René Julliard (p. 171-Ill.).


CHAPITRE VII

LES SEIGNEURS DE LA FORET BRÉSILIENNE


30 Novembre… La nuit est pleine du concert des « sapos »  » et des « cigaras », calme cependant sur la rivière qui forme un chenal livide, irrégulièrement bordé par l’ombre projetée des falaises qui supportent la voûte lumineuse et profonde d’un ciel où les étoiles se pressent en si grand nombre qu’elles forment des traînées. Des traînées très blanches dans un infini très bleu. La brise maintenant nous apporte la senteur âcre des feux qui rougeoient en bordure d’une lagune que découvre d’un seul coup le Rio das Mortes, étalé en un lac immense à sa confluence avec l’Araguaya.

— Karajas…, Kouououh…

Un long cri d’appel retentit, puis un autre, en écho, lancé par des Indiens qui viennent à notre rencontre pour nous escorter jusqu’à leur village.

— Tatarian, tatarian auri bom !

— Tatarian…, rarerim manakré[1], répond Meirelles.

Nous venons de rencontrer les éclaireurs d’une tribu nomade. Mon rêve est enfin réalisé. Je suis chez les Indiens libres. Mes premiers Indiens, et je puis vous assurer que c’est très émouvant, surtout après les longues semaines de lutte dans la jungle qui furent cependant l’indispensable préparation à cette minute où, nos embarcations se touchant presque, les Indiens et nous, nous regardons…, avec un peu de méfiance d’abord, puis avec sympathie.

— Tatarian…, auri auri…[2]

Et je participe intimement à l’émotion de cette rencontre sur la rivière, à la lueur des torches de résine grésillante fichées à la poupe des pirogues qui nous guident dans un « arroyo » étroit au torrent tumultueux.

Les mouvements des rameurs indiens sont harmonieux et mettent en valeur le jeu des muscles cerclés de chanvre rouge. Les corps, nus et robustes, enduits de graisse et couverts de tatouages étranges luisent. Des gerbes d’écume éclaboussent l’avant des esquifs qui bondissent par-dessus les brisants.

Je regarde avidement ces êtres fantastiques qui, SOUdain, donnent un sens à la jungle. Je hume l’odeur forte qu’ils dégagent et je me surprends à l’aimer. J’écoute leur parler rauque et bref, épiant leurs visages imberbes dont l’ovale parfait est souligné par la chute d’une chevelure très noire et très longue, que le vent de la course échevèle.

Visages obstinément impassibles. Presque rébarbatifs, masques cuivrés animés par l’éclair d’un regard qui filtre entre les paupières bridées démesurément agrandies par les tatouages. Les pommettes sont saillantes, avec la marque bleuâtre de deux cercles profondément gravés dans la chair. La lèvre inférieure est percée d’une palme de bois descendant jusqu’à la poitrine.

Je me surprends à recréer et associer ces images à d’autres que j’imaginais il y a longtemps. Et, ô caprice, je trouve cette reconstitution imparfaite. Mon subconscient se refuse à admettre les faits qu’enregistrent mes yeux.

Cette sensation de déjà vu qui soudain m’étreint avec âpreté a quelque chose d’obsédant et la soif d’analyse de mes sensations les plus intimes me force presque à crier tellement c’est douloureux.

Je ne découvre pas, comme j’aurais pu le faire dans un village Chavantes, la saveur enivrante du « défendu » ou de « l’impossible réalisé ». Tout est tellement pacifique qui’il me semble piétiner des sentiers battus et sans gloire. Les feux que nous avions aperçus tout à l’heure se précisent et jettent des lueurs sur les ramures qui cachent une petite crique aux eaux tranquilles. La barque est amarrée bord à bord avec les pirogues indiennes à une grosse branche couchée sur la rivière qui sert de ponton et nous permet de gagner la terre ferme, en l’occurrence une falaise abrupte creusée par une étroite corniche qui grimpe jusqu’à l’esplanade de terre battue où se pressent les huttes du village Karaja.

— Tatarian… tatarian… dit un vieil Indien au visage parchemin qui s’approche de nous, les bras étendus en signe de paix.

— Rarerim tatarian, répond Meirelles.

Une foule silencieuse d’hommes et de femmes vêtus seulement d’une bande d’écorce entre les jambes nous environne. Des mains timides se tendent pour nous palper. Quelques chiens hargneux nous flairent.

Un étrange dialogue s’engage alors entre Meirelles et les notables indiens. Finalement, c’est le vieux chef Malhoa qui nous conduit à une case, un peu à l’écart du village.

Nous sommes fourbus. La fatigue accumulée depuis des mois semble s’abattre d’un seul coup et me couper les jambes.

Nous installons nos hamacs sous les regards curieux de nombreux Indiens qui s’extasient à chaque chose que nous retirons des cantines. Leurs yeux brillent de convoitise, surtout lorsque j’extrais un rouleau de tabac noir et commence une équitable distribution. Les mains se tendent à nouveau, avides cette fois. Les hommes jusqu’alors assez réservés bousculent les femmes pour exiger la part du lion et, lorsque je n’ai plus rien à distribuer, ils restent encore autour de moi, à suivre le moindre de mes gestes, à le commenter abondamment et c’est assez gênant, parce que je me demande toujot1rs ce qu’ils pensent et que naturellement je ne peux jamais le savoir.

Mon teint, beaucoup plus clair que celui de mes compagnons, les étonne. Une Indienne passe un doigt craintif sur ma barbe, sur les poils du torse, partout. Elle a l’air de trouver ça tout drôle et je souhaite qu’il ne lui prenne pas l’envie de tirer sur ma tignasse pour voir si c’est postiche. Mes lunettes de soleil obtiennent un franc succès.

Je regrette vivement de ne pas avoir de perruque ou de râtelier à leur présenter. Imaginez leur surprise. J’aurais certainement sans plus tarder détrôné le sorcier du village.

Ce dernier d’ailleurs ne tarde pas à faire une brève mais spectaculaire apparition. Il crée le vide autour de lui de ses bras ouverts, accepte quelques cadeaux, puis une portion de tabac en corde qu’il se met en devoir de mastiquer aussitôt, crache, sort… très digne, le sorcier ! Un collier de dents de crocodiles autour du cou, des bracelets de baies sauvages cliquetant aux chevilles et aux bras, avec, en guise de pagne, une peau mitée et crasseuse de jaguar.

— Auri… coti manakré…

Le dialecte des Indiens Karajas est guttural, simpliste, quoique différent de celui des femmes de la tribu, et même de celui des enfants. Meirelles m’assure que leur dialecte est dérivé du « tupi-guarani », qui fut la langue originelle de toutes les tribus indiennes du Matto Grosso en particulier et de l’Amérique du Sud en général. Très vite, je bredouille quelques paroles de bienvenue à la grande joie des Indiens qui me font répéter dix fois au moins avec ravissement le mot correspondant à l’objet qu’ils me désignent.

— Tatarian, manakré rarerim auri tori coti… Docile, je répète ma leçon. Ces grands diables bruns semblent des enfants rieurs et curieux. Mais entre deux phrases qu’ils me font ânonner avec application, je dois avoir l’œil à tout, car les professeurs sont prompts à la rapine. Un mouchoir, un crayon, un morceau de papier, tout les séduit.

Ils nous ont envahis, occupés et ne semblent pas disposés à déguerpir, bien au contraire.

Ceux qui ne peuvent pas entrer à cause de l’exiguïté de la case écrasent leur visage grimaçant à tous les interstices des parois de bambous. Ils me rappellent certains petits nez rouges écrasés aux vitrines à l’occasion des fêtes de la Noël.

Pour eux, après tout, peut-être sommes-nous aussi les jouets amusants, des bêtes curieuses qu’ils aiment voir évoluer dans leur milieu, tout dé&orientés, tellement gauches…

Comme moi, qui les épiais tout à l’heure…

Leurs sentiments ne diffèrent pas tellement des nôtres. Nous nous amusons mutuellement. C’est gentil tout plein.

— Coti… coti…[3]

Des retardataires arrivent qui nous happent la main tendue.

Coti… coti…

En échange de nos cadeaux, melons d’eau, bananes, baies sauvages, noix amères viennent encombrer le sol de notre case et la transformer en dépotoir. Paisiblement assis maintenant qu’en apparence satisfaits, les Indiens nous observent. Ils se moquent gentiment. Les rires secouent la bedaine des vieux et les seins mous des femmes.

Les Indiens rotent, pètent, crachent et se grattent sous les aisselles à la recherche de tiques, examinent avec soin leurs trouvailles, les évaluent d’un œil gourmand, puis les croquent sans plus de façon.

Sans doute pour nous plaire, et nous voyant amusés de leurs mimiques, ils organisent en toute naïveté un véritable concours de péterie. Sans se forcer, avec une aisance dénotant un long entrainement à cet exercice, ils évacuent les gaz gastriques à une cadence vertigineuse, presque mélodieuse, ma foi !…

Leurs intestins semblent prodigues en la matière.

Ça dure, ça dure…

Le vainqueur est acclamé. Modeste, il se repose de ses émotions, appuyé sur l’arrondi élégant des épaules de ses deux femmes dont les seins piriformes pointent drôlement, chacun de leur côté.

Des bébés dorment paisiblement installés à califourchon sur les hanches étroites de leur mère qui, de temps à autre, les contemplent avec amour, lappent leur morve comme des chattes lustrent la fourrure de leur petit.

Malhoa, le chef indien, qui était sorti, revient, les bras chargés de deux superbes peaux de jaguar qu’il offre à Meirelles en gage d’amitié. Ce dernier accepte le cadeau et tire de sa ceinture un machete flambant neuf dans sa gaine de cuir fauve. Il l’offre solennellement à Malhoa qui se pavane avec sérieux devant ses sujets éblouis, faisant effectuer à la lame de rapides et sifflantes circonvolutions qui manquent de nous décapiter tous en même temps. Un plongeon rapide nous sauve in extremis de cette démonstration de force, les Indiens se retirent enfin, suivis de leurs épouses gloussantes et ravies, parées du stock de verroterie que nous leur avons généreusement distribué.

— Arakré tiotoeka[4].

— Arakré…

Allongé dans mon hamac sous la moustiquaire étouffante, quoique fatigué, mon esprit trotte. Je n’arrive pas à dormir. Mes compagnons ronflent déjà, j’envie leur repos.

Les torches sont éteintes, déjà la lune pâlit. Je me lève, comme oppressé, pour me promener au bord du fleuve, une grande paix règne sur le village endormi bercé par une litanie monotone semblable à une plainte de cauchemar.

Quelques chiens efflanqués s’attachent à mes pas et grognent sourdement, sans aboyer, en conservant leurs distances. J’en ai bientôt toute une meute sur mes talons qui reniflent avec fureur et me font appréhender un coup de croc dans les mollets.

D’un côté, la rivière argentée, sur une petite falaise ocrée le village et derrière cette falaise, une bande étroite de « serrado » éclairci. Une ligne sombre et discontinue qui doit être la forêt, marque l’horizon.

Comme il fait très chaud, les Indiens dorment en plein air devant leurs cases, sur des nattes posées à même le sol. Je bute dans des couples étroitement enlacés et m’excuse machinalement avec les mots conventionnels, tellement inusités en ces lieux que j’éclate de rire. Quelques ombres se relèvent à demi sur leurs coudes, me regardent sans émoi, murmurent quelque chose que je ne peux comprendre, puis se rendorment confiants.

L’une d’elles crie après les chiens qui taisent leurs grognements, mais n’en continuent pas moins à me suivre. Une odeur forte stagne et imprègne mes vêtements, ma peau. C’est l’odeur indienne qui déjà flottait sur la rivière, faite de sueur, de crasse, de graisse rancie et des teintures végétales, « roucou » et « genipapo », qui sont à la base de la toilette de tout ce qu’une âme primitive peut imaginer pour plaire et séduire.

Sur une placette entourée de hautes herbes que je découvre accidentellement derrière le village, un vieil Indien, accroupi sur une natte, fume dans une pipe de terre des herbes dont la combustion dégage une odeur âcre. Près de lui quelques braises luisent faiblement, couvertes de cendres blanches comme la neige sous la lune qui répand une douce clarté déjà voilée aux approches de l’aube.

L’homme, avec un grognement de bienvenue, m’invite à prendre place près de lui sur la natte. Il me tend une calebasse pleine d’une boisson fade, mais très fraîche, que je bois avec un peu d’appréhension. En échange, je lui donne du tabac de ma blague, puis, à mon tour, je fume. Bans un mot nous sommes restés là, très longtemps, tous les deux. J’aurais voulu pénétrer le mystère des pensées de cet homme des bois ; près de lui, je me sentais heureux, tellement libre de toutes contingences. Parfois, lors qu’il retirait la pipe de sa bouche pour cracher un long jet de salive noire, il fixait ses yeux brillants sur moi, puis il grognnait doucement. Il était bien. Moi aussi. O vieil Indien, comme ce soir-là j’étais près de moi-même, comme soudain j’ai senti que ta sagesse profonde t’inspirait des pensées qu’il m’aurait été sacrilège de chercher à pénétrer. La nature autour de nous, les chants de la jungle, l’odeur fauve du village… harmonie. Que ne suis-je assez éloquent pour analyser cette brutale sensation de retour à la vie qui m’étreignit à tes côtés. Aujourd’hui, à revoir ces notes, tellement proche d’un nouveau départ, c’est à toi, vieil Indien, que je pense. Ta forêt a su me captiver comme nulle femme au monde ne pourra jamais le faire. Avoir la force d’être homme. De renoncer à tout ce clinquant, de partir pour toujours, toujours, là où il a encore de la pureté, là où la vie est permise.

J’ai laissé le vieil Indien. J’ai repris ma promenade solitaire…

Près de la place, à côté d’une case aux chaumes pendants, il y a un bouquet de bananiers. Le vieux, de loin, me crie :

— Auri anri taxata… (bananes… c’est bon).

J’avise dans la pénombre un régime dont les fruits, quoique minuscules, paraissent mûrs à point. Je tends la main et la retire précipitamment avec un cri de douleur cependant qu’un tintamarre infernal se déchaîne. Des « araras vermelho », oiseaux sacrés aux yeux des Indiens qui les plument librement pour agrémenter leurs parures de fête, avaient élu domicile dans le bananier. Dérangés dans leur sommeil par la main imprudente que je tendais, après m’avoir violemment mordu de leur bec acéré, ils jacassent à perdre haleine, telles les oies du Capitole, pour ameuter le village sus au voleur. Encouragés par cette algarade, les chiens se déchaînent, aboient férocement…

Je m’enfuis éperdu, cherche la case sans la retrouver, rage, peste, la trouve enfin, m’affale dans le hamac, essoufflé, honteux, pour chercher un sommeil qui se refuse, le cœur battant à grands coups.

— Debout, Français, debout, esta na hora (c’est l’heure). Après avoir écarté la moustiquaire, Meirelles me secoue comme un prunier, brisant au beau milieu un rêve d’or, tout en achevant d’enfiler ses bottes.

— Dépêche-toi… Malhoa nous invite dans sa case.

Je rouspète un peu. Pour la forme. Essaie de me raccrocher à mon rêve, j’abandonne ; je me verse une pleine gamelle d’eau sur la tête, un coup de peigne, bottes feutre, je boucle la cartouchière…

— Allons, Meirelles, dépêchons-nous, esta na hora…

A mon tour de le presser : l’animal lisse ses moustaches. Les caboclos sont partis à la crique calfater la barque et faire leur toilette. Duke, pas encore très bien remis de sa blessure au pied, reste dans la case pour veiller sur le matériel et astiquer les armes.

Nous sortons. La réverbération de la rivière qui poudroie contraste violemment avec la douce pénombre de la case et me brûle les yeux.

Le village est désert, écrasé sons un soleil invariablement torride. Les chiens ont disparu, fuyant la canicule, vautrés à l’ombre de quelques palmiers étiques, tirant avec effort une langue baveuse et violacée.

Dans l’embrasure de l’entrée des cases quelques visages curieux se montrent, des mouches bourdonnent, on n’entend qu’elles, et, aussi, cette litanie, qui hier au soir me faisait penser à une plainte de cauchemar.

— C’est une Indienne qui pleure ses morte, raconte Meirelles. Elle pleurera longtemps encore. Lorsqu’elle sera fatiguée, c’est-à-dire aphone, une voisine, une parente viendra la remplacer, puis une autre. La coutume exige que l’on pleure les morts durant une période équivalente à six mois de notre calendrier.

Lamento improvisé qui clame les mérites du défunt, cette plainte a quelque chose d’inhumain.

Meirelles, qui comprend le dialecte, traduit au fur et à mesure du déroulement des versets le chant des morts indien :

— Ahahahah,
— Il n’ira plus pêcher,
— Ni chasser ni lutter ni danser.
— Karaja est mort ... ahahaha.
— Jamais plus je ne le peindrai.
— Pour l’« aruana »[5] et pour la guerre.
— La glu de ses flèches est froide.
— Qui viendra me défendre de la bête des bois ?
— Je suis seule avec son fils.
— Son fils est si jeune,
— Et moi je suis si vieille.
— Karaja est mort, ahahahaha.
— Il n'ira plus chercher la « melancia »
— Ni la patate douce et ni la « mandioca ».
— Plus personne ne lancera son défi.
— Les blancs ne meurent pas, eux,
— Ils deviennent pierre et restent sur la terre.

 
— Karaja ne revient pas sur terre,
— Karaja est mort, ahahahahahaha.

Quelques poteries sèchent dans le sable. Des jarres surtout, au travail grossier, peinturlurées de couleurs vives avec des dessins asymétriques. Une grande peau de serpent fichée sur un pieùx s’écaille.

Malhoa nous a vus, il vient à notre rencontre.

— Tatarian.

— Tatarian rarerim karaja[6].

Il nous précède dans sa case qui est à peine plus grande que les autres avec sa toiture de « buriti indaya » de forme ogivale. Je ne distingue d’abord rien. Une odeur forte de fumée me fait tousser, puis pleurer. Malhoa rit.

Entre deux pierres, il y a un peu de feu. Sur les pierres, une marmite de terre cuite, autour, quelques femmes accroupies fumant le tabac de nos réserves dans une pipe courte en forme de fuseau. Cette pipe, d’ailleurs, gîte en permanence au coin de leur bouche édentée, ce qui a pour effet de noircir les chicots qui restent encore plantés dans leur mâchoire.

Lorsqu’elles ne fument pas, elles chiquent et crachent avec force à des distances incroyables, faisant entendre, surtout sous l’empire de la surprise ou de l’émotion, de sonores éructations. Elles sourient rarement et c’est dommage, car, lorsqu’elles le désirent, elles ont un sourire doux et résigné, énigmatique aussi qui ne doit rien à la Joconde.

Leurs gestes sont lents, pleins de grâce. Lorsqu’elles parlent, se jugeant indignes de l’attention qu’on leur accorde, elles évitent le regard de leur interlocuteur et répondent doucement en tournant la tête, ce qui fait qu’on à l’impression de causer tout seul.

Leur voix est rauque. A chaque période, elles semblent pleurer et leurs phrases s’achvent en sanglots ou gloussements geignards. Pour l’instant, elles tressent des nattes de fibres. L’une d’elles berce du pied, dans une claie d’osier matelassée de coton, un bébé de quelques mois qui vagit. Il est extrêmement difficile d’évaluer leur âge. Elles sont vieilles ou jeunes, mais sans intermédiaire ni restriction. Le type « dame mûre bien conservée » n’existe pas chez les Indiennes. Leurs seins fatigués par de précoces et nombreuses maternités révèlent les vicissitudes automnales d’une vie très rude. Leurs corps, sveltes et nus, au canon nettement asiatique, sont dépourvus de tout système pileux. Comme les hommes d’ailleurs, dont le sexe est attaché avec une ficelle, afin de le protéger des moustiques voraces et surtout des « candirus », microbe abondant dans les rivières mattogrossences, qui pénètre dans l’urètre des baigneurs, le ronge comme un chancre, très lentement, mais sûrement, jusqu’à provoquer une hémorragie sans remèdes dans le système urinaire.

Ainsi, lié dès l’enfance, le membre viril des Indiens adultes est presque atrophié. Ne mâchons pas les mots, minuscule. Œ qui explique en partie la frigidité absolue des Indiennes qui s’accommodent évidemment fort mal de ces embryons d’attributs masculins à peine suffisants à la procréation.

Par ailleurs, l’amour chez les Karajas revêt un caractère très spécial du fait de l’accomplissement inusité de l’acte sexuel. Celui-ci tout d’abord est public. L’Indien prend sa femme lorsqu’il la désire, ce qui ne l’empêche nullement de continuer une conversation animée avec ses amis, de manger, de boire et d’éructer, car l’éjaculation masculine nécessite un temps infiniment supérieur à la norme, puisqu’il conclut le genre d’étreinte qui est connu par les spécialistes en la matière sous le nom de « caresse hindoue ».

Celle-ci, communément usitée chez les Karajas et Javahés n’exige des participants aucune activité susceptible d’activer le spasme définitif. Quant à l’orgasme féminin, il est à peu près nul et dans ces conditions ; la vie sexuelle indienne, quoique intense, repose surtout sur le fait de la reproduction et continuité de la race, ce à quoi les Indiens tiennent d’ailleurs beaucoup, car les enfants sont considérés comme une richesse. Pour assurer à ceux-ci une constitution normale, les Indiens évitent avec un soin tout particulier la consommation de mariages consanguins. La loi indienne inflexible mais juste punit de mort de semblables alliances. Cependant, la tribu vivant en vase clos et tenant avant tout à la pureté de la race, doit, pour éviter le péril des mariages consanguine, chercher dans les tribus voisines de même sang un apport nouveau d’épouses « étalon ».

Celles-ci sont invitées à contracter mariage de gré ou de force avec les jeunes guerriers célibataires. En général, les alliances sont recherchées de part et d’autre, car elles permettent de conclure des échanges commerciaux fort intéressants pour le standing des indigènes. Parfois cependant, une grave mésentente interdit tout projet de ce genre. C’est alors une déclaration de guerre dont l’objectif principal est le rapt de jeunes femmes. Les agresseurs cernent à l’aube le village possédant un contingent important de « filles à marier » et surveillent le départ des guerriers aux champs, à la pêche ou à la chasse. Lorsque le village est déserté de ses forces vives, et que seuls quelques vieillards demeurent avec les femmes et les enfants, les agresseurs incendient les cases après les avoir pillées, enlèvent les fillettes et se retirent en ordre, ne laissant plus que des cadavres sur le lieu de leurs exploits.

Lors de leur retour, les guerriers n’ont plus qu’une idée en tête, se défendre d’une contre-offensive possible et fuir la vengeance des survivants du village attaqué. C’est alors qu’ils déménagent leurs cases et fuient vers d’autres lieux, accompagnés des captives qui, désormais, font partie de la tribu à titre d’épouses.

Dans la forêt on rencontre souvent des villages abandonnés pour semblable motif et il n’est pas rare de croiser une longue colonne d’Indiens chargés de hottes de fibre pleines d’objets ménagers, suivie à quelque distance par une horde de femmes soumises et craintives.

Quelques tribus, en particulier les Chavantes, aiment à s’emparer de jeunes filles blanches destinées à assurer un apport de sang nouveau. Elles appartiennent à leur ravisseur et aussitôt après avoir mis au monde un enfant sont massacrées. Quant à l’enfant, il est élevé par le cacique si c’est une fille, par le sorcier si c’est un garçon. Dans les deux cas, il sera considéré comme un Indien de race pure et fera partie intégrante de la tribu. « Il », ou « elle », aura pour mission précise d’assurer à la communauté une descendance nombreuse.

L’initiation amoureuse est précoce. Les jeunes garçons sont amenés à de vieilles femmes qui ont pour mission de les éduquer en quelques nuits ; les jeunes filles sont confiées au sorcier qui, en principe, se réserve « le ius primae noctis ».

Bien souvent ceux-ci n’ont pas attendu les leçons de ces maitres d’un genre tout à fait spécial pour connaitre à fond le mystère des ébats amoureux. En effet, les anciens, nullement gênés par leur présence, s’ébattent en toute heure et en tout lieu, au vu et au su de tous, considérant l’acte d’amour comme fort naturel, nullement répréhensible, indispensable au contraire à la vie de la tribu dans le sens de la procréation.

Avec l’esprit d’imitation qui les caractérise à cet âge, les enfants s’amusent à imiter leurs anciens. Ce n’est d’abord qu’un plagiat maladroit et incomplet, c’est ensuite une réalité parfois bien avant la puberté.

Certaines fillettes d’ailleurs sont vendues à leur futur mari bien avant leur complète formation. Celui-ci s’engage à la respecter, mais ne tient pas toujours parole. Comment le pourrait-il, vivant en parfaite intimité avec celle qu’il considère d’ores et déjà comme sa femme ?

Des mariages se concluent même, suivant le vœu des parents, alors que les futurs époux sont encore à téter le sein de leur mère, mais déjà ils doivent vivre ensemble et sont considérés par tous comme mari et femme. Personne ne voit d’inconvénient à ce qu’ils le deviennent effectivement aussitôt qu’ils en sont capables.

Par contre, si !’Indien éprouve le désir normal ressenti par tout homme viril, il ne ressent de manière absolue aucune attirance pour les actes contre nature ou les complications amoureuses sorties de l’esprit super-raffiné des blancs de passage dans leur village.

Tout est très sain, très pur chez l’Indien. Certaines cérémonies présentent, il est vrai, un véritable caractère orgiaque, mais c’est plus par respect des traditions que par vice ou par plaisir.

C’est ainsi que le masochisme s’est découvert dans quelques tribus des adeptes fervents, à l’occasion de la cérémonie d’initiation des jeunes filles pubères. Une grande fête est organisée, à laquelle évitent de participer les étrangers de passage dans l’« aldeia ».

On danse, on boit, on se défie violemment, puis on lutte en l’honneur de la jeune fille qui, après avoir subi les hommages initiés du sorcier, doit satisfaire tous les membres de cette petite fête. Ce sont les vainqueurs des tournois singuliers livrés à coup de fouet qui ont droit les premiers à ses faveurs. Les lanières de cuir brut cinglent les dos, zèbrent les chairs, les tuméfient…

Le sang coule. Les Indiens se font face, entourés de tous leurs amis. Le plus courageux tend le fouet à l’autre et lui ordonne de le battre, s’écriant sous les coups qui pleuvent et le meurtrissent :

— Allons… allons… tu n’es qu’une femme, ton bras n’a pas de force, tes coups de fouet me semblent des caresses …

Le flagellé met son point d’honneur à ne rien laisser paraitre de sa douleur, aucun muscle de son visage ne tressaille. Parfois épuisé, il chancelle et se sent près de défaillir. Son sang ruisselle, la terre tourne, ses yeux se ferment sur un voile rouge…, alors il se redresse et d’une voix ferme, crie en riant nerveusement :

— Arrête, tu n’es qu’un enfant, tu te fatigues inutilement, laisse-moi te montrer comment doit frapper un homme, donne-moi ton fouet…

Le fouet change de main, les coups pleuvent maintenant sur le dos lisse, on entend le bruit mollasse des chairs qui se déchirent…

Le flagellé de tout à l’heure tape avec frénésie jusqu’à ce qu’enfin l’autre formule les phrases rituelles qui mettront fin à ces duels singuliers :

— Allons, tu n’es qu’une femme…

Le vainqueur est celui qui a subi le plus longtemps la flagellation. Il saisit par le bras la fillette et l’entraîne dans les fourrés avoisinant la place du village, cependant que d’autres s’affrontent encore pour décider de celui qui prendra sa place.

Avant le mariage, la jeune femme indienne est maitresse absolue de son corps ; elle se donne à qui lui plait ou à qui la prend sans aucune restriction. Cependant après le mariage l’adultère est rare. L’initiative en revient toujours à l’homme qui, sous l’empire d’un besoin brutal, exige satisfaction immédiate de la femme qui se trouve à sa portée et loin de tout secours. Considérant la chose comme inévitable, l’Indienne surprise au bord de la rivière ou sur une piste, n’oppose à l’agresseur aucune résistance. Après l’acte, elle converse même longuement avec l’homme qui abusa de sa faiblesse et accepte quelques menus cadeaux apportés à son intention.

Cependant, de retour au village, la femme va conter la chose à son mari qui décide, suivant les lois de la tribu, des sanctions à infliger au coupable. Il peut se juger outragé et demander réparation par les armes ou répudier et même tuer sa femme simplement parce qu’elle a appartenu à un autre. Suivant la position sociale de son rival, il peut s’estimer flatté et alors il accepte les cadeaux que celui-ci s’empresse de lui apporter. Un accord tacite de ménage à trois est conclu, car, dans sa sagesse, l’indien observe :

— Ils se connaissent maintenant, à quoi bon les contrarier, le mal est fait, rien ne pourra endiguer son cours.

L’amant en titre devient donc l’ami du mari et leur existence se poursuit paisiblement.

Certains, par contre, organisent aussitôt une véritable chasse à l’homme qui doit se terminer par la mort de l’agresseur ou du mari outragé. Mais le vainqueur de cette lutte doit craindre la vengeance des membres de la famille du défunt. La vendetta chez les Indiens n’est pas un mythe et leur haine est inextinguible, ce qui amène parfois des luttes sanglantes de village à village et l’anéantissement total de leurs habitants respectifs.

L’adultère n’est donc pas un fait prémédité, mais un viol pur et simple, rejeté ou accepté suivant la loi qui régit la vie de la communauté.

Chez les Karajas, le mari demande réparation au coupable en l’invitant à se prêter aimablement à une distribution de coups de « borduna », c’est-à-dire à un matraquage en règle, d’autant plus douloureux que l’instrument employé est une pièce de bois d’un demi-mètre de longueur et de trente centimètres d’épaisseur, aux arêtes très vives. Le coupable, retrouvé, se soumet sans récrimination à ce traitement et s’il ne meurt pas des suites de la raclée, il peut et doit même, toujours suivant la loi, prendre l’instrument en main et rendre coup sur coup au mari vindicatif. S’il en est incapable, il peut déléguer un membre de sa famille pour rétribuer dans la mesure de son inclémence le mari outragé.

Certains ont une conception encore plus simpliste de la vengeance. Pour sauver l’honneur, ils exigent en compensation du viol de leur femme, la femme du coupable. Dans ce cas, les deux femmes se mettent rapidement d’accord et cet arrangement est le prélude à une amitié sincère et durable.

Les mariage ne sont pas toujours la conclusion d’idylles romanesques, mais simplement le résultat d’une entente des familles respectives. Les enfants sont estimés à leur juste valeur par leurs parents, des cadeaux sont échangés, et lorsque l’union est décidée, si la fille n’est pas encore pubère, son futur mari vient vivre avec elle sous le toit de la case de son père et travaille pour toute la famille dans la mesure de ses moyens, de manière à démontrer qu’il est capable de subvenir aux besoins de sa femme et d’assurer sa protection.

Le gendre est alors le véritable esclave du beau-père et cette situation ne cesse que lors de la cérémonie du mariage. Le couple réintègre la case construite par le mari et ne doit plus se préoccuper que de sa propre subsistance.

Le mariage est en même temps une impérieuse nécessité. Il faut se marier pour assurer la continuité de la race, pour avoir des enfants qui deviendront des guerriers forts et courageux et défendront de manière effective l’ensemble de la communauté. Les habitants d’un même village se doivent aide et assistance, leur organisation sociale prévoit même de véritables maisons de vieillards où viennent se reposer, délivrés de tout souci, les vieux guerriers usés par la fatigue.

Il est vrai que certaines tribus préfèrent les supprimer dès l’instant où ils deviennent une charge pour la communauté. Les vieux sont en général d’accord et boivent eux-mêmes le poison préparé à leur intention. Il en est de même pour les infirmes qui, en période de guerre ou de disette, sont fort encombrants. Cette sélection s’effectue sans violence, elle est un fait accepté de tous et qu’il ne viendrait à l’idée de personne de contester. La vie est dure en forêt, seuls peuvent y vivre les forts.

Il est dit aussi dans la loi indienne, qui est orale et transmise de générations en générations de n1anière fidèle :

— Karaja peut avoir autant de femmes qu’il lui plait, à condition de subvenir à tous leurs besoins et d’assurer leur protection, il devra les nourrir comme il se nourrit lui-même, avoir pour elles les soins qu’il a pour lui, et rendre à toute de manière équitable l’hommage de sa virilité. Par contre, ses femmes devront au lieu de crier et se disputer, s’empresser de satisfaire ses désirs, de faire cuire son mil, de tresser les nattes pour le repos et les hamacs pour le sommeil, lui donner des enfants beaux et


Indien Karaja à la pipe.
(Chap. VII)




Femme Karaja filant.
(chap. VII)



forts, défendre et honorer sa mémoire et l’assurer de leur fidélité…

Ce paragraphe, traduit par Meirelles, explique la conception de la polygamie chez les Indiens du Matto Grosso, en même temps d’ailleurs qu’elle la limite, car il n’est pas à la portée de tous les guerriers de nourrir et de défendre trois ou quatre femmes.

Il faut avoir bon œil, bon pied, et avec tous les moutards appelés à naître, l’ensemble représente pour l’ambitieux mari, un travail écrasant et de sérieux soucis.

La forêt, la rivière, ne sont pas toujours prodigues de leurs richesses. La terre est basse dans le Matto Grosso lorsqu’il faut la gratter pour planter le manioc ou le mil nécessaire à la subsistance d’une nombreuse famille…

Pour vérifier justement la capacité du mari, une épreuve de force précède le mariage. Elle consiste chez les Karajas à plonger dans une crique repérée à l’avance et fermée de grosses pierres à la manière d’un lac et à saisir avec les mains un poisson de trente à quarante kilos, aux dents fort acérées et de nature particulièrement féroce, prisonnier dans la crique depuis quelques jours et demeuré sans nourriture.

La lutte ne se termine pas toujours à l’avantage de l’homme. Saisir un tel poisson par les ouïes et le balancer sur la terre ferme exige souplesse, force, courage…

En cas d’échec, le candidat est houspillé et invité à réfléchir. En cas de mort, un autre soupirant se présente, qui prend sa place auprès de la fiancée. Il lutte avec le même poisson, certain désormais d’obtenir la victoire, car la le poisson rassasié n’oppose plus qu’une béatitude de bon aloi.

De toute manière, vainqueur de ce tournoi, le futur mari complète son examen prénuptial en défrichant un coin de la jungle à quelque distance du village. Il plante alors du mil, du manioc, des arbres fruitiers et lorsque les premières pousses sortent vigoureusement de la terre retournée avec une houe de bois de fer, il est déclaré bon pour le mariage.

Après l’échange rituel des cadeaux, les jeunes gens sont réunis sur la grande place du village. Ils écoutent sagement les conseils prodigués par les anciens d’abord, par leurs familles ensuite et participent aux danses présentant un caractère ancestral au son des « grunchos » et des « chocalhos »[7]. Les hommes vont en file, à petits pas, de droite à gauche, les femmes de gauche à droite, leur faisant face.

La fête dure tard dans la nuit. Elle est le prétexte à de nouveaux ébats amoureux qui se distribuent aux quatre coins du village. Quant au jeune couple, il rejoint la case qui lui est affectée, en général celle que l’homme a construite de ses propres mains ou aidé de ses amis durant la période des fiançailles.

S’ils sont alors mariés aux yeux de tout le village, il ne le seront vis-à-vis d’eux-mêmes et dans toute l’acception du terme qu’après un délai de six à dix jours qu’ils emploieront à parfaire leur connaissance. Car ils se connaissent fort mal, leur union étant l’œuvre de leurs parents et non de leur désir, n’étant libres ni l’un ni l’autre de la rejeter.

Durant ces quelques jours, il font « nattes à part » bien sagement, sans esquisser la moindre petite privauté, ébauchant un flirt tout platonique, avec des promenades en commun au bord de la rivière et des jeux puérils autant que gracieux. Et lorsqu’enfin ils ne se regardent plus avec des yeux « curieux » et que cette période de vie commune fort agréable les incline à une solide amitié, alors seulement le garçon prouve à la fille ses qualités d’époux et enfin unis devant Dieu et devant les hommes, ils se préparent à affronter ensemble la dure vie de la jungle.

Dès cet instant, la femme Karaja devient la maîtresse absolue de la case et de tout ce qui se rapporte à l’économie. Elle participe activement à la vie politique du village, grossissant du poids de ses arguments les commérages caquetants de ses consœurs. Elle s’intéresse alors directement et définitivement à la structure de la vie sociale indienne.

Si le mariage donne certains droits à son mari, il lui en accorde aussi d’incontestables. C’est ainsi qu’elle peut battre l’homme s’il n’est pas suffisamment délicat avec elle ou s’il néglige de travailler. Mais elle ne doit pas exagérer, car, avec le bon sens qui la caractérise, la loi indienne déclare que le battu peut alors battre sa femme et ce jusqu’à ce que mort s’ensuive. C’est à ma connaissance la seule tribu qui accorde ainsi certains droits à la femme. En général, celles-ci n’ont en aucun cas le droit de formuler la moindre plainte et à plus forte raison de corriger leur époux.

Lorsque l’homme prend une nouvelle femme, « le cercle de famille applaudit à grands cris », mais sans drames ni pleurs ni plaintes.

La première femme traite la seconde en amie, sans prendre ombrage de sa présence continue et de son ingérence dans les affaires de la maison. De toute manière, à elle et à elle seule, au titre de première épouse, revient le droit de prendre les décisions finales. Une sorte d’emploi du temps bien compris partage équitablement les nuits de notre Indien. La délaissée, après quelques plaisanteries innocentes, s’endort paisiblement, tournant le dos au couple qui, à quelques mètres de sa couche, s’épanche bruyamment. Il n’entre aucun favoritisme en jeu. C’est un jour oui, un jour non, à l’exception évidemment des jour où l’une des femmes est indisposée.

Lorsque la femme engrossée approche de la délivrance, c’est son mari qui se plaint et gémit sur le seuil de sa case, entouré et félicité de ses nombreux amis qui, pour apaiser sa peine, lui apportent de menus cadeaux et lui prodiguent des encouragements. Pendant ce temps la femme, debout, accrochée à deux mains au pilier central de la case, les jambes écartées, assistée d’une vieille femme, serre les dents et force pour hâter la délivrance.

Ainsi, après avoir simulé les douleurs intolérables de l’enfantement, l’homme, épuisé, aphone, geignard, se laisse coucher, puis dorlotter dans son hamac, cependant que le nouveau-né vagit dans une calebasse pleine de coton brut et que la jeune accouchée vaque activement aux travaux ménagers sans que sa robuste constitution en soit affectée. En Europe, on appellerait cela « couvade »…

La venue d’un enfant chez les Indiens est un événement heureux, dignement fêté surtout lorsqu’il s’agit d’un garçon. Le nouveau-venu est l’objet de tous les soins, de toutes les attentions, il mène une vie de nabab comblé et gâté comme peu d’enfants le seraient dans la vie civilisée, devenant très vite un tyranneau aux caprices innombrables, sitôt satisfaits que formulés.

Jamais les Indiens ne battent leurs enfants, et les Indiens ne sourient que lorsqu’ils ont un bébé dans les bras. Cependant, dans certaines tribus, ils limitent les naissances à trois par femme, étrange moyen de sélection de la race, dans lequel le sorcier joue un rôle des plus actifs, pratiquant avec succès l’avortement au moyen d’herbes spéciales cueillies dans la forêt.

Devenue mère, l’Indienne ajoute à ses tatouages des signes cabalistiques indiquant le sexe et le nombre de ses enfants. De toute manière, signes et tatouages ne détruisent en rien l’harmonie de ses traits délicats, ajoutant au contraire une note attrayante de personnalité, un chic indéniable. Malgré les bains répétés quotidiennement, la crasse forme sur sa peau une sorte de vernis graisseux, luisant et fétide qui la fatigue puis la ride, accentuent encore davantage les ravages physiques entretenus par une existence laborieuse. Cette crasse cependant possède l’avantage primordial de la protéger efficacement des moustiques et des mouches qui répugnent à l’odeur dégagée et ne peuvent réussir à percer de leur dard la carapace ainsi formée.

L’âge marque la femme indienne avec âpreté, la transformant en une harpie tyrannique consciente de son délabrement physique. Elle se tasse, se momifie, les seins sont flasques, les attaches noueuses, les muscles saillants se tendent et font trembloter la peau parcheminée, les cuisses décharnées se couvrent d’ulcères. Le spectacle des ruines de ce qui fut un beau corps est désolant…

La femme devient alors arrogante, elle fume, elle crache plus que jamais, acquérant une autorité incontestable auprès de son mari et des jeunes épouses de celui-ci. Elle passe ses journées accroupie auprès du foyer, le regard vide, croquant des noix, râpant du manioc ou préparant des pagnes pour ses filles, pleurant d’un ton monocorde ses morts ou ceux des autres, parlant toute seule des souvenirs de sa brève jeunesse…

On la croit centenaire, elle n’a pas quarante ans…

Elle est à l’image de cette Indienne qui file dans un coin obscur de la case de Malhoa et qui ne nous a même pas remarqués. Ses lèvres psalmodient une litanie des morts qui s’égrène interminablement. Aucune larme ne coule de ses yeux secs aux bords rougis par une conjonctivite persistante, causée sans doute par les longues expositions à la réverbération atroce des eaux de la rivière. Sa poitrine maigre se soulève avec des sanglots convulsifs et sa tête aux cheveux gris et filasses dodeline doucement.

Elle est maigre. Très maigre, près d’elle un chien somnole, le museau entre ses pattes.

La vieille file inlassablement, sans voir. D’une main, elle fait tourner une longue toupie formée par une tige de bois enfilée dans une plaque en os et de l’autre, elle évide la masse de coton brut tassée à ses pieds. Lorsque la toupie tourne très vite, de la boule de coton sortent des filaments ténus que les doigts humides de la vieille Indienne malaxent et étirent à volonté jusqu’à les lier les uns aux autres, formant ainsi une corde solide qui vient s’enrouler au-dessous de la plaque en os, au fur et à mesure de sa formation, en un écheveau bien ordonné.

Et le fuseau tourne toujours, la vieille pleure, les femmes mélangent des teintures, écrasent des graines tinctoriales de « roucou » avec de l’huile de « babassu » dans une calebasse et leurs doigts sont teintés du rouge de l’ « urucum » jusqu’à la paume des mains…, ou encore elles pressent des fruits appelés « genipapo » pour en extraire le suc et le mélanger à du noir de fumée obtenant ainsi une mixture bleuâtre qui, avec l’urucum, servira à peindre le corps des guerriers et leur donnera cette odeur caractéristique qui empuantit les villages dans un rayon de dix kilomètres.

Malhoa, qui s’est assis à côté de nous sur une natte de « buriti » nous offre un melon d’eau qui ressemble à une pastèque. Le poignard craquelle la croûte verte, je mords à plein nez dans la chair juteuse ourlée de graines noires ; une chair rouge vif, rose à la crête, des tranches découpées qui étanchent la soif et apaisent la faim. Malhoa crache les graines noires dans le feu, les unes après les autres, avec la précision d’un expert en balistique. J’essaie de l’imiter, mais j’échoue piteusement, bavant sur ma chemise. Dans la case c’est une débauche indescriptible d’objets bizarres, d’armes primitives, de peaux tannées qui pendent aux cloisons ou s’éparpillent sur le sol couvert d’épaisses nattes tressées.

Il y a des arcs de plus de deux mètres de longueur, en bois noir et lisse, des flèches, hautes comme un homme, à la terminaison acérée. On en voit avec des pointes en os taillées en fer de lance, certaines mêmes ont, incrustées dans le bambou, de longues arêtes barbelées et coupantes comme des lames de rasoir, longues de vingt centimètres, couvertes de la glu jaune d’un poison végétal. On voit aussi des pointes épanouies en de multiples épines vénéneuses comme une fleur entr’ouverte et mortelle, les plus pacifiques destinées à la chasse aux oiseaux-mouches sont alourdies d’une boulette de résine. Des matraques de bois de fer au manche ceint d’une gaine de fibres tressées et teintées voisinent avec des lances empennées de plumes aux couleurs éclatantes, et des ceintures de fête en peau de serpent artistiquement superposées et piquetées d’aigrettes, et des calebasses grandes ou petites gravées de dessins noircis à la braise ou peintes à l’urucum. Une hotte en osier pend au plafond, des fruits sèchent, enfilés dans les lianes à côté de lanières de viande ou de poisson fumés.

— Tataupaua irambu auri, dit Malhoa.[8]

— Auri tiotoeka, répond Meirelles.[9]

Le cacique nous invite ce soir à un grand banquet donné en notre honneur. Ne voulant pas être en reste de politesse, je bafouille aussi :

— Auri tiotoeka…

Le cacique est tellement heureux de cet effort qu’il m’offre un collier de baies séchées et cliquetantes avec comme pendentif une grosse dent de crocodile.

— Norhon marani[10], dit-il avec componction. C’est un remède fort efficace, parait-il, contre les piqûres de serpent. On lave la dent dans la rivière, on la râpe dans une calebasse d’eau fraiche, puis on boit, tout en frottant l’incision des crochets à venin avec les graines du collier qui chasseront les esprits mauvais de votre blessure… et hop… passez muscade, vous voilà immunisé.

— Tiotoekà… grand chef…

Le grand chef Malhoa appelle de sa voix gutturale une jeune Indienne quelque peu intimidée par notre présence qui vient s’agenouiller à ses côtés, épouillant puis peignant sa longue chevelure après l’avoir soigneusement enduite de graisse de poisson.

Elle évolue avec douceur, le visage fermé, les mains agiles et Malhoa, figé comme une statue recevant l’hommage de ses fidèles, ferme les yeux sous le chatouillis agréable des épines de cocotier composant le peigne primitif qui racle son cuir chevelu et le force à pousser de petits grognements béats.

Je m’empiffre avec sans-gêne, plongeant mon nez dans les tranches énormes du melon d’eau, regardant avec intérêt cette scène familiale, cependant que je sens mon estomac enfler…, enfler tellement, que je suis obligé de sortir précipitamment pour prendre l’air.

Dehors, c’est une fournaise, on y dessèche sans rémission, alors je plonge à nouveau dans la pénombre de la case de Malhoa et, avachi sur une natte, décidé à toutes les incorrections, je me laisse aller à un paisible sommeil entrecoupé de rots sonores…

Lorsqu’enfin reposé, l’estomac plus libre, j’ouvre les yeux, j’aperçois la jeune Indienne qui s’occupe à raviver les tatouages anciens de Malhoa et en dessiner d’autres sur la poitrine et sur les bras au gré de son inspiration artistique.

Malhoa semble très flatté d’accueillir sous son toit un hôte qui sache apprécier son hospitalité au point d’en être malade. Je ne sais comment lui exprimer la gratitude de ma digestion, mais nos yeux, l’espace d’un éclair, se rencontrent, se comprennent, et tous les deux, avec un ensemble parfait nous courbons la tête en signe d’assentiment.

Meirelles a retiré ses bottes et sommeille cependant qu’une gamine s’efforce d’extraire des chiques qui ont élu domicile sous les ongles de ses doigts de pieds.

Avec une pointe en os, elle fouille la chair qui cède et se creuse comme putréfiée, puis elle retire une pâte blanche et gélatineuse faite de milliers d’œufs déposés par la chique (puce jaune clair) opérant sans douleur mais animée d’une activité prolifère redoutable, rongeant les chairs pour y déposer ses œufs qui, retirés des doigts de pieds, laissent des trous dans lesquels on pourrait aisément loger l’extrémité du petit doigt. Pour éviter l’infection, Meirelles badigeonne les cavités rosâtres avec un peu d’alcool à 90° et les bourre ensuite avec de l’ouate. Raari, la femme du cacique, sa troisième plus justement, procède maintenant à une curieuse opération qui rappelle le traitement qu’infligeaient aux contrebandiers les villa geois nord-américains lors de la guerre de !’Indépendance : le supplice du goudron et des plumes.

Pour Malhoa, ce n’est pas un supplice, c’est au contraire le comble du raffinement de sa toilette. Raari oint son corps avec beaucoup de patience, des pieds à la tête, d’une couche de glu. Sur cet enduit, elle dispose en arabesques originales, une à une, des plumes d’araras, vertes, jaunes, rouges ou bleues.

Puis, sur le dos et les épaules, elle éparpille une calebasse pleine de duvets blanc et roses qui volettent, se posent, s’agglutinent et hérissent l’épiderme. L’apparition de Malhoa au détour d’une piste serait plutôt rébarbative mais pour moi qui étais dans les coulisses, l’effet est ahurissant, et je me tiens à quatre pour ne pas éclater de rire, m’astreignant au contraire à feindre une admiration de bon aloi.

Majestueusement, Malhoa se lève, assouplit ses articulations (un peu racornies), pousse un nouveau grognement (le grognement de l’Indien signifie beaucoup de choses, le tout est de percevoir le ton et d’en augurer l’état d’esprit de celui qui l’émet. C’est presque une gamme, un dialecte, un code, qui est l’expression musicale des sentiments divers qui agitent le cœur indien), surprend mes regards admiratifs, y voit de l’envie, se pavane, se rassoit et, condescendant, ordonne à sa femme de me peindre.

Qttoique très flatté de cette marque d’estime, j’essaie de me dégager, Meirelles me fait comprendre que je « dois accepter ».

— Auri tiotoeka, dis-je résigné[11].

La jeune femme s’approche. Elle s’agenouille. Elle sent vraiment mauvais. Sur son sein démesurément grossi, je vois une lentille noire, le grain de sa peau eest d’un satiné incomparable… je dois avoir l’air idiot.

Avec lenteur, la main gluante se lève sur mon visage, sur mon nez, je sens une sorte de liquide pâteux et granulé qui s’étale, puis une odeur encore plus forte que celles auxquelles mon odorat s’était accoutumé envahir mes cloisons nasales, persister jusqu’à me donner la nausée… Ma chair se plisse, puis se tend comme une peau de tambour, les doigts rouges deviennent bleus, ils courent sur mon front, autour des yeux, agrandissent ma bouche de traits horizontaux allant jusqu’aux oreilles. Je sens leur attouchement léger courir partout et je n’ose pas bouger, craignant de recevoir le doigt dans l’œil ou dans la bouche.

Meirelles conserve son sérieux, mais ses yeux pétillants rient à pleurer. C’est fini pour moi, ça commence pour lui qui doit se soumettre au même traitement. Je reste sérieux, mes yeux : rient à leur tour… Il n’est vraiment pas beau ainsi mâchuré…

Malhoa ne dissimule pas son plaisir, ses femmes se permettent quelques gloussements aimables.

J’ai la vague impression d’être parfaitement ridicule, tatoué pour tatoué autant se mettre une plume sur la tête et pousser de petits cris.

— Tiotoekà… assure Meirelles.

— Auri tàtàupàuà irambu, répète Malhoa.

Nous prenons congé et sortons. Je file en vitesse vers la rivière me passer de l’eau sur le visage, je sens la croûte devenue épaisse, huileuse sous mes doigts. J’essaie avec une brosse et du savon… rien à faire. Un morceau de miroir de poche reflète ma gueule hirsute et barbouillée… Pas d’erreur, c’est moi.

— In-dé-lé-bi-le… m’assure Meirelles avec le sourire…

Ça promet.

Derrière le village, sur la petite place cernée d’herbes hautes, de jeunes Indiens musardent au soleil. Quelques uns préparent des ornements de fête consistant essentiellement en masques de fibre et ceintures de plumes, d’autres jouent à la « peteque » ou discutent gravement, assis en rond sur des nattes.

Ce sont des célibataires que la coutume oblige à rester dans l’inactivité complète jusqu’à leur mariage. Ils se font entretenir par leurs parents ou par la communauté, sans avoir le droit de passer devant les cases (seulement par l’entrée arrière) jusqu’au jour où ils prennent femme.

Alors — et de ce jour-là seulement — ils participent aux travaux des champs. Pas souvent, car les Karajas sont de mauvais agriculteurs et préfèrent la chasse et la pêche (leur indolence d’ailleurs les fait souffrir de la faim surtout lorsque, à la saison des pluies, pistes et rivières sont impraticables).

Un Indien, dans l’ombre projetée par la case des fêtes, se tient debout, légèrement penché en avant, appuyé sur une lance, les jambes écartées. Il est absolument nu. Un autre Indien, tantôt à genoux, tantôt courbé, passe sur ses cuisses et ses jambe de haut en bas une plaque de bois hérissé de dents de piranhas. Le sang coule abondamment des centaines de stries imperceptibles qui marquent la peau brune. Le patient ne manifeste aucun émoi, de temps à autre, il essuie avec une feuille de palmier qu’il tient alors à deux mains, le sang qui dégouline. C’est « la sangria », la saignée indienne, qui prépare l’homme à la danse en l’allégeant, et chasse de son corps les mauvais esprits.

Dans toutes les cases où nous allons flâner, le même tableau s’offre à nos yeux : les vieilles filant et tressant, les jeunes accroupies près de leurs époux peignant avec application les tatouages, des bébés au ventre gonflé, les oreilles percées, ornées de fleurs artificielles merveilleuses, des plumes d’araras formant une corolle dont le pistil serait la dent de capivara plantée au milieu de son épanouissement.

— Tatarian… tatarian auri…

Partout on nous offre du mil grillé, des œufs de tortues, du miel sauvage, des mélancias et des calebasses pleines d’alcool de manioc. Quelques Indiens fument leur pipe, drapés dans les couvertures de laine brune que Meirelles leur a distribuées et qui leur confèrent un air très digne. Les femmes raclent sur des planches hérissées d’épines des racines de manioc et préparent de l’huile de « babassu » pour lustrer leur chevelure.

Dans une case, c’est le silence… un calme insolite qui étreint dès que courbé, on soulève le rideau de feuilles pendu à l’entrée basse et étroite…

Une femme est là, les yeux vides, prostrée, un bébé de quelques mois inerte dans ses bras, maigre à faire peur, avec une tête énorme aux traits douloureux et une respiration sifflante qui soulève ses côtes saillantes.

Il est livide, il meurt d’un mal que le sorcier s’avère impuissant à guérir : la tuberculose qui, à défaut d’autres maladies, opère de sérieux ravages chez les Indiens. Lors qu’ils ont de la fièvre, le « feiticero »[12] consulté décrète aussitôt la présence des dieux mauvais… Alors, pour les noyer et guérir le malade, le sorcier ordonne l’immersion dans l’eau froide de la rivière, à l’aube !…

Refroidissement, souvent congestion, toux, constitution affaiblie par les mois d’hiver et la famine… la tuberculose va vite et sûrement. La femme, à nos questions, murmure des mots inaudibles, serrant convulsivement le petit être sur son sein flétri. Malhoa fataliste, nous dit dans son dialecte :… Il meurt,… il meurt…

Une grande tristesse m’envahit, la plainte d’une Indienne de la case voisine semble annoncer déjà la mort qui bientôt pénétrera ici… Dehors le soleil brille, implacable, les araras jacassent et lustrent leur plumage radieux, fous d’orgueil… La nature est belle, terrassée par l’incendie de l’après-midi, avec le vert laiteux des bananiers qui se découpent sur le mauve de la forêt lointaine.

Bras ballants, sans mot dire, les Indiens mastiquent des graines, fument et crachent, résignés à cette mort qu’ils attendent. Impuissants à la combattre.

Bébé indien ne courra pas les sentes de la jungle, il ne dansera pas l’aruana… bébé indien mourra…

Je voudrais faire quelque chose, un rien qui permette de croire. au miracle et redonner l’espoir. Cette mort a vraiment quelque chose de trop absurde, d’inconcevable.

Les mots qui consolent eux-mêmes me sont refusés. Que ne suis-je un dieu pour faire ce miracle !

Bébé indien se meurt. Notre pharmacie est pauvre, nos connaissances limitées à celles laborieusement apprises dans le petit manuel du « parfait secouriste ». Piteux représentants de notre civilisation toute-puissante qui ne peuvent rien, que regarder et attendre.

Le soleil lentement décline. La case des fêtes soudain animée d’allées et venues semble quelque temple étrange conviant ses fidèles au sabbat. Des guerriers enfilent des masques de fibres, bruissant de baies séchées pendues en breloque et de coquillages aux couleurs vives. Quelques uns ont des panaches de plumes éclatantes, des havaiennes méticuleusement ajustées, ornements sacrés dont la confection est un véritable mystère.

Les femmes par exemple doivent éviter de rôder alentour de la case du sorcier afin de ne pas surprendre, même par inadvertance, le secret de la fabrication de ces ornements. La sanction qui les frappe est terrible.

On me rapporte l’histoire d’une gamine qui, toute jeune encore, s’en vint rôder autour de la case des fêtes à la recherche de son père. Elle crut l’apercevoir et pénétra dans la case. Le cacique aussitôt prévenu décida l’application de la loi.

Oublieuse, l’enfant, durant de longues années, s’amusa avec ses camarades sans que jamais personne ne fasse allusion à l’incident. Cependant elle était marquée. Les années s’écoulèrent très vite, l’enfant grandit, ses formes prirent une fière tournure, et, aux prémices de la puberté, le cacique convoqua les tribus avoisinantes à un grand « tataupaua »[13]. Les guerriers vinrent nombreux. Il y eut des danses, des luttes, des chants. C’est alors que la sacrilège fut amenée dans une grande case et violée par les Indiens rassemblés au vu et au su des femmes et des enfants de la tribu. Le sorcier se réserva le « jus primæ noctis », l’orgie dura longtemps. Au matin, la gamine était morte.

Au cas fort improbable où elle en eût réchappé, elle prenait aussitôt rang de fille publique. Celles-ci vivent dans une case spéciale un peu à l’écart du village. Elles dressent avec de la glu une touffe de cheveux sur le sommet de leur crâne et ont pour devoir de distraire les jeunes garçons célibataires qui rémunèrent leurs faveurs en les nourrissant. Ces prostituées, en général, sont des femmes adultères, des veuves sans soutien, des sacrilèges. Leur punition n’est pas sans appel, si un jeune Indien s’éprend de l’une d’entre elles, il peut l’épouser, la femme reprend alors ses droits à une vie normale.

Comme disait Malhoa :

— J’ai un fils. C’est un homme, mais il n’est pas encore marié. Comme il n’a pas de femme, il peut être tenté de prendre celle du voisin. Ça fera la guerre. Alors on lui en donne une qui est à tout le monde…

Si la confection des parures de danse est un mystère fort bien gardé, la protection des ornements de l’aruana est assurée par une troupe de jeunes guerriers vigilants qui se relaient avec ponctualité dans la case des fêtes. Quelques blancs, attirés justement par la rareté de ces objets et désireux de les acquérir, se heurtèrent de la part des Indiens à un courtois mais définitif refus. Les plus sages obtempèrent. Les autres…

Un Portugais, trafiquant de peaux, de passage dans une « aldeia », profita de l’hospitalité généreusement accordée pour s’approprier quelques masques de fibres.

A l’aube du lendemain, le Portugais embarqua dans sa pirogue sans éveiller l’attention des Indiens et ses rameurs noirs pagayèrent fort pour prendre le large, alléchés sans doute pa la prime offerte par le trafiquant, guère rassuré quant aux conséquences possibles de son vol.

Les noirs ramèrent trois jours et trois nuits, empruntant d’étroits « arroyos », afin de détourner leurs poursuivants, si poursuivants il y avait. Le Portugais se frottait les mains supputant déjà le produit de vente de ces parures fort estimées des amateurs en raison même de leur rareté. Ils atteignaient déjà l’embouchure du Tapirapé. Ils étaient sauvés.

C’est alors que, d’un seul coup, ils perçurent des cris de guerre. A quelques centaines de mètres derrière eux, des pirogues indiennes chargées de guerriers armés d’arcs et de flèches avançaient rapidement.

Les noirs affolés redoublèrent d’ardeur. Le Portugais doubla la prime promise, la tripla. Tremblant pour sa peau, il ne pouvait cependant se résigner à perdre le fruit de son larcin.

Déjà les Indiens étaient à portée de flèches. C’était la mort à brève échéance, sans espoir de secours d’aucune sorte dans cette région inhabitée. Le Portugais ne se décidait toujours pas, alors les noirs prirent les masques de fibres et les jetèrent par-dessus bord. Un moment, on les vit flotter dans le sillage de la pirogue, puis enfin le courant les saisit et les entraina longtemps à la dérive, de plus en plus lourds, prêts à disparaitre.

Cette menace coupa net l’essor des pirogues indiennes qui s’égaillèrent à la poursuite des précieuses parures. Le Portugais sauva sa peau. Pris de panique, il se promit de ne plus jamais revenir dans cette région du Matto Grosso. Ce furent des « garimpeiros » de Goyaz qui l’abattirent comme un chien, dans un bouge de Sao Pedro. Les Indiens, en effet, après avoir apprécié le résultat de leur hospitalité à l’égard du Portugais, reçurent fort mal des garimpeiros de passage qui demandaient asile pour la nuit. Ils en tuèrent même un qui insistait : tout se sait en brousse et, tôt ou tard, tout se paye.

Sur la placette maintenant, quelques Indiens assis en rond autour d’un brasier sans flammes, boivent à longs traits des calebasses pleines de « calushi », parlant peu, fumant beaucoup, émettant la gamme variée et complète des grognements karajas.

Des femmes apportent une hotte en osier pleine de mil cuit dans sa gaine de feuilles vertes. Sur le sol trainent des fruits et des calebasses avec de la farine de poisson sec.

Les femmes se retirent ensuite. Trottinant, la tête basse.

Une pirogue indienne aborde la petite crique. À bord, deux Indiens découpent en tranches fines un énorme poisson d’au moins trois mètres, appelé « pirarucu ».

C’est la nuit, la température fraichit, « Tataupaua » va commencer.

Les danseurs sortent de la case des fêtes, poussant des cris aigus. Deux par deux, bras dessus bras dessous, à une allure de cross country, ils empruntent d’étroits sentiers conduisant aux habitations du village. Impassibles, les vieux continuent à fumer.

Pendant quelques minutes, c’est le silence, puis d’un seul coup on entend des cris terrifiants et les guerriers reviennent, le corps rougi à l’urucum, luisant de sueur, la tête couverte de diadèmes. Des zébrures bleues font ressortir davantage les détails de leur musculature parfaite.

Les danses ont commencé. Elles semblent tout d’abord incohérentes. Sous un masque d’herbes sèches et de fibres de bambous, le sorcier se démène, ordonnant les danses de caractère qui sont l’expression de la lutte journalière des Indiens en butte aux fauves et aux éléments. Une double file de guerriers s’avance derrière lui en poussant des cris aigus qui se répètent sans cesse et veulent cependant imiter l’aboiement de la panthère, le chant de l’arara et l’appel du singe hurleur.

La représentation de cette lutte est parfaite, rien ne manque. Le chasseur dans la forêt, regardant à droite, à gauche, avançant lentement, son arc à la main, la corde tendue, la flèche vibrante, prête à partir, et puis le fauve épiant l’homme, le suivant, se préparant à le surprendre, bondissant enfin, et retombant foudroyé par la flèche infaillible du Karaja qui lance son cri de victoire, cependant que la bête blessée fuit lâchement et que le chasseur la provoque encore.

Deux chasseurs partent à nouveau, effectuant le tour complet du village, poussant de petits youyous heureux, armés de lances richement empennées. Les voici face à deux autres danseurs simulant un couple de jaguars. Les chasseurs reprennent leur attitude souple et féline, à leur tour de surprendre les fauves qui hésitent à accepter la lutte, à leur tour de les poursuivre. Bondissant, hurlant, avec de brusques tremblements qui agitent les fibres de leur havaienne, ils manifestent leur mépris de la bête peureuse qui cède pas à pas, fuit éperdue, cependant que le mâle reste seul pour faire face au danger, protégeant la fuite de la femelle déjà disparue.

Le mâle à son tour se retire. Les chasseurs poussent un long cri de victoire, luttent encore avec un ennemi imaginaire qui soudain se manifeste. Mais celui-ci à nouveau est contraint de prendre la fuite.

Les flèches frémissent sous l’effort des muscles tendus. Les pieds nus battent en cadence et soulèvent beaucoup de poussière. Dans le cercle des vieux, on approuve et la calebasse passe plus fréquemment de mains en mains.

La frénésie atteint son apogée. Les danseurs se groupent pour se mieux séparer en deux clans rivaux, qui s’affrontent et se défient à grands cris. Ils piétinent un long moment, psalmodiant une litanie de guerre, face à face, hargneux, accélérant sans cesse le mouvement de leurs pieds nus, comme pour prendre leur essor et partir en course.

Les deux clans s’unissant presque forment un cercle parfait. A l’intérieur de ce cercle, un guerrier s’avance, l’échine basse, il hésite, feint de se retirer, revient sous les quolibets de ses camarades, cherche son ennemi, le trouve, le défie, l’insulte, puis il regagne sa place à petits pas, avec des grognements satisfaits, jusqu’à ce que son adversaire réponde au défi avec le même cérémonial.

A cet instant, les deux hommes s’avancent au milieu du cercle, s’affrontent un instant du regard et enfin s’empoignent avec des ahanements sauvages, les mains jointes à la nuque en un étau inexorable, épaule contre épaule, le bassin largement dégagé, les jambes arc-boutées, nerveuses et dansantes, esquivant et donnant des coups de talons secs aux chevilles ou aux mollets, se glissant insidieusement pour faire trébucher jusqu’à réussir le croc-en-jambe qui mettra fin à la lutte.

Les lutteurs tournent en rond pour se donner davantage d’élan, excités par leurs cris, par ceux de leurs amis et adversaires, par leurs défis qu’ils répètent inlassablement, qu’ils râlent dans l’étreinte forcenée. Ils énumèrent leurs qualités de guerrier, le nombre d’ennemis tués, vantent leurs forces, se moquent de l’adversaire, se promettent la victoire, les yeux révulsés, hors d’haleine, les lèvres blanchies d’écume, tournant, tournant toujours avec de brusques torsions et un jeu de jambes digne d’éloges.

Les muscles tendus semblent de bronze, les corps luisent et reflètent le brasier, les ombres des lutteurs s’affichent sur les cloisons de bambous de la case des fêtes, démesurément agrandies.

Ces deux-là sont de force égale, mais l’habileté enfin les départage. Quoique violente et sans merci, la lutte se termine aussitôt que l’un des lutteurs, fléchissant sur ses jarrets, s’écroule sur le sol, écrasé par le poids de l’autre. Le groupe auquel appartient le vainqueur pousse un hurlement de joie. D’autres lutteurs s’affrontent. L’aube déjà blanchit le ciel.

Les tatouages sont rafraîchis. Malhoa semble plumé vif.

C’est alors une grande lutte. Les danseurs s’affrontent à la borduna. Les coups sourds des matraques de bois de fer heurtant les crânes et les poitrines résonnent et font trembler. Il y a des Indiens qui tombent, proprement mis hors de combat, le torse bleui, le crâne saignant. Les autres n’en ont cure. Ils redoublent de fureur, se joignent, s’étreignent avec force, frappent…

Le sang ruisselle. Quelques-uns des guerriers semblent devenus fous et hurlent à la mort, le visage terrible, la bouche dégouttante de bave. Ils tapent, ils tapent toujours, comme pour s’exterminer, insensibles aux coups, ignorant les blessures. Et comme si ce n’était pas assez, délaissant les matraques, ils enflamment des torches de résine et les projettent, se poursuivant inlassablement jusqu’à décider du vainqueur à grands jets de torche. L’air est plein de ces paraboles élégantes et lumineuses qui nous éclaboussent d’étincelles, grésillant sur les peaux.

Il y en a qui prennent feu et courent en geignant se plonger dans la rivière. Malhoa, déchaîné, ne semble plus nous voir. Il conduit son clan avec intelligence et domine nettement la lutte. De spectateurs, les vieux deviennent acteurs, ne pouvant résister plus longtemps au plaisir d’échanger des horions.

Nous glissons alors de cases en cases jusqu’à notre hamac.

— Boa noite, Meirelles.

— Boia noite, frances.

… Et les jours passent vite dans le village indien. Nous décidons Malhoa à nous guider, escorté de quelques uns de ses guerriers, jusqu’à une grande roche que l’on dit couverte de dessins représentant des animaux et des Indiens.

Inscriptions rupestres, peut-être, qui ont ameuté notre curiosité et nous n’avons eu de cesse, Meirelles et moi, que Malhoa n’ait cédé à notre requête. En avant donc. Il est tôt encore et sur une plage minuscule, tout près de l’« aldeia », de jeunes Indiennes s’ébattent en toute innocence, s’aspergeant de l’eau tiède et limpide de la rivière.

Merveilleux tableau que ne désavouerait pas Gauguin, plein de lumière et de couleurs chaudes, tout bruissant des rumeurs de la forêt éveillée. Les perroquets du village mènent un beau vacarme ; armés d’arcs et de flèches, les Indiens partent en forêt chasser le singe rouge ou l’antilope, les plus jeunes vont pêcher au harpon ou au nivrè[14] dans des lagunes, et les vieux vont aux champs, ramasser les fruits et déterrer les racines de manioc.

Des urubus planent en grand nombre au-dessus du village et s’ébattent sur les tas d’immondices qui cernent les cases, avec des croassements aigres. Claudiquant sur leurs pattes malhabiles, parfaitement ridicules avec leur cou et leur tête pelés, dégageant une odeur fétide, ils se pressent en si grand nombre qu’une seule décharge de chevrotine en tuerait plusieurs dizaines. Ce sont les « boueux » du village. Lorsque les alentours de la case sont trop empuantis, les Indiens abandonnent leur demeure, après avoir barré l’entrée de feuilles de palmier. Ils s’en vont demander asile aux voisins pour laisser s’ébattre en toute liberté les urubus qui en quelques jours font place nette. Alors les Indiens reviennent.

Les urubus royaux planent avec grâce, leur envergure atteint souvent celle des aigles andins et leur plumage de jais est piqué de taches jaunes, rouges et oranges…

— Mankré manakré… irambu.

— Vamos, frances.

Nous avançons dans la forêt, précédés de quelques Indiens armés de lances. Il n’a pas plu depuis une semaine. Les branches se brisent sous mes bottes avec un craquement sec, l’humus froissé, élastique et glissant bruisse. Nous marchons toute la matinée traversant une sorte de pampa hérissée de roches brunes semblables à des menhirs. Malhoa nous dit, très vague :

— C’est là…

Nous cherchons, sans succès, tout un après-midi, suivant pas à pas Malhoa qui, soudain, semble se raviser et répugne à nous guider.

Nous errons plusieurs heures et enfin le cacique nous dit s’être perdu. Chose stupéfiante pour un Indien. Il ne se souvient plus, l’âge a fatigué ses yeux qui fuient les nôtres. Nous avons compris et nous n’insistons pas. Ce serait maladroit.

— Retournons au village, Malhoa…

Je me demande à quels mobiles obéit Malhoa. Peut-être attache-t-il à cette pierre une importance superstitieuse, peut-être le sorcier consulté a-t-il déclaré les augures contraires à nos projets ?

La pierre écrite demeure un mystère et Malhoa, un peu gêné, à notre arrivée au village, nous invite à une cérémonie d’initiation.

Devant la case du sorcier, un gamin d’une dizaine d’années est assis sur le banc des sacrifices. Celui-ci, de forme ovale, les extrémités renflées comme la poupe d’une pirogue, est monté sur un socle rectangulaire peint en rouge. Des Indiens assistent aux préparatifs de l’opération, sans manifester la moindre émotion, pas plus d’ailleurs que le patient qui semble drogué, avec ses yeux vagues et brillants.

Après quelques incantations et divers salamalecs dont la signification véritable m’échappe, le sorcier se penche vers l’enfant, armé d’une longue aiguille en os.

Il saisit sa lèvre inférieure et d’un mouvement sec, la retourne comme la calotte d’un cobra, découvrant le rose tendre des gencives, puis, très lentement, il traverse de part en part, la lèvre qui devient livide, avec une longue écharde d’os.

Un peu de sang perle ; le jeune garçon n’a pas bronché. A peine ses yeux brillants se sont-ils voilés. Après avoir calfaté la blessure d’un liquide noirâtre et bitumeux, le sorcier enfile dans l’orifice une longue palme de bois de saran, taillé en forme de rame (oloroidé), quelques nouvelles passes magiques, des incantations, et le jeune garçon renvoyé se dirige vers la rivière pour se purifier et montrer à ses compagnons l’ornement qui le fait homme.

Le sorcier est rentré dans sa case, une petite fille y pénètre à son tour. Je la suis avec Malhoa, puis Meirelles sur mes talons. Des herbes odorantes brûlent dans un creuset de terre cuite, le sorcier attise quelques braises et met à chauffer une pipe de terre brune.

Des peaux sont accrochées un peu partout, d’étranges amulettes et grigris, des poteries et sur une sorte de socle de bois rose, dans une niche, quelques statuettes bizarres, représentant un homme, une femme, un enfant, un couple enlacé, les sexes nettement marqués et unis… Je m’approche.

Brusquement le sorcier me repousse en grommelant des imprécations. Malhoa a sa figure des mauvais jours. Je reviens à ma place. Meirelles n’a pas bronché.

Attiré par la forme étrange des statuettes, je les étudie… mais rien de particulier à signaler, sinon des traces visibles de l’influence asiatique dans la conception de l’homme surtout ; modelé sans visage (à peine marqué par ses tatouages), les cuisses renflées jusqu’aux chevilles, les bras écartés du torse avec des bracelets de chanvre. La statuette représentant la femme est creusée pour indiquer le sexe, avec des seins descendant jusqu’au ventre, un ventre gros de la maternité, mais proche de la délivrance…

Etrange conception architecturale ; les proportions sont respectées, mais le volume soit exagéré, soit diminué très sensiblement.

Le sorcier psalmodie, les assistants baissent la tête, l’herbe brüle toujours sans flétrir… Brüle-t-elle vraiment ?… Bizarre !… La case est pleine de son odeur douceâtre qui semble paralyser le cerveau, embuer les yeux…

La petite fille allongée sur une natte dort, ou semble dormir, je n’en sais rien ; elle est absolument nue et sans doute sous l’influence des herbes, un étrange désir érotique me saisit que j’ai grand’peine à réprimer.

Le sorcier s’accroupit sur la gamine, pèse de tout son poids d’homme. Un grand silence règne, mes oreilles bourdonnent. Les mains fébriles du sorcier courent sur le visage, sur les cheveux épandus, sur tout le corps…

Puis il saisit à pleines mains (sans sentir la brûlure) la pipe ardente, plaque le fourneau sur la chair qui grésille (sur une pommette, sur l’autre), il va lentement, une odeur de peau grillée me saisit aux narines. La petite fille tremble doucement, sans gémir, les yeux clos.

Deux ronds de peau brülée boursouflent ses pommettes. Le vieux sorcier burine la brülure avec un os taillé. Soigneusement, sans se presser, jusqu’à découper la chair suivant les cercles, gravant ainsi profondément la marque de la race des Karajas. Il essuie avec du coton le sang qui coule sur le petit visage ; avec son doigt, il passe sur les blessures du « genipapo ».

La fille se relève, elle disparait vers le village, je sors aussi, puis Meirelles, puis Malhoa, sans un mot nous nous séparons.

L’air frais peu à peu dissipe les vapeurs tièdes qui obscurcissent mon cerveau.

Un grand bien-être pénètre en moi.

— Ils vont se marier, dit Malhoa… Retowokàn auri.

Assis en tailleur auprès d’un feu en plein air, Itaxa s’affaire à fabriquer des flèches pour les grandes chasses. Un bambou solide et sec forme le corps principal de la flèche avec, à une extrémité, l’empennage constitué par deux plumes d’araras liées avec du chanvre englué et une encoche minuscule pour bien carrer la flèche dans la corde de l’arc. L’autre bout est évidé d’abord, puis empli de glu bouillante. Dans ce trou, l’Indien enfonce et fixe solidement avec du chanvre une tige de bois de fer longue de trente à cinquante centimètres, armée d’un os en forme de fer de lance, lequel est encastré dans le bois fendu puis lié avec des lanières d’une écorce spéciale et rougeâtre.

Itawa vérifie encore l’alignement de l’ensemble (qui mesure près de 1 m. 80), travaille le bambou légèrement incurvé par l’effort auquel il a été soumis, englue à nouveau les ligatures, puis dessine sur le prolongement en bois de fer les tatouages essentiels de son corps.

Ce sont ces marques aisément reconnaissables qui, au cours des grandes chasses, aideront le cacique à distribuer équitablement les prises. Si Itawa a atteint l’animal dans une partie vitale et a provoqué sa mort, il aura le droit de choisir son morceau, les autres partageront les restes, et comme Itawa est un bon chasseur, il est sûr d’avoir de beaux morceaux de viande qu’il fera fumer pour la saison des pluies. Je remarque qu’il travaille aussi bien avec les doigts de pieds qu’avec ses mains. Son habileté est déconcertante, mais explique le « pourquoi » des empreintes de pieds indiennes caractérisées par l’écartement et le développement inusité des doigts.

Bébé indien est mort. Son petit corps roulé dans un linceul de fibre a embarqué sur la pirogue qui le conduira jusqu’au cimetière à des « leguas » et des « leguas »[15] de distance. Les hommes creuseront un trou de deux à trois mètres de profondeur pour que Bébé indien puisse se mouvoir à son aise, et ils déposeront, auprès de la tombe, des mélancias, des noix, des racines de manioc, pour que Bébé indien puisse se nourrir à sa guise.

Dans un an, sa tombe sera ouverte et ses ossements reposeront alors dans une urne de terre cuite parmi les autres urnes du cimetière karaja. Rien ne rappellera plus sa mémoire, parce que les femmes qui le pleurent maintenant dans tout le village ne le pleureront plus et nous, nous serons loin, oubliant Bébé Karaja, Dieu seul sait où…, car notre route est longue encore, des centaines et des centaines de kilomètres avant de rejoindre des postes civilisés, et en partant, mon cœur se serre.

— Arakre karaja auri arakre.

— Arakre, arakre…[16]

Je les vois encore sur la falaise, silencieux, sans gestes, nous regardant partir…

Sur une jangada qu’ils viennent de construire avec des « pau de balsa », de petits Indiens s’amusent à affronter les remous du rio et harponnent avec adresse de gros poissons. Lorsque nous les croisons, ils bandent leurs arcs minuscules pour jouer à la guerre et ils poussent leur cri de défi, envoyant à notre adresse une volée de fléchettes.

— Arakre karajas…

— Vamos, frances…

Et nos rameurs ploient sur les avirons qui coupent l’eau avec des tournoiements laiteux… Les berges du Rio défilent, des oiseaux nous doublent avec de drôles de croassements. Notre route est longue encore…

Meirelles a fait aménager une barque de six mètres de long sur un mètre cinquante de large, recouverte d’une claie de bambous tapissée de feuilles de palmier et d’une bâche qui pend sur les côtés et forme une sorte de « roof » aéré, mais sans fraîcheur, qui nous permettra de supporter les rayons d’un soleil qui transforme le Rio das Mortes en un torrent d’eau chaude.

Les rameurs chantent une mélopée lancinante. Les yeux fermés, adossé au bordage, je rêve. Le cri strident d’un arara trouble seul le calme de l’après-midi, la rivière s’étire indéfiniment, indéfiniment, jusqu’à lasser de contempler ses berges.

Dieu, qu’il fait chaud !…


Tatouage d’une fille Karaja.
(p. 220)




Tombe de Pimentel Barboza.
(p. 231)



  1. Bonjour, approchez de nous.
  2. Bonjour, bonjour.
  3. Tabac.
  4. C’est bon…, merci.
  5. Danses.
  6. Formules de politesse.
  7. Instruments primitifs de musique indigène.
  8. Ce soir fête… ce sera bon… venez.
  9. Bon… merci.
  10. Sans traduction.
  11. Bon, merci.
  12. Sorcier.
  13. Banquet.
  14. Racines aux propriétés soporifiques.
  15. Mesure équivalant à 5 km. 600.
  16. Au revoir… au revoir…