Calmann-Lévy, éditeurs (p. 292-309).


XXI


Le printemps vint. Madame Gannerault et moi, nous nous installâmes aux Yvelines.

Depuis le soir où Maxime et moi, nous nous étions jeté au visage l’injure des mots irréparables, il y avait dans ma vie comme une accalmie, un temps d’arrêt, la léthargique douceur d’un évanouissement après une crise. Je ne haïssais pas celui qui s’asseyait près de moi à la table de famille, me baisait au front devant sa mère et continuait à me traiter comme une sœur.

J’étais heureuse d’échapper à sa domination. J’oubliais les outrages reçus — et peut-être mérités — dans une triomphale sensation de pureté reconquise. Le passé se dissolvait doucement comme un cauchemar, et quand une réminiscence traversait mes rêves, je ne reconnaissais plus en moi l’héroïne de ce lamentable roman.

Ce furent des jours un peu mornes, apaisés, comme ouatés de silence et de neige où se préparait obscurément quelque mystérieuse réaction. Je connus alors l’orgueil de n’appartenir qu’à moi-même. Mes lèvres purifiées, ma chair vierge goûtèrent la haute volupté de la pudeur volontaire. Il me sembla que j’avais fermé les portes d’un domaine où j’étais maîtresse, domaine interdit aux profanes désirs des hommes et promis à la conquête d’un très pur amour.

Le livre de Maxime devait paraître fin mai. Il ne nous donna point de détails sur le succès probable de cette œuvre. Ses visites étaient rares et courtes. Il m’évitait. Et quand madame Gannerault nous forçait à la suivre vers le ru bordé de saules, les creux de sable où croissent les bruyères, décors jadis aimés et que les souvenirs faisaient redoutable, le visage muet de Maxime n’exprimait rien.

Je songeais :

« Il me parle amicalement. Il m’embrasse et il me hait. »

Avec le temps, avec l’apaisement et la sécurité, mon cœur calmé s’attrista de cette haine. Je m’étonnai même d’avoir ressenti si vivement le mépris que Maxime méritait. J’entrevoyais ma part de responsabilité. Je me rappelais Montauzat et tant de petits actes ou de pensées qui, justement, me rendaient honteuse. Je ne pouvais ni ne voulais excuser le jeune homme. Mais je souhaitais qu’il rachetât ses fautes par une vie laborieuse et droite. La publication d’un livre que je blâmais me fit souffrir.

« Ah ! s’il devenait simple et bon, nous pourrions être amis encore… Tandis que, dans l’avenir, nous serons fatalement séparés. »

Ce mot : l’avenir, en appelait un autre : le mariage.

Mais pouvais-je me marier, tant que Maxime conserverait ces maudites lettres dont les termes permettaient la plus dangereuse équivoque ? Maxime l’avait dit ; éternellement, il me barrerait l’avenir. Je ne devais pas compter sur sa clémence. Pourtant cette menace constante me troublait peu. Je pensais au mariage comme à une probabilité lointaine, qui ne m’intéressait guère. Mon cœur me semblait séché et non brisé, impuissant à ressentir jamais aucune émotion forte. L’univers entier lui était étranger.

Lentement, les bourgeons s’étaient dépliés : l’enfance des petites feuilles riait, tendre et verte, sur les rameaux noirs. Le ciel balayé s’épura. Et la mélancolie, le trouble du printemps émurent ma jeunesse, tandis que je rêvais sous les pommiers en fleur. Trouble très doux et non pareil aux langueurs fiévreuses des autres printemps. Ah ! si une âme pouvait fleurir en moi, nouvelle, pour un nouvel amour ! Des pensées de compassion, de tendresse, hantèrent ma solitude. Ma marraine s’attendrit sur ma prévenante affection.

Le givre embaumé des arbres s’effeuilla. Mai, le mois virginal, épanouit les lilas et les jacinthes. Toute la gamme délicate du violet au mauve chanta dans les verts plus intenses des jardins. Et quand les jeunes blés ondulèrent sur les sillons, d’imprécises nostalgies me reprirent.

La sérénité fit place à une humeur inégale et tourmentée. J’eus des oppressions et des battements de cœur. Le bon vieux médecin de Montfort, qui me soignait, m’ordonna quelques remèdes, un régime dont je n’éprouvai d’ailleurs aucun bien. Alors, il dit à ma marraine :

— Cette jeune fille s’ennuie. Vous devriez la marier. Je connais un garçon charmant qui l’a entrevue à Montfort et ne l’a pas oubliée. Il me parle quelquefois de la petite brune aux yeux bleus. Je pense qu’il passerait sur les accidents de l’origine et l’absence de dot, car lui-même est fils naturel, ce qui ne l’empêche pas d’être arrivé à une belle situation. Voulez-vous que je vous présente mon ami ?

— Il faut d’abord que je sonde l’esprit de Marianne, repartit madame Gannerault.

Le hasard m’avait fait entendre cette conversation. Aussi quand ma marraine me parla, assez maladroitement, d’un jeune homme que le docteur Guérin désirait nous présenter, je répondis spontanément :

— Je devine le projet du docteur… Mais soyez convaincue, marraine, que le monsieur de Montfort perdra son temps.

— Mais enfin…

— Je ne veux pas me marier.

— Autrefois, cependant…

— Autrefois, vous-même m’encouragiez à la résignation devant le célibat. J’ai profité de vos leçons. Je ne veux pas être épousée par compassion… ou par raison.

— Ce jeune homme t’aimera.

— Qui sait ?… Moi, je suis certaine de ne pas l’aimer, lui ni personne.

— Fille fantasque ! Tu ne sais ce que tu veux.

Madame Gannerault me parla quelquefois encore du « jeune homme de Montfort… » Elle voulut gagner Maxime à sa cause… S’il avait montré une irritation menaçante, peut-être par révolte, par orgueil, pour lui montrer que je ne le craignais pas, eussé-je accepté une entrevue. Mais Maxime ne sourcilla pas. Il répondit seulement :

— Marianne sait mieux que nous ce qu’elle doit faire.

Il ne fut plus question de l’inconnu, demeuré dans mes souvenirs sous ce nom plus vaudevillesque que poétique : le jeune homme de Montfort.

En refusant de tenter la chance d’un mariage, je ne cédais pas à un sentiment de lâcheté. Au contraire, si j’avais pu aimer quelqu’un, j’aurais pris un singulier plaisir à braver mon ancien amoureux et à le réduire à l’impuissance… Mais j’étais triste, apaisée, adoucie, et les défis, les bravades que je lançais autrefois à Maxime, à moi-même, à tout le monde, réapparaissaient ridicules et puérils… Je sentais que, tout indigne qu’il était, Maxime avait souffert par moi.

Jamais nous ne restions seuls ensemble… Une fois, dans les derniers jours de mai, en descendant le chemin creux de la Sablonnière, j’aperçus le jeune homme étendu sous les pins, maniant un journal qu’il ne lisait pas. Je restai immobile, saisie tout à coup d’une émotion où se mêlaient la peur et le désir d’être vue… Maxime en tournant la tête, me reconnut. Il se leva à demi, puis, se ravisant, il resta assis à cette même place où, moins d’un an plus tôt, je lui avais rendu ses baisers… J’étais à dix pas de lui :

— Pourquoi ne passes-tu pas ? me dit-il de sa voix brève.

Je ne répondis rien. Je passai, et quand j’entrai dans le sentier qui s’ouvrait, en face de moi, sous un glissement d’argile rouge, je ne pus résister au désir d’observer Maxime… Il gardait sa pose abattue, les yeux fixés au sol, les traits marqués d’une stupeur triste… Qui l’avait conduit vers la solitude brûlante de ces sables ? Le hasard, la haine, l’amour ?

Juin commençait. L’Histoire d’une grève parut dans une clameur de scandale dont les journaux, irrégulièrement reçus, nous apportèrent un écho. Maxime rayonna d’une joie de victoire. Quelques jours plus tard, il forçait les portes du Socialiste chrétien avec un article qui commentait l’ouvrage signé Trois-Étoiles. L’audace de sa combinaison semblait lui porter bonheur. L’article, envoyé sans signature au marquis des Meuilles, lui avait plu. Présenté par Sidley, Maxime avait achevé la conquête du marquis. Mais il exigeait que sa collaboration restât anonyme, secrète pour tous.

Pendant trois mois, Maxime, voilé, caché, impénétrable, inquiéta et amusa Paris. Jamais il ne paraissait aux bureaux du Socialiste chrétien, jamais chez son libraire. Sidley agissait pour Maxime dans un intérêt connu de lui seul. Les péripéties de cette campagne, difficilement suivies, m’échappaient à demi, et quand je venais à Paris pour mes leçons, j’achetais des journaux de toutes les nuances politiques. Guillemin, dans la Conquête, affirmait qu’il découvrirait le misérable qui avait vendu des documents à Chalbert. Il imprimait les initiales de Sidley, homme de paille, disait-il, agent étranger qui servait les rancunes d’un traître. Ce traître, dont il soupçonnait vaguement l’identité, sans certitude, il avait juré de le punir.

La violence des articles de Maxime augmentait avec la fureur de ses anciens camarades. Habile à tourner contre eux leurs erreurs, leurs fautes et leurs actes indifférents, il s’amusait à des tours de force, tour à tour vipère qui s’insinue, taon qui harcèle, taureau qui fonce aveuglément. Et je le devinais enivré de la lutte, fier de la fortune qui lui souriait, affranchi des entraves qui l’avaient tenu prisonnier et haletant.

— Allons ! me disais-je… Il se console. Il m’oublie. Tant mieux, car je n’aurais pu le suivre dans le chemin qu’il prend. Quand il était pauvre et malheureux, j’étais indulgente… peut-être à l’excès. Enfin, cette grande blessure d’amour s’est vite guérie.

Je n’étais qu’à demi sincère en me réjouissant de l’oubli de Maxime, car le souvenir de faiblesses, concédées à une médiocre passion, à une fantaisie d’homme sensuel, humilie toujours la femme… On ignore l’étroite logique qui se dissimule sous nos apparentes contradictions.

Septembre était venu. Depuis deux mois, la saison des leçons était close et rares mes voyages à Paris. La nécessité de quelques achats m’y avait ramenée un jour. En traversant la gare pour le retour, je demandai à la marchande de journaux la Conquête et le Socialiste chrétien.

— Toute la provision est épuisée, me répondit-elle…

L’heure pressant, je dus monter en wagon sans satisfaire une curiosité devenue inquiète. Mais comme je descendais à la station de Garancières, je vis Maxime sauter du compartiment des fumeurs.

Il courut à moi, et brusquement :

— Ma mère a-t-elle lu les journaux de ce matin ?

— Oui, le Petit Parisien, le seul qui nous parvienne.

— Elle n’a fait aucune réflexion ?

— Aucune.

— Tu n’as acheté aucun autre journal ?

— Non.

— Bien.

Je n’osai l’interroger.

Nous remontâmes la voie jusqu’à la maison du garde-barrière. Ce jour d’azur et de soleil, l’odeur des chèvrefeuilles montant des haies épineuses, me rappelèrent les jours de l’été précédent où nous cheminions côte à côte, moi presque tendre, Maxime triste et troublé. Que de fois, à cette même gare, après un après-midi de causeries et de caresses, je l’avais quitté plein d’espoir. Et maintenant nous n’étions plus que des étrangers — des adversaires.

Par discrétion, je laissai Maxime avec sa mère et je m’étais installée dans ma chambre, quand des paroles, prononcées à voix haute, m’arrivèrent distinctement :

— Me quitter ! s’était écriée ma marraine dans un sanglot.

— Tout peut s’arranger encore… Je te parle d’un projet et non d’une résolution définitive… Mais le secret…

Maxime baissa la voix. La broderie que je tenais glissa sur mes genoux.

« Quoi ! Maxime voulait partir. Que se passait-il donc ? Quel scandale avait éclaté ? Je pressentais la vérité sans la connaître… Partir ? Il irait en Amérique sans doute, avec Sidley ? Et je ne subirais plus le reproche de ses regards, le mépris de son silence. »

La mère et le fils causèrent longtemps. Vers le soir, madame Gannerault appela la servante pour l’accompagner au jardin. Et comme je me demandais si je devais descendre, on frappa trois coups à ma porte, d’un doigt léger :

— Entrez, dis-je.

Maxime entra.

Je ne pus dissimuler un geste de surprise. Il restait immobile sur le seuil.

— Marianne, dit-il d’une voix hésitante… te serait-il désagréable de m’accorder un court entretien ?

— Comme tu voudras.

Il prit un siège et parut réfléchir un instant. Puis s’enhardissant à mesure qu’il parlait :

— Tu as de l’affection pour ma mère. C’est à cette affection que je fais appel… À moins d’événements que je ne prévois pas, je suis à la veille d’un duel…

— Ah !

— Ma mère ignore ce duel… qui peut… qui doit être grave… Je compte sur toi pour m’aider à le lui cacher… puis pour la consoler… peut-être…

— Je ferai mon devoir.

Il reprit :

— Oh ! je sais que tu as du tact, de l’intelligence et de l’adresse.

Je n’osais demander les détails, que je brûlais de connaître. Maxime devina ma curiosité et avec un sourire indécis :

— Au fait, je puis bien le dire… Je me bats avec Guillemin… Il m’a provoqué publiquement…

— Mais à quel propos ?

— J’ai été imprudent… Une allusion maladroite à des faits connus seulement de lui et de moi a donné l’éveil. On a acheté le secrétaire de Chalbert… Tu devines le reste. Le marquis des Meuilles se prive de mes services. Guillemin m’a insulté dans une brasserie du boulevard. Nos témoins discutent et pérorent.

Il se leva :

— Je me retire… en m’excusant de t’avoir dérangée.

Je le regardai et dans son attitude, hautaine encore, je crus voir percer le découragement et le dégoût du lutteur vaincu d’avance. Comme se parlant à lui-même, il murmura :

— C’est drôle… Il me semble que je ne hais plus Guillemin. Il avait de bonnes raisons de n’être pas content, ce pauvre diable !… Je n’ai aucun désir de le tuer, il grille d’envie de me pourfendre… Il y a des moments comme cela où tout vous devient indifférent…

Je me taisais. Il fit quelques pas vers la porte.

Puis se tournant vers moi :

— Écoute, dit-il avec un effort visible… J’ai quelque chose encore à te dire.

— Parle.

— Si je survis, j’accompagnerai Sidley. Il a obtenu de son journal une mission en Guyane. Il me propose de le suivre… Je lui dois de l’argent… Je m’acquitterai. Mais, puisque je refais ma vie, puisque je jette mon passé derrière moi, je suis résolu à ne rien garder de ce passé, plus douloureux que tu ne peux le croire. Oh ! qu’il n’en subsiste rien !

— Alors ?

— Alors, je te rendrai tes lettres, ton portrait et cette tresse de cheveux que j’ai portée si longtemps sur ma poitrine. J’étais si bêtement sentimental ! Mes adversaires auraient peine à croire que ce même homme… Enfin, tu seras contente, libre, et tu me tendras la main sans rancune, pour l’adieu éternel.

Sourdement, il parlait, et sur cette force intacte, sur cette virile jeunesse, je voyais planer des menaces de mort. Maxime m’apparut couché dans un lit d’hôpital, au pays de la fièvre jaune ou, livide, étendu sur l’herbe d’une clairière, l’épée de Guillemin en travers du cœur.

— Que tout soit oublié ! dis-je. C’est mon plus cher désir. Je souhaite que tu vives et que tu sois heureux.

— Vœux stériles ! dit-il en souriant tristement. Toi, tu peux être heureuse. Je te remercie et je te promets tes lettres pour demain. Si je suis vivant, je te les remettrai moi-même, sinon mon ami Sidley te les apportera ici.

Maxime prit le dernier train. J’admirais cette maîtrise de soi dont il avait donné tant de preuves et qui m’apparaissait aujourd’hui comme une forme d’héroïsme, la sécurité du lutteur qui a combattu pour une cause, bonne ou mauvaise, et dédaigne la défaite comme il eût méprisé la victoire. En parlant de son départ probable, il était calme, presque enjoué. Du duel annoncé, pas un mot. Je lui savais gré de ménager sa mère, tout à fait incapable de surmonter la moindre émotion. Pourtant, quand il la quitta, sur le quai de la gare, il renouvela plusieurs fois le baiser d’adieu, contre sa coutume, car les caresses filiales ne lui étaient pas familières. Il me prit la main, la serra doucement et me regarda d’un grand regard énigmatique où je n’osai lire le désir et le regret d’un baiser qui, à cette minute, eût pris la solennité d’un adieu peut-être éternel. Hélas ! rien ne s’abolit, rien ne s’efface, et si je pouvais haïr Maxime, je ne pouvais me désintéresser de lui. Le passé tressaillait en moi devant cet homme qui m’avait aimée et tenue dans ses bras, pâle et sans défense. Une voix me criait que c’était horrible de nous séparer ainsi. Mais je ne fis pas un geste ; je ne prononçai pas une parole. Le train siffla en fuyant dans la nuit et je retournai à la maison, le cœur gonflé, les nerfs tendus, prête à des sanglots dont je ne voulais pas m’avouer la cause.