Aventures d’Arthur Gordon Pym/Les Îles introuvables

Traduction par Charles Baudelaire.
Michel Lévy frères (Collection Michel Lévy) (p. 179-186).

XV

LES ÎLES INTROUVABLES.

Le 12, nous partîmes de Christmas Harbour, en revenant sur notre route à l’ouest, et laissant à bâbord l’île Marion, une des îles de l’archipel Crozet. Nous passâmes ensuite l’île du Prince-Édouard, que nous laissâmes aussi sur notre gauche ; puis, gouvernant plus au nord, nous atteignîmes en quinze jours les îles de Tristan d’Acunha, situées à 37° 8′ de latitude sud et 12° 8′ de longitude ouest.

Ce groupe, si bien connu aujourd’hui, et qui se compose de trois îles circulaires, fut découvert primitivement par les Portugais, visité plus tard par les Hollandais en 1643, et par les Français en 1767. Les trois îles forment ensemble un triangle et sont distantes l’une de l’autre de 10 milles environ, laissant ainsi entre elles de larges passes. Dans toutes les trois, la côte est très-haute, particulièrement à celle proprement dite Tristan d’Acunha. C’est l’île la plus grande du groupe : elle a 15 milles de circonférence, et elle est si élevée que par un temps clair on peut l’apercevoir d’une distance de 80 ou 90 milles. Une partie de la côte vers le nord s’élève perpendiculairement au-dessus de la mer à plus de 1000 pieds. À cette hauteur il existe un plateau qui s’étend presque jusqu’au centre de l’île, et de ce plateau s’élance un cône semblable au pic de Ténériffe. La moitié inférieure de ce cône est revêtue d’arbres assez gros, mais la région supérieure est une roche nue, ordinairement cachée par les nuages et recouverte de neige pendant la plus grande partie de l’année. Il n’y a aux environs de l’île ni hauts-fonds ni dangers d’aucune espèce ; les côtes sont singulièrement nettes et hardiment coupées, et les eaux sont profondes. Sur la côte du nord-ouest se trouve une baie, avec une plage de sable noir, où un canot peut facilement atterrir pourvu qu’il ait pour lui une brise du sud. On y trouve sans peine d’excellente eau en abondance, et l’on y pêche à l’hameçon et à la ligne, la morue et autres poissons.

L’île la plus grande après celle-ci, et le plus à l’ouest du groupe, s’appelle l’Inaccessible. Sa position exacte est par 37° 7′ de latitude sud et 12° 24′ de longitude ouest. Elle a 7 ou 8 milles de circuit, et se présente de tous côtés sous l’aspect d’un rempart à pic. Le sommet est parfaitement aplati, et tout le pays est stérile ; rien n’y vient, excepté quelques arbustes rabougris.

L’île Nightingale, la plus petite et la plus au sud, est située à 37° 26′ de latitude sud et 12° 12′ de longitude ouest. Au large de son extrémité sud se trouve un récif assez élevé formé de petits îlots rocheux ; on en voit encore quelques-uns de semblable aspect au nord-est. Le terrain est stérile et irrégulier, et une vallée profonde traverse l’île en partie.

Les côtes de ces îles abondent, dans la saison favorable, en lions marins, éléphants marins, veaux marins et phoques à fourrure, ainsi qu’en oiseaux océaniques de toute sorte. La baleine aussi est fréquente dans le voisinage. La facilité avec laquelle on s’emparait autrefois de ces différents animaux fit que ce groupe fut, dès sa découverte, fréquemment visité. Les Hollandais et les Français y vinrent souvent et dès les premiers temps. En 1790, le capitaine Patten, commandant le vaisseau Industry, de Philadelphie, fit un voyage à Tristan d’Acunha, où il resta sept mois (d’août 1790 à avril 1791), pour recueillir des peaux de veaux marins. Durant cette période, il n’en ramassa pas moins de cinq mille six cents, et il affirme qu’il n’aurait pas eu de peine à faire en trois semaines un chargement d’huile pour un grand navire. À son arrivée, il ne trouva pas de quadrupèdes, à l’exception de quelques ægagres, ou chèvres sauvages ; maintenant l’île est fournie de tous nos meilleurs animaux domestiques, qui y ont été successivement introduits par les navigateurs.

Je crois que ce fut peu de temps après l’expédition du capitaine Patten que le capitaine Colquhoun, du brick américain Betsey, toucha à la plus grande des îles pour se ravitailler. Il planta des oignons, des pommes de terre, des choux et une foule d’autres légumes qu’on y trouve encore maintenant en abondance.

En 1811, un certain capitaine Heywood, du Nereus, visita Tristan. Il y trouva trois Américains qui étaient demeurés sur les îles pour préparer de l’huile et des peaux de veaux marins. L’un de ces hommes se nommait Jonathan Lambert, et il s’intitulait lui-même le souverain du pays. Il avait défriché et cultivé environ soixante acres de terre, et mettait alors tous ses soins à y introduire le caféier et la canne à sucre, dont il avait été fourni par le ministre américain résidant à Rio-Janeiro. Finalement cet établissement fut abandonné, et, en 1817, le gouvernement anglais envoya un détachement du cap de Bonne-Espérance pour prendre possession des îles. Cependant ces nouveaux colons n’y restèrent pas longtemps ; mais, après l’évacuation du pays comme possession de la Grande-Bretagne, deux ou trois familles anglaises y établirent leur résidence en dehors de tout concours du gouvernement.

Le 25 mars 1824, le Berwick, capitaine Jeffrey, parti de Londres à destination de la Terre de Van-Diémen, toucha à l’île, où l’on trouva un Anglais nommé Glass, ex-caporal dans l’artillerie anglaise. Il s’arrogeait le titre de gouverneur suprême des îles, et avait sous son contrôle vingt et un hommes et trois femmes. Il fit un rapport très-favorable de la salubrité du climat et de la nature productive du sol. Cette petite population s’occupait principalement à recueillir des peaux de phoques et de l’huile d’éléphant marin, dont elle trafiquait avec le cap de Bonne-Espérance, Glass étant propriétaire d’une petite goëlette. À l’époque de notre arrivée, le gouverneur résidait encore, mais la petite communauté s’était multipliée, et il y avait à Tristan d’Acunha soixante-cinq individus, sans compter une colonie secondaire de sept personnes sur l’île Nightingale. Nous n’eûmes aucune peine à nous ravitailler convenablement, — car les moutons, les cochons, les bœufs, les lapins, la volaille, les chèvres, le poisson de diverses espèces et les légumes s’y trouvaient en grande abondance. Nous jetâmes l’ancre tout auprès de la grande île, sur dix-huit brasses de profondeur, et nous embarquâmes très-convenablement à notre bord tout ce dont nous avions besoin. Le capitaine Guy acheta aussi à Glass cinq cents peaux de phoques et une certaine quantité d’ivoire. Nous restâmes là une semaine, pendant laquelle les vents régnèrent toujours du nord-ouest, avec un temps passablement brumeux. Le 5 décembre, nous cinglâmes vers le sud-ouest pour faire une exploration positive relativement à un certain groupe d’îles nommées les Auroras, sur l’existence desquelles les opinions les plus diverses ont été émises.

On prétend que ces îles ont été découvertes, dès 1762, par le commandant du trois-mâts Aurora. En 1790, le capitaine Manuel de Oyarvido, du trois-mâts Princess, appartenant à la Compagnie Royale des Philippines, affirme qu’il a passé directement à travers ces îles. En 1794, la corvette espagnole Atrevida partit dans le but de vérifier leur position exacte, et, dans un mémoire publié par la Société Royale Hydrographique de Madrid en 1809, il est question de cette exploration dans les termes suivants :

« La corvette Atrevida a fait dans le voisinage immédiat de ces îles, du 21 au 27 janvier, toutes les observations nécessaires, et a mesuré avec des chronomètres la différence de longitude entre ces îles et le port de Soledad dans les Malvinas. Elles sont au nombre de trois, situées presque au même méridien, celle du milieu un peu plus bas, et les deux autres visibles à neuf lieues au large. »

Les observations faites à bord de l’Atrevida fournissent les résultats suivants relativement à la position précise de chaque île : Celle qui est le plus au nord est située à 52° 37′ 24″ de latitude sud et à 47° 43′ 15″ de longitude ouest ; celle du milieu à 53° 2′ 40" de latitude sud et à 47° 55′ 15″ de longitude ouest ; enfin celle qui occupe l’extrémité sud, à 53° 15′ 22" de latitude sud et à 47° 57′ 15″ de longitude ouest.

Le 27 janvier 1820, le capitaine James Weddell, appartenant à la marine anglaise, fit voile de Staten-Land, toujours à la découverte des Auroras. Il dit dans son rapport que, bien qu’il ait fait les recherches les plus laborieuses et qu’il soit passé non-seulement sur les points précis indiqués par le commandant de l’Atrevida, mais encore dans tous les sens aux environs desdits points, il n’a pu découvrir aucun indice de terre. Ces rapports contradictoires ont incité d’autres navigateurs à chercher les îles ; et, chose étrange à dire, pendant que quelques-uns sillonnaient la mer dans tous les sens à l’endroit supposé, sans pouvoir les découvrir, d’autres, — et ils sont nombreux, — déclarent positivement les avoir vues, et même s’être trouvés à proximité de leurs côtes. Le capitaine Guy avait l’intention de faire tous les efforts possibles pour résoudre une question si singulièrement controversée[1].

Nous continuâmes notre route, entre le sud et l’ouest, avec des temps variables, jusqu’au 20 du même mois, et nous nous trouvâmes enfin sur le lieu en discussion, par 53° 15′ de latitude sud et 47° 58′ de longitude ouest, — c’est-à-dire presque à l’endroit désigné comme position de l’île méridionale du groupe. Comme nous n’apercevions pas trace de terre, nous continuâmes vers l’ouest par 53° de latitude sud, jusqu’à 50° de longitude ouest. Alors nous portâmes au nord jusqu’au 52e parallèle de latitude sud ; puis nous tournâmes à l’est, et nous tînmes notre parallèle par double hauteur, matin et soir, et par les hauteurs méridiennes des planètes et de la lune. Ayant ainsi poussé vers l’est jusqu’à la côte ouest de Georgia, nous suivîmes ce méridien jusqu’à ce que nous eussions atteint la latitude d’où nous étions partis. Nous fîmes alors plusieurs diagonales à travers toute l’étendue de mer circonscrite, gardant une vigie en permanence à la tête de mât, et répétant soigneusement notre examen trois semaines durant, pendant lesquelles nous eûmes toujours un temps singulièrement beau et agréable, sans aucune brume. Aussi fûmes-nous pleinement convaincus que, si jamais des îles avaient existé dans le voisinage à une époque antécédente quelconque, présentement il n’en restait plus aucun vestige. Depuis mon retour dans mes foyers, j’apprends que le même parcours a été soigneusement suivi en 1822 par le capitaine Johnson, de la goëlette américaine Henry, et par le capitaine Morrell, de la goëlette américaine Wasp ; — mais ces messieurs n’ont pas obtenu de meilleurs résultats que nous.


  1. Parmi les navires qui ont prétendu, à différentes époques, avoir trouvé les Auroras, on peut citer le trois-mâts San-Miguel, en 1769 ; le trois-mâts Aurora, en 1774 ; le brick Pearl, en 1779, et le trois-mâts Dolores, en 1790. Ils sont unanimes quant à la latitude : 53 degré sud. — E. A. P.