René Julliard (p. 147-170).


CHAPITRE VI

SUR LA RIVIÈRE DES MORTS


Symphonie des verts qui se reflètent indéfiniment sur l’eau, les berges du Rio das Mortes défilent au rythme cadencé des rameurs qui peinent sur les lourds avirons, donnant à notre barque une impulsion rapide. Des troncs livides et décharnés mordent la nappe lisse du courant avec des bouillonnements d’écume, les « fatobas » et les « sarans » inclinent leurs branches aux arceaux joliment ouvragés, les « cédros » balancent leurs gigantesques ramures chargées de lianes qui dégringolent en lourdes colonnes torsadées, s’accrochant parfois comme des guirlandes aux troncs étriques des cocotiers ployant sous des grappes de fruits énormes, oscillant aux gambades des « garribas »[1] apeurés.

L’exubérance magistrale de la végétation qui borde le rio fait lever haut la tête. Des cavernes d’ombres profondes creusent le fouillis de la sylve violacée dont le silence n’est troublé que par l’appel bref des « araras »[2] au plumage radieux. Les kilomètres succèdent aux kilomètres. Le ciel est implacablement bleu. L’air n’est chargé d’aucun parfum ; des « pattos »[3] volettent éperdument par milliers et scrutent les eaux glauques.

Sur des îles à peine boisées, formées par le limon du courant qui les modèle à sa fantaisie, pour les détruire ensuite en artiste impuissant, jamais satisfait de ses créations, des « jaburus »[4] vont, à pas précautionneux et hautains, leur tête noire rentrée druis la voussure des pattes frêles.

Rien ne distrait leur sempiternelle promenade. A peine consentent-ils à simuler un envol lorsque les plombs de la carabine de Pablo font sauter à côté d’eux de petits jets de sable. Des milliers de moustiques dansent sur la rivière et s’abattent sur notre barque comme des naufragés sur une bouée.

Il fait chaud. Très chaud. Les eaux lourdes prennent par endroits une teinte de plomb en fusion, leur tiédeur n’arrive pas à calmer la soif. A chaque instant, je plonge mon quart de fer blanc dans l’écume de l’étrave pour boire à longues gorgées un liquide fade et trouble.

Notre barque mal calfatée fait eau par maintes fissures et les caboclos écopent avec une écorce, le torse nu, la peau noire, graisseuse et puante. Le pilote surveille les fonrrés, à l’affût de quelque comestible sur pattes et néglige de vérifier le tirant d’eau, parfois très faible, qui menace de nous laisser enliser sur des bancs de sable ou de nous éventrer sur les racines agressives de forêts immergées.

Meirelles tire sur un petit ours bien dodu au pelage grisâtre avec une superbe paire de moustaches au bout d’un museau très fin. L’animal surpris plonge dans la rivière et disparaît…

— C’était un « capivara », soupire Meirelles piteux, voilà notre rôti qui fout le camp…

Pablo, allongé sur l’étroite banquette qui borde intérieurement la lisse, somnole dans une pose abandonnée.

Son bras tombe. Sa main traîne sur l’eau. Soudain il pousse un hurlement. Je le vois bondir et se tordre, s’affaler dans la barque avec de faibles gémissements, la main dégouttante de sang, l’index à moitié dévoré.

— « Piranhas ! »[5] crient les hommes avec terreur.

Le doigt de Pablo pend lamentablement. Lorsque Meirelles l’introduit de force dans le goulot de la bouteille d’alcool à 95°, toute la barque en trépigne.

Communément appelés poissons-tigres, les piranhas sont gros comme la paume d’une main d’adulte avec de belles écailles rouges, dorées ou noires. Leur denture est remarquable, leur férocité proverbiale. Pour avoir un léger aperçu du « travail » des poissons-tigre, il suffira peut-être de vous dire que, lorsque les conducteurs de troupeaux (les « boyadéros » ) veulent passer une rivière infestée de piranhas, ils saignent un bœuf et l’abandonnent dans l’eau à deux cents mètres du gué qu’ils doivent emprunter.

Attirés par le sang, les poissons-tigres toujours en chasse accourent par milliers et voracement — en trois minutes exactement — dévorent le bœuf, ne laissant sur le sable de la rivière qu’un squelette parfaitement nettoyé. C’est le laps de temps très court qui permet au boyadéros de tenter sans trop de risque la traversée du gué avec ses troupeaux.

— Les piranhas sont terribles, dis-je à Meirelles.

— Oui… surtout dans ces parages, il y en a énormément. Par contre certaines rivières sont délaissées par elles. Essayons de tuer un crocodile, vous allez voir le spectacle…

Nous prenons chacun une carabine calibre 44 et nous mettons en devoir de tirer le premier saurien qui montrera son bout de museau.

J’en aperçois un, quelques instants plus tard. Le plomb de ma Winchester frappe dans l’eau sans le toucher, Meirelles tire avec moi, les balles pleuvent à quelques centimètres de la gueule du saurien qui, nullement effrayé, se laisse aller, bientôt tout le bord fait feu. Finalement un coup fait mouche. Vision rapide d’un ventre blanc qui se retourne, d’une queue dentelée qui bat l’air, le limon jaune du fleuve se teinte d’une plaque moirée et un bouillonnement précipité soudain hérisse le vernissé du courant.

La queue se dresse encore, elle fouette désespérément le vide, déjà il n’y a plus de sang, mais dans les profondeurs de la rivière, un drame se joue. Les piranhas sont à l’œuvre.

— Lorsque les eaux sont claires, me dit Meirelles, le spectacle de la lutte du crocodile blessé avec les poissons tigres qui le harcèlent a quelque chose d’émouvant.

Grisés par le sang qui jaillit avec force, les poissons tigres rongent la chair mise à vif, agrandissent la brèche causée par la balle et, réussissent à pénétrer dans les intestins pour vider littéralement le crocodile et laisser ensuite sa carcasse échouer sur une plage comme une baudruche flasque.

… Pour corser le menu du soir, nous décidons de pêcher.

En quinze minutes, une dizaine de kilogrammes de poissons sèchent sur le plancher de la barque. Il suffit de jeter à l’eau un fil d’acier armé d’un crochet et appâté d’un morceau de viande ; chaque lancer amène une prise, ce miracle renouvelé de l’histoire sainte suffoquerait d’envie nos paisibles chasseurs de goujons.

Toute sorte de poissons se prennent à nos lignes rudimentaires, certains, comme les « cahorros » (quoique moins dangereux que les piranhas), sont capables de sectionner la jambe d’un nageur imprudent en refermant sur le membre leur mâchoire garnie de véritables crocs (de plus de sept centimètres de longueur), ce qui justifie leur nom de « poissons-chiens ».

Mais ce sont surtout, et comme il fallait s’y attendre, les poissons-tigres qui forment l’essentiel de notre pêche. A chaque instant, on les sort de l’eau, frétillants, le ventre argenté, avec des écailles d’or ou de vermeil d’un satiné incomparable qui donne envie de caresser…, mais leur gueule qui s’ouvre et se ferme avec un crissement sec coupe toute velléité d’épanchement.

Sortir l’hameçon de leur gueule est un véritable problème qui nécessite un sérieux entrainement, sinon le doigt du pêcheur risque fort de rester entre les dents qui rageusement cisaillent le fil d’acier, et parfois réussissent à le briser.

Pour s’assurer de la vitalité des poissons-tigres, il suffit de les laisser trente minutes en plein soleil (le ventre ouvert, vidé de ses tripes), puis de chatouiller leurs lèvres avec la lame d’un poignard. Et ce n’est, je vous assure, aucun réflexe posthume qui les anime, mais bien une résistance extraordinaire qui leur fait ouvrir la gueule pour happer la lame, la mordiller avec des crissements désagréables et avec une telle force que, soulevant celle-ci, le poisson reste suspendu, le ventre ouvert, mais les yeux bien brillants d’une vie haineuse.

Pour tuer une piranha, il suffit cependant de lui enfoncer une aiguille, ou la pointe du poignard, à la base du crâne, c’est radical ; ou alors de lui écraser la tête d’un coup de talon, c’est encore plus sûr.

Il existe des piranhas vermelhas, pretas, etc., toutes portant des noms adaptés à leur couleur ou à leur taille et plus sanguinaires les unes que, les autres. Pour les voir sauter à fleur d’eau, il suffit de leur jeter un morceau de viande rouge. Aussitôt, elles s’agglutinent, la tête incrustée dans l’appât, battent l’eau de leur queue en éventail, produisent ce bouillonnement si caractéristique de leurs festins.

Duke nous raconte une histoire qui pourrait servir de thème ·à une émouvante nouvelle littéraire :

— Un jour, dit-il, une famille de chercheurs de diamants décida d’émigrer plus au nord du Rio Araguya, là où la vie est moins dure pour les prospecteurs et la terre plus riche. Ils partirent en pirogue et pendant deux jours remontèrent le courant. Il y avait l’homme, la femme et leur bébé âgé de seize mois.

Un matin, la pirogue heurta une racine. Elle coula aussi tôt. La femme avec l’enfant pendu à son cou réussirent à s’accrocher à cette racine et à s’installer à califourchon sur la partie non immergée qui formait une sorte de fourche à quelques mètres de la berge. L’homme, entraîné par le poids de ses bottes qu’il ne voulait jamais quitter, fut emporté par le courant et disparut.

Des jours passèrent. La femme et son enfant étaient toujours accrochés à leur tronc d’arbre, à quelques mètres de la berge. La nuit, ils avaient froid, le jour ils crevaient de chaleur, les moustiques les dévoraient et la faim leur donnait un état de faiblesse extrême.

Un matin, la femme assoupie laissa glisser le bébé qui dormait dans ses bras. Avec un cri déchirant, elle voulut se précipiter aussi dans la rivière, mais quand elle vit l’enfant dévoré sous ses yeux par les piranhas, elle devint folle, s’accrocha désespérément à son arbre et se mit à hurler sa peine.

Quelque temps après, des garimpeiros qui allaient vers le Nord la trouvèrent sur la fourche qui sortait de l’eau. Maigre à faire peur, prostrée dans une douce démence… le soir même avant qu’ils installent le bivouac, la femme mourait.

Il est un peu plus de quatre heures, lorsque nous faisons halte sur une plage. La barque s’enlise jusqu’à la proue, les hommes partent chercher du bois mort pour allumer du feu et préparer le souper. Pablo, complètement anéanti, est resté dans la barque, sous l’abri de feuilles de palmier, à regretter la perte de sa moitié de doigt.

Duke, armé de son sabre d’abatis, hume le sable comme un bon chien de chasse et pique avec la lame un peu au hasard dans les mamelons érigés par le vent, qui bossellent la plage.

On dirait un puisatier en quête d’une source et après avoir ressorti sa lame salie par un jaune piteux, il pousse de retentissants hourras, grattant le sable jusqu’à former une excavation évasée et peu profonde d’où à pleine main il retire des œufs de tortue.

En quelques instants, un tas de petites boules malléables et blanchAtres, ressemblant assez à des balles de ping-pong, emplit nos chapeaux et tous les récipients que nous découvrons dans nos bagages. Il en sort d’ailleurs toujours, à croire que Duke est un magicien qui connait le truc du chapeau haut de forme.

Mais comme ce n’est pas un magicien, le trou est maintenant vide. Duke réunit les œufs pour les laver à l’eau claire — il y en a au moins deux cents — et nous tous, nous nous mettons à les « éplucher », déchirant de l’ongle du pouce les coquilles parchemin et versant le jaune sableux dans une calebasse énorme.

Après ça, Meirelles, transformé en maitre-queue consommé, s’installe auprès du feu qui flambe et prend la direction des opérations : un peu de mélasse de canne à sucre délayée dans de l’alcool, de la farine de manioc pilée très fin, le tout mélangé au jaune, battu avec ardeur, j’imagine la confection d’une omelette inédite, mais ce n’est qu’un dessert qui, après les piranhas grillées et l’inévitable fricassée de farine et de viande sèche, arrive à point nommé pour nous plonger dans une écœurante mais exquise hébétude.

Le Rio est subitement silencieux, morne, un orage gronde qui envahit le ciel et le couvre de lourds nuages noirs. C’est la pluie à brève échéance. Il n’est pas très indiqué de repartir maintenant. Nous allons passer la nuit sur la plage, mais comme il n’y a pas d’arbres auxquels nous puissions accrocher les hamacs, nous creusons des trous rectangulaires dans le sable chaud et tendons aux quatre coins, sur des piquets élevés à cinquante centimètres du sol, des moustiquaires et des bâches qui forment des tentes-tombeaux chères au cœur des campeurs solitaires.

Le creux du sable tapissé des ponchos assure le confort de ces petits abris blafards que le vent commençant à souffler enfle et désenfle en leur donnant une vie sur naturelle. Je calfeutre les bords de mon abri avec du sable tassé recouvert de gros galets et nous décidons avec Meirelles que, si la pluie tombe dans la nuit, nous nous replierons dans la barque qui est amarrée à une grosse racine à quelques mètres de la plage.

Nous sommes assis en rond autour du feu, enveloppés dans nos ponchos, car la température fraîchit.

Duke va laver la grosse marmite de fer, qui a servi à faire cuire du riz et, de l’eau jusqu’aux genoux, il en profite pour s’asperger le visage. Sandro va l’imiter, lorsque soudain on le voit reculer en même temps qué Duke qui pousse un cri et se jette en arrière dans le sable, pleurant et geignant. Il se tord de douleur et serre avec force son pied mutilé où la chair enlevée sur une longueur de vingt centimètres pend, livide et saignante, avec les reflets mauves des tendons mis à nu.

— « Araia »[6], bredouille-t-il avec peine… araia.

Et il jure jusqu’à épuiser la richesse de son vocabulaire d’aventurier pendant que j’aide Meirelles à confectionner un garrot au-dessous du genou et à bander la jambe blessée après l’avoir désinfectée et abondamment saupoudrée de sulfamides.

Déjà une forte fièvre fait grelotter Duke. On le couche dans la barque, sur un lit de bâches et Sandro reste à le veiller.

— Pas de chance aujourd’hui, rage Meirelles, nous avons encore beaucoup de chemin à faire. Deux hommes abimés dans la même journée et je ne sais même pas si Duke va s’en tirer, car l’araia pardonne rarement. C’est souvent mortel ; si demain la fièvre ne tombe pas, il faudra perdre tout espoir. La rivière est beaucoup plus dangereuse que la forêt…

Et il m’explique le danger de mettre le pied sur une araia — raie géante —, qui ressemble à une pierre grise légèrement bombée ou à un grand chapeau étalé, se confondant avec la vase. Sa queue courte et osseuse, recourbée comme un hameçon avec des dentelures coupantes et très longues, est enduite d’un liquide visqueux, qui, sans être venimeux, enflamme les plaies et provoque la fièvre. La queue de l’araia est une arme terrible.

Lorsqu’elle pénètre dans la chair, elle ne ressort pas dans le sens de sa pénétration, mais elle arrache : au lieu de se retirer, elle se redresse à l’intêrieur de la plaie et ensuite fait pression.

La douleur est atroce. La blessure qui présente l’aspect d’une large déchirure gangrène vite. Le traitement est assez lent et jamais sûr.

Certaines tribus harponnent les araias pour leur retirer la queue (appelée « ferron » par les indigènes) et s’en servent pour armer la pointe de leurs flèches de guerre.

La nuit tombe, des éclairs strient le ciel et les coups de tonnerre se répercutent par-dessus les cimes de la forêt vierge qui frissonne dans l’attente du déluge.

Toutes les heures, Meirelles renouvelle le bandage de Duke qui geint sans arrêt.

A l’aube, l’orage se déchaine. Malgré le sable, les galets et les piquets, nos abris sont emportés par l’ouragan. La pluie tombe à verse, nous courons après les moustiquaires qui volettent comme des fantômes, ramassons en hâte le matériel épars autour du foyer et allons nous abriter dans la barque.

Duke, vaguement réveillé, gueule un peu plus fort chaque fois que quelqu’un bute sans le vouloir dans sa jambe malade, nous allumons une lanterne où nage dans de l’huile de poisson une mèche de coton.

La lueur est blafarde, imperceptible, elle donne à peine un peu plus de jaune aux visages barbus et fatigués. Ça sent le chien mouillé et la crasse. Par rafales, la pluie vient nous tremper des deux côtés de l’abri de branches de palmier. Nous essayons de les consolider avec les ponchos, mais sans succès, car maintenant c’est par l’entrée que la pluie ruisselle.

Des branches entières sont arrachées par la tornade. La lampe accrochée à la poutre maîtresse vacille, la toiture craque.

Les eaux sont déchaînées, une véritable tempête qui les fait se hérisser de crêtes blanches et courtes.

Hors le bruit du vent et de la pluie, on n’entend rien, sinon parfois le craquement d’un arbre qui s’effondre, à demi retenu par les lianes.

Le jour pointe, et Sandro jure sourdement en désignant du doigt les berges du Rio qui filent rapidement. Les amarres sont brisées, nous sommes entraînés par les courants contraires qui nous font virevolter comme une épave et nous choquent contre des troncs vermoulus qui hérissent par endroit la rivière.

La coque racle un fond et geint, des branches pèsent sur notre abri, déchirent la bâche, disloquent l’armature du roof avec un grand craquement…

Nous nous précipitons pour saisir les gaffes et les avirons.

La barque est à moitié enlisée dans un banc de sable à fleur d’eau, tout contre la berge.

Il faut faire poids sur les perches pour tirer notre embarcation de cette situation précaire, l’une d’elle rompt et Sandro tombe dans l’eau sale. Il s’accroche désespérément à des pousses vertes pour ne pas se laisser entraîner par le courant. A chaque instant, on croit le voir disparaitre, attaqué par les « piranhas » ou par un « sucuri »… Nous le tirons de cette mauvaise passe à grand’peine. La pluie tombe toujours avec violence, nous sommes très fatigués, grelottant de froid, torse nu sous les rafales qui cinglent. Les perches plient, elles cassent, mais, malgré toute notre force, nous ne réussissons pas à tirer la barque de son lit de vase qui la happe et la retient solidement.

Sous la poussée d’une vague plus forte, elle menace même de se retourner, nous faisons poids de l’autre côté pour rétablir l’équilibre.

Enfin le jour pointe, dégagé de l’orage. Le vent tombe, la pluie cesse, le ciel lavé resplendit aux premiers rayons d’un soleil cerné de nuages diversement colorés, que mirent les eaux plaquées d’émeraudes irisées de vapeurs qui stagnent en traînées diaphanes.

Les cimes de la forêt se teintent de lueurs mauves et outremer en un pastel vibrant de mille touches harmonieusement disposées qui sont autant de reflets que l’œil a peine à saisir, tant ils sont fugitifs. Après de nouveaux efforts, la barque flotte enfin et reprend le fil du courant qui s’étire paresseusement.

Manoel taille de nouvelles perches dans les branches vertes, car nous les avons toutes brisées. Sandro, remis de son bain forcé, aidé par l’indien Pereci, répare la toiture qui est très endommagée, Meirelles somnole, Pablo, son doigt entortillé dans un bandage énorme, savoure le repos que lui vaut sa blessure, Duke, enfin apaisé, semble dormir, sa cuisse est noirâtre, mais pas tellement enflée, la plaie ne suppure pas.

J’écris ces notes assis à l’avant, offert à la brise matinale. Je vois les rames qui font des bulles dans l’eau verte. Le papier de mon carnet gluant d’humidité se déchire sous la mine de mon crayon encré sur lequel je n’ai pas besoin de saliver (il écrit vraiment à l’encre). Je peste un peu contre les moustiques, j’en écrase un sur cette page, ça fait un beau pâté de sang. Puis la fatigue me terrasse, je remise le carnet dans la poche de la chemise. et je me laisse aller à un sommeil réparateur.

Il doit être onze heures lorsque je sors de l’engourdissement de ce bref repos. Duke, assis contre la lisse, graisse les armes : par miracle, la fièvre est tombée, les sulfamides semblent être l’universel remède que cherchaient les alchimistes du temps jadis.

Sur une petite plage qui découvre un large morceau de rivière, j’aperçois une croix de bois gisant sur le sable. Sandro m’explique qu’il y avait autrefois une tombe ; mais que naturellement le vent a tout aplani, et que cette tombe recèle deux squelettes unis étroitement.

— Voilà l’histoire, dit-il, telle que je l’ai entendu raconter au village par les hommes qui ont creusé la tombe. Il y a quelques mois, un de leurs amis, chasseur et trafiquant de peaux malgré la défense — toute théorique — du gouvernement de pénétrer dans le territoire « Chavante » embarqua sur son « uba » pour descendre le Rio das Mortes. Puis il disparut. Ses amis décidèrent d’aller aussi tenter leur chance en territoire interdit et suivirent la trace de criques en criques jusqu’au jour où ils aperçurent sur cette plage un bien étrange spectacle : Un squelette d’homme, un autre de saurien étroitement unis comme je vous le disais tout à l’heure, parfaitement dépouillés par les fourmis rouges et dont la position racontait mieux que toute autre chose le drame.

Le chasseur avait abattu un superbe crocodile et se préparait à lui retirer le cuir, lorsque le saurien, blessé à mort, le happa à la cuisse dans un dernier sursaut et ne voulut point démordre. Les chairs broyées, saignant abondamment, l’homme dut s’épuiser vainement à tenter de se dégager de l’étreinte mortelle du « jacaré »[7], mais sans y parvenir et l’hémorragie aidant, il perdit connaissance pour ne plus se réveiller et mourir ainsi, la cuisse prise par les mâchoires du crocodile que la mort avait soudées à l’homme. Ses amis creusèrent un trou dans le sable et déposèrent les ossements, comme ils les avaient trouvés.

— C’est dangereux de chasser le crocodile quand on est tout seul, dit encore Sandro…

— Lorsque j’étais gamin, je partais souvent avec une troupe de chasseurs. Nous poursuivions les jacarés sur une plage en essayant de les rabattre dans une sorte de cirque fermé de pieux. Après ça on leur fracassait le crâne à grands coups de hache. Il faut être agile et sauter vite pour éviter les mâchoires ou les coups de queue qui assomment un homme ou lui brisent les os. Un de mes amis a en le bassin fracturé par une détente de la queue d’un jeune crocodile. Ça l’a coupé sur ses jambes et il est tombé évanoui aussitôt.

Parfois aussi on les chasse au lasso. On cache les cordes dans le sable et on met de la viande pourrie alentour. Lorsque les sauriens s’approchent, on tire la corde et on les attrape par les pattes. Après, naturellement, on les achève à la hache. Une fois, nous étions douze, le postérieur dans le sable, qui étions entraînés vers la rivière par un crocodile. C’était un véritable monstre.

— Mais pourquoi les tuez-vous à la hache ?

— Parce que c’est plus sûr qu’une balle de carabine dans l’œil et ça revient moins cher.

Nous préparons le repas de midi sur une plage couverte de squelettes de poissons et de carapaces de tortues. Des chercheurs de diamants ont dû faire halte ici.

A notre arrivée, la fuite d’un sucuri qui étire d’une coulée ses huit à dix mètres sur le limon, me laisse pantois. Aux dires de Pablo, les Indiens de la région apprécient la chair de ce reptile qui, après tout, n’est qu’une anguille de forte taille, connu par les savants sous le nom de « euneste murinas ».

En gage d’amitié ou d’estime, certaines tribus offrent à l’explorateur affamé des tranches grillées du reptile, arrosées d’une liqueur appelée « calushi », préparée par les femmes indiennes qui crachent dans une calebasse la salive abondante produite par la mastication de graines et d’herbes spécialement cueillies dans la forêt.

Après la fermentation, le breuvage — toujours d’après Pablo, qui a failli se faire scalper plus d’une fois à courir la brousse — est gazeux, rafraîchissant, à peine alcoolisé.

Nous achevons de déjeuner, lorsque une pirogue indienne, longue d’une dizaine de mètres, fait son apparition. Un seul homme assis à l’arrière la dirige. Nous lui faisons de grands signes et avec lenteur la pirogue accoste. L’Indien, méfiant, se tient sur la défensive. Meirelles, en quelques mots de « guarani », le rassure et l’invite à partager nos restes. L’indien se baisse et puise à pleines mains dans la marmite de riz, en mangeant goulument, puis, comme je lui offre un collier de verroterie, il me tend une flèche à la pointe d’os taillé qui mesure près de deux mètres avec un empennage de plumes d’araras vertes et jaunes.

L’Indien appartient à une tribu Javahé. Il explique qu’il arrive du Rio Tapirape, où il est allé chercher des bambous pour faire des flèches, puis il nous fait comprendre qu’il a encore faim et en même temps, il découvre la natte d’osier de « cipo imbé », qui couvre presque tout le chargement de la pirogue et à notre grande surprise, nous découvrons alors sept enfants accroupis les uns derrière les autres et une vieille Indienne — sa femme — noire de crasse, le visage caché par de longs cheveux noirs, nue, avec entre ses jambes un récipient de terre cuite plein de braises. La moitié de l’espace restant est occupé par d’énormes brassées de bambous verts et une autre marmite de terre de forte dimension encore pleine de braises fumant sous la mousse…

Je n’arrive pas à en croire mes yeux.

Meirelles leur distribue de la viande sèche, quoiqu’il nous en reste fort peu, et des poissons grillés avec un peu de farine de manioc. L’Indien saisit avidement ces provisions, embarque et après un bref salut s’éloigne aussitôt, pagayant avec force. La vieille, les enfants, tous nous regardent entre leurs mèches et la pirogue disparait.

— Meirelles, pourquoi cette peur ?

— Bah ! répond-il… c’est surtout pour sa femme qu’il avait peur. Très souvent des blancs ou des prospecteurs leur offrent des vivres ou de la verroterie, puis ensuite tentent d’abuser de l’Indienne. Si l’homme intervient, ils le tuent… Cette histoire est commune et croyez bien que, s’ils n’étaient pas en train de crever de faim, ils ne seraient pas venus nous rendre visite.

Au moment de réembarquer, nous apercevons une épave grisâtre qui détale sur la plage parsemée de trous d’eau. C’est un jacaré qui essaie de regagner la rivière, mais sous le feu d’une véritable fusillade, il disparait dans un ruisselet peu profond qui se perd entre le sable avant d’arriver à la rivière et on ne voit plus que sa queue dentelée et la crête de son épine dorsale émergeant de la vase. Manoel se précipite, le sabre à la main, pour l’achever, mais un magistral coup de queue le fauche et l’aplatit dans la boue, sans grand mal heureusement.

Deux balles de 44 dans les yeux paraissent ramener le crocodile à une sage réserve. Il est très jeune, trois mètres à peine, mais ses mouvements sournois dénotent une vitalité peu commune. Nous tirons à nouveau jusqu’à épuiser les chargeurs et Sandro, remorquant le jacaré par la queue, le ramène sur le sable.

Meirelles l’examine…

— Ce sont les plus dangereux, dit-il, ils sont très agiles et sautent dans les pirogues où ils font pas mal de victimes… Tenez, regardez ses pattes qui se crispent… il n’est pas encore mort.

Nouvelle décharge. La gueule s’ouvre et broie le vide, les yeux crevés laissent échapper deux minces filets de sang qui coulent sur une peau marron, flasque, qui cède sous la main, comme si elle nageait sur une épaisseur de graisse.

Un prospecteur m’avait dit un jour que les pattes de crocodiles séchées et pendues à l’entrée d’une maison portent bonheur.

Je ne suis guère superstitieux, mais l’occasion me semble unique pour éprouver l’efficacité du talisman. Je sors mon poignard et attiré par l’impeccable blancheur du ventre, de toutes mes forces, je donne un grand coup…, la lame n’entame pas le cuir…

Furieux, je recommence : ça parait si tendre. Cette fois, le coup porté avec vigueur, me fait lâcher la garde trop étroite du poignard, la main crispée glisse sur la lame, s’entaille profondément et pisse le sang. Fou de rage, je saisis la machete, décidé à couper en deux morceaux ce crocodile impudent. Je frappe à tort et à travers, la queue bat l’air en aveugle, me gifle et le saurien soudainement regaillardi, file à toute allure vers la rivière, plonge et disparaît sous nos regards stupéfaits. Mais bien vite les piranhas se chargent de me venger. Un bouillonnement agite les eaux, là où le crocodile a disparu, un ventre blanc se retourne dans un jaillissement d’écume, une patte hideuse et palmée se dresse, seule, émerge, dérive un instant, puis avec un glouglou, sombre, enfin, définitivement vaincue.

La main me fait souffrir et je suis très vexé. Meirelles s’occupe à désinfecter la plaie. Ce n’est pas bien grave, mais ça brûle et c’est très gênant. Sale bête…, et je n’ai même pas eu ma patte à accrocher au-dessus de la porte de mon bungalow (celui de mes rêves) en guise de trophée, sinon de talisman.

Il n’y a, je crois, que les tarzans hollywoodiens, évoluant dans un décor de carton pâte, qui pourraient se permettre dans de semblables circonstances de jouer au Neptune et de poursuivre le crocodile avec un grand couteau… Quant à nous, pauvres mortels, le plongeon et les acrobaties sous-marines auraient été sans lendemain. Les eaux du Rio das Mortes, mettant en branle mandibules et anneaux, auraient tôt fait d’écrire la page finale du carnet de route de l’expédition.

— Vamos, rapaz…

— Vamos, disent les hommes. Un dernier regard sur la plage que nous avons baptisée « praia do jacaré » en souvenir de nos aventures et notre barque, sous l’impulsion des perches qui mordent le fond sableux, reprend sa course sur la rivière.

— Fatigué, Français ?

— Un peu…

— Nous arriverons bientôt à l’ile Bananal…

— Se deus quiser.

10 Novembre… Manoel lavait la bouilloire et le filtre à café dans l’eau d’une lagune où nous avions fait halte pour le bivouac du soir. Il a trouvé une pépite d’or d’au moins trois grammes. Mine de rien, évidemment, tous les hommes se promènent d’un air méditatif sur la berge et raclent le sable de leurs doigts de pieds. Je fais comme eux…
Meirelles perçoit le stratagème et, craignant de voir les membres de son expédition déserter pour s’établir prospecteur, ·nous fait rembarquer en vitesse. Dommage. Je pense à l’avenir et marque sur la carte le point à peu près exact de la lagune aurifère.
12 Novembre… Orage, tempête, nous avons failli naufrager, il a fallu reconstruire complètement l’abri qui avait été emporté par le vent. Duke est remis de sa blessure, mais la cicatrice est fort laide. Pablo ne se souvient plus de sa moitié de doigt perdu dans la gueule d’une piranha. Ma main est en bonne voie de cicatrisation.
15 Novembre… A l’aube nous levions le camp, lorsque de petits cris nous parvinrent de la rivière. On aurait dit une bande d’enfants geignards appelant la tétée. C’étaient des arriragnas qui nageaient en formation triangulaire presque parfaite, leur museau émergeant seul avec une petite moustache comique. Leurs appels ont quelque chose de vraiment humain.
16 Novembre… Les berges maintenant n’ont plus cet aspect verdoyant et agreste qui défrayait agréablement la monotonie de ce long voyage. Elles sont rouge vif, dénudées, formant des falaises qui s’écroulent avec bruit à la moindre détonation comme les glaciers des fjords norvégiens. Derrière les falaises, on aperçoit une sorte de pampa étique avec des arbres rabougris et des herbes jaunes groupées en maigres touffes.
Hier au soir, l’Indien Pareci a capturé une « giboya » de trois mètres, grosse comme une jambe d’adulte, avec une peau fine et noire. Elle filait sur la plage, traversant les trous d’eau à la nage, sa tête émergeant seule, à force d’ondulations très souples. C’est un serpent d’eau qui s’apprivoise très facilement. Il est même utilisé dans certaines fazendas pour chasser les gros rats qui pullulent et détruisent les récoltes.
17 Novembre… Les rameurs sont fatigués. Nous avons l’impression de faire du « sur place ». Les courants contraires sont très violents. Il ne nous reste plus qu’un peu de farine. Plus de café, ni de sucre ni de sel. Sandro a tué un canard qui, plumé, ne nous laisse guère d’espoir. Il est d’une maigreur effarante.
18 Novembre… Pablo a tué à la hache un crocodile. Tué est encore une manière de parler, car le cou décapité se tend, comme pour se souder à la tête que nous venons de jeter aux piranhas. Le cuir est très épais, mouvant comme une croûte.Pour faire cesser les convulsions de l’agonie du jacaré, Manoel introduit une longue tige de fer dans la moelle épinière : c’est radical. Les pattes cessent enfin de fouailler le sable, la queue de se démener à tort et à travers au risque de nous briser les jambes.
Belle queue, ma foi… Pas très appétissante, mais nous avons faim et, après l’avoir tranchée, Pablo la fait rôtir dans la braise. Deux heures plus tard, le cuir qui la recouvre est calciné. Il se sépare de la chair comme une épluchure d’orange et nous dévorons à belles dents les quartiers énormes de viande très blanche, tendre comme du veau et savoureuse en diable.
21 Novembre… Le camp est installé sur un banc de sable au milieu d’un marécage infesté de moustiques que les caboclos baptisent aussitôt du nom de « savanes tremblantes ». La rivière à cet endroit est bordée de palétuviers rouges qui élèvent leurs ramures très haut dans le ciel. Meirelles tire sur un poisson qui, comme les marsouins, jouait à fleur d’eau. Pablo jette son harpon et, malgré la résistance du « pintado », le ramène sur le sable. C’est une prise superbe pesant au moins trente kilos, avec des taches rousses sur les flancs et l’épine dorsale. La gueule est plate, dépourvue de dents, mais les mâchoires sont râpeuses comme une grosse lime.
L’étreinte du « pintado » est mortelle. Comme celle du « pirara » appartenant à la même famille et présentant les mêmes caractéristiques. Ils ont pour habitude de saisir les baigneurs à la cheville et de les entraîner à de grandes profondeurs pour les cacher dans des trous de rocher tapissés d’herbes aquatiques. Revenant ensuite vérifier l’état de décomposion du cadavre, ils ne se décident à se mettre à table que lorsque celui-ci est vraiment faisandé à point.
22 Novembre… Cette nuit, un jacaré est venu rôder dans le camp endormi. Il a renversé notre attirail de cuisine, écrasé une casserole et bousculé José qui, réveillé en sursaut, a poussé un hurlement retentissant, provoquant la fuite du saurien affolé vers la rivière, avec, dans sa gueule, les restes boucanés du « pintado ».
Comme un ennui n’arrive jamais seul, une colonne de fourmis-manioc nous a fait déguerpir très rapidement du bivouac. Réfugiés dans une barque, à trois heures du matin, avec un clair de lune irréel, tous, plus ou moins piqués, gémissant et grattant avec fougue, nous devions assurément ressembler à une troupe de jeunes singes s’épouillant à la cime des cocotiers.
Une chemise, oubliée par Meirelles sur le sable, s’est volatilisée. Il ne reste plus que les boutons métalliques. Les morsures brûlent atrocement. Nous urinons sur les pustules qui commencent à se former à fleur de peau, mais la démangeaison insupportable nous fait arracher la chair à grands coups d’ongles sales.
Aussitôt, ça suppure…
24 Novembre… Décidément, la région est infestée de fourmis. Ce matin, Pablo a été mordu par un superbe spécimen de fourmi Flamand, long d’au moins trois centimètres, noir comme du charbon. J’aurais voulu la conserver, mais dans sa rage, Pablo l’a écrasée. En attendant, il a une sacrée fièvre et sa bonne humeur s’en ressent.
27 Novembre… Cette nuit nous avons aperçu des feux qui se reflétaient dans le ciel nuageux. Très loin.
  1. Singe hurleur.
  2. Sorte de perroquet.
  3. Canards sauvages, gros comme des pigeons.
  4. Sorte de flamand brésilien.
  5. Poisson-tigre.
  6. Raie géante.
  7. Crocodile brésilien.