écrire un mot à lord Castleton… lui dire mes craintes et mes soupçons ; il nous suivra, je le sais… ou du moins il fera pour le mieux. »

J’attirai à moi l’encre et le papier, et j’écrivis précipitamment. Mon oncle s’approcha et lut par-dessus mon épaule.

Soudain il me saisit le bras en s’écriant :

« Gower, Gower ! Quel est ce nom ? Vous me disiez Vivian.

— Vivian ou Gower… c’est tout un. »

Mon oncle se précipita hors de la chambre. Il était naturel qu’il me quittât pour faire quelques brefs préparatifs de départ. Je terminai ma lettre, je la cachetai, et lorsque, cinq minutes après, la chaise arriva à notre porte, je donnai ma lettre au valet qui accompagnait les chevaux, avec ordre de la remettre sur-le-champ à lord Castleton en personne.

Mon oncle descendait alors. Il quitta le seuil de son pas le plus ferme.

« Consolez-vous, me dit-il en entrant dans la chaise où je m’étais déjà jeté. Nous nous trompons peut-être !

— Nous nous trompons ! Vous ne connaissez pas ce jeune homme. Il a toutes les qualités qui peuvent séduire une fille comme Fanny ; et il n’a pas, je le crains, le moindre sentiment d’honneur capable de mettre obstacle à son ambition. Je le juge à présent comme par une révélation… et trop tard… ô Dieu ! s’il était trop tard ! »

Un gémissement s’échappa des lèvres de Roland. J’y crus voir une preuve de la sympathie que lui inspirait mon émotion, et je saisis sa main… elle était froide comme celle d’un mort.


  1. Dante associe évidemment ici la Fortune avec les influences planétaires de l’astrologie judiciaire. Je ne sais pas si Schiller a jamais lu Dante ; mais, dans un de ses plus sublimes poèmes, il entreprend également la défense de la Fortune, dont il fait une partie du Beau.
  2. Il faudrait ici djinn, et c’est ainsi que se prononce le mot anglais gin, que nous avons conservé parce qu’on appelle palais de gin les brillantes boutiques où se débitent les spiritueux. (Note du traducteur.)